4 Lien social, responsabilité pour autrui et écriture anthropologique (1998)
Florence Piron
Résumé officiel : Cet article propose de distinguer entre un lien social humanisé, pétri de responsabilité pour autrui et de refus de l’indifférence, et un lien social de type « administratif », soumis aux instances collectives qui administrent l’identité de ses membres. Il effectue une critique des effets déshumanisants de l’écriture anthropologique conventionnelle qui, sous l’angle de la responsabilité pour autrui, contribue davantage à normaliser, si ce n’est à légitimer, l’indifférence à autrui caractéristique de la raison bureaucratique, plutôt qu’à la critique. Ces effets tendent à renforcer la forme administrative du lien social dans le monde contemporain en proposant comme vraies des représentations du monde dans lesquelles tout lien d’ordre éthique est évacué et en facilitant l’appropriation du savoir scientifique par un mode de gestion du social pour lequel le lien social humanisé évoqué plus haut n’a pas sa place.
Source : (1998). Lien social, responsabilité pour autrui et écriture anthropologique. Carrefour : revue de réflexion interdisciplinaire, 20(1), 57-88.
Dans son magnifique article « Voice as birth of culture »[1], Veena Das nous raconte l’histoire d’Asha, une femme indienne dont la vie a été bouleversée par les événements de la partition de l’Inde en 1947. Jeune veuve vivant dans la riche famille de son époux décédé, elle devint le bouc émissaire de la déchéance de cette famille lorsque cette dernière se désintégra et s’appauvrit à la suite des émeutes de la partition. Seule, à peine tolérée par sa famille d’origine, elle décida de se remarier, suscitant ainsi la colère de la famille de son premier mari. Pendant huit années, les membres de cette famille refusèrent de la voir. Elle s’efforça malgré tout de maintenir un lien, ne serait-ce que par correspondance, avec une femme de cette famille qu’elle aimait beaucoup, et ce, malgré les interdits, les pressions et les remords.
Lors de ces émeutes, des milliers de femmes furent violées et enlevées par des hommes de l’« autre » camp; elles furent ensuite mariées de force à leurs ravisseurs[2]. Mais même si elles avaient donné naissance à des enfants, même si, en raison de leur déshonneur, leur ancienne famille ne voulait plus d’elles[3], elles furent rapatriées quelques années plus tard par les autorités gouvernementales soucieuses de l’honneur national et du « bien-être » de leurs ressortissant·e·s. De victimes de guerre, ces femmes, de nouveau déracinées, et leurs enfants devinrent les victimes d’un monde où la légitimité de l’emprise de l’État sur ses sujets, sur leur identité et sur leur existence, était incontestable en ces premiers temps d’indépendance nationale. Toutefois, certaines femmes refusèrent de revenir dans leur pays et choisirent de rester avec leur nouvelle famille : elles sont la preuve que « individual love can escape the constitutive power of the state and the family. But since these women, by definition, escaped being inscribed in history, they must remain an enigma to the orders of the state and the family »[4] : elles disparurent des statistiques nationales et de la mémoire familiale.
Ces deux exemples de résistance à l’État, à la famille ou à la communauté, sont, pour Das, l’occasion de montrer la façon dont des femmes « ordinaires » réussissent à donner une « âme » à la culture en s’efforçant patiemment de réparer ou de recréer les liens brisés par la guerre, par la violence mais aussi par l’idéologie familiale, le pouvoir de la communauté et les règles de la culture comprise comme « adherence to societally proclaimed values »[5]. La manière dont Das nous raconte ces histoires nous fait comprendre à quel point ce « travail » d’humanisation de la culture est précieux : il affirmait la priorité de l’amitié, de l’affection, de la solidarité et de la loyauté envers autrui en un temps où les appartenances nationales, religieuses et familiales étaient idéologiquement censées l’emporter sur tout désir de nouer un lien individuel de ce type avec « l’ennemi », avec l’Autre.
En filigrane, ce texte nous confronte à deux formes possibles de lien social : un lien véritablement humanisé qui n’existe que dans le désir de son existence, qui relève avant tout de « l’un pour l’autre »[6] et qui peut se nouer même dans les situations les plus tragiques[7], malgré la haine, les interdits et la terreur; il se déploie comme un geste d’écoute et de reconnaissance[8] de l’autre par lequel une âme est donnée à la culture[9]. Et un lien social régi par des appartenances identitaires qui sont représentées comme rigides, fixes et sans possibilité d’intersection par les instances qui se donnent le droit de les attribuer ou de les refuser, en somme de les « administrer », que ce soit l’État[10], la communauté ou la famille; un lien social que, dans ce texte, je dirai de type « administratif » pour bien marquer sa soumission aux décisions de ces instances, mais qui n’en imprime pas moins sa marque de façon parfois violente dans la vie de ceux et celles qui y sont assujetties. L’histoire d’Asha nous montre la coexistence de ces deux formes de lien social à l’intérieur de la vie familiale comme de la vie sociale en général, ainsi que la tension extrême qui les oppose, la première forme étant perpétuellement menacée par la seconde qui, dans le monde contemporain, semble exacerbée par les techniques raffinées de gestion du social mises en œuvre par l’État comme par la communauté.
Ce texte de Das n’est pas un simple plaidoyer pour les droits individuels contre les droits collectifs, pour l’individu contre la collectivité, pour « the uniqueness of being against the suffocation of culture ». Il nous confronte en même temps à la façon dont nous laissons intervenir dans nos vies les instances collectives qui nous gouvernent, ainsi qu’au courage de ceux et celles qui choisissent de résister et de désobéir en privilégiant une autre forme de lien avec autrui que celle de type administratif. Ce n’est pas par hasard si Das, femme, indienne et anthropologue, choisit, pour nous parler d’Asha, d’invoquer Antigone, figure bouleversante et éternelle de la résistance au pouvoir de la communauté, de la tradition et du politique au nom de l’exigence éthique de la reconnaissance d’Autrui. Ce faisant, son écriture s’éloigne des formes conventionnelles et nous humanise tout en éveillant notre sens critique de même que notre admiration et notre compassion pour toutes les Asha de ce monde.
Cette écriture relève de ce que j’ai appelé une « anthropologie critique humanisante »[11] qui se caractérise par la volonté de mener une critique patiente et éclairée de toutes les formes d’assujettissement des êtres humains à des entités collectives qui privilégient le lien social de type administratif, qu’il s’agisse de l’État, de la bureaucratie, de la communauté, mais aussi, comme je le montrerai dans ce texte, du savoir des sciences sociales. S’efforçant ainsi de « remoralize those areas of life which become denuded of meaning by the dominance of technologies of governance within modern states »[12], cette anthropologie refuse de « laisser l’expérience du sujet se dissoudre dans le champ anonyme du discours »[13], c’est-à-dire de produire un savoir dans lequel la singularité de la personne serait toujours subordonnée aux ambitions généralisantes des discours que portent sur elle la science ou toute autre instance collective. C’est d’ailleurs à travers l’histoire d’une femme singulière que le texte de Das réussit à mettre en lumière un enjeu politique et éthique crucial.
Le présent article s’inscrit dans cette anthropologie en proposant une critique des effets déshumanisants de l’écriture anthropologique conventionnelle pour celui ou celle qui écrit mais aussi pour celles et ceux dont le texte parle et pour ceux et celles qui le lisent. Je suggère que ces effets tendent à renforcer la forme administrative du lien social dans le monde contemporain de deux manières : en proposant comme vraies des représentations du monde dans lesquelles tout lien d’ordre éthique est évacué et en facilitant l’appropriation du savoir scientifique par un mode de gestion du social pour lequel le lien social humanisé évoqué plus haut n’a pas de place.
Plus précisément, je voudrais montrer que, sous l’angle de la responsabilité pour autrui dont Lévinas a si bien parlé, l’écriture anthropologique (ou scientifique) conventionnelle contribue davantage à normaliser, si ce n’est à légitimer, l’indifférence à autrui caractéristique de la raison bureaucratique, qu’à valoriser le lien éthique avec autrui, la relation de « l’un pour l’autre ». Ma démonstration, qui n’est que préliminaire, fait appel au langage éthique de Lévinas[14] pour dire ce lien social humanisé qui est à la source de gestes comme celui d’Asha. Une rapide description de ce langage est présentée dans la première section du texte. Pour bien mettre en évidence l’enjeu de mon article, je dois ensuite mieux expliquer les rapports entre les sciences sociales —dont fait partie l’anthropologie— et les formes de liens sociaux propres au monde contemporain. Cette explication qui, dans le cadre de cet article, ne peut être que rapide, fera intervenir comme troisième terme incontournable, la gouvernementalité ou l’art de la gestion du social propre aux bureaucraties étatiques contemporaines; deux courtes sections lui sont consacrées. La section suivante présente mon analyse des stratégies d’évacuation de la responsabilité pour autrui dans l’écriture anthropologique conventionnelle. La dernière fait un bilan des enjeux politiques et éthiques de cette discussion.
La responsabilité pour autrui contre le « scandale de l’indifférence »
La philosophie de l’altérité[15] proposée par Emmanuel Lévinas me semble offrir un langage permettant d’explorer finement le lien social « humanisé » que j’ai évoqué plus haut. En effet, elle nous révèle un sujet humain immédiatement intersubjectif et une intersubjectivité toujours déjà d’ordre éthique, c’est-à-dire qui met en jeu la responsabilité de l’un·e pour l’autre, et non leur seule co-présence : « c’est dans l’éthique entendue comme responsabilité que se noue le nœud même du subjectif »[16].
Au lieu de concevoir le « soi » comme donné préalablement et découvrant progressivement autrui et la morale, ce que font les théories du développement moral[17], ou même comme un rapport à soi qui se construit dialogiquement au fil de ses rapports avec autrui, Lévinas affirme que le moi ne peut venir à l’existence qu’« après » sa rencontre avec le « visage » d’autrui. Autrement dit, l’avènement du sujet, du « je » en chacun de nous, est lié à autrui, et la responsabilité et le « penser-à-l’autre » qui naissent de la présence d’autrui dans notre vie sont constitutifs de notre subjectivité : le rapport à soi est indissociable du rapport à autrui. En ce sens, « our own selfhood is […] a gift from the Other »[18]. Le « visage » est la métaphore clé que Lévinas utilise pour dire autrui ou « l’expressif en autrui »[19], c’est-à-dire celui ou celle qui m’appelle, qui me demande, qui a besoin de moi, qui compte sur moi[20], indépendamment de ce que je sais d’elle ou elle ou sur lui ou elle, de son identité, de la connaissance que je peux en avoir. Cette rencontre, qui commence dès le début de la vie parce que « l’autre est toujours là avant moi […] et que je lui dois une réponse »[21], « convoque » immédiatement ma responsabilité pour cet autrui : « pas de soi sans un autre qui le convoque à la responsabilité » selon les mots de Ricœur[22]. En ce sens, « dès lors qu’autrui me regarde, j’en suis responsable, sans même avoir à prendre de responsabilité à son égard; sa responsabilité m’incombe. […] La responsabilité est initialement un pour-autrui »[23].
L’aventure existentielle du prochain importe au moi avant la sienne, posant le moi d’emblée comme responsable de l’être d’autrui, responsable c’est-à-dire comme unique et élu, comme un je qui n’est plus n’importe quel individu du genre humain.[24].
Cette responsabilité, porteuse de « toute la gravité de l’amour du prochain »[25], est donc donnée à chacun et chacune par le seul fait de sa « sensibilité » humaine et de son partage du monde avec autrui, indépendamment de toute réciprocité attendue ou exigée et de tout savoir sur l’autre : pour Lévinas, l’éthique signifie « l’obligation où je me trouve de répondre d’autrui alors qu’aucune loi de l’être ne m’y oblige »[26], mais seulement « un élan urgent, non fondé, non rationnel, non justifiable, non calculable, vers l’autre pour lequel je veux être, je veux vivre »[27]. L’altérité du « visage » d’autrui constitue une obligation qui ne peut être effacée, une responsabilité pour autrui non mesurable et non calculable, antérieure à toute délibération morale et décision raisonnée[28], qui s’impose à moi de manière inconditionnelle et irréductible dès que l’Autre est à proximité de moi, dès que je rencontre son « visage », son humanité : « Le visage du prochain me signifie une responsabilité irrécusable, précédant tout consentement libre, tout pacte, tout contrat »[29].
Cette notion de proximité est, on le verra, cruciale pour mon propos. Elle signifie « qu’autrui n’est pas simplement proche de moi dans l’espace, ou proche comme un parent, mais s’approche essentiellement de moi en tant que je me sens —en tant que je suis— responsable de lui »[30]. Inverse de la mise à distance ou mise à l’écart, la proximité n’est pas non plus « fusion »; elle est avant tout « contact d’Autrui. Être en contact : ni investir autrui pour annuler son altérité, ni me supprimer dans l’autre »[31]. Dans la proximité se noue en effet le paradoxe de la « relation entre êtres séparés »[32], entre moi et autrui qui, tout en étant totalement indépendant·e·s l’un·e de l’autre et même étrangers ou étrangères l’un·e à l’autre, sommes en même temps totalement et infiniment engagé·e·s par la responsabilité pour l’autre qui surgit dès notre rencontre. La proximité ne fait donc pas disparaître l’étrangeté de l’Autre ou sa différence; elle maintient cette « différence qui est non-indifférence »[33] à l’égard d’autrui : « La différence même entre moi et l’autre est non-indifférence, est l’un-pour-l’autre »[34]; elle fait immédiatement surgir ma responsabilité et exige ma reconnaissance de ce ou cette autre comme personne également humanisée et singulière, unique[35].
À cet « événement éthique » correspond donc la rupture ou l’abandon de l’indifférence à l’autre. En effet, l’indifférence à ce qui fait l’humanité singulière d’autrui, de chaque « visage » que l’on croise, non seulement est la négation de la dimension éthique de toute relation interpersonnelle, mais conduit aussi à faire disparaître toute possibilité de vivre l’expérience éthique fondamentale de la rencontre du « visage » et de la responsabilité à son endroit. Le souci d’autrui, en manifestant un sujet singulier qui n’est pas une chose et qui ne traite pas autrui comme une chose, mais qui l’accueille et lui parle est donc aux antipodes, par exemple, des ressources humaines interchangeables que construit la rationalité instrumentale à l’œuvre dans les appareils bureaucratiques.Et c’est en retour de ma reconnaissance du « visage » de l’autre que ma propre singularité prend une valeur infinie :
Ma responsabilité est incessible, personne ne saurait me remplacer. De fait, il s’agit de dire l’identité même du moi humain à partir de la responsabilité […] La responsabilité est ce qui exclusivement m’incombe et que, humainement, je ne peux refuser […] Moi non interchangeable, je suis moi dans la seule mesure où je suis responsable[36].
Cette citation est très éclairante à propos du lien que fait Lévinas entre la responsabilité pour l’autre, « structure essentielle, première, fondamentale de la subjectivité »[37] et l’« humanité » du sujet ainsi constitué : « Dire : me voici. Faire quelque chose pour un autre. Donner. Être esprit humain, c’est cela »[38]. C’est en référence à ce lien que, dans la suite du texte, j’assimilerai la « déshumanisation » au refus de la responsabilité pour autrui et à l’indifférence à l’autre.
Responsabilité pour autrui, souci d’autrui, refus de l’indifférence : ce sont là des expressions qui rendent compte de la dimension profondément éthique du « lien social humanisé » incarné par exemple dans l’effort d’Asha pour garder vivante une amitié interdite par la communauté et la famille, mais dans laquelle deux personnes solidaires se sont mutuellement engagées à se répondre, à être responsables l’une pour l’autre. Ce lien social est possible quand nous acceptons d’être « sensible » à autrui, à son sort et à ce qu’il ou elle devient, quand nous nous laissons toucher par sa vulnérabilité comme par sa souffrance ou son bonheur, quand nous éprouvons un souci concret pour l’autre[39]. Mais ce lien exige aussi que nous refusions, comme l’a fait Asha, de le subordonner à d’autres formes de lien social qui abolissent cette « proximité interhumaine » et en particulier aux liens sociaux de type administratif qui reposent sur des identités administrées par des instances collectives comme l’État ou la famille. Ces identités (nationales, ethniques, communautaires) sont en effet dotées du pouvoir de définir qui seront les amis ou amies, les ennemis ou ennemies, les parents et les « intouchables » de chacun et chacune de ceux et celles à qui elles sont attribuées, c’est-à-dire celles et ceux avec lesquel·le·s il leur sera ou non possible de vivre. Cette seconde forme de lien social est donc typiquement a-éthique, c’est-à-dire qu’elle repose sur une dynamique d’appartenance et d’exclusion qui écarte de son fonctionnement toute manifestation singulière du « lancinant désir de faire de l’Autre [s]on frère »[40] quel qu’il ou elle soit, sans rien savoir d’elle ou lui, simplement parce que son « visage » demande une réponse.
Lien social et gouvernementalité
Parmi les occurrences du lien social « administratif » que l’on trouve dans le monde contemporain figure, sous une forme apparemment bénigne, mais aux effets décisifs sur l’identité et la vie quotidienne, la gestion (ou « gouvernementalité ») étatique de la société civile et des rapports entre les habitants et habitantes d’un territoire donné. La gouvernementalité désigne, dans le vocabulaire de Foucault, « un domaine de relations stratégiques entre des individus ou des groupes, relations qui ont pour enjeu la conduite de l’autre ou des autres et qui ont recours, selon les groupes sociaux, selon les époques, à des procédures et techniques diverses »[41]. L’enjeu de la gouvernementalité étatique est donc de contrôler le devenir de la population qu’elle administre en établissant des normes et des stratégies d’intervention visant à agir sur le comportement des diverses catégories de population qui sont sous sa gouverne[42]. Pour ce faire, elle affilie chaque habitant et habitante de son territoire à une ou plusieurs catégories administratives, selon ses origines, sa situation et ce qui lui arrive : citoyen ou citoyenne, immigrant ou immigrante, réfugié ou réfugiée, jeune, enfant pauvre, retraité ou retraitée, travailleur ou travailleuse, chômeur ou chômeuse, délinquant ou délinquante, en voie de réinsertion, autochtone, femme victime de violence, touriste, malade, etc. Cette affiliation le ou la transforme ainsi en sujet administrable, pouvant prétendre « bénéficier » de divers programmes. Ces programmes renforcent à leur tour ses appartenances « administratives » qui font désormais partie de son identité, de son rapport à soi et de ses rapports avec autrui[43].
Cette gestion bureaucratique considère donc ses « administré·e·s » avant tout comme des personnes catégorisables définies par les stratégies d’intervention et les programmes dont ils sont bénéficiaires, et non comme des acteurs et actrices engagées dans d’autres formes de lien social fondées, par exemple, sur l’entraide, la solidarité ou l’engagement social. Réciproquement, le ou la bureaucrate, personnage clé de notre époque, ne peut qu’avoir des liens de type administratif avec celles et ceux dans la vie desquel·le·s il ou elle intervient parfois de manière décisive. Il ou elle doit, en rapport avec autrui (les « client·e·s »), privilégier le respect des règles, des décrets, des lois, de la hiérarchie, de la division des tâches et des responsabilités et être loyal·e envers le système techno-bureaucratique qui l’emploie, même si c’est au prix du renoncement à son souci d’autrui et à tout ce qui l’humanise comme sujet singulier. En effet, la rationalité bureaucratique qui commande son travail détruit l’immédiateté et la non-calculabilité de la relation à autrui : « The State supplant sociality, and “justice” replaces the spontaneous generosity of the face-to-face encounter »[44]. Lévinas évoque par exemple le pouvoir de l’État de détruire « l’irremplaçable unicité du moi »[45] en raison du traitement uniforme et anonyme que ses appareils réservent, au nom du principe d’égalité et d’universalité, à ses administré·e·s :
the state cannot be genuinely pluralistic; it cannot register and protect difference. Like totalizing philosophies, […] it is largely indifferent to difference. Levinas suggests that what is required to stem this institutionalised indifference is a recapturing of the ethicality contained in the sphere of interhuman proximity, a return to the affective, qualitative relationships within daily existence[46].
Autrement dit, un retour au lien social humanisé. Même s’il est vrai que dans bien des pays, comme l’a montré Michael Herzfeld[47], la bureaucratie constitue un bouc émissaire stéréotypé, facilement utilisable, pour expliquer la persistance de certaines situations intolérables ou injustes[48], il n’en reste pas moins que la raison bureaucratique, c’est-à-dire cette façon de voir le monde comme un ensemble de personnes atomisées à classifier et à administrer, est un des principaux véhicules du lien social de type administratif dans le monde contemporain.
Gouvernementalité et sciences sociales
La présence agissante des sciences sociales dans le monde contemporain n’est peut-être pas d’emblée aussi apparente que celle des technosciences qui déterminent d’innombrables aspects concrets de notre vie quotidienne. Cependant, les liens entre la gouvernementalité étatique contemporaine et les savoirs scientifiques sur lesquels elle s’appuie pour construire puis mettre à jour les catégories de population qu’elle contrôle et gère montrent bien que cette présence est tout aussi décisive[49]. En effet, la gouvernementalité exige, pour être exercée, la production et l’utilisation d’un savoir technique capable de transformer une société civile en une « population » dénombrable, catégorisable, administrable, sur la vie de laquelle l’État peut intervenir. Si, selon Maheu et Toulouse[50], gérer, c’est « concevoir puis actualiser des actions, des interventions consistant à infléchir le cheminement ou l’évolution [d’un processus] dans une direction préalablement arrêtée », alors il est indispensable de disposer d’un savoir permettant d’identifier et de délimiter les processus sur lesquels on veut agir et, plus généralement, les comportements que l’on veut modifier, ainsi que les méthodes les plus efficaces pour ce faire.
Les sciences sociales répondent parfaitement à cette commande, que ce soit par le biais de leurs données empiriques ou de leurs analyses conceptuelles : « managers do read books on organization theory. Such books therefore, whatever the intentions of their authors, never merely describe; they provide models for future behavior »[51]. Les catégories administratives qui sont assignées aux citoyens et citoyennes sont souvent étroitement apparentées aux catégories d’analyse scientifique, comme en témoigne, par exemple, le cas des « jeunes » : il existe une convergence troublante entre les principaux thèmes de recherche de la sociologie de la jeunesse (insertion professionnelle, chômage, décrochage scolaire, délinquance et violence, intégration des immigrant·e·s, grossesse précoce) et les « problèmes » sociaux des jeunes (ou posés par les jeunes?) que l’État veut régler ou du moins canaliser par le biais de ses programmes et interventions.
D’autre part, la référence à l’univers scientifique (notamment l’usage de données chiffrées) semble conférer aux pratiques et aux politiques d’intervention de l’État dans la vie de ses citoyen·ne·s une légitimité puissante et incontestable[52]. Pensons aux innombrables groupes d’experts et expertes mis sur pied par tout gouvernement pour trouver des solutions à ses problèmes administratifs. En tant qu’auteurs et autrices de textes des sciences sociales, les anthropologues font partie de ce processus, notamment dans le cas des Autochtones ou des pays dudit Tiers-Monde, deux catégories éminemment administrées. La connexion entre le savoir des sciences sociales et la gouvernementalité prend donc la forme de la contribution plus ou moins intentionnelle du premier au fonctionnement et aux pratiques de la seconde. Ce faisant, le savoir des sciences sociales contribue plus ou moins directement à la forme de lien social privilégié par la gouvernementalité, soit le lien social de type administratif, et ce, quelles que soient les intentions de ses auteurs. Les effets des sciences sociales sur notre vie quotidienne sont donc très loin d’être négligeables. Cette situation soulève de nombreuses questions dont la moindre n’est pas celle de la responsabilité sociale des scientifiques.
Celle que je soulève ici concerne plutôt ce qui rend possible cette « appropriation administrative » du savoir scientifique par une bureaucratie aux objectifs bien différents de ceux de ses auteurs et autrices (notamment dans le cas de ceux et celles qui font de la recherche dite fondamentale), et sans qu’il y ait nécessairement collaboration explicite ou intentionnelle entre les scientifiques et les gestionnaires du social. Qu’est-ce qui permet ou facilite la réappropriation administrative du savoir des sciences sociales censé obéir avant tout à des normes internes à la pratique scientifique, tant du point de vue des méthodes que de l’écriture et des référents théoriques? Qu’y a-t-il de commun entre la pratique bureaucratique et les sciences sociales pour que le sens puisse ainsi circuler et produire des effets de gouvernementalité?
Alasdair McIntyre, dans un article percutant[53], démontre que les principes de base de ce qu’il appelle la méthodologie de recherche en sciences sociales conventionnelles ou « archimédiennes »[54] correspondent exactement à l’idéal de l’autorité bureaucratique : les deux présentent une vision partielle du réel dont sont exclus tous les aspects conflictuels, imprévisibles, contestables ou aléatoires, c’est-à-dire non gérables et non contrôlables. En ce sens, ce sont deux idéologies dont les effets sont similaires :
the canons of bureaucratic authority and those of conventional social scientific methodology are mutually reinforcing. Both mask fundamental conflict; and both are liable to make conflict a more marginal phenomenon than it is […] By representing conflict as marginal and manageable by administration, both do indeed make it more manageable[55].
Il vaut la peine de résumer brièvement les parallèles qu’il établit entre ces deux idéologies : selon les sciences sociales conventionnelles, le monde est composé de « discrete, independently identifiable variables [which] must be identifiable in an evaluatively neutral non-contestable way »[56]. De la même façon, « the bureaucrat has to deal in discrete items which can be given an established and unique classification »[57]; c’est une condition pour la mise au point de ses catégories et stratégies d’intervention. Le monde bureaucratique est donc lui aussi composé de « discrete variables »[58] qui, de plus, doivent être considérées comme non-contestables : les administré·e·s ne devraient pas pouvoir contester leurs affiliations administratives même, si, heureusement, ils et elles le font parfois. En revanche, le ou la bureaucrate comme le ou la scientifique ont une certaine marge de manœuvre pour manipuler ces catégories. Enfin :
the relations between already classified items have to be ordered in such a way that the bureaucrat’s rules correspond to a set of causal generalizations which warrant predictions : doing A will in fact produce consequences B and C. And these causal generalizations must not only warrant predictions, they must be translatable into recipes for producing effects; they must be levers for effective manipulation[59].
Le point de vue de McIntyre est évidemment critique, lui qui souhaite revenir à des formes de solidarité traditionnelle, « communautarienne » pour remplacer la domination des organisations bureaucratiques modernes sur notre monde.
Plus généralement, il me semble qu’il existe au sein des sciences sociales conventionnelles une véritable « tentation bureaucratique » qui se manifeste dans le désir commun à ce savoir et à la raison bureaucratique de maîtriser le monde, que ce soit par la gestion ou par le savoir, dans leur passion obsessionnelle pour la clarté, la rigueur, les frontières non perméables, les catégories bien délimitées et dans leur horreur de la confusion, du flou, de l’aléatoire et des intersections.
Comme je l’indiquais au début de ce texte, je voudrais contribuer à cette critique politique et éthique des sciences sociales conventionnelles (par différence d’avec une critique d’ordre épistémologique) en prenant pour objet l’écriture anthropologique. L’écriture scientifique, c’est-à-dire l’ensemble de ses normes en matière de rhétorique, de composition, de vocabulaire et de position narrative, est un aspect crucial de la pratique scientifique. N’oublions pas que ce sont avant tout des textes que lisent les artisans et artisanes de la gouvernementalité contemporaine et que produisent les scientifiques du social. Il m’a donc semblé pertinent de réfléchir aux points de rencontre entre la raison bureaucratique et la démarche scientifique au cœur même du texte anthropologique. Ce faisant, je m’inscris dans la réflexion collective que l’anthropologie anglo-saxonne mène depuis près de 15 ans sur ses propres normes et procédés rhétoriques[60].
Cherchant à comprendre ce qui, dans les canons de cette écriture, contribue à favoriser la connexion entre savoir scientifique et gouvernementalité, je voudrais mettre en lumière de manière détaillée comment l’anthropologie conventionnelle amène ses praticiens et praticiennes à évacuer de leurs textes toute allusion à la dimension éthique du lien social qui se noue entre eux et elles et celles et ceux dont ils et elles parlent ou à qui ils et elles s’adressent, au profit d’une relation de connaissance a-éthique, que j’assimile à une forme d’indifférence à l’autre justifiée de multiples façons. Sont concernés ici les textes qui rendent compte de recherches empiriques menées dans le cadre institutionnel des sciences sociales conventionnelles. Cette légitimité de l’indifférence à autrui dans la pratique scientifique me semble être un autre aspect de la tentation bureaucratique des sciences sociales conventionnelles à laquelle n’échappe pas l’anthropologie. Ma proposition est donc de poursuivre la critique de l’écriture anthropologique conventionnelle en l’orientant vers l’analyse de la façon dont ce type de texte contribue à nourrir, à normaliser, à légitimer et même à rendre souhaitable la forme administrative de lien social privilégiée par la raison bureaucratique, et ce, sans intention spécifique de le faire. Il s’agit là d’un effet non intentionnel de la pratique des sciences sociales dans le monde contemporain, mais qui impose qu’on y réfléchisse.
La déshumanisation de l’écriture anthropologique conventionnelle et la normalisation de l’indifférence scientifique
La critique des « productions culturelles »[61] que sont les textes scientifiques n’est pas nouvelle, notamment en anthropologie anglo-saxonne où elle est vigoureusement menée depuis une quinzaine d’années. Utilisant les armes de l’analyse littéraire, cette critique a montré le caractère « construit » de l’écriture anthropologique conventionnelle malgré ses prétentions au réalisme descriptif, et les effets de pouvoir qui en découlent. En effet, loin de simplement décrire des « cultures », les textes ethnographiques classiques (des monographies portant sur de petites communautés exotiques) les imaginaient à partir d’un océan informe de différences remarquées et ressenties par un ou une ethnographe appuyé par des modèles de raisonnement complexe; ils les inventaient, dirait Wagner[62]. Puis, en vertu de l’autorité scientifico-ethnographique de l’auteur ou autrice, ces textes devenaient la « référence ultime », la vérité sur la population étudiée : les Untel ou Unetelle sont comme ci, fonctionnent comme cela, etc. Cette vérité fut ensuite reprise et utilisée de multiples façons sans que les personnes qui en étaient l’objet pussent jamais la contester (ce qui a bien changé dans le contexte actuel).
Cette critique de l’écriture anthropologique conventionnelle a mené nombre d’anthropologues à prendre conscience de l’appropriation de la parole et de la voix de l’Autre qui s’effectuait ainsi, reproduisant au cœur de leurs textes le travail de « colonisation » territoriale ou politique subi par les peuples étudiés[63]. Sur le plan textuel, cette analyse « littéraire » a montré que cette appropriation s’élaborait à partir d’une série de procédés rhétoriques désormais bien repérés que je voudrais réexaminer ici dans la perspective présentée plus haut. Je précise que si mes exemples sont tirés de l’anthropologie, cela ne signifie pas que l’écriture conventionnelle en sociologie ou dans les autres sciences sociales ne mérite pas une telle confrontation. En fait, il apparaît clairement que derrière les particularités de l’écriture anthropologique classique se trouve l’aspiration archimédienne évoquée plus haut (note 53), commune à toutes les sciences sociales dans leur version conventionnelle. Je rappelle que le projet archimédien suppose la croyance en la possibilité d’une correspondance directe entre les mots et le monde, ce que Rorty[64] appelle la vérité « spéculaire ». La connaissance serait à la fois le miroir et l’image fidèles du monde tel qu’il est en lui-même, de la « nature ». Cet idéal implique donc une séparation et une mise à distance radicale entre le sujet et l’objet de la connaissance, entre la chercheuse ou le chercheur et le monde qu’elle ou il étudie, qu’il s’agisse du monde social ou physique. Le langage scientifique, les protocoles et méthodes de recherche, les laboratoires, les réunions scientifiques, en somme tous les éléments qui constituent la pratique sociale de la science, ont pour but d’actualiser le point archimédien en constituant la distance si désirée entre le sujet du savoir et son objet.
Cet idéal archimédien a eu plusieurs conséquences cruciales pour la pratique des sciences sociales : les scientifiques du social qui souhaitaient obtenir la même légitimité pour leurs disciplines que celle des sciences de la nature ont tenté de se donner elles et eux aussi un tel point archimédien. Puisque tout ce qui fait du ou de la chercheuse une « personne » socialement engagée et située dans un contexte humain risque de l’entraîner vers un point de vue partiel et partial sur le monde et donc de l’empêcher de construire la distance archimédienne si ardemment désirée, il ou elle est obligée de se « dédoubler » en s’inventant et se donnant un « soi archimédien » qui soit de l’ordre de l’universel et qui lui permette d’éviter que son rapport au monde spontané et « quotidien » entrave ses efforts pour construire la position discursive du sujet archimédien. Autrement dit, le soi spontané, quotidien, « mondain », c’est-à-dire ancré dans un monde où il agit, ressent, éprouve, décide et espère, doit être repoussé, écarté, mis de côté ou à distance pour faire place à la seule ou au seul observateur archimédien. Sur le plan de l’écriture, cela suppose d’essayer d’effacer du texte scientifique tout ce qui pourrait évoquer une proximité qui soit autre que de l’ordre de la connaissance entre l’auteur ou autrice et ce dont il ou elle parle, en particulier la responsabilité pour autrui évoquée plus haut. Cette instauration d’une distance archimédienne s’effectue au moyen de procédés rhétoriques que l’on peut décrire comme des effacements ou des absences. Je décris dans ce qui suit ceux qui me semblent caractériser l’écriture anthropologique conventionnelle.
Une écriture déshumanisée à force d’effacements
Premier effacement, bien sûr, celui de l’expérience vécue de l’anthropologue, que ce soit pendant le travail de terrain ou pendant l’écriture. Ce que Webster[65] appelle la stratégie d’« ego-effacement » de l’anthropologue l’amène ainsi à supprimer de son texte toute évocation (autre qu’anecdotique) de ses relations interpersonnelles sur le terrain, de ses émotions, de son corps, de son « soi », en somme. Et pourtant,
long-term immersion through fieldwork is generally a total experience, demanding all of the anthropologist’s resources; intellectual, physical, emotional, political and intuitive. The experience involves so much of the self that it is impossible to reflect upon it fully by extracting that self. Under pressure to be « scientifically objective », anthropologists have traditionally compartmentalised that fieldwork experience[66].
La situation de l’anthropologue archimédien·ne est donc déchirante puisqu’il ou elle doit effacer toute trace de son « soi » dans son texte alors que c’est précisément ce soi qui a permis à l’observation participante d’être effectuée. Parmi les expériences ainsi oblitérées figurent les négociations, manœuvres et rapports de pouvoir qui ont pu s’exercer sur lui ou elle ou qu’il ou elle a tenté d’exercer pour avoir le droit de poser des questions, pour être hébergé·e ici plutôt qu’ailleurs[67], etc., mais aussi l’expérience éthique de la rencontre avec autrui que constitue le terrain.
Un autre effacement crucial vise la culture de l’anthropologue, dans l’espoir d’éviter le « piège » de l’ethnocentrisme[68] si appréhendé par les ethnographes. En effet, la position archimédienne de l’anthropologue se singularise par le fait que ce sujet de la connaissance sait qu’elle ou il est lui-même un être de culture, c’est-à-dire qu’il ou elle a une façon spécifique de donner un sens au monde qui se manifeste dans tous les aspects de sa vie.
Investir le point archimédien exige alors un effort constant et explicite pour lutter contre ses tendances à l’« ethnocentrisme », pour dénaturaliser ses propres concepts et représentations du monde, pour « sortir » de sa culture et se placer dans une sorte de no man’s land culturel, seule garantie de compréhension de la culture étudiée telle qu’elle est en elle-même. Mais cet effort pour se réinventer comme être archimédien et hors-culture évoque aussi pour moi le désir quelque peu mégalomane de se séparer radicalement du commun des mortel·le·s — ces humains et humaines « ordinaires » qui restent les éternel·le·s prisonniers et prisonnières de leur culture — par le simple pouvoir de la pensée ou de l’analyse scientifique. Si le texte réussit à établir une telle différence essentielle entre la chercheuse ou le chercheur et celles et ceux dont il ou elle parle, l’idée de responsabilité pour autrui ou de lien éthique avec ces personnes perd évidemment tout sens et toute pertinence.
Autre effacement jugé indispensable dans les textes ethnographiques conventionnels, celui du jugement moral et politique de l’anthropologue sur les formes d’humanité qu’il ou elle rencontre. Cet effacement d’une des formes les plus fondamentales de la responsabilité envers autrui est légitimé autant par le relativisme méthodologique et le principe de l’égalité des cultures hérité de Boas— qui impose à l’ethnographe de suspendre son jugement — que par le « biais » dangereux que cela pourrait introduire dans le processus de production de connaissance. Selon cette position, les élans moraux et les débats politiques sont réservés au « citoyen·ne » et ne doivent pas entraver le travail du scientifique qui doit les évacuer de son texte ou les réserver pour une préface, une introduction, une postface ou un livre de réflexions personnelles. Pourtant, sur le terrain, cette coupure ou ce dédoublement est souvent impossible à vivre : « Anthropologists […] have, I believe, an ethical obligation to identify the ills in a spirit of solidarity, and to follow [an] ethic of care and responsibility », dira Scheper-Hughes[69]. La convention archimédienne n’exige donc pas de la « personne » qui existe derrière le ou la chercheuse qu’elle n’ait pas de positions morales et politiques, mais seulement qu’elle ne les fasse pas intervenir dans le processus de son travail scientifique et encore moins dans ses textes : elle doit les en effacer[70].
Effacement aussi du souci des effets de nos textes sur le monde dans lequel ils circulent et sur les « autres » qu’ils pourraient affecter. S’ils produisent des effets, cela concerne le monde dans lequel se produisent ces effets et non celui qui en est la source, le monde du savoir. Autrement dit, cette question des effets de la science (qu’ils soient ou non prévus et voulus) relève du domaine « moral » ou « politique » et non de la science elle- même : « Science is an institutionalized activity, a means, not an end. It can be used for all sorts of ends – to create engines of war, to make new products, to cure physical and mental ills and even just to discover things »[71]. Cette position signifie implicitement que le souci de ces fins est réservé aux « citoyen·ne·s ». En somme, prendre en compte les conséquences du savoir au moment de le produire est un non-sens pour la position archimédienne étant donné la coupure qu’elle impose entre le monde-objet d’étude et le monde-vécu : « One of the major assumptions upon which anthropological writing rested [is that] its subjects and its audience are not only separable but morally disconnected, that the first were to be described but not addressed, the second informed but not implicated »[72].
Effacement enfin du travail d’écriture de l’anthropologue alors que, comme l’a montré la critique de la rhétorique anthropologique, l’écriture est le principal lieu de mise en ordre du monde effectuée par le savoir : c’est en elle que se construit la représentation de l’Autre qui va ensuite avoir le statut de « vérité », c’est en elle que peuvent apparaître ou disparaître les dimensions éthiques du travail de recherche. Elle est donc un lieu majeur de la construction du rapport à l’Autre, même si, par convention, elle se présente comme descriptive et réaliste. Nombreux sont les chemins qui vont de l’expérience sociale et personnelle vécue par l’anthropologue sur le terrain à la production d’un texte ethnographique qui tente de représenter cette expérience dans un langage et un paradigme théorique acceptable pour la discipline. Bien des choix sont possibles qui, chaque fois, engagent notre responsabilité pour ceux et celles dont nous décrivons la vie. L’écriture archimédienne cherche à rendre invisible ce processus de construction d’un savoir sur l’Autre et la responsabilité concomitante.
Cette série d’effacements de la présence de l’auteur ou autrice dans son texte au profit d’une description qui se veut réaliste produit ainsi une « désincarnation » de l’auteur ou autrice qui, au nom de son désir de distance archimédienne, se réduit lui ou elle-même à une position discursive « hors-monde ». Dans ce qui suit, je voudrais montrer que cette distance est une forme d’indifférence à l’autre, normalisée et légitimée par le désir archimédien de vérité spéculaire.
De la distance à l’indifférence normalisée
La série d’effacements que je viens d’évoquer vise à exclure du texte scientifique toute évocation d’un lien humain, d’ordre éthique ou politique, entre l’auteur ou autrice et les sujets étudiés, de la même façon que, dans ses travaux, le ou la biologiste ne fait état d’aucun lien personnel avec les souris ou les microbes qu’il ou elle examine, en dehors de sa volonté de les connaître, de percer à jour leur mystère. Se trouve ainsi instaurée une distance fondamentale entre l’objet et le sujet du savoir, entre le monde étudié et celui ou celle qui l’étudie. En effet, le monde ne peut pas avoir le même sens pour le soi mondain que pour le sujet archimédien de la connaissance vraie. Pour le premier, le monde est celui dans lequel il vit, pense, éprouve, agit et espère; c’est un monde situé dans l’espace et dans le temps, qui est marqué par certaines façons de faire, d’agir, d’aimer, de penser, de bouger, de se soucier, etc. Pour le sujet archimédien, c’est l’objet de son étude, ce qu’il veut connaître, ce dont il veut percer le mystère et révéler les déterminations qui le rendent tel qu’il est. Loin de se trouver dans une proximité qui éveille à la responsabilité, c’est un « ennemi » qu’il faut affronter sans cesse pour en vaincre l’opacité et les secrets, ce qui n’est possible que si l’on en sort et qu’on le tient à distance de soi. Il s’ensuit que le modèle de relation proposé par la science sociale conventionnelle impose d’écrire sur les êtres humains avec lesquels on travaille ou à propos desquels on produit un savoir de la même façon qu’une ou un savant décrit ses molécules ou ses échantillons : comme des choses qui n’ont de valeur qu’en tant qu’objets de connaissance (Pensons à l’expression « échantillon de population », utilisée si fréquemment en sciences sociales et apparemment sans soulever de questions!). Et pourtant, il va de soi, surtout dans le cas de l’anthropologie de terrain, que l’auteur ou autrice a noué des liens personnels, affectifs, moraux, instrumentaux, politiques, avec les personnes qu’il ou elle a rencontrées.
Je vais tenter dans ce qui suit d’aborder de manière plus précise les conséquences de l’idéal de la distance archimédienne sur le rapport aux sujets étudiés qui se constitue au sein des textes anthropologiques rédigés en fonction de cet idéal. Ma position est que ces sujets, des êtres humains, sont traités textuellement comme des choses —des entités sans « visage »— à l’endroit desquelles aucune responsabilité d’ordre éthique n’est envisageable ni compréhensible. C’est ainsi que se normalise, dans le texte scientifique, une attitude éthique modelée sur le principe d’indifférence qui incite à se tourner « vers autrui comme vers un objet »[73].
Le point de départ de cette brève analyse est la méfiance presque unanime des scientifiques du social à l’endroit de la parole spontanée des personnes étudiées, coupables d’emblée de vision partielle et partiale en raison de leur situation dans un contexte précis. Cette parole prend alors le statut de symptôme d’une position sociale particulière ou de l’appartenance à une « culture » qu’elle ne fait qu’illustrer et reproduire; elle sera analysée en tant que telle. Ainsi, comme l’indiquent Anthony Cohen et Nigel Rapport[74], « British social anthropology[‘s] practitioners became used to identifying the consciousness of any individual with the structural logic of that individual’s social circumstances. If I am a Nuer, then I must think like a Nuer ». Ce dogme bien connu du « soupçon » à l’endroit de la doxa, de l’opinion, du savoir spontané ou de la « fausse » conscience est un des piliers des sciences sociales conventionnelles, car entre autres raisons et sans être cynique, il faut reconnaître que c’est la meilleure justification qui soit de l’existence même de ces sciences.
Il s’ensuit une répugnance propre à ces textes à l’endroit de toute trace de singularité individuelle, de tout écart par rapport à la norme (c’est-à-dire par rapport aux catégories utilisées par l’analyse), de toute anomalie (pensons aux analyses statistiques qui enlèvent toute pertinence à la présence d’extrêmes); sont privilégiés les ensembles collectifs obéissant à des normes « découvertes » (ou imaginées?) par la chercheuse ou le chercheur.
Même la méthode des histoires de vie, qui pourtant « prétend attribuer à la subjectivité une valeur de connaissance »[75], a en général le statut d’un outil dont l’utilisation vise à aller au-delà de la personne qui se raconte pour en faire un « type », selon le texte de Claude Javeau[76], ou un symbole, peut-être une métonymie, d’un groupe social ou culturel, d’une époque ou d’un contexte[77]. La personne n’a alors d’intérêt qu’en tant que « miroir » de son milieu, de son époque ou de ses appartenances : « l’individu singulier est exclu d’un savoir universel où il ne serait de science que du général »[78].
La conséquence de cet effort pour « collectiviser » textuellement les êtres singuliers que le chercheur ou la chercheuse rencontre est une normalisation des différences individuelles, source d’aplatissement de la diversité humaine. En effet, puisque cette écriture ne fait exister les humain·e·s que comme membre d’un tout, ils et elles deviennent privé·e·s de leur « visage » singulier, de leur voix unique, mais aussi de leur corps, de leur « chair », de leurs relations vécues, de sorte qu’on pourra formaliser et modéliser les liens qui les unissent et inventer, pour les désigner, des « cultures » semblables à des bureaucraties avec des règles, des règlements, des sanctions, des procédures (les « rituels »), etc.
Ce travail d’analyse et d’objectivation des phénomènes et des « visages » rencontrés consiste à les décomposer en sous-objets, à séparer ces derniers puis à les recomposer en les réarrangeant dans un autre langage, celui de la science concernée; on peut ainsi, comme je l’évoque plus loin, chercher à traduire des rapports interpersonnels complexes (de parenté) en schémas composés de traits, de ronds et de triangles et épurer ces derniers de manière à en comprendre la « logique », puis standardiser ce système d’analyse afin de comparer des ensembles de tels rapports interpersonnels.
Cette relation objectivante, qui veut connaître, produire un savoir sur l’« être » de l’Autre en décomposant chacun de ses éléments, a clairement pour effet de chosifier les personnes dont il est question. En effet, pour être menée à bien, il faut qu’elle annule et s’approprie l’individualité et les différences mutuelles de chacune de ces personnes afin de les traduire dans un langage spécifique (scientifique), limité à certains concepts et catégories qui uniformisent, simplifient et réduisent la complexité du réel. Les langages scientifiques font donc en sorte que « l’Autre devienne le Même »[79], que son extériorité se dissolve au sein d’un savoir totalisant et uniformisant. Ce faisant, on perd complètement de vue la « différence » essentielle, l’étrangeté irréductible de l’Autre, sans laquelle on ne peut penser de relation éthique, de dialogue, d’échange.
Or cette « adaptation de l’Autre à la mesure du Même dans la totalité ne s’obtient pas sans violence, Guerre ou Administration »[80]; par exemple, elle fait en sorte que « s’instaure derrière la parole prononcée une sociologie ou une psychanalyse qui recherche la place de cette parole dans un système de références et qui la réduise ainsi à ce qu’elle n’a pas voulu »[81]. Das[82] a montré comment, lors des poursuites intentées par les victimes de l’accident chimique de l’usine d’Union Carbide en Inde en 1985, les juges et les expert·e·s scientifiques se sont approprié·e·s les paroles spontanées de souffrance de ces victimes pour, soit les contester au nom de l’absence de preuves « scientifiques » ou médicales reconnues, soit pour en tirer un discours général et anonyme sur « la » souffrance, discours qui finit par se retourner contre les victimes jugées « trop » souffrantes pour comprendre ce qui leur arrivait.
C’est ainsi que le non-respect des différences et de la singularité d’autrui conduit à renoncer à la non-indifférence à son « visage » et à l’appel qui en émane; il promeut ainsi une attitude d’indifférence envers celle ou celui qui, pourtant « me parle et par là m’invite à une relation sans aucune mesure avec un pouvoir qui s’exerce, fût-il jouissance ou connaissance »[83].
Je vais prendre trois exemples, l’un ancien et deux autres très récents, pour montrer très brièvement comment s’actualise ce phénomène dans des textes anthropologiques. Dans sa Critique de l’anthropologie[84], Edmund Leach se moquait des comparatistes structuro-fonctionnalistes qui, disait-il, sont comme des collectionneurs et collectionneuses de papillons acharnées à trouver le meilleur classement possible pour leurs prises (les faits ethnographiques); à force de raffiner leurs sous-catégories et leurs sous-sous-types[85], ils et elles n’arrivent qu’à des tautologies et à des débats peu intéressants sur la capacité de tel fait empirique à rentrer dans telle catégorie (notamment dans les études de parenté), catégories que, de plus, elles et ils s’étaient donné·e·s a priori si bien qu’elles étaient hautement ethnocentriques[86]. Selon lui, ces recherches ont été « entravées » par un « souci excessif des données empiriques »[87]. Il propose plutôt d’inventer des modèles algébriques permettant de se dégager de « l’enchevêtrement excessif des faits empiriques et des concepts chargés de valeurs »[88]; ces modèles aideront à mieux comprendre le fonctionnement des sociétés étudiées, en particulier des « systèmes » de parenté, à partir d’une analogie mécaniste et non plus organique. Il est clair que, dans les classifications critiquées par Leach comme dans les modèles structuraux qu’il propose, il n’y a guère de place pour des actrices et acteurs singuliers. En fait, tout ce qui pourrait évoquer la dimension humaine des personnes dont il est question (valeurs, faits empiriques, etc.) est conçu comme un obstacle direct à la construction du savoir. Il est par ailleurs révélateur de voir que Leach, en n’hésitant pas à comparer le travail de classification des faits ethnographiques à celui d’un classement de papillons, assimile les sociétés à des papillons : la coupure évoquée plus haut entre le sujet et l’objet de la connaissance anthropologique est ici flagrante.
Cette absence de personnes « humaines » dans les études de parenté et leur réduction à des triangles et à des cercles dans des schémas formalisés ne semble pas encore faire officiellement problème puisque, dans l’introduction d’un numéro récent de L’Homme consacré aux « âges et générations », Peatrik[89] annonce que « la priorité accordée aux questions d’ethnographie et de formalisation des classes d’âge et de positions sociales, pour surprenante qu’elle puisse paraître, n’en demeure pas moins la clé des progrès à venir »; autrement dit, ces ethnographes ont l’intention de continuer à parler de la question des rapports d’âge et de générations à partir de réifications formalisées sous forme de système (dans un jargon quelque peu impénétrable[90]) dans le but est de faire une « réflexion comparative durable »[91] dans laquelle les diverses sociétés humaines sont des « cas » représentant des systèmes gouvernés par des règles et sans acteurs et actrices intersubjectives.
Même les analyses dites « culturelles », censées être moins formelles, n’échappent pas à cette tendance. Prenons l’exemple d’un article[92] décrivant les rapports entre le corps, l’esprit et les émotions dans la culture de Mt Hagen en Nouvelle-Guinée. Ce qui est frappant est la crédibilité dont jouit encore ce type d’analyse qui choisit délibérément de se situer exclusivement au niveau des concepts et catégories, ne s’intéressant jamais à la façon dont les « Hageners » expérimentent et vivent ces catégories; en fait, les actrices et acteurs sont complètement évacués de la narration, comme le montre le style passif adopté dans la citation suivante :
There is held to be an intimate dialectic between shame and anger and so it is appropriate that the two are thought to originate together in the noman (esprit incorporé). Shame by itelf, for example, will not lead to sickness, but if it is followed by anger it will do so, since whenever feelings cycle through anger sickness will result[93].
Les émotions sont réifiées dans des abstractions « faisant système », fonctionnant ensemble dans un système cohérent (appropriate), mais qui ne sont pas vécues, qui ne sont pas reliées à des situations et surtout à des acteurs et actrices capables de les éprouver. Et pourtant, il s’agit d’émotions! Les seul·e·s actrices et acteurs qui apparaissent dans le texte le font sous une forme généralisée, qui les réduisent à une catégorie, par exemple, celle d’époux ou d’épouse :
A woman cannot “manage” her blood as a man can “meter” his semen. She is dependent on rich foods such as leafy greens and red pandanus fruit sauce in order to replenish her stock of blood, and this may be a cause of dissension with her husband if he does not help her to get these foods[94].
La rhétorique utilisée est la même que s’il s’agissait de décrire des mœurs de papillons, pour reprendre la métaphore de Leach. Ce sont des catégories déshumanisées, vidées de toute substance vécue ou expérientielle (alors qu’il s’agit de nourriture, de sang et de corps), des éléments isolés pour les fins d’une analyse qui décrit une conception du corps sans faire intervenir de corps. Ce texte est résolument écrit depuis une perspective archimédienne puisqu’il se présente comme une simple description de l’« ethnothéorie du corps » des Hageners. Comme dans le cas des études de parenté citées plus haut, le plaisir intellectuel et la subtilité liés à ce type de « reconstitution » des systèmes culturels ou sociaux ne doivent pas masquer l’absence d’humanité de ces représentations d’un monde humain.
L’anthropologie archimédienne fait ainsi disparaître la singularité des acteurs et actrices en ne proposant que des généralisations et des « individus généralisés », donc interchangeables. Il n’y a pas de place dans ces représentations pour des sujets humains singuliers et acteurs dans leur vie et dans leur monde, mais seulement pour des « membres d’une société » qui obéissent à ses règles. Cette propension à la généralisation, au nom du rêve archimédien de reconstituer la rationalité des systèmes culturels ou sociaux, a fait beaucoup perdre à l’anthropologie classique, comme le remarque Bruner :
Our ethnographies focus on generalized routines, clusters of custom, norms, habits and prevalent patterns of social relations. Monographic descriptions tends to be synthetic in that they are composites based on abstractions from a series of particular instances. They seek in general so as not to be misled by the unique. But in striving for a balanced, representative account, much of the meaning and the drama in the event itself is lost[95].
C’est en ce sens que, malgré son intérêt explicite pour la diversité des formes de vie humaine, l’anthropologie a elle-même contribué à la réduction de cette diversité en l’« aplatissant » dans des schémas certes raffinés, subtils et complexes, mais qui, comme représentation du réel, apparaissent abstraits, pauvres, mécaniques, simplifiés (même si leur jargon semble impliquer une complexité) et déshumanisés. Le style de la monographie est en partie responsable de ce phénomène :
The monograph’s epistemology […] reduces richly textured accounts to governing rules or, at any rate, to culturally appropriate expectations. Whether thickly describing the language of experience or elegantly designing a formal model, much ethnography tells more about forms of activity in general than about how any particular instance was carried out. All too often in this process, lived experience is robbed of its vital significance[96].
En somme, du point de vue de l’éthique de l’altérité, la rhétorique anthropologique classique tend à évacuer des mondes qu’elle reconstitue les actrices et acteurs singuliers qui pensent, éprouvent et réfléchissent, et finit par proposer de ce monde une représentation sans humains, déshumanisée, ou alors constamment méfiante à l’endroit de ce qui fait l’humanité des actrices et acteurs singuliers.
Lévinas décrit ainsi le résultat de cette mise à distance du penseur archimédien face aux autruis qu’il étudie :
Ce n’est pas que nous ignorons l’interlocuteur, mais […] nous ne pouvons plus prendre au sérieux ses paroles, parce que son intériorité est purement épiphénoménale. Nous ne nous contentons pas de ses révélations que nous prenons pour donnée superficielle, pour une menteuse apparence, ignorant son mensonge. […] Les visages sont des masques. Nous cherchons derrière les visages qui nous parlent et auxquels nous parlons l’horlogerie des âmes et ses ressorts microscopiques. Sociologues, nous recherchons les lois sociales comme des influences intersidérales auxquelles obéissent les clins d’œil et les sourires d’autrui; philologues et historiens, nous contesterons à chacun jusqu’au pouvoir même d’être auteur de son discours[97].
Lévinas est ici sensible à la déshumanisation qui est associée à cette position : au lieu que le « visage » d’autrui soit accueilli, écouté, reçu comme tel, sa parole est sujette à méfiance, à ignorance ou à mépris (au profit d’une autre vérité, celle de la chercheuse ou du chercheur); au lieu de faire surgir la responsabilité pour autrui, la rencontre du « visage » déclenche une attitude « de médecin légiste » ou d’ingénieur·e pour le ou laquelle ce « visage » est avant tout une mécanique à démonter; même les clins d’œil et les sourires ne doivent pas à échapper au manteau explicatif qui cherche à recouvrir le mystère des rapports humains. En somme, la relation avec autrui est considérée comme « réductible » à la connaissance objective, alors que, pour Lévinas, elle est irréductible. Rappelons ici son analyse du « visage », qui peut être considérée comme
un réquisitoire contre tout modèle théorique d’objectivation d’autrui. […] Autrui est cet infini que je ne saurais limiter en le mesurant. Cette teneur éthique d’autrui m’est donnée de façon éminente dans son visage qui, contrairement au regard objectivant ou au corps incarné au monde, défait toute objectivité […] En m’offrant son visage, contraire de la somme de ses traits (de la physionomie, assemblage de bouche, de nez, d’yeux et d’oreilles), autrui signifie l’impossibilité de le ou la dominer en la ou le réduisant à un objet[98].
Science et bureaucratie
Nous sommes maintenant prêt·e·s à examiner les parallèles entre le rapport archimédien à l’Autre que je viens de décrire et le rapport de gestion. Rappelons que l’obéissance à la règle, l’indifférence à l’autre, le refus de la proximité et la saisie du réel sous forme administrative sont les principales formes de lien social mises en œuvre, permises et valorisées par la bureaucratie, à l’opposé de la responsabilité pour autrui, de l’éveil éthique, de la rupture morale de l’indifférence en face du « visage » de l’Autre : l’humaine bureaucratique est avant tout conçu·e comme une ressource humaine interchangeable et efficace, qui administre. D’où la dimension a-éthique du lien social prôné par le système bureaucratique à l’endroit de ses travailleurs et travailleuses, et de leurs rapports avec autrui dans le cadre de leur travail.
En prônant un rapport à autrui complètement inversé par rapport au rapport éthique, c’est-à-dire en exigeant des chercheurs et chercheuses qu’ils et elles cherchent à objectiver le plus radicalement possible les personnes qu’elles et ils étudient, le savoir scientifique conventionnel « means looking away from the human relevance of things to see them as detached, measurable « qualities » that can then be charted and interrelated by conceptual formulas »[99]. Le prix à payer est très lourd puisqu’il oblige l’auteur ou autrice scientifique à élaborer et à appliquer une véritable stratégie d’auto-déshumanisation en se séparant de tout ce qui la ou le rend humain, en cherchant à effacer dans son texte tout ce qui fait d’elle ou lui un être humanisé : ses rapports avec autrui, sa responsabilité pour autrui, sa sensibilité, sa singularité. Le critère de la reproductibilité d’une étude ne signifie-t-il pas que les chercheurs et chercheuses doivent être interchangeables? La chercheuse ou le chercheur, coupé de sa vie personnelle, de son souci d’autrui et du monde qu’elle ou il partage avec autrui, décomposé en plusieurs « sois » et dé-singularisé, s’efforce de découper le monde et de catégoriser les gens et leurs comportements, faisant fi de toute une dimension de l’existence dont il ou elle fait pourtant l’expérience constamment; pour elle ou lui, les actrices et acteurs sociaux sont comme des citoyen·ne·s à administrer et à gérer, dont il faut tenter de prévoir le comportement. On voit donc comment, au nom de la recherche de la vérité, le savoir des sciences sociales conventionnelles transforme les êtres humains en choses et détruit non seulement l’unicité de l’Autre (en la ramenant à du Même), mais aussi la relation éthique en elle-même.
L’absence dans un texte d’une ou d’un auteur « humain » qui a des rapports avec autrui, de même que ses efforts constants pour, sinon se rendre invisible, du moins se distancer au maximum de son objet d’étude, font du monde présenté dans le texte anthropologique conventionnel un monde étrange. C’est bien souvent un monde dépourvu d’actrices ou acteurs qui « sentent », pensent, éprouvent, réfléchissent, souffrent, décident et contestent; c’est aussi un monde dans lequel il est possible d’objectiver des personnes sans avoir de relation signifiante avec elles, de les décrire sans exprimer un souci à leur endroit, sans donner de signe qu’elles ont été accueillies comme « visage », comme fin en soi, comme « Frère » (même si, en fait, ils et elles l’ont été au cours du terrain). Un monde peuplé de personnes abstraites et généralisées soumises à des déterminations variées auxquelles ils et elles obéissent machinalement. En somme, un monde sans relation éthique, sans souci d’autrui, où il est non seulement possible mais souhaitable et même indispensable d’être indifférent ou indifférente à autrui. Un monde bureaucratique, où le seul lien social compréhensible est de type administratif et où l’appartenance à une catégorie tient lieu d’identité.
Comme la gestion étatique, le savoir scientifique ne peut se permettre d’être véritablement pluraliste, de s’ouvrir à l’hétérogénéité et à la diversité chaotique, imprévue et contingente, en perpétuelle transformation, des formes de vie humaine; il doit s’efforcer de tisser un filet explicatif capable de les saisir dans ses mailles et de les réduire à de la cohérence. De la même façon, le ou la bureaucrate ne s’intéresse qu’à certains aspects de l’identité de ses administré·e·s, aspects qui correspondent à ces catégories de classement et d’interventions. Les cas particuliers, les anomalies, sont à exclure.
Comme les bureaucrates, la ou le producteur de savoir n’est pas censé réfléchir au sens, à la finalité et aux conséquences de son action; c’est au « citoyen·ne » qui vit en lui ou elle de poser ce genre de questions. Si les bureaucrates se déshumanisent en raison de leur obligation d’obéir à des règlements, les scientifiques le font en raison de leur désir d’obéir aux exigences imposées par la construction d’une position archimédienne, véritable loi qui a le pouvoir d’exclusion, de condamnation.
Résumons. J’ai voulu montrer comment la mise à distance scientifique, jugée essentielle par la conception archimédienne de la connaissance, équivaut, du point de vue de l’éthique de l’altérité, au refus de la proximité éthique et de la non-indifférence évoquées plus haut. Concrètement, cela se manifeste par l’adoption d’une écriture dont les caractéristiques ont pour effet d’effacer du texte scientifique tout ce qui évoquerait un lien humain ou une relation éthique entre le ou la chercheuse et son objet d’étude. Cette forme d’écriture scientifique qui « collectivise », dé-différencie, désincarne et dé-personnalise les humain·e·s dont elle parle en raison du processus d’« objectification » qu’elle leur fait subir équivaut à un puissant travail d’effacement du « visage » et de la voix uniques de chacune de ces personnes marquant ainsi, de la part de l’autrice ou auteur, un renoncement à sa non-indifférence envers elles. C’est dans ce renoncement que se construit l’indifférence « scientifique » et l’auto-déshumanisation du ou de la chercheuse[100].
Enjeux
Nombreux et nombreuses sont ceux et celles qui me répondront que tout cela est bien regrettable, certes, mais que ce mal est nécessaire car le savoir scientifique conventionnel tel qu’il se pratique en général a prouvé sa valeur et son utilité, permettant de mieux comprendre et de transformer le monde dans lequel nous vivons. Autrement dit, cette conception du savoir scientifique justifie par le rôle et la valeur de ce dernier la normalisation de l’indifférence qui l’accompagne. Je répondrai donc de deux manières à cet argument. D’une part, comme nous l’avons vu, les textes des sciences sociales conventionnelles contribuent, comme les décisions bureaucratiques, à façonner les formes de lien social des sociétés qu’ils décrivent ou dans lesquelles ils sont lus. Les nombreux parallèles constatés entre l’idéal archimédien et la pratique de la gouvernementalité montrent bien que les textes écrits en fonction de cet idéal facilitent en eux-mêmes l’appropriation du savoir qu’ils énoncent par les gestionnaires du monde social ainsi décrit. Peut-être est-ce un effet souhaité par certains ou certaines. Il est en tout cas important de bien saisir la mesure de ce phénomène, y compris de ses conséquences quant au lien social de type administratif : l’indifférence à ces conséquences est loin d’être neutre, malgré la coupure désirée entre scientifique et citoyen·ne.
D’autre part, rappelons-nous que ces textes se donnent comme modèle au sens premier, c’est-à-dire comme représentation vraie et fidèle du réel. Auréolés de la légitimité archimédienne, ils prétendent décrire le monde tel qu’il est. Or, en effaçant des représentations du monde qu’ils proposent toute la dimension éthique de l’existence — qui implique de reconnaître et de respecter le « visage » de celles et ceux qui nous ont parlé et dont on parle ensuite— et en faisant d’elle un obstacle, une nuisance ou un détail secondaire dont seuls se préoccupent les naïfs ou naïves ou certain·e·s expert·e·s, ces textes proposent aux lecteurs et lectrices une forme d’humanité dans laquelle une totale indifférence à autrui est normale, légitime et même souhaitable. Ce faisant, ils redoublent, renforcent et appuient le lien social de type administratif.
C’est de ces deux points de vue que je considère comme très grave la déficience des textes scientifiques conventionnels en matière d’« humanité » et que je refuse de le considérer comme un effet secondaire — peut-être regrettable — du fonctionnement d’une institution jugée indispensable. Autrement dit, l’utilité et l’omniprésence de cette institution dans le monde occidental contemporain ne peut justifier à mes yeux que l’on ferme les yeux sur un de ses effets sociaux qui, dans le passé, a contribué à l’une des pires catastrophes de l’histoire de l’humanité. Ma référence est ici la Shoah, événement pendant lequel l’indifférence à l’autre et à sa mort a été l’un des principaux rouages de la production industrielle de la mort mise en œuvre par les nazis[101].
En terminant, je rappelle qu’il existe et qu’il a toujours existé d’autres façons de comprendre le monde que la méthode archimédienne. Comme le rappelle Toulmin[102], cette conception du savoir est issue du « coup d’État » de Descartes contre le scepticisme des humanistes de la Renaissance à l’endroit de toute forme de certitude; ce coup d’État l’amena à substituer « the abstract demands of logical certainty [to] the concrete reliance on human experience »[103]. Pourquoi l’expérience humaine ne pourrait-elle pas retrouver le statut de source de connaissance au sein du texte scientifique? Pour ce qui est de l’anthropologie, des romans, des textes poétiques, des journaux intimes ont toujours accompagné le savoir officiel. Et depuis près de quinze ans, dans la foulée de la critique de l’ethnographie conventionnelle, l’anthropologie a fait place, au sein même du texte scientifique et non plus seulement à ses marges, à ces autres formes qui essaient toutes, d’une manière ou d’une autre, de « réhumaniser » ce savoir.
Conclusion
L’obéissance à la règle — de la scientificité ou de l’ordre bureaucratique —, la profession d’indifférence à l’endroit de l’objet étudié ou administré et la saisie du réel sous une forme a-éthique (administrative ou scientifique) perpétuent dans notre monde le « scandale de l’indifférence à la souffrance d’autrui »[104]. Les efforts pour déconstruire la position archimédienne et pour imaginer d’autres façons de faire du savoir n’ont donc pas seulement des mérites d’ordre épistémologique : ils sont essentiels à la « remoralisation » de notre monde. Ils rappellent aussi qu’il n’y a aucune raison d’accepter passivement et sans critique l’indifférence scientifique, comme le montrent bien les travaux de Das et sa lancinante interrogation : comment écrire la souffrance d’autrui sans la banaliser, l’étouffer ou la dénaturer par son inclusion dans une parole savante? Dans sa narration de l’histoire d’Asha, Das suggère que « when a person can bear witness to [a] form of suffering through the act of hearing, when the eye become transformed from the organ that sees to one that weeps, [then] we can speak of culture as having developed a soul »[105]. De la même façon, on peut espérer que lorsque l’écriture anthropologique aura renoncé à ses effets déshumanisants, elle aura développé une âme qui contribuera à maintenir vivant le lien social humanisé.
- In Ethnos, vol. 60, nº3-4, 1995, p. 159-179. ↵
- Voir DAS Veena, Critical Events. An Anthropological Perspective on Contemporary India, New Delhi, Oxford University Press, 1995. ↵
- Si les femmes n’étaient pas rejetées, on exigeait qu’elles oublient tout de cette période de leur vie; la question de savoir à qui appartenaient les enfants qui en étaient nés fut âprement discutée au Parlement. Dans de nombreux cas, on sépara ces enfants de leur mère, déchirée entre ces bébés et les enfants de leur « première » famille. ↵
- DAS Veena, Critical Events. An Anthropological Perspective on Contemporary India, ibid., 1995, p. 9. ↵
- DAS Veena, « Voice as birth of culture », ibid., p. 162. ↵
- LÉVINAS Emmanuel, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Paris, Le Livre de Poche-Biblio essais, 1978, p. 73. ↵
- L’amitié extraordinaire qui naquit au camp de concentration de Buchenwald entre Margarete Buber-Neumann et Milena, raconté par la première dans Milena (Le Seuil, Paris, 1990) en est un exemple mémorable. ↵
- La notion de reconnaissance est employée ici dans son sens éthique : elle renvoie à la dimension du rapport à autrui dans laquelle « l’être humain particulier est reconnu comme un individu dont les besoins et les souhaits ont pour une autre personne une valeur unique [...]; comme une personne ayant la même capacité de discernement moral que toutes les autres [...]; comme une personne dont les capacités ont une valeur constitutive pour une communauté concrète » (HONNETH Axel, « Reconnaissance », Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, sous la direction de M. Canto-Sperber, Paris, PUF, 1996, p. 1272-1278); en somme comme une personne également humanisée, comme un « alter ego ». ↵
- D’après DAS Veena, « Voice as birth of culture », ibid., p. 178. Voir Herzfeld Michael, The Social Production of Indifference. Symbolic Roots of Western Bureaucracy, Londres, Berg Pub., 1992. ↵
- DAS Veena, « Voice as birth of culture », ibid., p. 162. ↵
- PIRON, Florence, « Pour une anthropologie critique humanisante. Réflexion à partir de deux ouvrages récents », Anthropologie et sociétés, 1997. ↵
- DAS Veena, Critical Events. An Anthropological Perspective on Contemporary India, ibid., p. 17. ↵
- JACKSON Michael, Paths Towards a Clearing. Indianapolis, Indiana University Press, 1989, p. 1. ↵
- Ce langage permet aussi de bien distinguer cette conception de l’éthique et les discours éthiques professionnels des sciences sociales. Mais je ne veux en aucune façon faire des sciences sociales « lévinassiennes » : c’est impossible! Le sujet éthique décrit par Lévinas me sert de point d’appui et de langage pour mener ma critique du lien social de type administratif. ↵
- Je présente ici sans aucune prétention ni d’exhaustivité ni d’érudition la notion de « responsabilité pour autrui » telle que je l’ai comprise à partir de ma lecture des textes de Lévinas et de quelques commentateurs et commentatrices; de nombreuses citations émaillent cette présentation en raison de la force poétique et philosophique des formules de Lévinas qu’aucune paraphrase ne pourrait restituer. ↵
- LÉVINAS Emmanuel, Éthique et Infini. Entretiens avec Philippe Nemo, Paris, Le Livre de Poche-Biblio essais, 1982, p. 91. ↵
- Voir FLANAGAN Owen, « Psychologie morale », Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, sous la direction de M. Canto-Sperber, Paris, PUF, 1996, p. 1220-1229. ↵
- GARDINER Michael, « Alterity and Ethics : a Dialogical Perspective », Theory, Culture and Society, vol 13, nº2, mai 1996, p. 141. ↵
- LÉVINAS Emmanuel, Éthique et Infini. Entretiens avec Philippe Nemo, ibid., p. 94. ↵
- SMART, Barry, « The subject of responsibility », Philosophy and Social Criticism, vol 21, nº4, p. 106. ↵
- BAUM-BOPTOL Mylène, « Après vous, Monsieur », La Responsabilité Autrement (série Morales) nº14, juin 1994, p. 54. ↵
- RICŒUR Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990. ↵
- LÉVINAS Emmanuel, Éthique et Infini. Entretiens avec Philippe Nemo, ibid., p. 92. ↵
- LÉVINAS Emmanuel, Entre nous. Essais sur le penser-à-l’Autre, Paris, Le Livre de Poche-Biblio essais, 1991, p. 10. ↵
- LÉVINAS Emmanuel, Entre nous. Essais sur le penser-à-l’Autre, ibid., p. 193. ↵
- BAUM-BOPTOL Mylène, « Après vous, Monsieur », Autrement, ibid., p. 61. ↵
- BAUMAN Zygmunt, Postmodern Ethics, Oxford, Blackwell, 1993, p. 247. ↵
- SMART Barry, « The Subject of Responsibility », Philosophy and Social Criticism, ibid., p. 104-106. ↵
- LÉVINAS Emmanuel, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Paris, Le Livre de Poche-Biblio essais, 1978, p. 141. ↵
- LÉVINAS Emmanuel, Éthique et Infini. Entretiens avec Philippe Nemo, ibid., p. 93. ↵
- LÉVINAS Emmanuel, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, ibid., p. 137. ↵
- LÉVINAS Emmanuel, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, Paris, Le Livre de Poche-Biblio essais, 1971, p. 246. ↵
- LÉVINAS Emmanuel, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, ibid., p. 218 (aussi p. 258). ↵
- LÉVINAS Emmanuel, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, ibid., p. 273 ↵
- « Dans la paix éthique, la relation va à l’autre inassimilable, incomparable, à l’autre irréductible, à l’autre unique. Seul l’unique est absolument autre »; LÉVINAS Emmanuel, Entre nous. Essais sur le penser-à-l’Autre, ibid., 1991, p. 200. Cette singularité « éthique » ne se confond pas avec la singularité empirique, c’est-à-dire avec les différents traits qui individualisent chaque personne (et dont l’étiquetage marquerait la fin de la relation éthique et le début de la relation objectivante), mais elle n’en est pas non plus coupée : elle est ce qui rend cette singularité empirique signifiante et cruciale, et non pas anecdotique. ↵
- LÉVINAS Emmanuel, Éthique et Infini. Entretiens avec Philippe Nemo, ibid., p. 97. ↵
- LÉVINAS Emmanuel, Éthique et Infini. Entretiens avec Philippe Nemo, ibid., p. 91. ↵
- LÉVINAS Emmanuel, Éthique et Infini. Entretiens avec Philippe Nemo, ibid., p. 93. ↵
- « Souci pour l’autre homme, sollicitude pour son manger, pour son boire, son se vêtir, pour sa santé, son s’abriter »; LÉVINAS Emmanuel, Entre nous. Essais sur le penser-à-l’Autre, ibid., p. 209-210. ↵
- BAUM-BOTBOL Mylène, « Après vous, Monsieur », Autrement, ibid., p. 51. ↵
- FOUCAULT Michel, « Subjectivité et vérité », Dits et écrits, tome IV, Paris, Gallimard, 1981, p. 214. ↵
- Ces interventions de l’État sur la vie de ses sujets ont une histoire évidemment très complexe, qui varie selon les contextes. Dans les démocraties occidentales, elles sont liées à une délégation progressive de la société civile à l’État de la responsabilité pour le bien-être des citoyens dans les domaines de la santé, de la sécurité, de l’éducation, du logement, du revenu minimal, de la morale, etc. ↵
- Voir COUILLARD, Marie-Andrée et Ginette CÔTÉ, « À propos du temps. De la technobureaucratie et de l'engagement des femmes » in F. Piron et D. Arsenault (dir.), Constructions sociales du temps. Sillery, Éditions du Septentrion, 1996, p. 133- 156. ↵
- GARDINER Michael, « Alterity and Ethics : a Dialogical Perspective », ibid., p. 133. ↵
- LÉVINAS Emmanuel, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, ibid., p. 335. ↵
- GARDINER Michael, « Alterity and Ethics : a Dialogical Perspective », ibid., p. 133. ↵
- HERZFELD Michael, The Social Production of Indifference. Symbolic Roots of Western Bureaucracy, Londres, Berg Pub., 1992. ↵
- On la dira ou bien trop rigide et inhumaine ou bien, inversement, corruptible, corrompue et inefficace. ↵
- Voir PIRON Florence et Marie-Andrée COUILLARD, « Les usages et les effets sociaux du savoir scientifique », Anthropologie et Sociétés, vol. 20, nº1, 1996, p. 7-26. ↵
- MAHEU, Louis et Jean-Marie TOULOUSE, « Présentation : Gestion du social et social en gestation », Sociologie et Sociétés, vol. 20, nº1, 1996, p. 7-26. ↵
- McINTYRE, Alasdair, « Social Science Methodology as the Ideology of Bureaucratic Authority », Through the Looking-Glass : Epistemology and the Conduct of Inquiry, Maria FALCO ed, University Press of America, 1980, p. 54. ↵
- Le lien entre science et pouvoir déborde donc largement la question de l’influence que désirent et peuvent exercer les intellectuels sur les dirigeants politiques; se limiter à cette interprétation du rapport entre savoir et pouvoir, entre science et politique conduit à ignorer l’intensive production du social qui se déroule à l’intérieur des textes scientifiques. ↵
- McINTYRE, Alasdair, « Social Science Methodology as the Ideology of Bureaucratic Authority », ibid., p. 42-58. ↵
- L’idéal des sciences sociales conventionnelles, qu’elles partagent avec les autres sciences, est de produire du savoir « vrai », synthétisant dans un texte cohérent la complexité mouvante du réel. Le fondement ou la source de la légitimité de la science conventionnelle est ce qu’on a appelé le « point archimédien ». L’idée du « point archimédien » renvoie à la possibilité qu’existe un point de vue sur le monde (la société et la culture) qui lui soit tout à fait extérieur et d’où il serait possible de découvrir la vérité sur ce monde, c’est-à-dire de connaître ce monde tel qu’il est en lui-même, et non tel que les acteurs qui vivent en son sein, éternels prisonniers d’une « caverne » (selon Platon), le voient, c’est-à-dire de manière partielle et partiale. La possibilité du point archimédien est le symbole de ce qui rend possible le projet scientifique de rendre compte de la réalité le plus exactement possible, telle que Dieu ou un non-humain pourrait la « voir », telle qu’elle serait en l’absence de toute humanité située dans un horizon. ↵
- McINTYRE Alasdair, « Social Science Methodology as the Ideology of Bureaucratic Authority », ibid., p. 56. ↵
- McINTYRE Alasdair, « Social Science Methodology as the Ideology of Bureaucratic Authority », ibid., p. 52. ↵
- McINTYRE Alasdair, « Social Science Methodology as the Ideology of Bureaucratic Authority », ibid., p. 55. ↵
- McINTYRE Alasdair, « Social Science Methodology as the Ideology of Bureaucratic Authority », ibid., p. 55. ↵
- McINTYRE Alasdair, « Social Science Methodology as the Ideology of Bureaucratic Authority », ibid., p. 55. ↵
- Voir, entre autres, CLIFFORD, James et George MARCUS (éds), Writing Culture. The Poetics and Politics of Ethnography, Berkeley, University of California Press, 1986; HANDELMAN Don, « Critiques of Anthropology: Literary Turns, Slippery Bends », Poetics Today, vol 15, nº3, 1994, p. 341-381. ↵
- Dans KUPER Adam, « Culture, Identity and the Project of a Cosmopolitan Anthropology », Man, 1994, p. 537-554. Loin d’être le miroir archimédien de la culture étudiée, le texte ethnographique en propose une représentation destinée à un public occidental composé en premier lieu des collègues mais aussi, comme dans le cas de Mead ou de Lévi-Strauss, d’un public plus vaste. En ce sens, il s’agit d’un produit de la « culture » occidentale fait d’abord par et pour des personnes vivant dans cette tradition. ↵
- WAGNER Roy, The Invention of Culture, Chicago, The University of Chicago Press, 1975. ↵
- Réagissant à cette situation, nombre d’anthropologues ont entrepris, avec plus ou moins de succès, de déconstruire dans leur propre texte cette autorité ethnographique, notamment par de nouvelles formes d’écriture. Pour une description de ces travaux, voir, par exemple, LINSTEAD Stephen, « Objectivity, Reflexivity, and Fiction : Humanity, Inhumanity, and the Science of the Social », Human Relations, vol. 47, nº11, 1994. ↵
- RORTY Richard, L’Homme spéculaire, Paris, Le Seuil, 1990. ↵
- WEBSTER Stephen, « Dialogue and Fiction in Ethnographic Truth », Dialectical Anthropology, vol. 7, nº2, 1982, p. 97. ↵
- OKELY Judith, « Anthropology and Autobiography: Participatory Experience and Embodied Knowledge », Anthropology and Autobiography, J. Okely et H. Callaway (éds), Londres, Routledge, 1992, p. 8. ↵
- Voir RABINOW Paul, Un ethnologue au Maroc. Réflexions sur une enquête de terrain, Paris, Hachette, 1988. ↵
- À noter ici que cette peur de l’ethnocentrisme, qui a longtemps été un lieu commun de l’anthropologie, a beaucoup perdu de son impact depuis que les anthropologues ont « découvert » l’herméneutique; cette dernière leur a en effet montré qu’on ne peut jamais « sortir de sa culture » et que la rencontre avec une autre culture est nécessairement de l’ordre de l’interprétation d’une tradition par une autre : « another’s historical horizon cannot be understood by abandoning one’s own, that is by adopting an Archimedean point of objectivity. [...] We must already have a horizon to understand another’s » (HEKMAN Susan, Hermeneutics and the Sociology of Knowledge, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 1986, p. 104). ↵
- SCHEPER-HUGHES Nancy, « The Primacy of the Ethical. Propositions for a Militant Anthropology », Current Anthropology, vol. 36, nº3, p. 418-419. ↵
- PIRON Florence, « Écriture et responsabilité. Trois figures de l’anthropologue », Anthropologie et Sociétés (Savoirs et gouvernementalité), vol. 20, nº1, 1996, p. 125-148. ↵
- D’ANDRADE Roy, « Moral Models in Anthropology », Current Anthropology, vol. 36, nº1, p. 404-405. ↵
- GEERTZ Clifford, Works and Lives. The Anthropologist as Author, Stanford, Stanford University Press, 1988, p. 132. ↵
- LÉVINAS Emmanuel, Éthique et Infini. Entretiens avec Philippe Nemo, ibid., p. 79. ↵
- COHEN Anthony et Nigel RAPPORT (éds), Questions of Consciousness, New-York, Routledge, p. 1. ↵
- FERRAROTTI Franco, Histoire et histoires de vie. La méthode biographique dans les sciences sociales, Paris, Éditions des Méridiens, 1983, p. 81. ↵
- JAVEAU Claude, « La richesse du singulier. Singularité et sociologie », Société, vol. 6, 1989, p. 229-241. ↵
- PIRON Florence, « Singularité de la personne, sujet éthique et pratique des sciences sociales », Individualismes et individualité, sous la direction de Jean-François Côté, Québec, Éditions du Septentrion, 1995. ↵
- PINEAU Gaston et Jean-Louis LE GRAND, Les histoires de vie, Paris, PUF, 1993, p. 46. ↵
- LÉVINAS Emmanuel, Éthique et Infini. Entretiens avec Philippe Nemo, ibid., p. 85. ↵
- LÉVINAS Emmanuel, Difficile liberté, Paris, Le Livre de Poche-Biblio essais, 1976, p. 409. ↵
- LÉVINAS Emmanuel, Difficile liberté, ibid., p. 408. ↵
- DAS Veena, Critical Events, ibid., New Delhi, Oxford University Press, 1995. ↵
- LÉVINAS Emmanuel, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, ibid., p. 216. ↵
- LEACH Edmund, Critique de l’anthropologie, Paris, P.U.F., 1968. ↵
- LEACH Edmund, Critique de l’anthropologie, ibid., p. 14. ↵
- LEACH Edmund, Critique de l’anthropologie, ibid., p. 52. ↵
- LEACH Edmund, Critique de l’anthropologie, ibid., p. 31. ↵
- LEACH Edmund, Critique de l’anthropologie, ibid., p. 31. ↵
- PEATRIK Anne-Marie, « Introduction », L’Homme (Âges et générations : ordres et désordres), vol. 35, nº134, avril-juin 1995, p. 7. ↵
- Peatrik nous informe que « les formations d’Afrique Orientale font système par l’usage universel du critère de génération comme contrainte classificatoire »; elle évoque la « règle de non-coexistence des classes homonymes dans la fenêtre active du système d’âge », ibid., p. 8. ↵
- PEATRIK Anne-Marie, « Introduction », ibid., p. 7. ↵
- STRATHERN Andrew, « Keeping the body in mind », Social Anthropology, vol. 3, nº2, 1995, p. 42-53. ↵
- STRATHERN Andrew, « Keeping the body in mind », ibid., p. 46-47. ↵
- STRATHERN Andrew, « Keeping the body in mind », ibid., p. 50. ↵
- BRUNER Edward, « Experience and its expressions », The Anthropology of Experience, édité par V. Turner et E. Bruner, Urbana : University of Illinois Press, 1986, p. 8. ↵
- ROSALDO Renato, « Ilongot Hunting as Story and Experience », The Anthropology of Experience, édité par V. Turner et E. Bruner, Urbana : University of Illinois Press, 1986, p. 193. ↵
- LÉVINAS Emmanuel, Entre nous. Essais sur le penser-à-l’Autre, ibid., p. 34. ↵
- DEPRAZ Nathalie, « Autrui. Autrui et l’altruisme », Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, sous la direction de M. Canto-Sperber, Paris, PUF, p. 125. ↵
- SULLIVAN William M, « Beyond Policy Science : the Social Sciences as Moral Sciences », Social Science as Moral Inquiry, N. Haan, R. Bellah, P. Rabinow et W.M. Sullivan éds, New York, Columbia University Press, 1983, p. 302. ↵
- Je ne propose ici qu’une esquisse de ce qui devrait être une étude plus complète, avec davantage d’exemples; je soumets ces réflexions aux lecteurs avec l’espoir de susciter un dialogue et non comme diagnostic définitif. Pour une autre critique de l’écriture positiviste déshumanisée, voir LINSTEAD Stephen, « Objectivity, Reflexivity, and Fiction : Humanity, Inhumanity, and the Science of the Social », ibid. Même si je ne les mentionne pas explicitement dans ce texte, les travaux de M. Foucault ont été cruciaux pour ma compréhension critique des enjeux de pouvoir associés au savoir scientifique. ↵
- Voir BAUMAN Zygmunt, Modernity and the Holocaust, Ithaca, Cornell University Press, 1989. ↵
- TOULMIN Stephen, Cosmopolis. The Hidden Agenda of Modernity, Chicago, The University of Chicago Press, 1990. ↵
- TOULMIN Stephen, Cosmopolis, ibid., p. 168. ↵
- LÉVINAS Emmanuel, Entre nous. Essais sur le penser-à-l’Autre, ibid., p. 198. ↵
- DAS Veena, « Voice as birth of culture », ibid., p. 162. ↵