18 L’art des consultations publiques électroniques (2012)
Florence Piron
Résumé officiel : Cette communication présente quatre expériences récentes de consultation publique dans lesquelles Internet a été utilisé de différentes manières. La première concernait les services publics pour les personnes âgées dans la région de Québec : comment les autorités locales pourraient-elles les améliorer? La deuxième était une enquête à l’échelle de la province sur la procréation médicalement assistée. La troisième visait une grande région rurale et portait sur la conciliation entre la vie professionnelle et la vie familiale. La dernière visait à recueillir des commentaires sur les services de santé mentale dans la région de Québec. Dans ces quatre expériences, Internet a été utilisé pour faire connaître la consultation, pour recueillir des informations et pour publier les résultats. Dans la plupart des cas, nous avons combiné des logiciels libres (Mediawiki, blogger) et un logiciel spécialisé, Semato, qui permet de préparer des questionnaires en ligne, de réaliser des analyses qualitatives et quantitatives et de publier les réponses. Semato a également développé une fonctionnalité permettant aux participants et participantes de délibérer en ligne. Je passe en revue toutes ces expériences pour évaluer le potentiel de ces outils électroniques dans les processus de participation publique.
Afin d’explorer le potentiel de l’Internet pour améliorer les processus de consultation publique, quatre expériences différentes sont discutées, principalement dans les domaines de la santé et des affaires sociales.
Source : (2012). « The Art of Public Electronic Consultation: Experiences from Québec, Canada ». The International Journal of Technology, Knowledge and Society, vol. 8, n° 2 : 19-28. Traduit par Célya Gruson-Daniel à l’aide de Deepl.com.
Internet peut-il contribuer à l’amélioration des processus de consultation publique dans les démocraties libérales où les citoyennes et citoyens participent de moins en moins aux activités institutionnelles telles que les audiences publiques et les votes? La technologie peut-elle faire la différence entre une consultation publique utile et significative et un échec? Ce sont les questions que je souhaite aborder dans cet article à travers un compte-rendu réflexif de diverses consultations publiques que j’ai eu à concevoir ou à gérer ces dernières années en tant que chercheuse et consultante au Québec (Canada). Je m’intéresse particulièrement à la consultation publique locale, non coûteuse, participative, si possible délibérative, utilisant des logiciels libres.
Commençons par quelques mots sur les consultations publiques, que les gens associent souvent aux audiences publiques. En guise de définition, je suggère qu’une consultation publique consiste en la consultation d’un public spécifique par un commanditaire de l’appareil d’État, sur une question relevant des affaires publiques. Ainsi, la dimension publique de la « consultation publique » est quadruple : elle vient de l’État, elle se déroule dans l’espace public, elle parle d’affaires publiques et son but est de faire participer et s’exprimer les personnes du « public » sur telle ou telle question, généralement définie par l’organisation ou la personne commanditaire (Rui 2004). En effet, celle-ci organise généralement une consultation publique parce qu’elle souhaite obtenir des informations qui l’aideront à prendre de meilleures décisions ou à élaborer des politiques mieux acceptées (même si, parfois, les acteurs et actrices politiques instrumentalisent les consultations publiques à des fins moins orientées vers le bien commun). Celles auxquelles j’ai participé étaient généralement dans le secteur de la santé publique et des services sociaux : comment améliorer les services aux personnes âgées ou en santé mentale, ce que le gouvernement devrait faire avec la trisomie 21 ou avec la procréation assistée, comment aider les familles qui travaillent? Dans tous les cas, le ou la commanditaire avait décidé que la contribution des citoyens et citoyennes était nécessaire au processus de prise de décision (Jenson 2006).
D’après mon expérience, les individus prenant part à ces consultations sont généralement des citoyennes et citoyens qui veulent être entendu·e·s dans la sphère publique, qui espèrent influencer les autorités soit parce qu’ils et elles veulent faire valoir un point de vue, présenter une position, soit parce qu’ils et elles veulent défendre leurs intérêts privés, par exemple en refusant un projet de santé mentale dans leur quartier.
Cette dernière description est souvent considérée comme la seule valable par certains des commanditaires qui critiquent, plus ou moins bruyamment, la consultation publique comme étant inutile et une perte de temps, puisque, semble-t-il, rien de constructif ne peut en sortir. J’ai entendu plusieurs de ces commanditaires le dire dans des conversations privées. Ces personnes pensent qu’une consultation publique n’est qu’une façon, pour une organisation, de paraître bien et ouverte d’esprit, et que si on pouvait s’en passer, tout se passerait mieux. Je l’ai remarqué très clairement, notamment une fois où j’ai reçu un appel téléphonique début juillet d’un fonctionnaire qui m’a dit ceci : « Nous devons remettre un rapport à notre ministre en octobre, mais nous nous rendons compte que nous avons oublié de consulter « le public ». Pourriez-vous nous aider à faire un petit quelque chose, pas trop cher, pour montrer que nous nous soucions de l’opinion du public? » Ce genre d’attitude condescendante à l’égard des voix du public pourrait justifier politiquement l’autre explication donnée à la faible participation des citoyennes et citoyens à certaines consultations publiques, y compris le vote : non pas l’indifférence et l’analphabétisme politiques, mais le boycott délibéré de pratiques politiques décevantes, où les voix du public semblent invitées, mais ne sont jamais vraiment écoutées, où les décisions semblent prises à huis clos. Internet peut-il changer cette situation (George 2008; Flichy 2008; Oberdorff 2010)?
Consultations publiques en face à face
Avant d’aborder cette question, je résumerai les principaux problèmes associés aux consultations publiques en face à face, telles que les audiences publiques, les réunions de l’hôtel de ville, les consultations parlementaires ou les grands forums de citoyens et citoyennes (Pion et Piron 2009).
Tout d’abord, lorsque les commanditaires souhaitent réellement écouter un grand nombre de compatriotes de tout le pays, ces audiences publiques deviennent très longues à gérer et onéreuses. Il s’agit à la fois de la logistique de la consultation et de la synthèse de ce qui a été dit. En effet, qu’il s’agisse ou non d’un enregistrement audio ou vidéo, l’analyse et la synthèse de tant de paroles orales peuvent générer une charge de travail très lourde, ce qui peut réduire les efforts de diffusion de ces paroles dans la sphère publique.
Même dans une petite société comme le Québec, une consultation publique itinérante comme celle sur les réformes de la démocratie institutionnelle en 2002-2003, a coûté des millions de dollars. Les expériences passées de ce genre pourraient amener un gouvernement à rejeter ces grandes consultations publiques en faveur de petites, comme les jurys de citoyennes et citoyens (12 à 24 personnes censées représenter l’ensemble de la population), ce qui est une perte du point de vue de la participation.
Deuxièmement, les responsables publics choisissent souvent d’organiser une consultation publique dans un cadre somptueux ou solennel, afin de souligner son statut particulier dans l’agenda gouvernemental. Cependant, un tel choix peut intimider les personnes participantes, en particulier les groupes défavorisés pour lesquels l’intervention publique et le dialogue avec les autorités publiques ne sont pas routiniers, mais exceptionnels et plutôt impressionnants; ces groupes pourraient préférer des cadres plus conviviaux. À l’inverse, une session de consultation publique peut facilement être dominée par certaines ou certains meneurs d’opinion ou groupes de pression qui ont le verbe haut, qui sont habitués aux interventions dans l’espace public et qui monopolisent le sujet avec leurs idées et leur vocabulaire, au risque d’étouffer les voix moins fortes. Il y a là un réel problème d’équité : les personnes au franc-parler ou les groupes riches qui disposent d’avocates et d’avocats ou de spécialistes de la communication pour les aider à peaufiner leur message ont plus de chances d’être entendus et approuvés que les personnes immigrées ou les personnes analphabètes. Les efforts visant à uniformiser le temps de parole accordé à chacun ne peuvent résoudre ce problème politique.
Une troisième difficulté liée à la consultation publique en face à face est la qualité des interventions. Lorsque, dans un forum de citoyens et de citoyennes, un individu ne dispose que de quelques minutes pour s’exprimer devant un grand nombre de personnes sur un sujet complexe, il y a de fortes chances que ce qui sera dit soit moins percutant, profond et clair que dans d’autres circonstances, à moins que la personne n’ait eu le temps de s’entraîner – mais alors cela devient un spectacle et non une délibération publique… À l’inverse, si une personne non charismatique dispose d’un temps de parole raisonnable, son discours fade pourrait avoir des difficultés à maintenir l’intérêt du public et des commanditaires.
Le quatrième problème est l’accessibilité géographique. Les consultations publiques en face à face sont situées géographiquement, ce qui exclut les personnes non mobiles ou vivant loin du lieu de l’événement. Le temps est également un facteur d’exclusion. J’ai dû une fois expliquer à des fonctionnaires que si elles ou ils voulaient que des individus ayant un emploi assistent à leur consultation, les évènements devaient être organisés le soir (et proposer la garde des enfants) et non la journée.
Consultations publiques électroniques
Les consultations publiques électroniques peuvent-elles être utilisées pour pallier certaines de ces difficultés? Certains auteurs le pensent, par exemple Stephen Coleman (2003) et Dominique Cardon (2010). Avant de présenter les potentialités d’Internet pour améliorer les consultations publiques à plusieurs niveaux, j’énumère les différents types d’e-consultation auxquels je fais référence :
- Invitation à envoyer des commentaires ou des suggestions par courriel.
- Une enquête en ligne comportant uniquement des questions fermées, semblable à un sondage.
- Un forum de discussion ou une page de blog/Facebook utilisée comme un forum (où les messages sont des suggestions et les commentaires évaluent les suggestions).
- Une structure délibérative en ligne, telle que le projet Listening to the City (LTC) Online Dialogues d’AmericaSpeaks, exprimant le désir de recréer en ligne la structure de dialogue qui a lieu lors de sa célèbre méthode de consultation « 21st Century Town Meeting ».
- Sondages délibératifs en ligne, tels que ceux organisés par le Center for Deliberative Democracy (Stanford).
- Des méthodes originales comme Debategraph qui offre une visualisation dynamique des arguments et des positions.
Commençons par les inconvénients de la consultation publique électronique du point de vue des commanditaires.
Tout d’abord, elle ne comprend que les citoyennes et citoyens qui ont accès à l’Internet; les autres personnes sont exclues. Et parmi les internautes, utiliser l’internet pour s’exprimer n’est pas forcément simple pour tout le monde. Les recherches montrent que les jeunes femmes instruites ont tendance à répondre aux enquêtes en ligne beaucoup plus que toute autre catégorie démographique. Certains autres aspects de la consultation électronique peuvent perturber les commanditaires. Par exemple, le résultat d’une telle consultation ne peut pas être totalement prévisible car il n’est pas possible de savoir à l’avance qui va participer. C’est très différent d’une consultation en face à face où les gens sont invités à s’inscrire, par exemple. Une consultation n’est pas plus une réunion où les commanditaire rassemblent quelques personnes pour avoir une bonne discussion ou pour montrer qu’une question est bien contrôlée. En effet, dans le cas d’un forum de discussion, cela peut partir dans tous les sens et être de qualité inégale. À l’inverse, dans le cas d’un courriel ou de questions fermées, il manque la dimension délibérative et dialogique possible d’une consultation en face à face.
Je tiens également à mentionner qu’une consultation électronique implique généralement un webmaster dont il faut tenir compte. Les commanditaires doivent faire face à la technologie et à leur manque de compétence dans ce domaine. Enfin, le format électronique facilite la publication des résultats. Les gens s’attendent à une publication rapide et exhaustive, même si cela ne correspond pas à l’agenda des commanditaires. En résumé, les commanditaires qui utilisent la consultation électronique doivent changer leurs façons de faire, leurs habitudes, et ce n’est pas facile.
Néanmoins, les consultations publiques électroniques présentent de nombreux avantages pour les commanditaires et surtout pour les citoyennes et citoyens.
Commençons brièvement par les commanditaires : même si elle implique un ou une webmestre, une consultation électronique est beaucoup moins onéreuse et plus rapide à organiser qu’une consultation en face à face. Puisque toutes les données sont immédiatement dans un format numérique, aucune transcription ni prise de notes n’est à prévoir.
Pour les personnes y répondant qui sont aussi des internautes (et leur nombre ne fait qu’augmenter chaque jour), une consultation électronique peut être moins intimidante, moins marquée par des relations d’autorité ou de pouvoir, moins limitée par des questions de mobilité ou de temps qu’une consultation en face à face, même si c’est une activité solitaire. Par exemple, dans un projet de délibération en ligne que j’ai supervisé, une personne qui avait l’habitude de dominer facilement les réunions en face à face s’est trouvée malheureuse de voir la délibération se dérouler sur Internet avec ou sans sa contribution. À l’inverse, les autres personnes se sont senties un peu libérées en pouvant s’exprimer sans conflit. Un formulaire électronique ou un blog laissent plus de temps pour réfléchir, lire, apprendre, former son jugement avant de répondre aux questions ou de prendre position. Les résultats peuvent être plus accessibles, parfois immédiatement. En résumé, nous pouvons voir ici un bon potentiel pour démocratiser la consultation publique en général en la rendant plus accessible (pour les individus qui sont du bon côté de la fracture numérique bien sûr), plus incitative à la transparence et plus efficace pour améliorer les capacités démocratiques des citoyennes et citoyens.
Je vais maintenant présenter brièvement 3 cas et décrire les outils, les succès et les échecs associés à chacun.
Un long questionnaire monologique
Le premier était un mandat qui m’a été confié par la Commission de l’éthique des sciences et des technologies du gouvernement du Québec. Cet organisme public souhaitait connaître l’opinion des Québécois et Québécoises sur différents aspects de la procréation assistée : don de gamètes, diagnostic génétique préimplantatoire de l’embryon, mères porteuses, etc. Nous avons décidé de concevoir un questionnaire en ligne complexe et long, composé de 40 questions sur les connaissances des individus y répondant sur ces sujets et sur leurs recommandations au gouvernement. La plupart des questions étaient des questions fermées, mais toujours accompagnées d’une case de commentaire ouvert. Nous avons parié sur l’intelligence des participantes et participants potentiels et sur leur volonté de partager des idées et des commentaires sur le web. En guise de publicité, nous avons envoyé quelques communiqués de presse aux médias (aucun article n’a été publié) et à des groupes de la société civile. La durée de présence en ligne du questionnaire a été fixée à 21 jours. En trois semaines, nous avons reçu plus d’un millier de réponses et 12 000 commentaires ouverts. Le principal défi consistait non seulement à analyser un tel matériel, mais aussi à le rendre accessible et à le faire lire par le grand public. Pour l’instant, je n’ai pas trouvé de solution acceptable.
Ce que j’ai appris de cette expérience, c’est qu’une décision gagnante consiste à traiter les participantes et participants comme des personnes intelligentes et réfléchies lors de la conception du questionnaire. Ils et elles répondront de la même manière. Mais j’ai aussi appris l’importance de prévoir technologiquement l’accès du public aux réponses. Ce qui manquait cruellement à cette consultation, c’était une dimension dialogique, un lieu de discussion et de débat. C’était une consultation complètement monologique.
Une conception collaborative pour le questionnaire
La deuxième expérience est une consultation publique multi-partenaires dans une région semi-rurale du Québec sur la conciliation entre la vie familiale et le travail. Cette consultation a été conçue et financée par une coalition d’agentes et agents municipaux et publics, de groupes de la société civile et de fournisseurs et fournisseuses de services sociaux. J’ai agi comme conseillère auprès de ces commanditaires. Notre méthode comportait trois étapes. Lors de la première, nous avons réalisé des entretiens avec 30 familles sur leurs difficultés et leurs solutions dans leurs démarches de conciliation. A partir de ces données, nous avons rédigé la première version du questionnaire en ligne. Afin de tester la pertinence des questions, nous l’avons ensuite soumis à 10 groupes de discussion dispersés sur le territoire (deuxième étape). Le résultat a été un questionnaire anonyme stimulant en trois parties, la deuxième consistant en une liste de citations tirées des entretiens suivie d’une question demandant aux personnes qui répondaient si elles reconnaissent leur propre situation ou opinion dans ces phrases. Enfin, dans la dernière partie, le questionnaire proposait neuf priorités pour l’action gouvernementale (définies à partir de l’analyse des entretiens). Chacune de ces priorités devait être notée (sur une échelle de 0 à 9), puis être classée par ordre de priorité. Pour cela, mon collègue informaticien a conçu un modèle de question web utile : le ou la répondant·e dispose de 20 points à répartir entre les 9 priorités. En quatre mois, nous avons reçu un nombre raisonnable de réponses (1% de la population) et nous avons pu classer les priorités de chaque réponse au questionnaire.
Il est intéressant de noter que les résultats ne correspondaient pas aux attentes de certain·e·s partenaires, ce qui a posé problème au moment de la diffusion des résultats. Afin d’apaiser la discussion et de donner aux commanditaires un accès direct à un affichage des données, nous avons conçu ce que nous avons appelé une page publique de résultats. Elle permet à l’internaute d’accéder à toutes les réponses par le biais d’une page web unique accessible avec un mot de passe. Les lecteurs et lectrices de cette page web peuvent même demander une analyse particulière. Les instituts partenaires étaient satisfaits de cette solution, mais je ne pense pas qu’ils l’aient beaucoup utilisée. Comme il s’agissait d’un grand projet régional, le plan de communication des résultats était impressionnant : conférence de presse, communiqué de presse, création de versions simplifiées du rapport, etc.
Ce que j’ai appris de ce cas est l’avantage de concevoir un questionnaire de manière plus collaborative : les entretiens nous ont donné des idées et des thèmes pour le questionnaire, et les groupes de discussion nous ont aidés à valider et à modifier la première version. Travailler de cette manière a pris un peu de temps, mais je remarque que les citoyennes et citoyens dans les groupes de discussion étaient beaucoup plus engagé·e·s dans le processus que ne l’auraient été des lectrices régulières et lecteurs réguliers (collègues ou étudiantes et étudiants).
Des textes monologiques à la délibération
Le troisième cas est une enquête pilote sur les services de santé mentale dans la région de Québec. Le commanditaire était le Commissaire national à la santé et au bien-être qui voulait essayer un nouveau design de consultation que je lui ai soumis. Dans la phase 1 du processus, un site web conçu avec le logiciel Mediawiki offrait différentes possibilités d’expression à six publics : malades, familles des malades, profession de la santé et des services sociaux, gestionnaires de services de santé, profession de la recherche et grand public. Les 6 questionnaires en ligne avaient à peu près le même contenu, avec quelques questions différentes pour chaque public; une version imprimée a été distribuée à certaines organisations communautaires. Les personnes prenant part au questionnaire se sont également vues proposer un blog, un courrier électronique et des entretiens individuels. Il est intéressant de noter qu’une grande majorité a choisi le questionnaire. Dans leur évaluation, elles ont déclaré que le questionnaire était intéressant et les a fait réfléchir à leur expérience, même s’il était un peu long et complexe. En 40 jours, nous avons reçu plus d’une centaine de réponses, principalement de patientes et patients, de leurs familles et de personnels des services sociaux. Il semble que les autres publics ont ou préfèrent d’autres moyens de s’exprimer.
Toutes les réponses ont été publiées sur le site web après une très légère révision. Cela a permis la phase 2, qui était l’analyse délibérative collective de ces réponses par un petit comité composé de membres de chaque public. Afin d’analyser les réponses de manière collaborative et démocratique, j’ai proposé à ce comité d’utiliser, et de tester en même temps, une méthode innovante de délibération en ligne appelée Delibensemble[1].
Inspirée de la méthodologie Delphi, cette méthode tente de reconstituer sur le web la dynamique d’une table ronde à tours multiples. Comment cela fonctionne-t-il? Les membres du comité doivent d’abord lire toutes les réponses ou documents pertinents. Ensuite, chaque membre rédige quelques courtes déclarations décrivant ce qui a été le plus frappant au cours de sa lecture. Ces déclarations sont toutes enregistrées dans un questionnaire. Le parrain peut les lire et les modifier légèrement pour en réduire le nombre (20 pour un thème de discussion est un bon chiffre) et en améliorer la clarté. Ces déclarations sont ensuite insérées dans un questionnaire en ligne Semato Delphi afin que les membres du comité puissent les lire, les évaluer, commenter leur évaluation, ajouter une nouvelle déclaration si nécessaire, lire les évaluations et les commentaires des autres, modifier leurs propres évaluations et commentaires, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’un consensus soit atteint sur les meilleures déclarations, c’est-à-dire celles qui synthétisent le mieux les principaux messages reçus au cours de la phase 1. Le consensus est le classement final des déclarations.
Dans le cas des services de santé mentale, l’expérience n’a pas été un succès pour différentes raisons contextuelles. Deux d’entre elles sont les plus intéressantes. La première est le fait que les membres du comité ont trouvé l’exercice trop difficile au point que certains d’entre eux et elles ont abandonné. En effet, ils et elles devaient lire, formuler des énoncés synthétiques, lire ceux des autres membres et noter tous les énoncés. Je travaille maintenant sur ce qui était exactement le principal défi : lire tout ce qui a été dit? Analyse et synthèse? Lire toutes les déclarations des autres membres? Prendre position? Le jugement délibératif n’est pas seulement un concept politique inspirant (Delli Carpini, Lomax Cook et Jacobs, 2004). Il s’agit d’une pratique très exigeante. La deuxième raison peut être liée à l’Internet. Bien que j’aie organisé une réunion en face à face afin de présenter la méthode au comité, je n’ai pas suivi ce fil et j’ai tout gardé sur le web. Dans une autre délibération qui a lieu au moment où ces lignes sont écrites, un soutien plus personnel est offert et l’engagement des membres du comité est beaucoup plus élevé.
Esquisse de bonnes pratiques en matière d’e-consultations
Ce qui suit est ce que j’ai appris de ces expériences sur les possibilités et le potentiel de la consultation publique électronique pour améliorer la qualité de la démocratie et du débat public. J’adopte ici le point de vue de commanditaires qui espèrent sincèrement améliorer la démocratie, la gouvernance et la citoyenneté grâce à la consultation publique.
- La période de préparation est cruciale. Le promoteur ou la promotrice doit :
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- Utiliser la méthode des essais et des erreurs pour concevoir les outils de consultation plutôt que d’imposer le dernier gadget numérique.
- Effectuer un travail de terrain ou des entretiens ethnographiques pour comprendre comment le public cible s’informe, lit, parle, quels sont ses vocabulaires, ses réseaux, etc. afin de concevoir des outils appropriés.
- Prévoir un plan de communication exhaustif avec un beau site web convivial mais intéressant et informatif, des communiqués de presse, une contribution aux médias sociaux, des messages électroniques appropriés; rien ne doit être improvisé.
- Tester, tester et tester encore, si possible avec des personnes appartenant au public ciblé. Le temps utilisé à ce stade sera gagné plus tard.
- Le choix des outils en ligne pour la collecte des réponses et leur analyse revêt également une importance stratégique.
Les outils en ligne doivent s’adapter aux caractéristiques des publics ciblés et non aux préférences du sponsor/promoteur ou promotrice En effet, afin de toucher différents groupes sociaux et de maximiser la participation, il est crucial de multiplier les supports et de fournir une variété d’outils; la diversité des chemins ne change pas la destination.
Cependant, un logiciel unique devrait être utilisé pour standardiser le format des réponses provenant de diverses sources afin de permettre une analyse efficace et rapide. Ce logiciel devrait être capable de rassembler dans une même base de données toutes les idées récoltées de différentes manières.
Par exemple, dans le projet sur la santé mentale, j’ai transféré dans les questionnaires en ligne toutes les données reçues par d’autres moyens. Ainsi, toutes les réponses ont pu être analysées ensemble, quelle que soit leur source.
- La façon dont le public est conceptualisé dans les outils en ligne influence la façon dont le public utilise ces outils.
Les participantes et participants sont des acteurs sociaux et actrices sociales, des êtres intelligents, doté·e·s de jugement politique et de raison, même s’ils et elles n’ont pas toutes les connaissances possibles de la question en jeu. Si les commanditaires les considèrent comme tel·le·s, ils et elles répondront comme tel·le·s. Ainsi, toutes les citoyennes et tous les citoyens reconnaissent facilement quand une consultation est vraie ou fausse, quand les dés sont jetés, quand les commanditaires ne sont pas très intéressé·e·s par ce qu’ils ou elles peuvent dire. Par conséquent, une bonne e-consultation peut et doit être très claire sur les motivations des promoteurs et des promotrices. Pas besoin de promettre ciel et terre aux citoyens et citoyennes. Je suis également totalement convaincue par ces expériences que les citoyens et citoyennes en ligne peuvent produire une réflexion profonde si on leur propose des outils qui stimulent leur pensée : des questions et des options intelligentes, claires et complètes. Une simplification excessive peut sembler condescendante et excluante.
- Même si elle n’est pas un succès, une consultation électronique favorise les compétences démocratiques du public visé.
En effet, si un questionnaire est intelligent et respectueux de l’intelligence des personnes y prenant part, il devient un excellent outil pour favoriser leurs compétences démocratiques. Par exemple, tout individu aime expliquer, justifier, illustrer ou nuancer ses réponses si l’on juge nécessaire de clarifier sa position. C’est pourquoi les questionnaires que je conçois comportent toujours une double question : une question fermée et claire accompagnée d’un espace ouvert pour les commentaires qui permet aux gens d’aller plus loin, d’argumenter, de préciser, de délibérer. Apprendre à justifier une position politique ou morale est une compétence démocratique essentielle qui peut être améliorée par la participation à une consultation publique (Blondiaux, 2008; Blondiaux et Sintomer 2009; Mansbridge, 1999). Internet permet plus de temps, plus de réflexion tranquille dans cette entreprise.
- Les consultations participatives sont difficiles mais gratifiantes
Une consultation participative est une consultation dans laquelle la personne commanditaire n’est pas seule. Soit le ou la commanditaire travaille en étroite collaboration avec des organisations de la société civile (plutôt que de s’en méfier en raison de leur « partialité » présumée), soit il ou elle invite des représentant·e·s des personnes ciblées, mais surtout au moment de la construction des outils de concertation.
En fonction de l’enjeu, il est possible d’aller plus loin et de proposer à certain·e·s des répondant·e·s de participer à l’analyse des résultats et à la synthèse. Des outils délibératifs en ligne tels que Sémato Delphi, Debategraph ou le MIT Deliberatorium pourraient rendre une consultation encore plus participative, transparente, utile et fructueuse car des interprétations plus variées des réponses s’y croisent.
- Les promoteurs et les promotrices doivent veiller à ne pas alimenter le cynisme de la population en diffusant largement les réponses – mais ce n’est pas une tâche facile.
Il s’agit d’une étape importante dans le processus d’une consultation publique. Idéalement, les réponses devraient être affichées dans une page web au sein du site principal. L’important est d’utiliser les médias et toutes les ressources possibles pour diffuser les résultats et honorer la générosité et la citoyenneté des répondant·e·s.
Conclusion
Internet peut-il contribuer à l’amélioration des processus de consultation publique dans les démocraties libérales où les citoyennes et citoyens participent de moins en moins aux activités institutionnelles telles que les audiences publiques? La technologie peut-elle faire la différence entre une consultation publique utile et significative et un échec?
Références
Blondiaux, Loïc et Yves Sintomer. 2009. « L’impératif délibératif ». Rue Descartes, n° 63 : 28-38.
Blondiaux, Loïc. 2008. Le nouvel esprit de la démocratie : actualité de la démocratie participative. Paris : Seuil.
Cardon, Dominique. 2010. La démocratie Internet : promesses et limites. Paris : Seuil.
Coleman, Stephen. 2003. Promesses et limites de la démocratie électronique : les défis de la participation citoyenne en ligne. Paris : OCDE.
Delli Carpini, Michael X., Fay Lomax Cook et Lawrence R. Jacobs. 2004. « Public Deliberation, Discursive Participation and Citizen engagement : A Review of the Empirical Literature ». Annual Review of Political Science, vol. 7 : 315-344.
Flichy, Patrice. 2008. « Internet et le débat démocratique ». Réseaux, n° 150 : 59-185.
George, Éric. 2008. « De la complexité des relations entre démocratie et TIC ». Nouvelles pratiques sociales, vol. 21, n° 1 : 38-51. https://doi.org/10.7202/019357ar.
Jenson Jane. 2006. « Introduction : Réfléchir à la citoyenneté et au droit dans une ère de changement ». Dans Law and Citizenship. Commission du droit du Canada (éd.). Vancouver : University of British Columbia Press, 3-21.
Mansbridge, Jane. 1999. « On the Idea that Participation Makes Better Citizen ». Dans Citizen Competence and Democratic Institutions. Sous la direction de Stephen L. Elkin et Karol E. Soltan, p. 291-325. Philadelphie : Temple University Press.
Oberdorff, Henri. 2010. La démocratie à l’ère numérique, Grenoble : Presses de l’Université de Grenoble.
Pion, Léonore et Florence Piron (dir.). 2009. Aux sciences citoyennes ! Expériences et méthodes de consultation sur les enjeux scientifiques de notre temps. Montréal : INM et Presses de l’Université de Montréal.
Rui, Sandrine. 2004. La démocratie en débat. Les citoyens face à l’action publique. Paris : Armand Colin.
- Cette méthode a été élaborée par moi-même et un collègue informaticien. Une subvention du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (2010-2013) m'a permis de développer et de tester cette méthode dans différentes expériences. ↵