25 Les boutiques de sciences (2009)

Florence Piron

J’ai écrit ce texte peu après avoir découvert le concept de boutiques des sciences, qui me paraissait tombé du ciel tant il correspondait à mon idéal d’une université engagée dans sa communauté. Enthousiasmée, j’ai alors mijoté l’idée de créer une première boutique des sciences au Québec, au sein de ma propre université. Deux ans plus tard, Accès savoirs était né!

Source : (2009). Les boutiques de sciences. Dans Léonore Pion et Florence Piron (dir.), Aux sciences, citoyens! Expériences et méthodes de consultation autour des enjeux scientifiques de notre temps, p. 58-63. Montréal : Presses de l’Université de Montréal/Institut du Nouveau Monde.

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Les boutiques de sciences (science shops) offrent aux organisations sans but lucratif un accès, en général gratuit, aux connaissances scientifiques produites dans les universités et les centres de recherche par l’intermédiaire d’étudiant·e·s supervisé·e·s par des chercheurs et chercheuses. Ces boutiques ont pour mission de mettre la recherche et la connaissance au service des besoins « du terrain ».

Selon la présentation qu’en fait le Réseau international des boutiques de sciences (Living Knowledge), ces science shops « ne sont pas des boutiques au sens traditionnel. Ce sont des petites entités qui mènent [ou accompagnent] des recherches scientifiques dans un grand nombre de disciplines, en général gratuitement, pour le compte de citoyens et de la société civile[1] ».

Une boutique de sciences se distingue donc par le fait qu’elle répond aux demandes de connaissance ou d’expertise de la société civile (ce qu’on appelle aussi la « demande sociale de connaissance »), au lieu que ce soit les scientifiques ou les décideurs institutionnels (universités, administrations, secteur privé) qui fixent le programme et les modalités du transfert de connaissances. Ce rôle de médiation rend la boutique très précieuse pour la recherche participative et communautaire (community-based research). En raison de ses contacts avec la société civile, une boutique de sciences est à l’avant-garde de l’analyse des rapports entre une population et la recherche scientifique.

Les premières boutiques de sciences

Les boutiques de sciences semblent s’inspirer des « boutiques de droits » apparues en France à la fin du XIXe siècle. Ces boutiques étaient des centres

tenus par des juristes bénévoles, implantés en milieu ouvrier, offrant des informations et des conseils sociaux et juridiques. En 1908, une première « réplique » de ce modèle, version sciences, apparaît aux Pays-Bas, à l’Université de Delft. Pionnière, elle inaugure l’idée selon laquelle des citoyens peuvent venir demander à des étudiants et des diplômés de s’intéresser aux questions qui les préoccupent dans le domaine de la santé, des conditions de travail ou de tout autre aspect sociétal[2].

Le concept moderne de boutique de sciences est né aux Pays-Bas, à l’Université d’Utrecht en 1972-1973, lorsqu’un groupe d’étudiant·e·s en chimie a décidé de répondre aux questionnements scientifiques d’associations. Un de leurs premiers projets consistait à développer des produits capables de lutter contre l’agent orange utilisé par les Américains pendant la guerre du Vietnam[3]. Cette première génération de boutiques de sciences avait pour objectif de « faire se rencontrer des groupes sociaux, porteurs de questions ou de problèmes à l’égard des sciences et des technologies, et des chercheurs et chercheuses préoccupé·e·s d’ouvrir l’université sur la société[4] ». De manière plus critique, elles cherchaient aussi à offrir une voie différente de la recherche scientifique « profitable » et lucrative : elles voulaient rendre accessible la science à toutes les personnes qui ne pouvaient se payer des consultant·e·s ni financer des recherches ou qui ne réussissaient pas à intéresser la communauté scientifique à leurs préoccupations.

Pendant les années 1980, ces boutiques ont essaimé dans toute l’Europe, mais sans jamais parvenir à recréer le modèle hollandais. Il s’agissait plutôt d’instances liées à des institutions publiques de recherche, misant sur la professionnalisation et les services-conseils, parfois intégrés à la mission de « service aux collectivités » des universités. Ces « centres de conseil » ont souvent périclité[5], faute de ressources.

Depuis 2000, les boutiques de sciences connaissent un grand regain d’intérêt, notamment à la suite du soutien massif que leur a accordé la Commission européenne en 2001 dans son plan d’action Science et Société. Dans ce plan, les boutiques de sciences sont définies comme l’un des instruments susceptibles de réduire la fracture entre les citoyen·ne·s européen·ne·s et la communauté scientifique[6]. La Commission a aussi financé des études approfondies (SCIPAS et Interacts) afin de découvrir comment mieux appuyer les boutiques de sciences[7].

En 2003, le programme Improving Science Shop Networking (ISSNET) a été lancé avec le soutien de la Commission. Coordonné par la boutique de sciences de l’Université d’Utrecht, il a pour objectif de permettre aux boutiques de sciences du monde entier de débattre, de partager leurs expériences et de se rencontrer dans le cadre de congrès bisannuels. Living Knowledge est désormais le nom donné au bulletin de liaison de l’ISSNET, qui gère également une banque de données interactive donnant des informations sur les boutiques, ainsi qu’une liste de discussion par courriel; un magazine est publié en plus du bulletin. En janvier 2001, une première conférence Living Knowledge a rassemblé plus de 100 participant·e·s de 19 pays, de tous les continents. Depuis, deux autres congrès internationaux ont eu lieu, à Séville en 2005 et à Paris en 2007. Un quatrième congrès se prépare pour 2009, à Belfast.

Avec l’appui de ce réseau, de nouvelles boutiques de sciences apparaissent régulièrement en Europe. Par exemple, en France, 11 étudiant·e·s de l’École normale supérieure de Cachan ont créé une nouvelle boutique de sciences. En Europe de l’Est, où l’histoire des relations entre les universités et les organismes communautaires est très récente, le concept de boutique de sciences a suscité beaucoup d’intérêt, notamment en Roumanie.

Du réseau européen au réseau international

Les boutiques de sciences ne se limitent pas à l’Europe, puisqu’il en existe désormais en Australie, en Malaisie, en Afrique du Sud et en Chine. Des organisations ayant le même mandat existent aussi dans quelques universités nord-américaines sous l’appellation de community-based research centers, tels au Canada le Trent Centre for Community-Based Education (TCCBE) (Ontario) ou l’Office for Participatory Research de l’Université Simon Fraser (Colombie-Britannique). La Community Campus Partnerships for Health (CCPH) (Wisconsin) soutient ce type d’organisation en Amérique du Nord dans le domaine de la santé, notamment par un congrès bisannuel. L’Université de Princeton a récemment développé une initiative de ce type : la Community Based Learning Initiative jumelle des organismes communautaires et des étudiant·e·s de 2e et 3e cycles, de manière à ce que les dernier·e·s aident les premiers à monter et à superviser des projets de recherche sur des thèmes reliés à leurs préoccupations et à leur pratique. Au Québec, une équipe de chercheurs et d’organismes communautaires a lancé à l’été 2008 une Boutique de sciences en santé, bien-être et éthique visant à desservir en priorité l’est du Québec.

D’après un bilan publié en 2008 par le site Living Knowledge, il existe actuellement au moins 48 boutiques de sciences situées dans 19 pays (principalement européens). Leurs principaux champs d’activité sont l’agriculture, l’économie, l’environnement, les sciences humaines, le droit, la santé publique, le bien-être, la technologie et l’aménagement urbain. Non seulement ces boutiques couvrent une vaste étendue de disciplines, mais elles sont très variées dans leur structure et leur fonctionnement. Certaines sont de petites ONG indépendantes, vivant de subventions de fondations ou de municipalités (par exemple, en Allemagne ou aux États-Unis), alors que d’autres sont un service interne de l’université (comme en Irlande du Nord ou aux Pays-Bas). Certaines se spécialisent dans un domaine (par exemple, la santé ou l’environnement), alors que d’autres sont multidisciplinaires.

Une boutique de sciences est avant tout une médiatrice : elle accueille les demandes des organisations de la société civile et contribue à les traduire en questions de recherche ou en problématiques scientifiques auxquelles des étudiant·e·s et des chercheurs et chercheuses pourront tenter de répondre.

Une série d’études de cas menées en 2004 parmi 21 boutiques de sciences a montré que les demandes sont de cinq types[8] : l’analyse scientifique d’un problème, la synthèse des connaissances sur un thème précis, l’évaluation d’impact d’un projet gouvernemental, le développement de solutions à un problème et l’évaluation des services et produits offerts par les organisations demandeuses.

Le rôle des étudiant·e·s

Bien que les boutiques réalisent parfois elles-mêmes les activités de recherche, la plupart du temps elles recrutent des étudiant·e·s de tous les cycles pour mener les projets. Ces activités sont en général créditées aux étudiant·e·s qui les réalisent dans le cadre d’ententes administratives. Voici les principales étapes du processus (qui peuvent se décliner différemment selon les contextes) :

  • une demande de connaissance est formulée par une organisation de la société civile;
  • les responsables de la boutique de sciences l’analysent, puis décident de l’accepter ou de la refuser. Si elle est acceptée, un ou une responsable scientifique est assigné·e à ce projet;
  • ce ou cette responsable mobilise des étudiant·e·s et des chercheurs et chercheuses pour réaliser le projet, en collaboration étroite avec l’organisation demandeuse;
  • la boutique diffuse ensuite largement les résultats du projet.

En participant à ce processus, les étudiant·e·s découvrent les spécificités de la transmission des connaissances scientifiques et de leur utilisation par différent·e·s acteurs et actrices dès le début de leur carrière; ils et elles apprennent aussi de manière concrète ce que peut signifier la pertinence sociale de la recherche scientifique. Ils et elles se familiarisent également avec la pluridisciplinarité, puisque ce sont les projets qui dictent les disciplines à mobiliser. D’ailleurs, on constate que la division entre sciences dures et sciences humaines est beaucoup moins nette[9] dans les travaux réalisés par les boutiques de sciences que dans le travail scientifique traditionnel.

Trois exemples de boutiques de sciences et un précurseur québécois

À Belfast, en Irlande du Nord, une boutique de sciences a été créée en 1988 grâce au financement de la fondation Nuffield. Constatant le rôle de plus en plus important de la boutique dans les relations entre l’université et sa communauté, l’Université Queen’s a pris la relève du financement en 1995 et a intégré la boutique à ses services.

La coordonnatrice de cette boutique indique recevoir annuellement plus de 200 demandes de recherche qui ont trait à la sociologie, aux sciences politiques et à l’environnement. Elle souligne que « le plus difficile est de trouver suffisamment d’étudiants et d’équipes prêtes à y répondre. Nous pouvons en satisfaire un peu plus de la moitié, en menant ainsi des recherches dont nous assurons un bon degré de qualité[10] ». De 2000 à 2005, la boutique a travaillé sur plus de 400 projets de recherche destinés à plus de 200 organismes communautaires et impliquant 300 étudiant·e·s en recherche.

Par ailleurs, cette boutique publie deux bulletins d’information destinés respectivement aux étudiant·e·s et aux organismes communautaires d’Irlande du Nord.

Quant à la boutique de sciences Interchange de Liverpool, elle a le statut d’ONG et est partenaire des trois universités de la ville (University of Liverpool, Liverpool John Moores University et Liverpool Hope). Elle accueille les groupes communautaires qui ont des besoins de recherche et les met en contact avec des étudiant·e·s de tous les cycles et de toutes les disciplines qui veulent s’initier à la recherche. Elle n’exige aucuns frais, mais encourage les organismes à payer les déplacements des étudiant·e·s.

Parmi les projets réalisés, on trouve des études évaluatives, des études de faisabilité et de marché, des études d’opinion, l’élaboration de plans d’affaires ou de stratégies de communication, de l’histoire orale ou encore de la recherche documentaire.

Un des projets a consisté à évaluer l’efficacité de Helplink Community Support à maintenir ses usagers et usagères¸ des personnes âgées et handicapées, à domicile. L’étudiante Barbara McNamara a travaillé à ce projet sous la supervision d’un professeur associé à la boutique. Elle a conçu un projet qualitatif de près d’une année qui lui a permis de mieux comprendre l’isolement d’une partie des usagers et usagères et d’évaluer ce que cet organisme pouvait leur apporter. Elle s’estime chanceuse d’avoir eu la possibilité de tester, au cours de ses études, les théories et stratégies qu’elle avait apprises et de découvrir ainsi les véritables conditions de la recherche sur le terrain, tout en se sentant utile à la communauté et en développant des compétences en recherche[11].

Enfin, la boutique de sciences Shopfront se définit comme une « porte d’entrée » à l’University of Technology de Sydney (Australie) pour les organisations communautaires et comme une médiatrice entre la communauté, les chercheurs et chercheuses, l’administration et le secteur des affaires pour créer des partenariats en faveur du bien commun. Depuis 1996, plus de 450 projets ont été réalisés auprès de 560 organismes communautaires avec l’appui de 9 facultés (droit, nursing, science, génie, architecture, design, sciences sociales, etc.) et de 2 000 chercheurs, chercheuses et étudiant·e·s.

Parmi les réalisations figure la demande de MIE-A, un organisme qui aide les jeunes aux prises avec des problèmes de santé mentale. Cette organisation cherchait à concevoir un site Internet plus accessible et utile aux jeunes, aux enseignant·e·s et aux bénévoles. Le Aids Council de New South Wales a pour sa part demandé à Shopfront de l’aider à préparer un programme visant les femmes séropositives dans des régions rurales et isolées. Shopfront appuie aussi la recherche engagée à travers des publications et des bourses.

Depuis 1982, le Département de sociologie de l’Université Laval (Québec) a développé une formule unique en Amérique du Nord : un cours de 12 crédits, intitulé « Laboratoire de recherche sociologique », où des étudiant·e·s en deuxième année de baccalauréat réalisent une recherche complète pour un organisme de la région de Québec, de la conceptualisation à la collecte de données puis à l’analyse et à la rédaction. Les étudiant·e·s vivent ainsi une situation quasi réelle de travail professionnel, qui les prépare au marché du travail et à ses contraintes (respect des délais, écriture impeccable) et leur permet d’établir des liens avec ce marché. Chaque année, de 15 à 20 organismes sont impliqués. Si certains partenariats sont bien établis, d’autres sont mis en place chaque année. Les meilleurs travaux sont diffusés sur le site Internet du laboratoire.

Impacts sur la société

Dans leur article sur 21 boutiques de sciences, Loet Leydesdorff et Janelle Ward[12] montrent que la coopération avec ces boutiques a eu un réel impact sur les organisations impliquées, notamment sur leur capacité d’analyse et sur la qualité des services qu’elles offrent. De même, elle a influencé le débat public sur certains thèmes.

Les boutiques de sciences, rapporte cette étude, profitent également aux universités en contribuant à leur stratégie sociale.

De manière plus précise, l’étude de Leydesdorff et Ward rapporte que les projets proposés par les boutiques de sciences ont eu un impact sur l’enseignement universitaire, ont mené à de nouveaux programmes de recherche et d’enseignement et ont ouvert la voie à de nouvelles publications scientifiques réalisées par les étudiant·e·s impliqué·e·s, auxquels cette expérience a donné de solides compétences. En particulier, ces expériences leur permettent de se sensibiliser à différents milieux sociaux et à d’importantes questions de justice sociale.

Par ailleurs, les recherches réalisées par les boutiques de sciences ont parfois ouvert de nouvelles pistes de connaissances susceptibles d’intéresser les chercheurs et chercheuses professionnel·le·s. Elles peuvent aussi constituer un réservoir de connaissances construites dans des circonstances particulières, mais utiles dans d’autres contextes. La grande pertinence et surtout la proximité de ces connaissances avec les enjeux sociaux contemporains peuvent en faire la source de débats de société importants.

Une démocratisation de la recherche?

Patricia Vendramin et Gérard Valenduc signalent qu’un des points faibles du concept de boutique de sciences réside dans l’ambiguïté de la notion de demande sociale de connaissance :

Les demandes adressées aux scientifiques ne renvoient pas forcément ni directement à la recherche proprement dite. On y trouve à la fois des demandes de vulgarisation ciblée, des demandes d’expertise et des demandes de recherche proprement dite […]. Seule une petite partie des demandes des groupes sociaux sont adressées à la recherche proprement dite, au sens où elles nécessitent l’élaboration de connaissances scientifiques ou la mise au point de méthodes qui ne sont pas disponibles telles quelles[13].

Autrement dit, selon cet argument, les boutiques de sciences ne facilitent pas vraiment l’accès à la recherche scientifique « pure », qui produit réellement de nouvelles connaissances ou de nouveaux outils de recherche; elles offrent surtout une version « utilitaire », utilisable et vulgarisée de la science.

Cet argument ouvre un débat intéressant : qui a l’autorité de définir ce qu’est « la recherche proprement dite »? Pourquoi la recherche « confinée[14] », exclusive aux scientifiques, serait-elle moins scientifique et intéressante que la recherche « de plein air », ouverte aux acteurs et actrices dont elle influence les pratiques et les valeurs? Cette critique a des relents positivistes qui peuvent ne pas impressionner les partisan·e·s des boutiques de sciences. Pourtant, elle retentit sur le fonctionnement des boutiques, qui dépendent de la bonne volonté et de l’ouverture d’esprit des chercheurs et chercheuses et des étudiant·e·s qu’ils et elles encadrent : « Nous devons parfois nous battre pour montrer qu’une étude réalisée dans le cadre d’un science shop a sa valeur scientifique intrinsèque, même si elle n’est pas publiée dans les revues les plus prestigieuses[15] », indique le coordonnateur de la boutique de sciences de l’Université d’Utrecht. Cela constitue-t-il pour autant un savoir au rabais parce qu’il répond à une demande et à des préoccupations des « im-pairs », c’est-à-dire des non-pairs, au lieu de se mesurer en nombre de publications savantes?

On peut donner une forme plus incisive à la critique de Vendramin et Valenduc : la conception de l’université mise en œuvre par les boutiques de sciences n’est-elle pas en premier lieu celle d’un « service » offert à des client·e·s (même s’ils et elles ne paient pas)? La recherche scientifique ne devrait-elle ultimement être que socialement pertinente et assujettie aux demandes d’acteurs sociaux et actrices sociales? On connaît très bien les dangers d’une science asservie au pouvoir politique, qui obéit à ses injonctions : parce que les organismes de la société civile sont « citoyens », leurs demandes à la science seraient-elles plus valides et acceptables que celles d’une compagnie d’armement ou d’un État belliqueux? Les tenant·e·s de l’indépendance de la science pourraient facilement rejeter le concept de boutique de sciences sur cette base.

Toutefois, il paraît évident que jamais les organismes communautaires et les groupes de citoyen·ne·s n’auront le pouvoir d’influencer la recherche scientifique comme peuvent le faire les organismes subventionnaires ou les entreprises qui financent directement des recherches prestigieuses. De plus, les boutiques de sciences n’ont jamais demandé à ce que toute l’université soit assujettie aux demandes de la communauté. Le seul fait qu’un lien accessible existe, par leur entremise, entre la communauté et l’université donne un sens concret à la « responsabilité sociale » de l’université, valeur tout aussi nécessaire que le respect de l’indépendance des chercheurs et chercheuses.

Vendramin et Valenduc, analysant la première génération de boutiques de sciences, notent aussi :

Une perception trop naïve de la demande sociale est bien souvent une cause de l’épuisement rapide des boutiques de sciences. Les promoteurs de la troisième génération ne s’y trompent pas, quand ils se réfèrent plutôt à la notion de community-based research, qui décrit un processus d’interaction entre des chercheurs et des acteurs de terrain[16].

La dimension participative et collaborative du processus de construction des savoirs propre au concept de boutique de sciences devrait lui permettre d’éviter l’écueil de la générosité irréfléchie, qui consiste à vouloir répondre exactement à la demande reçue. Former les organismes à la démarche de recherche en traduisant avec eux leur demande en question de recherche est un aspect essentiel du processus, qui fait des boutiques de sciences de véritables médiateurs et non des agences de rencontre très spécialisées. Ce travail de traduction est en soi de la recherche scientifique : comment rendre compte du réel pour qu’autrui y trouve un sens? N’est-ce pas l’ambition à la base de toute démarche scientifique à vocation universelle?

Quelques pistes d’amélioration

Plusieurs recommandations ont été formulées pour assurer le bon fonctionnement d’une boutique de sciences. Commençons par celles du Global University Network for Innovation[17], selon lequel la boutique doit compter sur la présence d’une équipe technique clairement chargée de la gestion et des relations avec les organismes de la communauté. Les universitaires n’ont pas toujours ces compétences… La boutique doit aussi mener une bonne campagne d’information sur ses services auprès des organismes de la société civile, qui sont bien souvent en dehors des réseaux scientifiques et universitaires. Accorder de l’importance à se faire connaître afin de faire partie de l’univers des organismes de la communauté est une démarche nécessaire.

Par ailleurs, Leydesdorff et Ward ont formulé plusieurs recommandations dans leur évaluation de 21 boutiques de sciences. Assurer la visibilité de leurs travaux en diffusant les rapports de recherche, sur Internet mais aussi dans le monde scientifique, est essentiel. Pourtant, les boutiques de sciences ne sont pas toujours conscientes que leurs rapports ont le statut de « littérature grise », peu valorisée, dans le monde scientifique et que, s’ils ne sont pas publiés dans des revues ou des collectifs, ils auront tendance à être oubliés. Toutefois, reconnaissent Leydesdorff et Ward, cette étape requiert des ressources et des moyens qui peuvent dépasser ceux des boutiques de sciences.

Nicole Farkas, chercheuse qui a fait une thèse sur les boutiques de sciences, estime quant à elle que l’isolement peut être néfaste à une boutique, qui doit pouvoir compter sur un réseau d’appui[18].

* * *

La particularité des boutiques de sciences réside dans la mise à l’ordre du jour de la demande de connaissances qui leur est adressée : elle n’émane ni de l’État, ni de la communauté scientifique, ni du secteur privé à but lucratif, mais de la société civile et de ses organisations. La pertinence sociale des connaissances ainsi créées ou rassemblées est d’emblée assurée. Aux scientifiques, chercheurs, chercheuses ou étudiant·e·s d’apprendre à s’ajuster à ces demandes… Le plus grand défi auquel font face les boutiques de sciences est de convaincre chercheurs, chercheuses et étudiant·e·s de répondre aux demandes de la société civile sans craindre de faire autre chose que du bon travail de recherche scientifique; c’est aussi de convaincre les universités pour qu’elles s’ouvrent à la pertinence d’inclure ces projets dans la formation des étudiant·e·s, notamment en leur attribuant des crédits de cours ou en reconnaissant la participation des chercheurs et chercheuses aux travaux de la boutique comme un critère de promotion, par exemple. Le succès de plusieurs boutiques laisse croire que c’est possible.


  1. Living Knowledge, Science Shops. En ligne : www.scienceshops.org
  2. « Une science de proximité », RTD info n° 43, novembre 2004.
  3. Voir Alexander Hellemans, « Science shops provide non-profit alternative », Nature n° 412, 2001, p. 4-5.
  4. Patricia Vendramin et Gérard Valenduc, « Le retour des boutiques de sciences », La lettre EMERIT, nº 37, 2003, p. 4.
  5. Ibid.
  6. Commission européenne, Science et Société : Plan d’action, Luxembourg, Office des publications officielles des Communautés européennes, 2002.
  7. Voir Loet Leydesdorff et Janelle Ward, « Science shops: A kaleidoscope of science-society collaborations in Europe », Public Understanding of Science, n°14, 2005, p. 353-372.
  8. Loet Leydesdorff et Janelle Ward, op. cit.
  9. RTD info, op. cit.
  10. Ibid.
  11. Son témoignage est disponible en ligne : www.liv.ac.uk.
  12. Loet Leydesdorff et Janelle Ward, op. cit.
  13. Patricia Vendramin et Gérard Valenduc, op. cit., p. 5.
  14. Voir Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain : Essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil, 2001.
  15. RTD info, 2004.
  16. Patricia Vendramin et Gérard Valenduc, op. cit., p. 6.
  17. Global University Network for Innovation, The Experience of the Science Shop and the Living Knowledge Network in Europe, mars 2008.
  18. Citée dans Hellemans, « Science Shops Provide Non-profit Alternative », 2001.

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La gravité des choses Droit d'auteur © 2024 par Florence Piron est sous licence License Creative Commons Attribution - Partage dans les mêmes conditions 4.0 International, sauf indication contraire.

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