11 L’amoralité du positivisme institutionnel. L’épistémologie du lien comme résistance (2019)
Florence Piron
Ce texte, né à l’occasion d’un colloque, « Et si la recherche scientifique ne pouvait pas être neutre! », organisé par l’Association science et bien commun, fait partie d’un ouvrage collectif passionnant issu de ce colloque. La diversité et la qualité des articles en ont fait, selon un compte-rendu de Marie-Anne Paveau, un classique sur le thème de la neutralité. J’ai donc été très motivée à approfondir ce texte pour aller jusqu’au bout d’une argumentation que j’ai souvent présentée ailleurs de manière plus expéditive.
Résumé officiel : Dans ce chapitre, je réfléchis aux effets sociaux et éthiques de l’injonction de neutralité axiologique qui se trouve au cœur du « positivisme institutionnel », nom que je donne au cadre normatif hégémonique du régime mondialisé des sciences et des savoirs dans le monde actuel. En définissant les sentiments moraux et l’âme comme nuisibles à l’activité de création de savoir, en rendant les scientifiques incapables de comprendre que les sentiments, les valeurs et les engagements sont indispensables à une pensée authentiquement humaine – reliante et reliée à un monde commun -, cette injonction fait le jeu de l’exclusion de ce type de pensée dans l’activité scientifique qu’elle rend ainsi normalement amorale. En raison de la place symbolique de la science et de l’expertise dans la culture et l’imaginaire collectif, cette amoralité normalisée contribue à normaliser l’indifférence à l’autre, au nom de la vérité ou de la performance, dans un monde marqué par le néolibéralisme où le souci d’autrui est déjà peu valorisé, si ce n’est ignoré et méprisé.
Source : (2019). L’amoralité du positivisme institutionnel. L’épistémologie du lien comme résistance. Dans Laurence Brière, Mélissa Lieutenant-Gosselin et Florence Piron (dir.), Et si la recherche scientifique ne pouvait pas être neutre? Québec : Éditions science et bien commun. https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/neutralite/chapter/piron/
Pourquoi l’exigence de neutralité est-elle si puissante, même hégémonique, dans le régime mondialisé des sciences et des savoirs contemporains[1], alors que les preuves du caractère intéressé, situé et engagé du travail scientifique ne cessent de s’accumuler, que ce soit en sciences sociales ou en sciences du vivant et en technologie[2]? Pourquoi ce que j’interprète comme l’interdiction normative faite aux scientifiques d’évoquer, au cœur des savoirs qu’ils et elles produisent, leurs valeurs et donc leur subjectivité et leur ancrage dans un corps, une histoire et un contexte est-elle si nécessaire pour confirmer la scientificité ou le caractère savant/universitaire de leur travail? Que signifie l’obligation ressentie par ceux et celles qui aspirent au statut de « scientifique » de se débarrasser, dans leur travail de création de connaissances, de ce qui fait d’eux et d’elles des êtres humains (leur humanité) afin de laisser toute la place à leur raison scientifique, présumée « froide », rationnelle et sans « biais » affectif? Et surtout quel est l’effet de cette injonction sur la science, la pensée et le monde?
On peut aborder ce questionnement de manière épistémologique, socio-historique ou même politique. Dans ce texte écrit sur plus de deux ans[3], c’est surtout du point de vue éthique que je souhaite poser ces questions. L’éthique, dans mon vocabulaire de professeure d’éthique, est l’art réflexif, critique, relationnel, ancré et contextuel de l’interprétation des valeurs qui sous-tendent nos actions, individuelles et collectives, et nos institutions, et leur donnent un sens[4]. Depuis le début de mes études, je réalise ainsi que je suis profondément choquée par l’amoralité et l’effacement des valeurs que préconise le cadre normatif hégémonique positiviste, surtout en sciences sociales et humaines. Alors que les inégalités, en particulier entre les pays du Nord et ceux des Suds ou à l’intérieur de ces pays, ne cessent de croître et que, dans le monde occidental actuel, le souci d’autrui parait très déprécié par rapport au culte de la concurrence propre à la pensée néolibérale, je trouve cette amoralité insensée, quoique prévisible. Je voudrais, dans ce texte librement philosophique, faire comprendre aux lecteurs et lectrices ma position selon laquelle la grande séparation entre la pensée, l’éthique et la psyché (la subjectivité) qui caractérise le triomphe de la pensée scientifique moderne et qui perdure sous la forme de l’amoralité revendiquée par le positivisme institutionnel est une tragédie ou une catastrophe pour notre monde commun et son avenir.
Ce texte est une étape d’une réflexion sur le triangle savoir, pouvoir et éthique qui a débuté dès mes études parisiennes de philosophie et qui s’est nourri de multiples échanges que j’ai eus avec tant de personnes depuis près de 30 ans que je ne peux les nommer. Ces dernières années, mon travail de recherche-action dans plusieurs universités d’Afrique francophone subsaharienne et d’Haïti a permis d’y ajouter plus clairement la perspective de la justice cognitive (Piron et al., 2016a) et de la décolonialité. Je veux remercier du fond du cœur les nombreux collègues de ces pays avec qui j’essaie de construire « une autre science possible » au sein du réseau SOHA (Science ouverte en Haïti et en Afrique; Piron et al., 2016b).
Je souhaite préciser ici que, dans ma façon d’écrire, la distinction entre le Nord (ou l’Occident) et le(s) Sud(s) ne renvoie pas à un cadrage géographique ou culturel, mais évoque avant tout les séquelles encore brûlantes de la colonisation souvent très violente d’une partie du monde par une autre — séquelles qui perdurent dans le racisme, les inégalités économiques et sociales, les migrations forcées, les discours haineux et tant d’autres conflits du monde actuel. Dans mon vocabulaire, le Nord est le cœur européen/européo-descendant du projet colonial (et de la modernité qui s’est construite sur ce projet), alors que le Sud désigne les régions du monde, les peuples et les cultures qui ont subi ce projet colonial d’une manière ou d’une autre et qui peinent toujours à s’en remettre[5]. Autrement dit, le « Nord » n’a de sens que par rapport au « Sud » : ils sont définis ensemble par leur histoire commune et leur présent partagé qui est l’effet de ce qui les relie. Si j’utilise plus souvent le couple « Nord/Sud » en remplacement des duos discrédités « développé/sous-développé » (Escobar, 2000) ou « Occident/Orient » (Said, 1980) , c’est en fait le duo « (ex)colonisateur/(ex)colonisé » que j’ai à l’esprit. Mais ce dernier duo est très difficile à utiliser puisque, pour certains, la colonisation est officiellement terminée alors que pour d’autres, elle n’a jamais vraiment cessé (Escobar et Restrepo, 2009)… Si je laisse « le Nord » au singulier, tout comme « l’Occident », c’est que ce mot désigne pour moi le cœur du projet colonial. Il correspond aussi au « centre » du système-monde hégémonique né de la colonisation puis de la globalisation. En revanche, les différences entre les ex-colonies ou territoires qui ont été sous influence coloniale sont tellement flagrantes d’un continent à l’autre et même d’une région à l’autre à l’intérieur de ces pays que la mise au pluriel de « Sud » me semble inévitable. Pour désigner les groupes sociaux victimes de colonialisme ou d’oppression à l’intérieur des pays du Nord, notamment en Amérique du Nord, j’utilise l’expression anglicisée « Nord exclu » (Openjuru et al., 2015).
En réponse à une remarque issue d’une évaluation de ce texte, j’ajoute que ma volonté de toujours nommer ou évoquer cette fracture Nord-Suds dans mon écriture a une finalité pédagogique et politique, celle de réveiller la conscience – parfois endormie au Nord – de ces séquelles très contemporaines d’une histoire que certains aimeraient reléguer très loin dans le passé ou dans l’espace. C’est pour moi une manière de refuser le déni des liens que la violence coloniale entretient avec les violences contemporaines et de rappeler que nous vivons toujours avec elle, surtout dans les pays des Suds et le Nord exclu.
La question éthique de notre époque : dans le monde néolibéral, préserver la conscience des réseaux d’interdépendance qui nous unissent
Le point de départ de mon argumentation est en fait le résultat d’une réflexion et d’un engagement nés il y a très longtemps (Piron, 1996; 2017b). C’est l’idée que le monde actuel, par-delà son infinie complexité et diversité, est fragilisé et menacé par une catastrophe ou une tragédie d’ordre éthique qui a d’innombrables retombées, y compris la catastrophe environnementale qui se profile pour tous, au Nord comme dans les Suds. Au cœur de cette tragédie éthique contemporaine de l’Occident se trouve selon moi la dévalorisation continuelle du souci d’autrui ou de la « responsabilité pour autrui[6] », de la sollicitude ou du care, en somme de cet élan de soi vers l’autre qui est pourtant le fondement de toute vie collective heureuse, épanouie et harmonieuse, dans un environnement hospitalier. Cette catastrophe éthique, si bien décrite par Bauman (1993; 2001), est moins visible et présente dans la conscience collective que la catastrophe écologique désormais bien médiatisée (Editorial Board, 2018). Mais j’en vois des traces continuellement dans l’actualité politique, économique et sociale, dans des témoignages, des récits, des romans, des films, même des blagues douces-amères, dans la « psycho-pop », sur Twitter[7], etc., bien que souvent en creux, à travers l’expression d’un manque, d’une nostalgie imprécise pour une forme perdue de rapports humains.
Il ne s’agit pas d’affirmer que le souci d’autrui a disparu, bien au contraire, ne serait-ce que parce que, partout dans le monde, des enfants continuent à naître et à grandir dans l’affection de leur famille qui est le creuset de l’apprentissage du souci d’autrui. Mais la culture hégémonique du monde occidental le dévalorise et en fait un détail charmant, « rafraichissant » ou naïf de la vie personnelle, plutôt féminin ou maternel, lié à la personnalité ou au caractère (la « gentillesse », la « bonté »), en somme au monde privé. Le désir de donner priorité au souci d’autrui dans les pratiques ou les décisions publiques est souvent considéré comme tout juste bon pour le monde vaporeux des contes de fées et des « bisounours »[8], et non comme un enjeu majeur du monde présent. Quelques récompenses honorent régulièrement des actes altruistes dits héroïques, mais cette valorisation est d’une infinie légèreté en comparaison de la survalorisation constante de l’individu, de ses intérêts et de ses droits, contre le « risque » ressenti de phagocytage par autrui et par ses demandes éventuelles, jugées potentiellement menaçantes, envahissantes, inutiles et entravantes. C’est ainsi que le souci pour autrui et pour son bien-être est présenté comme équivalent au risque de perte de liberté, d’emprise d’autrui sur la liberté de chacun. Les liens relient, mais attachent et étouffent aussi…
Cette survalorisation de l’individu — dans les médias, les systèmes éducatifs ou les programmes politiques, par exemple — se fait aux dépens de la conscience de l’interdépendance fondamentale et des liens qui nous unissent à autrui, qu’ils soient ou non gratifiants, sans lesquels chacun et chacune de nous ne pourrait pas vivre : qui a cultivé ce que je mange? Qui a fabriqué ce qui m’habille? Qui a construit le chemin où je vais? Qui a écrit les livres qui m’enseignent? Qui a imaginé la machine sur laquelle je travaille? Qui a protégé l’arbre qui m’ombrage? Des personnes inconnues, mais dont mon existence dépend à chaque seconde. Le souci d’autrui n’est donc pas seulement le souci du bien-être de mes proches, de ceux et celle que j’aime — ce qui en serait une interprétation égocentrée et donc individualiste —, ni même l’aide concrète apportée à des personnes en situation de vulnérabilité. C’est aussi un engagement à agir pour que chaque personne sur la planète puisse prendre soin de ses proches dans un monde de paix et de justice (sans guerre ni violence) et contribuer par son action (son travail) à nourrir les liens d’interdépendance qui la soutiennent et qui nous soutiennent tous et toutes. Une des évaluatrices de ce texte ajoute ceci :
Ces exemples me font penser à l’expression ne tuma en mooré (langue du Burkina Faso), qui signifie « bon travail », et que l’on dit quand on croise une personne qui travaille, justement parce que son travail participe au bien-être de la collectivité : souhaiter « bon travail », c’est reconnaître cette interdépendance.
C’est en ce sens que, pour moi, le souci d’autrui est un souci pour l’ensemble des humains et pour la nécessaire coopération qui rend le monde vivable pour tous et toutes et qui permet de préserver ensemble la planète où nous habitons et ses ressources.
Que serait le contraire du souci d’autrui? J’ai fini par penser que ce n’est pas tant la haine, par exemple celle qui se manifeste actuellement dans certains contextes contre les personnes migrantes et qui est somme toute plutôt rare même si elle est spectaculaire, que l’indifférence, c’est-à-dire la capacité de ne pas être touché·e ou intéressé·e par ce qui se passe dans le monde ou même autour de nous, notamment par les manifestations de cette haine contre les migrants et les migrantes. Une telle attitude privilégie le monde privé — privé des autres! L’indifférence à autrui me semble donc désigner une forme d’anesthésie politique (Fassin, 2006) et d’aveuglement, plus ou moins conscient et volontaire, aux liens d’interdépendance qui nous relient les uns et les unes aux autres. Dans mon travail, j’ai essayé de montrer dans deux articles les conséquences, tragiques à mes yeux, de la banalisation de l’indifférence comme mode de rapport à autrui, notamment dans le management (Piron, 2003) et dans les services sociaux (Piron, 2019).
L’apogée de l’individualisme occidental[9] est bien sûr incarnée par le néolibéralisme dans lequel le monde occidental baigne depuis les années 1980 (Brown, 2004). Sur le plan éthique, je considère le néolibéralisme comme un système de valeurs qui promeut une manière de penser, d’agir et de faire des choix de vie dont le cœur (froid) est le culte de la compétition et de la concurrence entre individus déconnectés de leurs liens avec autrui (sauf de leur famille nucléaire en tant qu’unité de consommation principale). Dans cette vision du monde où la société n’existe pas (dixit Margaret Thatcher) ou alors ressemble à un (super)marché ravissant les consommateurs et consommatrices, les individus sont considérés et en viennent à se considérer comme des unités vivantes situées en dehors de tous rapports sociaux historiques, mues seulement par leur intérêt, en compétition les unes avec les autres pour obtenir ce qu’elles désirent et qui ne s’associent à autrui et ne collaborent que pour favoriser cet intérêt ou leur plaisir. Pensons à cette méfiance institutionnalisée dans les transports en commun qui nous amène à éviter de croiser le regard de nos voisins et voisines temporaires et à se méfier de ceux et celles qui nous sourient et nous parlent : « Tu es qui, toi? Que me veux-tu? ». Pensons aussi à toutes ces personnes qui réclament moins d’État et moins d’impôt tout en se plaignant de la baisse de qualité des services publics…
Sous l’influence de cette idéologie, les actions généreuses et altruistes[10], les efforts de pensée et d’action collectives, notamment proposés par les partis politiques progressistes, et les communs qui se constituent un peu partout (Coriat, 2015; Bollier, 2014; Orsi, Rochfeld et Cornu-Volatron, 2017) sont vite (dis)qualifiés d’idéalistes ou de fantaisistes, en tout cas de « pas sérieux, pas crédibles ». Un cynisme généralisé, devenu routinier et banal, accompagne la marée du néolibéralisme et contribue à sa perpétuation, car il éteint toute velléité de contester ou de vouloir transformer les choses : « c’est inutile et impossible », se disent les individus néolibéraux qui ne voient plus, ne pensent plus, ne comprennent plus le « collectif » et le pouvoir d’agir que donnent les liens avec les autres, le fait de se sentir comme élément d’un tout qui peut agir et transformer le monde parce qu’« ensemble »[11]. Certains et certaines ne ressentent ce collectif que lorsqu’ils et elles se sentent menacé·e·s par un phénomène comme l’immigration, vue comme une source de concurrence. La pensée du collectif ou plutôt de l’interdépendance étant devenue hypotrophiée (sauf parmi quelques « naïfs » courageux, comme les militants et militantes des communs), elle ne peut donc pas, ne peut plus, être vue comme une option alternative au néolibéralisme.
Or cette non-conscience ou cette non-reconnaissance des multiples réseaux d’interdépendance qui nous relient les uns aux autres peut être fatale à notre monde si elle conduit à la destruction même de ces réseaux. N’est-ce pas le cœur du problème environnemental actuel? À force d’ignorer la dépendance de l’humanité envers la planète qui l’abrite, le lien a été brisé et la planète semble se mourir. Inversement, la conscience de l’interdépendance peut faire naître un désir de solidarité, de coopération et de commun qui tend à renforcer les réseaux et le vivre-ensemble.
Développer cette conscience chez mes étudiants et étudiantes est le cœur de mon enseignement en éthique de la communication. Ce dernier mise sur le développement de la réflexion éthique de chaque personne dans sa singularité, tout en la sensibilisant à la dimension collective de la vie dans la cité. Voici un témoignage qui rend bien compte de ce que j’essaie de transmettre dans ce cours :
Ce cours m’a permis de me recentrer vers ce qui importe vraiment, notre vie au sein de la collectivité. J’ai compris que l’individualité doit impérativement être conjuguée avec la communauté sans quoi notre développement est impossible. Cette collectivité rime d’ailleurs avec une richesse inouïe que l’on doit embrasser chaque jour en s’ouvrant aux autres, en les écoutant, en les comprenant et en les aimant comme ils sont. Ce cours m’a appris à voir autrement en élargissant mes horizons et en me faisant voir à quel point chacun d’entre nous a la force et la capacité d’aider et aimer son prochain. Ce cours m’a redonné l’espoir d’un monde meilleur. D’un monde dans lequel il est possible de tendre la main et d’aider les autres à aspirer à mieux, au bien commun.
Cette conscience fondamentale des rapports à autrui ne tombe toutefois pas du ciel ou ne nait pas de quelques heures de cours. Elle vient de notre expérience, de notre ancrage dans un contexte et dans une histoire qui donne un sens à notre vie et qui n’est pas du tout incompatible avec l’aspiration individuelle à l’épanouissement et à l’émancipation.
C’est à force d’enseigner, de réfléchir et de vivre que je comprends de mieux en mieux que toute réflexion éthique est nourrie par la rencontre de l’âme (la conscience, les valeurs, ce qui compte pour la personne dans sa singularité la plus absolue) avec l’Autre, son « visage et sa demande de réponse », comme l’écrit Lévinas (1984). Nous sommes toutes et tous singuliers et le fruit des liens, proches ou lointains, qui nous unissent aux autres. Ces liens non seulement sont souvent invisibles, mais ils sont fragiles, comme en témoignent les guerres, expériences radicales et déshumanisantes de la rupture de ce lien fondamental d’interdépendance.
D’ailleurs, c’est d’une histoire de guerre que me vient probablement cette conscience aiguë de la condition humaine interdépendante, notamment de l’histoire de l’une de mes deux grands-mères juives parisiennes. Dès 1940, elle a fui en France libre avec ses enfants et ses parents. Ses six années de guerre ont été marquées par des dénonciations, mais aussi, comme elle me l’a raconté d’innombrables fois pendant mon enfance, par la générosité d’hommes et de femmes qui les ont cachés, hébergés, nourris, au risque de se faire dénoncer eux-mêmes. J’ai donc toujours su que mon existence a tenu à la capacité de certaines personnes, juives ou non, à faire passer avant la peur et l’égoïsme leur sens de l’autre, leur sens d’habiter dans un monde partagé dans lequel tout le monde sans exception était attaqué par la violence de la guerre et de l’exclusion. Comment naître de cette histoire sans être amenée à se sentir totalement liée à autrui, protégée par d’innombrables réseaux d’interdépendance sans lesquels on n’est rien, mais aussi menacée par la destruction de ces liens, que ce soit par la pensée techniciste managériale ou par l’apologie de l’hyperindividualisme? Comment ne pas vouloir, toujours et sous n’importe quelle forme, prendre soin du lien à autrui dans la cité qu’on habite, se préoccuper de la justice de nos institutions, haïr la guerre, la violence, le rejet, le racisme et toutes les autres formes d’exclusion ou de discrimination?
J’ai écouté récemment un reportage sur Ben Ferencz, un procureur de Nüremberg et grand militant pour la paix, âgé de 97 ans[12]. Je retiens trois choses de ses propos. En décrivant une brève image issue de ce qu’il avait vu pendant son travail d’enquêteur sur les crimes de guerre en 1945, des larmes ont jailli de ses vieux yeux, comme s’il y était encore. Elles ont fait jaillir les miennes instantanément, sans grand discours ou images émouvantes, sa peine touchant la mienne. Ensuite, il a expliqué ce qu’il avait compris de mieux en mieux au fil de sa vie et de son engagement pacifiste : c’est la guerre et sa violence qui transforment une personne « normale », capable d’aimer son prochain, en un monstre tueur, dénué de toute moralité. Les tueurs avaient des visages vides à leur procès, raconte-t-il, ils étaient déshumanisés parce qu’ils ont été coupés par la guerre de cette partie humanisante de leur âme qui s’ouvre à l’autre. Je me suis mise à penser. La guerre est un état du monde où le sens moral est éteint, détruit. Pourquoi? Parce que, quels que soient les concepts ou les théories, le sens moral ne peut naître que d’une forme de rapport à autrui qui le respecte dans sa dignité, le considère comme une fin en soi, comme un alter égo, comme un autre soi-même. Le souci de soi, le souci de l’autre sont détruits par la guerre qui vise la destruction de l’autre. Finalement, Ben Ferencz a expliqué son infinie énergie pour combattre la guerre et la violence, notamment en contribuant à créer la Cour pénale internationale, par son sentiment profond d’avoir raison, de mener un juste combat. Il récuse complètement l’idée de la journaliste américaine qui l’interviewe et laisse entendre qu’en tant que pacifiste, il est naïf. Il répond qu’il est au contraire très réaliste car il sait ce que la guerre fait à l’humanité, il l’a vu de près. Sachant le prix que la déshumanisation guerrière fait payer aux humains, il ne peut rester les bras croisés dans le cynisme ou le découragement. Ça prend du courage pour ne pas se décourager, dit-il.
Dans ces quelques minutes captées au hasard de Facebook, ma réflexion sur ce qu’est la moralité, le risque de déshumanisation, le courage moral et l’impératif de l’engagement a été nourrie de manière remarquable à la fois par des larmes (de l’affect) et de la pensée. J’ai revu très clairement, une fois de plus, les risques que l’amoralité, c’est-à-dire la rupture déshumanisante du souci d’autrui sous la forme de l’indifférence, fait peser sur notre monde, que ce soit dans la violence physique de la guerre ou dans la violence morale du néolibéralisme. Tout type de rencontre avec autrui, même virtuelle, et la réflexion ainsi suscitée sont essentiels au maintien de notre propre « humanité », nourrie par notre capacité de résonance (Rosa, 2018) : la sensibilité à l’autre qui nourrit la sollicitude, l’empathie, l’amour, mais aussi le désir de justice.
La neutralité axiologique, un pilier du positivisme institutionnel
Entrons maintenant dans le monde de la recherche scientifique pour y suivre la trace de l’injonction de neutralité axiologique[13] et ses effets. Cette injonction est explicitement normative puisqu’elle indique ce qu’il est bien de faire, ce qui doit être fait. Dans mon interprétation, cette injonction impose aux scientifiques de taire et de cacher leurs valeurs et leurs positions personnelles et d’aborder leur travail professionnel (créer, publier et transmettre des connaissances scientifiques) de manière neutre, c’est-à-dire sans privilégier telle ou telle position, tel ou tel angle.
Plus précisément, l’injonction de neutralité axiologique demande aux scientifiques de distinguer deux dimensions dans leur activité cognitive (ou « esprit ») : la dimension « scientifique-rationnelle » et la dimension « subjective », singulière, personnelle. Elle leur demande ensuite de les séparer dans le processus dit de la « méthode scientifique » qui ne considère que la première dimension et demande aux chercheurs et chercheuses de contrôler, pour mieux les exclure de leur travail, quatre éléments de la seconde : les émotions et le corps qui les exprime, les intérêts personnels liés à la position sociale occupée, les expériences liées à l’identité et les engagements politiques ou sociaux. En effet, la présence incontrôlée d’au moins un de ces éléments dans le processus scientifique pourrait en compromettre la pureté et « biaiser », c’est-à-dire déformer, les résultats du travail scientifique en favorisant tels ou tels intérêts ou valeurs, en particulier dans les textes qui en rendront compte. Cette séparation et l’exclusion de la subjectivité sont vues comme la condition de l’accès possible de l’esprit humain à la vérité, c’est-à-dire à la coïncidence entre les mots de la science et les choses du réel. Elles sont donc désignées comme des conditions nécessaires de la scientificité des connaissances qui se revendiquent comme scientifiques, à la différence des autres.
Avant de faire la critique politique, épistémologique et éthique de cette injonction, je voudrais ici réfléchir sur ce qui en fait la force, au point qu’elle terrorise nombre de (jeunes) scientifiques, y compris en sciences sociales et humaines : ils et elles ont constamment peur d’être « biaisés » et de ne pas faire de la « bonne recherche », c’est-à-dire — du point de vue de ce cadre normatif — de la recherche objective et neutre (et qui pensent bien souvent que seules les données quantitatives constituent une barrière efficace à ces biais). Je me souviens en particulier de l’angoisse d’un jeune chercheur haïtien qui voulait travailler sur la maltraitance des enfants en Haïti et qui se demandait si son implication très active dans une association de lutte contre cette maltraitance le disqualifiait même de vouloir faire une thèse sur ce sujet.
La force symbolique de l’injonction de neutralité axiologique vient de ce qu’elle fait partie d’un cadre normatif plus large qui encadre le fonctionnement de presque toutes les institutions universitaires publiques contemporaines, au Nord et dans les Suds (pour des exceptions, voir Hall, Jackson et Tandon, 2016), mais aussi de l’école primaire et secondaire (sauf peut-être les écoles dites alternatives). Ce cadre normatif, que j’appelle « positiviste », est basé sur la séparation fondamentale et abyssale entre les « sachants » (les maîtres) et les autres, les premiers dominants symboliquement les seconds au nom de leur accès privilégié au savoir de type savant ou scientifique, dévalorisant en contrepartie tous les autres savoirs et toutes les autres épistémologies (manière de connaître et de créer des savoirs). Rappelons que le positivisme (tautologique) dont Herbert Spencer (Mercier, 1898) était le chantre consistait précisément à faire accepter que les savoirs qui en découlent de la méthode scientifique soient supérieurs aux autres puisque celle-ci donnerait un accès privilégié à la vérité (unique). Le positivisme est une posture épistémologique qui affirme qu’il est possible aux chercheurs et chercheuses, grâce à la méthode scientifique et en particulier à l’injonction de neutralité axiologique, d’avoir un accès privilégié à la vérité à partir d’un point de vue qui, étant lui-même hors de tout point de vue, permettrait de décrire objectivement et fidèlement la réalité telle qu’elle est en elle-même ou de prédire ce qui arrivera dans telle ou telle situation, si possible dans un langage mathématique, en tout cas impersonnel et neutre.
En fait, l’histoire des sciences occidentales (Pestre, 2015) montre que ces « savants » chercheurs ont été et sont principalement masculins et euro-descendants et que leur travail était et est lié au développement du colonialisme et du capitalisme. Pour le positivisme cependant, cette inscription historique de la science a peu d’intérêt et surtout n’invalide pas les savoirs prédictifs et universellement abstraits qui ont été générés. Cette posture s’oppose classiquement au constructivisme selon lequel un tel point de vue hors de tout point de vue est impossible et l’accès au réel passe toujours par la médiation du langage, donc de la culture. Pour le constructivisme, le texte scientifique est toujours situé dans un contexte culturel, politique, financier ou provient d’un corps genré, ce qui marque son contenu : le savoir « construit » une interprétation du réel qui fait plus ou moins sens pour un public et ce qui compte est de rendre explicite ce point de vue.
La normativité positiviste est si profondément inscrite dans les institutions dans lesquelles nous, chercheuses et chercheurs du Nord et des Suds, travaillons et vivons, que notre choix entre deux options épistémologiques apparemment équivalentes (le positivisme et le constructivisme) est bien plutôt devenu une obligation, parfois déchirante, de trancher entre une « carrière scientifique » conforme aux normes dominantes ou un itinéraire intellectuel aux marges de ce système de valeurs. Autrement dit, la force normalisatrice de ce positivisme institutionnalisé est telle que s’en écarter est vu comme un geste au mieux très audacieux, au pire dangereux pour la carrière universitaire, comme en ont témoigné plusieurs participantes et participantes au colloque sur la neutralité à l’origine de ce livre. Cette contestation du positivisme a pourtant été mon choix délibéré depuis ma thèse sur « la responsabilité pour autrui et le refus de l’indifférence dans l’écriture scientifique » (Piron 1998). L’effet d’étonnement suscité chez nombre de mes collègues par ma marginalité libre, heureuse et féconde, montre l’hégémonie de ce cadre normatif : c’est comme si, en étant fidèle à mes valeurs au cœur de mon travail intellectuel, je m’étais mise en danger… ce qui semble inconcevable, notamment à ceux et celles qui espèrent obtenir un poste régulier dans une université.
Ce cadre normatif au cœur des institutions universitaires du régime contemporain mondialisé des sciences et des savoirs (Pestre, 2013), je l’ai appelé « positivisme institutionnel ». Il se retrouve dans l’ensemble des dispositifs institutionnels qui orientent non seulement la réflexion épistémologique des chercheurs et chercheuses vers le « positivisme », mais dans les innombrables micro-pratiques de ce métier — des correcteurs automatiques de traitement de texte qui signalent le pluriel du mot « épistémologie » comme une faute, en français comme en anglais, aux formulaires de demande de subvention ou d’approbation éthique qui présupposent que tout projet de recherche a des « hypothèses » et des « variables » ou produit des « résultats ». Ceux ou celles qui veulent utiliser une approche basée sur la théorisation enracinée ou une méthode réflexive ne peuvent que se sentir « marginaux » ou « marginales ».
Dans ce cadre normatif institutionnel, l’injonction de neutralité axiologique a conduit à l’institutionnalisation de conventions positivistes d’écriture et de publication scientifiques qui prônent l’effacement dans le texte des émotions, des sentiments, des affects, en somme de tout ce qui évoque l’identité et l’ancrage social et politique de l’auteur ou de l’autrice et qui nuirait à la pureté de la démonstration ou de l’analyse des données. Cela se fait par des tactiques très précises : exclusion du « je », placement des remerciements et de la mention du financement en note de bas de page et non dans le texte (où ils pourraient être mieux discutés et débattus), invisibilisation des engagements de l’auteur ou de l’autrice — même si cet engagement est à l’origine de la recherche racontée, comme c’est souvent le cas, par exemple en sciences de l’environnement ou en biologie. Notons aussi que, surtout en sciences naturelles et en technologie, le style doit être tellement impersonnel qu’une machine pourrait l’avoir écrit. L’idéal du texte positiviste est un texte standardisé qui ne serait qu’une suite de données/data moissonnables par des robots, produite selon un protocole reproductible n’importe où, n’importe quand, par n’importe qui, complètement dépersonnalisé — ce qui a très peu de sens en sciences sociales et humaines. En somme, c’est utiliser un verbe à l’indicatif présent plutôt qu’au conditionnel pour présenter une théorie, c’est effacer tout pronom personnel, toute mention de subjectivité pour faire croire qu’on est sorti des points de vue, c’est choisir des objets ou des concepts abstraits comme sujets de nos phrases comme s’ils pouvaient exister dans le langage sans l’auteur ou l’autrice. C’est utiliser le langage pour construire une autorité symbolique à dire le vrai en le déshumanisant volontairement.
Critiques épistémologique, politique et éthique de l’injonction de neutralité axiologique
Il y a plusieurs manières de critiquer l’injonction de neutralité épistémologique. Je vais en décrire deux qui me tiennent à cœur avant d’aborder la critique éthique.
Critique politique
La première critique est politique. Elle vise à montrer, en premier lieu, l’impossible neutralité des savoirs scientifiques en raison de leurs liens avec les pouvoirs politiques, militaires, économiques et coloniaux (Salomon, 2006) qui les ont rendus possibles, qui les ont financés, soutenus, diffusés et utilisés. Toute connaissance est constamment guidée par des intérêts : intérêts personnels des scientifiques, intérêts institutionnels de leurs organisations, intérêts industriels et politiques liés à la globalisation, etc. (Habermas, 1979). Toute connaissance étant au départ un projet inscrit dans un contexte social qui en assure le financement, les moyens ou la légitimité, il est impossible de procéder à une séparation radicale entre connaissance et intérêts. Les sciences du vivant sont commandées par des intérêts de connaissance technique, d’exploitation des ressources ou de contrôle, qu’il s’agisse de la lutte contre les changements climatiques ou de la recherche de vaccin — pour ou contre les pouvoirs en place, pour ou contre l’industrie, peu importe (Stengers, 2002). Elles se développent selon les lignes d’intérêts de ceux qui les financent ou les appuient, qui y trouvent leur compte. Les sciences sociales et humaines sont mues par le désir de contribuer à l’émancipation, affirme Habermas, mais aussi, paradoxalement, par celui d’aider le gouvernement à gérer le peuple transformé en « population » — à le construire selon ses catégories de gestion, comme l’a argumenté Foucault (1980). La sociologie des ignorances (Santos, 2016), en identifiant ce qui n’est pas étudié, ce qui n’est pas connu, ce qui n’intéresse pas la science, montre à rebours que la science est orientée vers certains domaines plutôt que d’autres, donc suit des intérêts et des engagements plutôt que d’autres. De ce point de vue, travailler comme scientifique dans un projet industriel est aussi un engagement personnel pour un certain type de valeurs. La sociologie des ignorances met aussi en lumière dans la science sa formidable capacité d’exclusion des savoirs qui ne sont pas conformes à son modèle normatif, notamment les savoirs des subalternisés, des périphéries, de certaines femmes, des minorités (Fanon, Sartre, Cherki et Harbi, 2010; Freire, 1982; Grosfoguel et Cohen, 2012; Lugones et Spelman, 1983; Piron et al., 2016; Tremblay, 2017).
Je suis toujours étonnée par ce paradoxe : l’injonction normative d’être ou d’avoir l’air neutre ou désintéressé·e circule à l’intérieur d’institutions qui, elles-mêmes, sont complètement intéressées et non neutres, car situées historiquement et politiquement dans des enjeux bien précis. Cette injonction me semble donc être une dissonance cognitive. Elle l’est dans l’expérience de certains chercheurs et chercheuses, mais elle ne l’est pas dans le cadre normatif institutionnel de la science. Comment est-ce possible?
L’historien des sciences Jean-Jacques Salomon (2006) y voit le signe d’un aveuglement volontaire et confortable des scientifiques face aux conditions matérielles de leur travail. Constatant que « la grande majorité des scientifiques continuent d’invoquer l’idéologie de la neutralité et de la pureté de la recherche alors que la vision économique du monde et la pression du complexe militaro-industriel exercent un quasi-monopole sur l’orientation des recherches scientifiques et techniques » (p. 390), il constate aussi le déni systématique de ces liens par les scientifiques et leurs institutions : « Le refus de voir mises en jeu dans la pratique de la recherche des valeurs autres que celles de la poursuite du savoir ne renvoie pas seulement à l’idéologie, il correspond à une étape dans l’histoire de l’éducation et des formations professionnelles qui exclut de plus en plus tout lien entre l’activité scientifique et les préoccupations sociales » (p. 398). Salomon appelle les scientifiques à sortir de cette « communauté du déni », à « reconnaître et assumer le fait que la pratique de la recherche scientifique même fondamentale n’est pas une activité neutre dont les valeurs sont extérieures à celle de la cité » (p. 398). Le physicien Gérard Toulouse (2001 : 1) est encore plus tranchant sur l’hypocrisie de l’injonction de la neutralité en science et sa violence amorale :
La doctrine de la neutralité morale de la science a eu pour la communauté scientifique cet avantage collatéral de la situer hors d’atteinte des critiques. La science étant déclarée pure et innocente par essence, tout le malheur éventuel vient des applications. Ainsi l’habitude sera prise de reporter la responsabilité des conséquences néfastes sur les autres (politiques, militaires, industriels, etc.). Ce faisant, la communauté scientifique cédait à la tentation corporative de tracer un cercle de parfaite impunité autour de soi.
Autrement dit, ce que je considère comme étant la fiction de la possibilité de la neutralité individuelle vise à compenser le caractère intolérable de la reconnaissance de la participation à une institution dont on pourrait ne pas être fier… Pensons aux premiers ethnographes et à leurs liens avec l’administration coloniale africaine et à l’absence complète de cette mise en contexte dans leurs textes (Escobar et Restrepo, 2009). Pensons aussi à la colère du mathématicien Alexandre Grothendieck (2017) quand il a découvert que son institut de recherche était financé par le ministère de la Défense.
J’en retiens que l’injonction de neutralité produit de l’aveuglement, du déni, de la naïveté, ainsi qu’une grande inculture en matière de politique scientifique qui facilite la docilité et l’absence de critique face aux politiques scientifiques néolibérales et l’absence de participation ou d’intérêt de la majorité des scientifiques pour les débats publics sur la science ou sur la publication scientifique.
Critique épistémologique
La critique épistémologique porte plutôt sur l’objectif visé par l’injonction de neutralité épistémologique, à savoir l’atteinte de la vérité. Selon cette critique, puisque la science doit s’écrire (pour être publiée et diffusée), elle reste de l’ordre du langage et donc de la culture, et ce, même si elle utilise un langage très abstrait et neutralisé au maximum. De la même manière qu’une carte géographique représente toujours un territoire d’une façon partielle sans pouvoir le montrer tel qu’il est dans toutes ses dimensions, les vérités que la science propose sont des « représentations discursives » qui se construisent à partir de points de vue situés dans des contextes et des rapports sociaux précis et deviennent des « régimes de vérité » (Foucault, 1980). Ce ne sont pas les éléments d’une mystérieuse explication totale en attente d’être trouvée par des chercheuses et des chercheurs « purifiés », filtrés.
Cette argumentation, avec toutes sortes de nuances, a surtout été formulée dans les théories critiques, le constructivisme et les théories féministes et décoloniales (Escobar et Restrepo, 2009; Haraway, 1988). Selon ces approches minoritaires, l’injonction de neutralité ne comprend pas ou choisit d’ignorer que les créateurs et créatrices de savoir – de discours – restent toujours des actrices et acteurs sociaux situés dans un contexte qui influence leur manière de comprendre le réel et qu’il est impossible à un être humain « parlant », socialisant, socialisé, de se situer dans un point de vue sur le monde qui serait hors de tout point de vue, dans ce que certains et certaines appellent le point de vue omniscient de Dieu, de Sirius ou d’Archimède, même avec l’aide de la méthode scientifique. Derrière la description la plus banale, la moins engagée, la plus neutre, se construit une perspective sur la réalité qui est située, ancrée.
Du point de vue constructiviste, l’injonction de neutralité est un artifice de langage qui dresse les scientifiques à masquer le caractère situé, contextuel, de toute production de connaissance, notamment l’ancrage structurel de la pratique scientifique dans des rapports sociaux et des contextes politiques, en suivant des consignes langagières telles que l’usage obligatoire du « nous » ou de tournures passives pour éviter le « je » et les « biais » qui lui seraient associés. En fait, ce qui est un biais du point de vue positiviste est un point de vue pour la posture constructiviste critique. L’injonction de neutralité est ici hypocrite, parce qu’elle vise avant tout à réprimer l’expression de la voix singulière des scientifiques, pourtant située dans un pays, une classe sociale, un corps, une histoire personnelle et des intérêts, qu’un « je » genré exprimerait davantage.
Les études décoloniales ont bien montré que le « nous » scientifique apparemment universel parce que décontextualisé reflétait en fait le point de vue de la modernité européenne conquérante qui prétendait coïncider avec le devenir du monde et pour laquelle il ne devait pas et ne pouvait exister d’autres savoirs que celui de la science positiviste, donc de pluralité épistémologique, de pluralité des savoirs (Eze, 1997; Mignolo, 2013). Non seulement le système-monde issu de la colonisation, puis de la mondialisation se reproduit dans le système-monde de la science, avec son centre et sa périphérie (Keim, 2010), mais l’habitude de mépriser ce qui est local et contextualisé s’est bien installée dans la science modelée sur la physique théorique où les « lois » universelles et les théories générales, les grands et moyens récits, ont longtemps été survalorisés par rapport aux « études de cas » localisées et aux « petits récits » – sauf s’il s’agit de rivaliser en matière de « connaissances de pointe ».
Critique éthique : lumière sur l’amoralité générée par l’injonction de neutralité axiologique, pilier du positivisme institutionnel
Au cœur de ma critique éthique de l’injonction de neutralité axiologique se trouve la rencontre entre deux idées importantes exprimées plus haut et qui pourraient ailleurs être considérées sans rapport : l’une dit que notre monde vit une tragédie éthique et l’autre que l’injonction de neutralité axiologique vise l’effacement de la subjectivité ancrée des chercheurs et chercheuses dans leur travail professionnel. Ce que la rencontre de ces deux idées fait apparaître, c’est ceci : alors que l’amoralité risque d’être mortelle pour notre monde et notre humanité, l’injonction de neutralité axiologique a pour effet de la justifier au nom du professionnalisme scientifique et même de la valoriser symboliquement en raison du prestige des figures scientifiques, au Nord comme dans les Suds.
En effet, si on y réfléchit, le sous-texte de cette injonction est que les émotions, les valeurs, les sentiments moraux, l’expérience et les engagements des personnes sont « mauvais » pour penser puisqu’ils peuvent détourner du chemin vers la vérité qui est la fin ultime. Le cadre normatif positiviste institutionnel, en utilisant l’injonction de neutralité axiologique pour écarter « l’âme » des chercheuses et chercheurs de leur création de savoir, en vient à dé-moraliser l’activité scientifique et, ce faisant, à faire la promotion de l’amoralité, c’est-à-dire de l’indifférence à autrui[14].
Certes, l’injonction de neutralité est officiellement réservée à l’activité scientifique. Mais cette dernière, associée à l’élite, au progrès et au pouvoir occupe une place centrale dans l’imaginaire occidental et mondialisé. La figure culturelle du scientifique neutre et impartial, masculin et rassurant dans sa blouse blanche, calmement au-dessus de la mêlée (et de l’impureté) des opinions, émotions et positions, sur lequel on peut compter pour nous éclairer (ce qui a rendu possible la figure de l’expert) est en fait amorale et inhumaine — un Vulcain de la série Star Trek! Tout le monde sait bien que ce statut « surhumain » est une fiction —les scandales de l’histoire des sciences sont trop nombreux dans la conscience collective pour nous laisser l’oublier (Edwards et Roy, 2016). Il n’en reste pas moins que cette figure de notre imaginaire fait autorité et nous enseigne à nous méfier de tout ce qui nourrit la responsabilité pour autrui — sentiments, émotions, engagements, expérience — car ce serait impur et non contrôlé.
Il me semble que cette amoralité, forme de déshumanisation volontaire de la science qui est censée lui permettre de mieux asseoir son autorité symbolique, est aussi ce qui la rend indigeste et imbuvable pour le commun des (âmes) mortelles — d’où les difficultés à parler de science au grand public sans devoir ajouter des effets spéciaux, des histoires, de la narration, des héros, etc. en somme sans tenter de la réhumaniser.
C’est aussi cette amoralité imposée qui fait souffrir dans leur âme et dans leur chair de nombreux jeunes chercheurs et chercheuses venues dans le monde scientifique par engagement ou en raison de leurs valeurs, par exemple pour préserver la biodiversité ou lutter contre des maladies : elles et ils se retrouvent invités à faire comme si cet engagement n’existait pas ou à le rendre clandestin, au nom de l’avancement de leur carrière. Je connais plusieurs personnes, notamment des femmes confrontées à cette schizophrénie symbolique, qui finissent par avoir envie de quitter le monde scientifique, malgré les avantages matériels et symboliques reliés à la profession.
En tant que militante en faveur du libre accès aux publications scientifiques (Piron, 2017b), je me demande aussi si cette amoralité ne fait pas partie des raisons de la persistance du choix de nombreux scientifiques de publier dans des revues commerciales payantes : elle les rendrait aveugles ou insensibles à l’effet d’exclusion de ce choix sur des groupes de personnes qui n’ont pas les moyens financiers de les lire. Comment ce souci d’autrui pourrait-il faire le poids face au prestige de l’industrie éditoriale au cœur du système-monde de la science, alors que les scientifiques sont formé·e·s à l’ignorer dans leur travail?
En somme, l’injonction de neutralité axiologique rend la science amorale puisqu’elle en exclut ou rend illégitime la présence dans ses textes et procédures de ce qui est au cœur de la réflexion éthique : la résonance, la sensibilité à l’autre et à notre monde partagé et bien sûr le souci des conséquences (qui n’est pas la même chose que le contrôle prédictif) (Piron, 1996). Elle contribue à dévaloriser le souci d’autrui et l’expérience qui seraient un obstacle à la scientificité et à l’atteinte de la vérité, le seul but défini comme acceptable et légitime par le positivisme institutionnel.
Dans la partie qui suit, je voudrais expliquer pourquoi le souci d’autrui, l’expérience et la conscience des interdépendances me semblent au contraire pouvoir nourrir la réflexion scientifique et générer des savoirs pertinents pour notre monde tel que je l’ai décrit dans la première partie de ce texte. Il me semble en effet que la pensée la plus féconde et la plus créative est nourrie de réflexions morales, d’expériences, de sentiments et d’émotions et que couper la recherche scientifique de cette créativité est non seulement stupide, mais aussi dangereux, que ce soit pour le souci d’autrui en général, mais aussi pour la moralité particulière de certains chercheurs ou chercheuses obnubilées — en toute légitimité! — par la performance scientifique et éditoriale, au détriment de la responsabilité pour autrui.
Penser et créer des savoirs avec l’éthique
La pensée et le savoir : détour phénoménologique
Je propose de commencer cette exploration par une expérience phénoménologique racontée au « je », c’est-à-dire par la description d’un phénomène du point de vue de celui ou celle qui la vit : la pensée. Le « je » qui en est le sujet représente donc à la fois une abstraction (une synthèse de toutes les personnes) et moi, l’autrice de ce texte.
Je suis une herméneute, une interprète. Dans mon activité savante, mais aussi dans ma vie quotidienne d’être humain, j’interprète sans arrêt les paroles, les textes et les actions, les concepts et les idées, les sensations, les corps, les forces et les paysages qui peuplent et constituent le monde dans lequel je vis. Utilisant ma capacité symbolique, j’associe un texte à un autre ou à une action, une phrase à une situation, une formule à un sentiment, une expression à une émotion, un concept à un phénomène, j’esquisse et je trace des liens de manière incessante, dans l’espoir de donner un sens à ce monde que j’habite. Au fil de la création de ces liens émerge, à l’intérieur du monde dans lequel j’ai été jetée à la naissance, un horizon de sens singulier qui devient le mien, qui me permet à la fois de donner un sens à ma vie, à mes rapports avec les autres et au monde dans lequel je vis et de le décrire dans des mots qui peuvent être à leur tour interprétés.
En effet, créer du sens se fait dans le langage, la forme symbolique par excellence. En particulier, cela se fait dans une langue que nous connaissons si bien que nous pouvons l’utiliser non seulement pour créer des liens subtils, féconds, remplis de nuances essentielles entre ce que nous observons, découvrons ou percevons, mais aussi pour bricoler des mots et des concepts qui permettent de donner du sens à de nouvelles expériences ou situations quand notre langue nous apparait insuffisante. Par exemple, récemment, j’ai spontanément écrit le mot « inconnaissance » pour qualifier les zones d’ignorance de personnes qui, pourtant, sont reconnues pour en savoir beaucoup sur un sujet. Ce mot me permettait de faire une nuance qui, dans ma réflexion d’alors, devenait suffisamment importante pour que je veuille la désigner d’un concept et non d’une longue phrase. J’imagine alors très bien la souffrance générée par les situations de diglossie, quand notre langue maternelle est dévalorisée par rapport à une autre que nous maîtrisons pourtant moins bien, mais que nous sommes ou que nous nous sentons obligés d’utiliser[15].
Un autre fondement de cette activité interprétative inhérente à notre condition humaine est qu’elle s’adresse toujours à un autre que moi. « Être, c’est être relié », comme le dit si bellement Sarr (2017 : 12). C’est cette altérité qui rend possible la réflexion (au sens de reflet, de retour) et la résonance de mes tentatives d’interprétation dans un univers de sens, dans une culture, jusqu’à ce qu’un sens apparaisse et que la pensée prenne forme. Autrement dit, la quête de sens est toujours menée avec autrui (une personne réelle, imaginaire ou le surmoi, « les gens », la culture) à qui je m’adresse et qui me répond, même si c’est dans un dialogue intérieur. L’activité créatrice de sens suppose toujours la présence d’un autrui qui en est le témoin ou le destinataire et à qui je deviens ainsi reliée dans le fil même de cette activité. Elle mobilise donc la capacité de « reliance », définie par Bolle de Bal (2003; 2009) comme l’acte de relier et de se relier, ainsi que son résultat, l’ensemble des liens qui m’attachent à autrui et dont on ne sait plus comment ils sont apparus, ni à l’initiative de qui. Ces liens sont là et font que dès qu’il m’arrive ou que je pense quelque chose, cet événement ou cette pensée résonne chez ceux et celles à qui je suis liée, et réciproquement. C’est pourquoi le sens que je construis est indissociable de ma capacité de créer des liens signifiants entre « le monde » et moi — et nous. Sans cette activité reliante de création de sens, je ne pourrais pas vivre ou communiquer avec ceux et celles avec qui je partage ce monde et à qui je suis liée par l’affectif, l’engagement ou la vie quotidienne, le travail, les projets. Je ne pourrais pas non plus penser — un mot qui est pour moi synonyme d’interpréter et de donner un sens à ce qui n’en a pas. Je serais déshumanisée, réduite à une chose ballottante et sans ancrage, à la survie dans un monde insensé.
Penser, c’est faire des liens et s’en nourrir
Seuls et seules, nous ne pouvons pas penser, nous ne pouvons qu’apprendre et répéter par cœur des savoirs déjà pensés. L’aspiration à la reliance signifiante qu’exprime le désir de penser est difficile et épuisante, car le monde est pluriel, complexe et offre une infinité de points de vue et d’angles, d’idées et de discours si bien que chaque lien que nous traçons entre des idées, des sentiments ou des mots nous ouvre sur la possibilité d’en tracer d’autres et nous amène à renoncer à certaines connexions. Mais c’est le terreau sur lequel se bâtit tout savoir que je définis comme un système stabilisé (d’une manière ou d’une autre) d’interprétation du monde, nourri d’éléments empiriques, de concepts, d’expériences et de liens, qui surgit immédiatement dans notre pensée, comme un réflexe, dès que nous sommes dans telle ou telle situation. Plutôt que d’opposer savoir et ignorance, je considère que nos savoirs sont plus ou moins bien équipés pour nous aider à faire sens de telle ou telle situation et qu’ils peuvent s’enrichir de nos échanges d’idées et de pensées avec autrui (personne, école, médias, etc.).
En somme, ma proposition s’inscrit dans la tradition qui propose une vision holistique et complexe du travail de la pensée et qui s’éloigne du réductionnisme causal et du vocabulaire limité proposés dans certaines disciplines savantes. Cette tradition est très bien incarnée par Edgar Morin (2004 : 74) pour qui
le « travailler à bien penser » relie, décloisonne les connaissances, […] obéit à un principe qui enjoint à la fois de distinguer et de relier, [..] dépasse le réductionnisme et le holisme en liant parties et tout, reconnait les contextes et les complexes et permet donc d’inscrire l’action morale dans l’écologie de l’action, opère ses diagnostics en tenant compte du contexte et de la relation local-global, s’efforce de concevoir les solidarités entre les éléments d’un tout, et par l tend à susciter une conscience de solidarité.
Aspirant à une manière de connaître qui « ne désintègre pas le visage des êtres » (Morin, 1977 : 387), je considère que « penser », c’est mettre sans cesse en mouvement, dans un langage, des liens entre des idées, des contextes et des savoirs, mais aussi des images, de l’affectif (des émotions, des sentiments, du ressenti), des engagements et des valeurs, afin de donner un sens au monde tout aussi mouvant dans lequel nous sommes situés. L’article ethnographique de Veena Das « Voice as Birth of Culture » (1995) illustre à merveille ce mouvement de la pensée qui, comme une danse, progresse de manière sinueuse et harmonieuse vers un savoir rempli de sens pour notre monde présent et pluriel.
Pourquoi inclure l’affect et l’éthique dans la pensée? D’une part, une recherche décisive en sciences cognitives (Damasio, 1995) a bien montré qu’une anomalie du fonctionnement cérébral empêchant une personne de mémoriser ses propres émotions et de les mettre en mots lui causait d’énormes difficultés à interpréter ses liens avec autrui et à penser : la mémoire, dont le fonctionnement normal mobilise un vaste répertoire d’émotions issues de nos expériences, est essentielle à la création de reliance et de sens. Par suite, l’absence de références à des émotions et des sentiments nuit au travail de la pensée ainsi privée d’un vaste répertoire de significations utilisables. D’autre part, d’autres recherches montrent que le travail cognitif de l’empathie est un des plus complexes : il exige d’imaginer le sens qu’une personne autre que nous pourrait donner au monde, donc de penser d’un autre point de vue que le sien. Cet exercice de pensée, essentiel à l’éthique, est aussi à la base des sciences sociales et humaines, même les plus positivistes en apparence, qui cherchent à comprendre pourquoi tel groupe d’humain pense ou se comporte de telle ou telle manière, donc à faire varier un point de vue sur le réel.
Exclure de la fabrication des savoirs institutionnels la reliance et donc la pensée (telle que je l’ai définie) a pour effet direct de les appauvrir et de les rendre incapables de représenter — et a fortiori d’expliquer — la complexité mouvante du réel. C’est sur cette base qu’Edgar Morin (2004; 2014) et bien d’autres ont critiqué le positivisme institutionnel :
Le « mal-penser » morcelle et cloisonne les connaissances, tend à ignorer les contextes, fait le black-out sur les complexités, […], privilégie le quantifiable et élimine ce que le calcul ignore (la vie, l’émotion, la passion, le malheur, le bonheur), […] élimine ce qui échappe à une rationalité close, rejette ambiguïtés et contradictions comme erreurs de pensée,[…], obéit au paradigme de simplification qui impose le principe de disjonction ou/et le principe de réduction pour connaître, et qui empêche de concevoir les liens d’une connaissance avec son contexte et avec l’ensemble dont elle fait partie, mutile la compréhension et handicape les diagnostics, exclut la compréhension humaine.
La parcellarisation, la compartimentation, l’atomisation du savoir rendent incapable de concevoir un tout dont les éléments sont solidaires, et par là tendent à atrophier la connaissance des solidarités et la conscience de solidarité. (Morin, 2004 : 72-73)
Sur un plan plus pragmatique, exclure a priori de la pensée en raison de leur nature non « scientifique » certaines expériences ou certains savoirs ou modes de connaître basés sur la reliance avant d’en avoir testé le pouvoir heuristique ou la pertinence, c’est prendre le risque de se priver de ressources cognitives qui pourraient se révéler très précieuses dans différents contextes. C’est le cas, par exemple, des savoirs paysans, ancrés, contextuels et liés à la vie quotidienne, souvent ignorés par les agronomes qui souhaitent augmenter la productivité agricole d’une région.
Épistémologie du lien
C’est sur cette base que je formule la proposition la plus radicale de l’épistémologie du lien que je défends (Piron, 2017a). Privilégiant la pensée comme activité signifiante qui intègre l’expérience des rapports avec autrui, je rejette l’idéal positiviste de la vérité[16] qui me semble prendre la forme d’un modèle théorique général coïncidant avec la réalité telle qu’elle est en elle-même, hors de tout point de vue et de tout contexte. J’y oppose une conception de la vérité comme effort collectif pour stabiliser temporairement des interprétations de phénomènes qui donnent sens à l’expérience ou ouvrent sur de nouvelles formes de vie, individuelle, collective ou planétaire. Autrement dit, l’aspiration à la vérité n’a pas besoin de prétendre pouvoir expliquer le monde et prédire ce qui va toujours arriver. Elle peut plutôt chercher à construire des savoirs qui font sens dans des contextes locaux où ils peuvent aider les personnes qui y vivent à avancer, à créer, à penser, notamment dans les contextes subalternisés où sont vécues de grandes injustices cognitives.
Au lieu d’opposer la vérité à l’ignorance, j’oppose le sens à l’insensé. Et l’insensé, c’est pour moi, de mépriser les contextes d’où viennent les savoirs et les personnes qui les créent et c’est de séparer les êtres humains qui veulent créer des savoirs en deux groupes : d’un côté ceux et celles qui auraient accès à la raison universelle abstraite aspirant à la vérité qui ne s’exprimerait que sous condition de neutralité, et de l’autre, ceux et celles qui se laisseraient dominer par les « passions » humaines et qui ne produiraient que des opinions, des croyances erronées ou de la sorcellerie (argument entendu en Afrique). Je prétends au contraire que la raison et la passion nourrissent toutes les deux la pensée et la création de sens, surtout lorsqu’elles sont mises en dialogue dans la pensée, la réflexion, la reliance. Je cite encore Edgar Morin (2004 : 76) : « La pensée complexe nourrit d’elle-même l’éthique. En reliant les connaissances, elle oriente vers la reliance entre humains ».
Comme chercheuse en sciences sociales et être humain, je peux certes suspendre momentanément mes valeurs et mes savoirs pour m’efforcer de comprendre un point de vue autre que le mien et m’y ouvrir, suivant le travail cognitif de l’empathie. Mais cette objectivité momentanée est éphémère. Je ne peux pas effacer ma subjectivité de mon travail de création de savoirs puisqu’elle est partie prenante de cette création, elle en est le terreau. En fait, découvrir un autre point de vue enrichit ma subjectivité et ma pensée.
J’entends votre question : mais les opinions, les fausses croyances, la pensée magique, alors tout ça se vaut? La réponse à cette critique répétitive du relativisme fera l’objet d’un autre texte. Disons ici que je reconnais tout à fait l’existence d’une pensée bancale, trop courte, trop creuse, mal informée, chez beaucoup d’êtres humains, mais je prétends qu’elle est répandue dans toute l’humanité, y compris chez les scientifiques, notamment ceux et celles qui se coupent d’une grande partie de la réalité humaine pour prétendre mieux l’étudier, et que ce n’est pas en recevant des leçons froides et objectives de vérité que cette pensée évoluera. Par ailleurs, la pensée telle que je l’ai décrite est sans cesse en mouvement, interprétative, connectante, reliante, et n’a rien à voir avec les dogmes imposés par des gourous et répétés par cœur, ou avec des slogans et des idées toutes faites. En fait, les difficultés des penseuses et penseurs positivistes ou conventionnels à faire des nuances entre ce que sont une opinion, une idée, une réflexion, un raisonnement, une pensée, un sentiment, une valeur ou un engagement sont révélatrices de la faiblesse de leur compréhension de cette partie de la réalité.
Je propose ici un deuxième exemple tiré du journal de bord d’une des étudiantes de mon cours d’éthique dans lequel elle rend compte de sa pensée qui intègre le rapport aux autres :
Ce cours m’a inspiré le bonheur et c’est ce dont j’ai envie. J’ai envie de moins prendre dramatiquement les choses, de me poser des questions sans être découragée par le manque de réponses et seulement faire en sorte d’être heureuse et rendre heureux les gens autour de moi. C’est certain que lorsque je rencontrerai une difficulté quelconque j’essayerai de mettre à profit ce que j’ai appris dans ce cours. En outre, c’est aussi certain que lorsque je vais entendre des choses autour de moi, je vais pousser plus loin la pensée et remettre en question ce qui est dit pour me faire une opinion plus soutenue et qui sera la mienne. En fait, je pourrais résumer ainsi ce que ce cours m’a apporté : un désir de liberté, d’être libre dans ma façon de penser, d’agir et d’être, mais toujours en respectant la liberté des autres. Ainsi, je terminerai sur la phrase qu’a dite Nelson Mandela et qui ne pourrait être plus cohérente avec ce que j’ai appris et retenu de ce cours : « Être libre, ce n’est pas seulement se débarrasser de ses chaines, c’est vivre d’une façon qui respecte et renforce la liberté des autres ».
Cette étudiante ne voit aucune incompatibilité entre la réflexion éthique, le souci d’autrui et le désir de « pousser plus loin la pensée ». Au contraire, elle a compris que nos rapports avec les autres nous aident à penser, à trouver du sens. De même, cet étudiant découvrant le pouvoir libérateur de la pensée :
Le cours d’éthique a été une révélation. C’est la première fois que je prends du temps pour penser à moi. Si le cours consistait à forger son esprit éthique, il m’a plutôt permis de me connaître. J’ai pris connaissance de l’ensemble des dissonances cognitives qui m’habitaient inconsciemment et constaté à quel point il m’était plus facile de suivre la pensée populaire que d’agencer ma parole à mes actes. À force de penser peu, on devient l’ombre de soi-même. Inversement, l’obligation de penser a conditionné mon esprit à me questionner sur tout et c’est dans ces questionnements que j’ai eu la possibilité de me réapproprier ma vie. Il y a quelque chose de libérateur dans l’exercice de la pensée. En début d’année, nous avons appris que le bonheur résidait dans notre capacité à effectuer des choix. Je dois dire que je ne comprenais pas comment un choix, malgré son caractère déchirant, pouvait participer au bonheur personnel. L’ensemble de la session m’a prouvé qu’il n’y a rien de plus valorisant que de prendre une décision réfléchie. D’autant plus que chaque décision prise réduit chaque fois le poids qui pesait autrefois sur mes épaules.
Je pourrais ici donner de nombreux autres exemples, parmi lesquels celui de cet anthropologue qui s’est dépouillé sans regrets de l’injonction de neutralité axiologique quand il a rencontré la misère de ses « informateurs ». Je n’oublierai jamais non plus le regard plein d’espoir de cette jeune doctorante ivoirienne me demandant, à la suite de ma conférence sur la justice cognitive : « Alors il est permis que ma recherche vise à améliorer la vie de mon village? ». C’est comme si, en l’autorisant symboliquement par mes paroles à réintroduire de l’engagement, des valeurs et du souci d’autrui dans l’activité scientifique, je lui avais permis de vivre sa libération cognitive de l’emprise du positivisme institutionnel et de redonner sens à sa vocation même de chercheuse. Le souvenir de cette rencontre et de centaines d’autres nourrit ma pensée et mon âme.
Conclusion
Dans cet essai, j’ai réfléchi aux effets sociaux et éthiques de l’injonction de neutralité axiologique qui se trouve au cœur du « positivisme institutionnel », nom que je donne au cadre normatif hégémonique du régime mondialisé des sciences et des savoirs dans le monde actuel. Que fait cette injonction? En définissant les sentiments moraux et l’âme comme nuisibles à l’activité de création de savoirs, en rendant les scientifiques incapables de comprendre que les sentiments, les valeurs et les engagements sont indispensables à une pensée authentiquement humaine, reliante et reliée à un monde commun, cette injonction fait le jeu de l’exclusion de ce type de pensée hors de l’activité scientifique qu’elle rend ainsi « normalement amorale ».
En raison de la place symbolique de la science et de l’expertise dans la culture et l’imaginaire collectif, cette amoralité normalisée contribue à normaliser l’indifférence à l’autre, au nom de la vérité ou de la performance, dans un monde où le souci d’autrui est déjà peu valorisé, si ce n’est ignoré et méprisé. Rejeter cette injonction fait donc partie intégrante de tout combat pour la justice cognitive et sociale, pour une science humanisante qui fasse sens dans notre monde et relie les idées et les êtres, au lieu de le rendre plus insensé, plus divisé.
Comme citoyenne-chercheuse en sciences sociales, je conteste et refuse fondamentalement d’obéir à l’amoralité — que je juge hypocrite — préconisée par l’institution symbolique à laquelle j’appartiens professionnellement. Cela ne veut pas dire que je laisse mes états d’âme envahir mon travail. Cela signifie que, dans mon travail et dans ma vie en général, je réfléchis sans cesse au sens créé par les liens entre idées, personnes et valeurs que je crée d’où je suis, à partir de qui je suis, de mes expériences et de mes savoirs. Sans ces liens, je ne pourrai ni me sentir « responsable » pour le monde dans lequel je vis avec autrui, ni créer de savoirs ayant un sens pour ceux et celles avec qui je partage ce monde. Or ce sont mes valeurs les plus fondamentales.
J’ai abandonné la fiction de la neutralité axiologique afin de réintroduire de la pensée, de l’éthique et de la quête de sens dans mon activité scientifique. Depuis ma naissance intellectuelle, je tente la responsabilité pour autrui et le refus de l’indifférence dans l’écriture scientifique, sans être certaine de réussir. Ma critique de l’injonction de neutralité axiologique, d’emblée éthique et engagée, exprime le refus radical d’exclure la pensée de la science et l’éthique du savoir.
Sources qui ont nourri ce texte
17 ans dans le système scolaire français et 30 ans dans le système universitaire québécois.
Des centaines de conversations et de correspondances avec des chercheurs, des chercheuses, des doctorants, des doctorantes du Nord et des Suds.
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- Par « régime mondialisé », j'entends non seulement l'extension aux ex-territoires colonisés du régime scientifique d'origine européenne, mais aussi l'hégémonie actuelle de l'économie du savoir sur toute la planète, bien que moins affirmée dans les pays qui n'ont pas encore de politique scientifique bien financée, notamment en Haïti et en Afrique francophone subsaharienne. ↵
- Ne serait-ce que les liens entre les compagnies pharmaceutiques et la recherche biomédicale, entre les compagnies agroalimentaires et la recherche sur les OGM, entre la recherche statistique et la gestion publique, etc. ↵
- Ce texte est issu de trois conférences : une première rédigée pour un colloque de l’ACFAS en 2016 sur l’éthique et le débat public (https://www.acfas.ca), une seconde pour notre colloque à l’ACFAS 2017 sur la neutralité et la troisième pour les États généraux de l’enseignement supérieur à Montréal en mai 2018. ↵
- Ce n’est donc pas du tout la même chose que la déontologie qui vise l’obéissance des sujets à une série de prescriptions et de proscriptions normatives générales visant à produire des bons « comportements » et à limiter les inconduites par des menaces de sanction. De ce point de vue, la déontologie n’est pas une affaire d’éthique, mais de régulation des comportements. ↵
- Selon Levenson (2015), seuls cinq territoires devenus des pays n’ont jamais subi d’influence européenne, car même la Chine a connu une semi-colonisation par le biais des comptoirs et concessions installés sur son territoire ancestral. ↵
- Terme issu du vocabulaire proposé par Lévinas (1984). ↵
- Twitter a été renommé, depuis 2023, X. ↵
- Expérience vécue : un homme qui m’écoutait dire ce genre de propos m’a dit que ce n’était pas sérieux, que ce n’était que des histoires de « bisounours » (personnages de dessins animés pour bébés). ↵
- Plusieurs discussions que j'ai avec de jeunes Africain·e·s montrent bien qu'il existe d'autres variantes de l'individualisme… ↵
- Deux adjectifs qui ont hélas perdu beaucoup de sens dans notre monde, au point qu’une des évaluations de mon article les associe à des rapports « condescendants et hiérarchiques » et suggère de ne pas les utiliser… Je voudrais plutôt essayer de redonner à ce vocabulaire désignant des qualités individuelles une dimension plus éthique et collective afin de pouvoir l’utiliser pour décrire de manière fine cet élan de soi vers autrui que je cherche à revaloriser. ↵
- Le mouvement des gilets jaunes de la fin 2018 en France est-il une redécouverte spontanée de ce pouvoir? ↵
- https://www.cbsnews.com/news/what-the-last-nuremberg-prosecutor-alive-wants-the-world-to-know/ ↵
- Ce concept bien connu en sciences sociales a été formulé par Max Weber, dans Le savant et le politique, mais est devenu ensuite une norme scientifique et c'est de cette dernière manière que je le considère ici. ↵
- Et la déontologie scientifique, me direz-vous? Comme toute déontologie, elle concerne en premier lieu l’obéissance des chercheurs et chercheuses à une série de prescriptions et de proscriptions visant à limiter les inconduites et les conflits d’intérêts, ce qui la rend utile. Certains l’appellent aussi « éthique », notamment en anglais, mais elle n’a pas la dimension critique, réflexive, relationnelle, ancrée et contextuelle que j’associe au concept d’éthique si bien que les enjeux sociaux et politiques du monde contemporain ne font pas partie de ses thèmes de travail. La déontologie scientifique est davantage centrée sur la régulation des individus et leur attitude ou comportement que sur le développement de leur capacité à réfléchir à leur ancrage et à leur rapport au monde. Certains efforts pour penser la responsabilité sociale de la recherche se rapprochent un peu plus de ce que je cherche à évoquer ici et que je développe de manière plus positive et concrète dans un autre texte en chantier. ↵
- C’est l’une des injustices cognitives repérées par l’enquête SOHA (Piron et al., 2016). ↵
- Cet idéal n'est pas du tout la même chose que l’exactitude, la véracité ou la rigueur, des dimensions de la pensée qui sont cruciales dans le journalisme, dans les soins, dans les transports, dans les pratiques agricoles et dans de multiples autres domaines de la vie. En revendiquer le monopole pour la science est complètement abusif. ↵