1 Être jeune, devenir adulte : analyses et témoignages d’adolescents et adolescentes de Québec (1993)
Florence Piron
À l’origine, ma thèse m’a permis de rencontrer 35 jeunes (de 14 à 18 ans) pour recueillir le récit de leurs principales expériences éthiques dans le cadre d’un dialogue très libre. Les aléas de ma question de recherche m’ont conduite à travailler davantage sur l’analyse du lien éthique créé au fil de ce dialogue que sur leurs expériences éthiques proprement dites. J’ai donc finalement concentré ma thèse sur mes rencontres avec trois jeunes, laissant de côté les 32 autres. C’était ce qu’exigeait le niveau de micro-analyse où je me suis située. C’est pour cette raison que je suis très contente d’avoir écrit ce texte qui présente une plus grande diversité de jeunes que dans ma thèse et qui rend ainsi hommage à leur contribution à ma recherche.
Résumé officiel : La frontière entre la jeunesse et l’âge adulte et le contenu des catégories d’âge ainsi formées ont fait l’objet de nombreux savoirs experts en sciences humaines. Cet article propose d’adjoindre ces savoirs à divers témoignages d’adolescentes et d’adolescents du Québec sur ce thème afin de montrer comment se construit symboliquement cette frontière à l’intérieur d’une société. On aura ainsi un aperçu des valeurs et des enjeux sociaux qui sont reliés à ce processus de construction de sens et qui font appel notamment aux notions de liberté, de responsabilité et d’égalité.
Source : (1993). Être jeune, devenir adulte : analyses et témoignages d’adolescents et adolescentes de Québec. Nouvelles pratiques sociales, 6(2), 107-124. https://www.erudit.org/fr/revues/nps/1993-v6-n2-nps1965/301229ar/
Le passage de l’adolescence[1] à l’âge adulte et les rapports entre jeunes et adultes ont fait l’objet d’innombrables théories et discours experts dans différentes disciplines des sciences humaines et sociales. Les théories de la socialisation, par exemple, proposent un modèle du développement de la personne qui définit l’adolescence comme une période de transition associée à d’importantes modifications psychologiques et physiologiques (Hurrelmann, 1989). En revanche, l’approche dite sociologique de la jeunesse privilégie la notion de groupe d’âge situé dans le temps et dans l’espace, dont on cherche à déterminer les principales caractéristiques sociales. M’inspirant des analyses de Giddens (1990; 1991) à propos des interactions complexes entre les savoirs experts et les savoirs sociaux « laïcs » qui circulent dans une société, je considère ces discours experts sur la jeunesse comme faisant partie de l’ensemble des interprétations de la jeunesse et de ses rapports avec l’âge adulte propres à la culture occidentale et à l’époque contemporaine, au même titre que les interprétations et les analyses qu’en font les acteurs sociaux et actrices sociales non expert·e·s, notamment les jeunes. J’ai donc choisi dans ce texte de combiner une évocation de ces savoirs experts avec des témoignages[2] d’adolescents et d’adolescentes de Québec sur le même sujet afin de montrer de manière exploratoire comment se construit et se discute dans une société la frontière symbolique entre jeunes et adultes, quelles représentations, quelles valeurs, mais aussi quels paradoxes et quels enjeux sociaux comportent ces constructions interprétatives.
En effet, comme l’observe Bourdieu (1984 : 143-145), la notion de jeunesse est d’abord un comparatif qui n’a de sens que par rapport à celle de vieillesse :
La frontière entre jeunesse et vieillesse est dans toutes les sociétés un enjeu de lutte. [Par exemple,] le fait de parler des jeunes comme d’une unité sociale, d’un groupe constitué, doté d’intérêts communs, et de rapporter ces intérêts à un âge défini biologiquement constitue déjà une manipulation évidente.
Autrement dit, il n’existe pas de véritable définition de cette frontière, qui transcenderait les particularités des contextes et des rapports sociaux. La frontière symbolique entre jeunes et adultes, tout comme celle entre femmes et hommes, est constamment construite, négociée et contestée dans de multiples contextes d’action sociale, à travers les discours que tiennent les un·e·s sur les autres et les pratiques qui s’y rattachent. On peut dire qu’elle est en elle-même un enjeu social. Godard (1986 : 31) renchérit en soutenant que :
[…] la catégorie de jeunes remplit une fonction de miroir pour une société incertaine de ses valeurs et qui tente de se rassurer, soit en les affirmant haut et fort à l’adresse de la jeunesse, soit en faisant endosser aux jeunes les idéaux de reconstruction radicale des valeurs; […] tout se passe comme si, dans ses discours [sur les jeunes], une société se mettait en scène à travers sa jeunesse […], se construit sa dramaturgie éthique en édifiant ses mythes de la jeunesse, [et transpose ainsi] ses affrontements politiques et idéologiques [internes].
Effectivement, les discours experts produits sur les jeunes émanent presque toujours d’adultes qui ont un parti pris dans les attentes contradictoires de la société (adulte) face aux jeunes : avant-garde porteuse d’espoir ou génération décevante, les jeunes sont lucides et réalistes pour les un·e·s, cyniques et désabusé·e·s pour les autres (Godard, 1986 : 34). Mauger (1986 : 87-89) distingue ainsi deux discours des adultes sur les jeunes : le discours prophétique selon lequel les jeunes représentent l’avenir, le progrès et le bonheur, et le discours de combat qui définit les jeunes comme « des prétendants impatients », encore incompétent·e·s et qui doivent faire leurs preuves. On peut y ajouter le discours de la déception, que j’associe par exemple aux dénonciations du conformisme, du repli sur soi ou du vide spirituel des adolescents et adolescentes d’aujourd’hui (Grand’Maison, 1992). Il sera intéressant de connaître l’opinion de quelques jeunes Québécois et Québécoises à ce sujet ainsi que sur l’âge adulte.
Les débats entourant l’analyse de la jeunesse ou de l’adolescence
On peut relever parmi l’énorme quantité de savoirs scientifiques produits sur l’adolescence et la jeunesse dans les sociétés occidentales, notamment en sociologie, en psychologie et en histoire, deux problématiques principales, chacune étant traversée par des débats et des difficultés théoriques particulières. La première problématique, qui relève traditionnellement du domaine sociologique, concerne le niveau synchronique : qui sont les jeunes d’aujourd’hui dans tel ou tel contexte? Quels sont leurs comportements, leurs opinions, leurs problèmes, leurs perspectives, etc.? Le savoir ainsi produit consiste à dresser des tableaux, souvent quantitatifs mais parfois aussi de type ethnographique, de différents aspects des conditions et des modes de vie des jeunes d’aujourd’hui ou en tout cas d’une partie de ces jeunes.
L’autre problématique aborde le plan diachronique en posant la question de la socialisation : Comment l’enfant devient adulte? Dans le premier cas, il s’agit de définir et d’objectiver dans des comportements et des valeurs une génération de personnes qui ont en commun leur date de naissance, à quelques années près, alors que l’autre approche concerne davantage le développement individuel et la construction de l’identité personnelle.
Un débat constant domine la première problématique, tant aux États-Unis qu’en France et en Angleterre : les jeunes sont-ils et elles semblables au point de pouvoir légitimement en faire une catégorie d’analyse ou un objet de recherche, ou bien sont-ils et elles différencié·e·s, et, si oui, comment : par leur appartenance de classe, de genre, et ethnique, ou sinon par quel critère de classement? Ce débat, bien qu’il occupe encore nombre de chercheurs et chercheuses, a connu une ampleur particulière dans les années 60 et 70. Une des premières grandes enquêtes sociologiques américaines sur les jeunes (Coleman, 1961) visait à montrer comment la scolarisation obligatoire, en mettant presque tou·te·s les jeunes dans la même situation de dépendance face à leur famille et d’exclusion du monde des adultes, les rendait similaires. C’est cette similarité ou homogénéité de condition qui, selon cet auteur, a amené les jeunes à se constituer leur propre société, leur culture, composée de références musicales, politiques et morales qui leur sont propres. On retrouve ici la fameuse thèse du conflit des générations, c’est-à-dire l’opposition sur le plan culturel entre la société adolescente et celle des adultes. Récemment, plusieurs auteurs et autrices, notamment en psychologie sociale (Kitwood, 1980; Youniss et Smollar, 1985), se sont opposé·e·s à cette idée, montrant que les parents demeurent au moment de l’adolescence la plus forte influence idéologique auprès de leurs enfants.
D’autres traditions de recherche sur les jeunes ont contesté cette approche en mettant l’accent sur l’hétérogénéité de classe de la jeunesse, notamment à travers une série de monographies anglaises produites au cours des années 70 par des chercheurs et chercheuses associé·e·s au Center for Cultural Studies de Birmingham. Ces auteurs et autrices réfutaient surtout la notion d’une culture des jeunes (youth culture), qui serait en fait la culture des jeunes de la bourgeoisie pour qui l’école et la consommation de biens sont des choses acquises, à la différence des jeunes de la classe ouvrière. Pour ces dernier·e·s, la jeunesse se vit tout à fait différemment, à travers la constitution de sous-cultures, caractérisées par des styles de vie ou pratiques contestataires (Hebdige, 1979). La description et l’analyse que donne Willis (1977) de la culture anti-école d’un groupe de jeunes de la classe ouvrière est le meilleur exemple de la qualité des études ethnographiques produites par ce groupe de chercheurs et chercheuses qui visaient à produire à la fois un portrait en profondeur d’une tranche particulière de la jeunesse et une analyse intéressante des processus de reproduction sociale. Cependant, comme plusieurs l’ont fait remarquer (McRobbie, 1981), ces études ont privilégié les différences de classe au détriment du genre, de l’ethnicité et du lieu de vie (entre autres critères possibles) sans vraiment l’expliciter (bien qu’en le regrettant).
Les études françaises sur la jeunesse, bien représentées dans l’ouvrage édité par Proust (1986), sont à mon avis caractérisées par le paradoxe suivant : tout en tenant également pour acquise l’idée de l’hétérogénéité de la jeunesse, les auteurs et autrices continuent d’utiliser la notion de jeunes et de lui donner une crédibilité scientifique, notamment par des pratiques d’enquêtes et de colloques[3]. Ces auteurs et autrices estiment pouvoir rendre compte de la diversité des situations des jeunes en créant des sous-catégories à partir de l’ensemble flou que constituent les jeunes, à la fois comme concept et comme réalité. Cependant, c’est essentiellement le modèle de la stratification sociale qui sert de référence pour différencier les sous-groupes de jeunes : on parle alors des jeunes de la classe ouvrière, des jeunes de la bourgeoisie, des jeunes de la petite bourgeoisie, etc. En général, la différenciation entre jeunes bourgeois·es et jeunes ouvriers et ouvrières reste plutôt superficielle et quantitative (nombre d’années de scolarité, âge auquel on quitte le foyer familial, etc.), malgré les efforts de certain·e·s pour affiner cette distinction et remettre en question les catégories de ce genre de stratification (Thévenot, 1978); à noter que la différence de genre est rarement abordée. En outre, cette catégorisation des jeunes repose sur l’appartenance socioéconomique des parents et, en général, du père : Comment approfondir alors la connaissance des jeunes en tant que sujets sociaux si, d’emblée, le discours scientifique les renvoie vers leur déterminisme paternel?
Les travaux réalisés prennent la forme d’enquêtes consistant à sélectionner une petite tranche de la génération actuelle de jeunes (ceux et celles qui ont quinze ans en 1989, par exemple) et selon les cas, d’en étudier les opinions, les valeurs, les comportements, les pratiques, la situation économique, etc. (par exemple, Percheron, 1980, ou, au Canada et au Québec, Baker 1985; Bibby et Posterski, 1986; Joyal, 1986; Tremblay, 1985; pour un bilan des études, voir Perreault, 1988). Les principaux résultats montrent que l’adolescence se caractérise de plus en plus par la dépendance économique grandissante des jeunes face à leurs parents, dépendance qui se prolonge parfois jusqu’à l’âge de 25-30 ans (Chamboredon, 1985), et que cette situation contraste avec leur liberté croissante d’agir et d’organiser leur vie, même en vivant chez leurs parents. Le but théorique de ces enquêtes est de relever les déterminismes les plus actifs dans les conditions de vie actuelles des jeunes de manière à tenter ensuite des généralisations à l’échelle de la génération tout entière : on évoque alors le contexte économique, la disparition des modèles traditionnels, la libéralisation des mœurs, l’éclatement des modes de vie, etc., pour expliquer comment les jeunes en sont venu·e·s à être dans la situation où ils et elles se trouvent et dont il est fait en général un portrait assez sombre. Toutefois, ce degré de généralisation fait en sorte que la diversité des jeunes et de leurs conditions de vie est de nouveau diluée et peu problématisée.
L’historien Kett (1977) situe l’origine de cette difficulté conceptuelle dans le fait que la notion d’adolescence au sens actuel est un construit historique qui relève d’un discours normalisateur né au début du siècle, en particulier aux États-Unis, sur ce que sont les adolescents et adolescentes et leurs besoins. Au centre de ce discours se trouvait l’idée que l’adolescence, associée à l’éveil de la sexualité, est une période trouble et dangereuse pour le corps et l’esprit. En réponse à cette idée, on prôna, d’une part, la séparation des adolescents et adolescentes du monde de la vie normale (celui des adultes) et, d’autre part, la nécessité d’aider les jeunes à passer cette étape grâce à un encadrement et à des programmes éducatifs (notamment sportifs) serrés. La mise à l’écart des adolescents et adolescentes et leur regroupement dans des institutions spécialisées, les écoles, ont effectivement pris un caractère d’évidence qui imprègne encore les recherches actuelles.
Cette allusion de Kett à l’âge adolescent m’amène à la deuxième problématique de l’adolescence : celle de la socialisation. L’adolescence est alors traitée comme un moment, une étape, un passage, une phase transitoire, ou encore un moratoire (selon les auteurs et autrices) à l’intérieur du cycle de vie : c’est à cet âge de la vie que se fait la transition entre l’enfance et l’âge adulte, en particulier, la constitution des bases de l’identité personnelle. Étudier l’adolescence, c’est étudier une période de la vie par laquelle tout le monde passe et qui doit aboutir à la formation de la personne sociale, capable de vivre en société. La notion de socialisation est au cœur de cette approche : « Socialization is defined as the complex learning process through which individuals develop selfhood and acquire the knowledge, skills and motivations required for participation in social life » (Mackie, 1987 : 77).
Bref, l’adolescence constitue une étape complexe qui tourne autour de la question de l’identité personnelle. Selon Erikson (1978), toutes les sociétés offrent à leurs jeunes un moratoire psychosocial, c’est-à-dire une période de liberté, d’absence de contraintes majeures, pendant laquelle l’adolescent·e tente de se trouver, de faire des choix déterminants pour son identité et sa place dans la société. Cette période, associée à des transformations physiologiques, exige que l’adolescent-e rompe avec le monde de l’enfance tout en maintenant le sens de son identité à travers le temps. Tout ceci fait de l’adolescence une période difficile, conflictuelle, mais incontournable; ces difficultés sont toujours évoquées en filigrane dans les études effectuées sur les adolescents et adolescentes. Margaret Mead (1963) a cependant montré que dans des sociétés non occidentales, ce passage pouvait se faire sans conflit. Ainsi, elle critiquait les prétentions universalistes des théories psychologiques de la socialisation. Il s’agit là effectivement d’une des principales critiques adressées à ces théories : l’absence de toute contextualisation sociohistorique, comme si on était adolescent·e partout et tout le temps de la même façon, comme si ce passage était naturel et non socialement constitué, comme si l’âge était extrinsèque au social. Le rejet de cette approche en raison de ses lacunes ont conduit inversement de nombreuses recherches à négliger la dimension de socialisation dans leurs études de l’adolescence, comme le remarque Sévigny (1986) à propos du Québec.
Cette évocation des deux principales problématiques de l’adolescence en a montré les lacunes : la première semble s’intéresser plus à la jeunesse et à l’adolescence qu’aux adolescents et adolescentes comme sujets humains, réifiant ces catégories dans des typologies de comportements déterminés par des facteurs sociaux et économiques plus ou moins complexes. La seconde s’intéresse à la personne et à sa vie, mais la sépare de tout son contexte social et frôle parfois un fonctionnalisme mécanique peu intéressant. Devant ces difficultés, des recherches récentes prônent une synthèse de ces deux approches, qui permettrait d’atteindre un degré de complexité supérieur : ainsi, Poole (1989 : 80) propose d’adopter l’approche du cycle de vie mais en montrant les liens existant entre les transformations successives de la personne et les normes en vigueur dans la société où elle vit, qui peuvent elles-mêmes se transformer : il s’agit en quelque sorte de combiner l’âge et la date de naissance (voir aussi Keith et Kertzer, 1984; Bernier, 1980).
À côté de ces savoirs experts, mais aussi en dialogue avec eux, il existe de nombreuses autres manières d’interpréter la frontière entre la jeunesse et l’âge adulte, de la définir symboliquement par des attributs respectifs, par exemple. Les extraits d’entrevues qui suivent et le commentaire qui les accompagne constituent des fragments de ces interprétations non expertes et n’ont d’autre prétention que de faire entendre des voix d’adolescents et d’adolescentes. La valeur de ces témoignages n’est pas liée à une prétendue représentativité ou validité permettant de faire des généralisations, mais au fait qu’ils émanent d’acteurs sociaux et d’actrices sociales compétent·e·s (au sens de Giddens, 1987; aussi de Piron et Ringtoumda 1991), vivant et réfléchissant dans des contextes qu’ils et elles ont appris à comprendre, à analyser et à transformer.
Origine des témoignages
Les témoignages présentés dans ce texte ont été recueillis au cours d’une collecte de données associée à mon projet de recherche sur la pensée critique à l’adolescence. Trente-cinq garçons et filles, âgé·e·s de 14 à 18 ans, ont participé à cette enquête. Ils et elles ont été contacté·e·s dans leur école secondaire publique qui dessert deux quartiers populaires de Québec et un quartier plus aisé, situé en Haute-Ville. Ces jeunes se sont porté·e·s volontaires après avoir entendu un exposé de mon projet dans le cadre d’un cours de morale. Les entrevues individuelles qui ont été réalisées avaient pour but la constitution d’un récit de vie axé sur les moments de leur vie où ils et elles ont été amené·e·s à remettre en cause soit leur propre personne, soit leur monde quotidien. Trois rencontres d’une heure et demie environ chacune, échelonnées sur une année, ont permis cette réflexion commune entre la personne qui se raconte et moi-même. Nous avons réalisé ces entretiens dans un café, un restaurant ou à l’extérieur, dans un parc. En plus de ces récits de vie, j’ai fait appel pour la deuxième entrevue à la méthode développée par Kitwood (1980) pour susciter des analyses plus spécifiques. Cette méthode consiste à soumettre à la personne une série d’affirmations et à lui demander d’illustrer chaque situation évoquée par un exemple tiré de sa vie personnelle. La dernière affirmation proposée était la suivante : « Tu étais content·e d’être jeune et pas un·e adulte ». En général, j’ai alors orienté la discussion vers une définition de ces deux âges et vers la construction d’une comparaison entre les points positifs et négatifs qu’ils et elles associaient à ces moments de la vie. La plupart des témoignages qui suivent ont été sélectionnés parmi les propos associés à cette partie de l’enquête, selon leur pertinence. Ils ont fait l’objet de légères retouches pour en faciliter la lecture (ajouts de certains mots, suppression d’expressions d’hésitation, etc.); j’ai associé mes propres réactions et questions (signalés par mon prénom, Florence), car cela fait partie intégrale de l’interaction à l’origine de ces témoignages.
Être jeune, devenir adulte : témoignages
L’analyse des propos sélectionnés pour ce texte m’a amenée à déterminer plusieurs thèmes récurrents : 1) une comparaison paradoxale entre jeunes et adultes du point de vue de la liberté et des responsabilités; 2) les avantages d’être jeune par opposition à une vision plutôt négative de l’âge adulte; 3) une attitude neutre-fataliste face au temps qui passe; 4) une colère contre les abus de pouvoir des adultes[4].
Quelques définitions objectives de l’âge adulte ont été proposées : le fait d’avoir des enfants et un appartement (ce qu’on associe à l’âge de vingt-cinq ans environ), d’avoir terminé ses études, d’avoir un emploi. Bien que pour certain·e·s, comme on le verra plus loin, dix-huit ans constitue un passage très important : « C’est sûr que des fois, on se dit, j’ai hâte d’avoir 18 ans, tu n’auras plus besoin d’être hypernerveuse avant de rentrer dans un bar parce que tu as peur qu’on te demande tes cartes » (Esmeralda, 15 ans, 4e sec.), la plupart conviennent que ce n’est pas une question de chiffre et contestent cette façon de penser des adultes : « Ils s’attendent à ce que dès que tu as 18 ans, […] tu sois réfléchie, responsable. Hier tu ne l’étais pas, maintenant tu as 18 ans, tu es une autre personne » (Véronique, 16 ans, 5e sec.). Une définition subjective paraît plus appropriée : « Je pense que je sais ce que c’est pour moi, être adulte : c’est quand je vais avoir tout réalisé, puis tout compris, puis quand je vais devenir ce que j’aimerais être » (Véronique).
Liberté, contraintes et responsabilités
Sous l’influence de ma demande pour une définition comparative des deux âges, c’est-à-dire, en fait, pour une définition de la frontière entre l’adolescence (présentée comme leur âge) et l’âge adulte, plusieurs se sont trouvé·e·s confronté·e·s à un paradoxe bien résumé par Catherine (15 ans, 4e sec.) : « Quand on est jeune, on a plus de liberté dans un sens et moins dans l’autre. Dans un sens, on est plus libre, car on n’a pas les factures, la maison à payer. Puis dans un autre sens, on ne peut pas tout faire non plus, il y a des restrictions avec nos parents ». Autrement dit, quand on est jeune, on est à la fois plus libre et moins libre que lorsqu’on est adulte. Ainsi, pour Louis (15 ans, 4e sec.), « Les désavantages d’être jeune, c’est que tu es limité, tu ne peux pas tout faire […], tu ne peux pas prendre toutes tes décisions tout seul parce que tu n’es pas majeur. Mais c’est le fun d’être jeune parce que… I don’t care. »
Florence : Tu n’as pas de responsabilités?
Louis : C’est ça. Il y en a, mais pas des grosses. Tu n’as pas de soucis du côté financier, tes parents sont là pour te dépanner.
En revanche, Esmeralda voit bien la liberté des jeunes : « Être jeune, tu as des responsabilités, mais c’est sûr que tu en as moins, tu n’as pas de maison à payer. Tu es peut-être plus libre, tu peux faire plus de choses, te faire plus de fun. C’est sûr que les adultes s’en font aussi, mais, je sais pas, tu es peut-être plus heureux. »
Florence : Dans quel sens?
Esmeralda : […] Quand tu as des soucis, c’est toujours moins pire que quand tu es adulte. Tu as plus de liberté, tu fais ce que tu veux, tu ne t’engages pas dans quelque chose… Ta blonde, tu penses pas que c’est pour la vie. Adulte, tu commences à être plus sérieux. J’imagine, là, je ne sais pas, mais il me semble que tu as plus de responsabilités. C’est sûr que tu peux faire plus de choses, mais tu dois aller au travail.
Ce paradoxe renvoie d’une part aux deux sens possibles et corollaires du concept de liberté tels que relevés par le philosophe Berlin (1969); en effet, on peut être « libre de » (freedom from) au sens d’être libéré de contraintes ou de restrictions (c’est la liberté dite négative), ou on peut être libre d’agir comme on le souhaite, en vue d’un objectif qu’on se fixe (freedom for) : c’est la conception positive de la liberté. Il renvoie également à deux interprétations de la notion de responsabilité : dans un sens positif, elle est associée au pouvoir d’agir, donc à la liberté positive; dans un sens négatif, elle signifie des contraintes, des limites imposées à la libre volonté, donc une absence de liberté négative.
Selon la perspective adoptée par la personne, la liberté négative peut être associée à la jeunesse (les jeunes n’ont pas de compte à rendre pour plusieurs de leurs actions, ils et elles sont mineur·e·s) ou à l’âge adulte (les adultes ne sont pas dépendant·e·s d’autrui); de même, la liberté positive, associée à la jeunesse, signifie que les jeunes sont plus libres de choisir et de transformer leur vie que les adultes prisonniers et prisonnières de lourdes contraintes, alors qu’associée à l’âge adulte, elle veut dire que les adultes ont beaucoup plus de marge de manœuvre que les jeunes. Aucune de ces interprétations n’est exclusive, ce qui leur permet de faire des analyses proches de la complexité de la réalité, comme le montre le dialogue suivant : « Quand on est jeune, on a beaucoup moins de responsabilités. Quoique ça, c’est un avantage en même temps qu’un inconvénient. Le défaut de la qualité, la qualité du défaut. Parce qu’on a moins de pouvoir, ce qui est un inconvénient, mais en même temps, on a des décisions moins importantes à prendre, on paie moins pour ses erreurs » (Marc-Antoine, 17 ans, cégépien).
Florence : Ça veut dire que tu associes responsabilités et pouvoir, c’est-à-dire la capacité d’agir selon son…
Marc-Antoine : Oui. Responsabilités dans un sens large. C’est sûr qu’on a toujours la responsabilité de soi. Mais même à ça, je crois que c’est plus facile. […] C’est moins pire pour un jeune de commencer à prendre de la drogue puis à être déphasé. Il peut toujours s’en sortir. Un adulte qui commence ça, c’est pire. Prendre ses responsabilités, c’est un avantage qu’on a quand on est jeune parce qu’on a moins de responsabilités.
Il propose une interprétation de la liberté associée à la jeunesse qui combine les aspects positifs et négatifs : « J’aimerais ça être jeune tout le temps parce que quand tu es jeune, tu n’es pas limité. Je suis jeune, je ne suis pas obligé d’aimer le heavy metal, je ne suis pas obligé de parler au monde (rire). Jeune, je trouve que ça a l’air plus libre. Puis ce qu’on fait a moins de conséquences. Il me semble que pour un adulte, ça devrait être la même chose. Il y a trop de poids qui est mis sur les adultes ». Cette analyse va à l’encontre des théories de la pression vers le conformisme décrite par plusieurs spécialistes de l’adolescence.
Cette polysémie complexe, qui renvoie à l’histoire des valeurs dans la culture occidentale, est l’occasion pour certain·e·s d’avancer des définitions originales : « Je suis content d’être jeune parce […] qu’on n’a pas encore les responsabilités plates [faire un budget] mais on a les responsabilités le fun [passer son permis de conduire] » (Jean-Frédéric, 15 ans, 4e sec.). Pascal (18 ans, 5e sec.) oscille lui aussi entre ces deux appréciations de la notion de responsabilité :
Florence : As-tu peur de vieillir?
Pascal : Un petit peu [rire]. Ce n’est pas la mort qui me fait peur, c’est pas physiquement non plus. Je me dis, là, je n’ai pas de responsabilités, je suis tranquille, je n’ai absolument rien sur les bras. D’ici une couple d’années… Par contre, […] si c’est un domaine [professionnel] qui me plaît, j’ai hâte d’en avoir fini avec tout ça [l’école] pour pouvoir embarquer sur quelque chose de plus sérieux, me donner plus de cœur.
Les avantages d’être jeune…
Dans cette comparaison, l’impression de liberté ressentie par Marc-Antoine, qui est partagée par bien d’autres, a pour effet de valoriser l’état d’être jeune, tout d’abord en lui-même : quand on est jeune, on a la vie devant soi. « On a plus de temps devant nous pour pouvoir refaire dans la société ce qui n’est pas à notre goût. On a tout le temps devant nous pour pouvoir réaliser ce projet. » (Carl, 16 ans, cégépien) Cette liberté, négative et positive, a des implications sur le plan personnel : « J’ai l’impression que c’est plus facile pour un jeune de changer, il est plus apte à changer sa personnalité qui est moins forgée, moins ancrée en lui que pour un adulte qui, malheureusement je trouve, a peut-être l’impression d’être arrivé à terme. Je vois ça comme un avantage d’être jeune » (Marc-Antoine). L’énergie et l’ouverture d’esprit sont associées à la jeunesse : « Plus on est jeune, plus on est influençable [ouvert d’esprit], et plus on est porté à voir des choses qu’on ne concevrait pas étant adulte […]. Peut-être que quand tu es jeune, tu t’imposes moins de limites, tu n’en vois pas vraiment, tu es plus influençable, tu vas plus pousser quelque chose dans une direction » (Marc-Antoine).
… et les inconvénients d’être adulte
Mais ce qui ressort de ces efforts de comparaison, c’est qu’un des principaux avantages d’être jeune est de ne pas être adulte, état à propos duquel plusieurs jugements négatifs sont portés (en dehors de la question des responsabilités). Cet échange en témoigne : « Les jeunes peuvent toujours changer sans que ça ait des impacts trop durs sur leur vie, tandis que quand tu es adulte, c’est très difficile. Si tu changes du jour au lendemain, tu vas le ressentir. Tu vis trente ans de la même façon, puis tout à coup tu changes, c’est assez difficile » (Omar, 17 ans, cégépien).
Florence : Alors que pour les jeunes, tu as l’impression que c’est plus facile?
Omar : Oui, car ils ont le support de leurs parents, de leurs amis. Alors que quand tu es adulte, tu es un peu déconnecté de tout ça. Tu es davantage seul. Si tu as un problème avec ta conjointe, tu dois prendre une décision et la vivre, tandis que quand tu es en famille, il y a d’autres personnes, le papa, la maman… […] Quand tu es jeune, tu peux courir chez ton père, chez ta mère, même s’ils ne t’aident pas. Tandis que quand tu es adulte, vers qui tu te tournes? Tes parents, quand ils vieillissent, ils viennent vers toi…
Le fait que « ça a l’air très pénible d’être adulte » (Marc-Antoine) amène certain·e·s à adopter une attitude ambivalente : « J’aimerais être adulte toute la vie mais rester jeune, rester avec l’esprit jeune, ne pas renier ce que j’ai vécu quand j’étais jeune. Je pense que c’est la meilleure manière d’élever tes enfants, de les comprendre » (Véronique). « Ça m’arrive souvent de me dire que je n’ai pas hâte d’être une adulte parce… qu’il me semble que c’est le fun d’être jeune! […] J’ai une super belle vie et je suis bien contente. […] Il me semble que le temps passe trop vite, je voudrais retenir ça… Je sais, tu vas dire que je ne suis pas vieille mais quand même, il y a déjà quinze ans de passés. Il me semble que ça fait longtemps que j’étais toute petite. Ça va vite! » (Geneviève, 15 ans, 4e sec.) Cette nostalgie de l’enfance est partagée, entre autres, par Catherine : « J’aimerais ça, rester toujours jeune » et Pascal : « Je suis content d’être jeune, même j’aimerais ça rétrograder, mais en gardant le peu de sagesse que j’ai appris ».
Un passage inévitable
Plusieurs adoptent une attitude plus neutre, presque fataliste, face au temps qui s’écoule et qui les amène inexorablement vers l’âge adulte : « L’adolescence, c’est une période de la vie comme toute autre. Quand tu es enfant, tu penses à aller jouer avec tes amis. Quand tu es adolescent, tu penses à ce que tu vas faire plus tard, tu commences à réfléchir un peu sur ta vie. Quand tu es adulte, tu as des responsabilités. Quand tu es vieux, tu penses à ta vie, tu te demandes si tu as été heureux » (Esmeralda). « Je veux vivre et je veux suivre la vie comme elle vient. Les avantages vont venir et aussi les désavantages » (Omar). « Je suis content d’être jeune. Je n’ai pas les problèmes des adultes, les fameuses dépenses, être obligé d’aller travailler, tout le kit. […] Mais je suis sûr que je vais très bien m’adapter quand je serai adulte, et que je vais toujours garder mon cœur d’enfant » (Carl).
Cette perspective les amène à contester le fait d’utiliser des catégories d’âge : « En fait, je ne pense pas que les jeunes aient plus d’ouverture d’esprit que les vieux ou le contraire. J’ai remarqué que ça dépend de la personne, de l’individu. Il y a certains jeunes qui ne sont pas tolérants du tout et certains vieux qui le sont plutôt. Quand on est jeune, on est naïf, prêt à tout accepter. Les vieux, ils ont tant vécu qu’ils ont appris que l’acceptance, la tolérance, c’est une des bonnes solutions pour la société » (Omar).
Ainsi, malgré certaines divergences, le lot des jeunes et des adultes n’est pas si différent : « Je pense que ce n’est pas plus facile ou plus difficile d’être adulte ou jeune. […] avant, le monde se posait pas trop de questions : les jeunes, soit partaient, soit faisaient leur peine, soit continuaient à apprendre de leurs parents : ils ne se posaient pas trop de questions. Alors que je trouve que maintenant les jeunes font face à des questions difficiles pour leur avenir, ils y pensent très très tôt. Et les adultes, eux, sont dedans. Je pense que c’est aussi difficile » (Eugénie, 17 ans, cégépienne).
Les avantages d’être adulte
Certains avantages liés au fait d’être adulte ont tout de même été évoqués : « Tu as plus de maturité, tu comprends plus de choses, tu sais mieux où tu t’en vas, ta vie familiale, tu peux en avoir » (Esmeralda). « Un avantage, quand on est adulte, c’est qu’on est moins vulnérable aux opinions, aux jugements. Quand tu es adulte, tu as plus de force pour dire non, pour résister » (Véronique). Michèle (15 ans, 5e sec.) pose le même jugement, qu’elle associe à une difficulté de l’adolescence : « Être jeune, c’est plus difficile, parce qu’on doit obéir aux parents, mais aussi parce que les jeunes sont plus vulnérables face aux mauvaises tentations de la vie : ils ont moins de personnalité, ils se cherchent, la drogue, les bêtises, ils savent moins y résister. Les adultes ont plus d’expérience, ils voient mieux les choses ». Selon le mot de Marc-Antoine, « L’adulte a été jeune, il a vu ce que c’était, il a appris à se défendre ». En contrepartie, des difficultés définissant l’adolescence ont été parfois évoquées : « On est tout mélangé, on n’arrête pas de se poser des questions » (Valérie, 16 ans, 5e sec.). « Les jeunes, malgré ce que les gens disent, ont plein de décisions à prendre tous les jours et c’est difficile, même si pour des adultes, c’est pas grand-chose » (Michèle).
Le pouvoir et la délimitation de la frontière entre jeunes et adultes
Une impatience à l’endroit de la théorie de la crise d’adolescence est ressortie de façon frappante dans plusieurs discussions : « Ce qui m’énerve, ce sont les adultes qui s’engagent dans des conversations sur l’adolescence. Tout le monde décrit ça comme une grosse crise. Moi, j’ai déjà été révoltée, mais pas au point d’être vraiment en crise, comme ils en parlent… Des fois, je me sens incomprise, c’est sûr que tu ne peux pas toujours être d’accord avec tes parents. Mais pas au point de dire que c’est une crise d’adolescence. Pour des jeunes peut-être, mais moi je n’ai pas vécu ça, et mes amies non plus. […] Je suis tannée d’entendre parler de ça. Je trouve qu’on n’est pas un phénomène si spécial que ça, les adolescents » (Esmeralda). « Il y a beaucoup de monde qui disent (c’est sûr que moi, je ne le vis pas de même) : la crise d’adolescence… [ton ironique]. Il y en a qui disent, c’est le gros bordel, c’est tout mélangé, c’est une dure étape de sa vie. […] Des fois, je trouve qu’ils en mettent beaucoup avec la crise d’adolescence… je veux dire, on n’est pas en train de mourir, là! C’est sûr qu’il y a des périodes qui sont moins faciles, moins évidentes, mais… » (Geneviève).
Cette catégorisation – ou enfermement – des jeunes défini·e·s comme un groupe uniforme dans le discours adulte a été perçue et exprimée très subtilement par Marc-Antoine : « Les jeunes sont plus isolés et en même temps moins… On parle de la violence chez les jeunes, par exemple, on parlera pas de la violence chez les adultes, ça ferait niaiseux. Les jeunes, c’est comme un groupe isolé, les adultes, c’est comme des individus isolés ». Dans cette même ligne de pensée, Marc-Antoine se sent mal à l’aise avec toute catégorie d’âge : « J’aime pas la place qui est réservée aux adultes ou la place réservée aux plus âgés ou aux plus jeunes. Il y a de grandes idées sociales, comme quoi entre tel âge et tel âge, tu fais telle affaire, tu travailles, tu fais des enfants, tout ça, puis après, tu prends ta retraite, tu te reposes ».
À travers cette catégorisation se dessine un rapport de pouvoir – dont les adolescents et adolescentes rencontré·e·s sont bien conscient·e·s – entre jeunes et adultes; on peut d’ailleurs faire des rapprochements entre ces analyses en termes de pouvoir et celles en termes de responsabilités et de liberté mentionnées plus haut. Dans les propos qui suivent, c’est la notion d’égalité qui est utilisée pour décrire ce rapport de pouvoir.
Florence : Tu veux faire attention à ne pas devenir comme la plupart des adultes?
Véronique : Oui, à ne pas rentrer dans le jeu. […] La plupart [des adultes] c’est comme si tout d’un coup, ils deviendraient supérieurs. Mais dans le fond, tous les humains sont égaux, tous les âges sont égaux. Moi, je suis égale à toi, même si tu as vécu plus de choses que moi peut-être. Inversement, j’ai peut-être vécu des choses que tu n’as pas vécues, mais ce n’est pas parce que tu as eu plus de vécu que tu es plus intelligente que moi, c’est juste que les événements ont fait que tu as eu plus d’occasions de réfléchir […] je peux avoir compris des choses que tu n’as pas comprises.
Cette égalité doit se manifester par un respect mutuel : « Je pense qu’un adulte, s’il ne respecte pas un jeune, il doit s’attendre, c’est naturel, à ce que le jeune ne le respecte pas. Il ne doit pas s’attendre à recevoir du respect sous l’excuse qu’il est adulte. Un jeune doit respecter un adulte, c’est mutuel. Si un adulte respecte un autre, il s’attend bien sûr à être respecté. Avec les jeunes, ça marche de la même façon » (Omar).
Les relations mutuelles des jeunes et des adultes sont le principal symptôme de ce rapport de pouvoir. Tout en affirmant avoir en général de bons rapports avec les adultes qu’ils et elles côtoient, plusieurs adolescents et adolescentes remarquent que « Les adultes, s’il y a quelque chose qu’on pourrait leur reprocher, c’est qu’ils aiment ça, souvent, avoir comme un sentiment de subordination [sic] avec les jeunes. Quand je vais être adulte, j’imagine que je vais être comme ça » (Marc-Antoine). Ce sentiment de supériorité manifesté par les adultes est parfois exaspérant : « Beaucoup d’adultes, nos parents, ils ont quarante ans, ils ont été l’espèce de génération hippie, et ils nous font des morales… Ils ont oublié! Eux autres, ils n’ont jamais pris de drogue, ils n’ont jamais loafé leurs cours, non, ils n’ont pas fait ça, eux autres! Pourtant, ce sont vraiment eux qui ont fait ça. Ils ont oublié, ils sont devenus des gens responsables, sérieux [ton ironique] » (Véronique).
L’expression fréquente « Quand tu seras plus vieux, tu comprendras » est difficilement supportée : « Tu es beaucoup jugée, rabaissée […] Il y a tellement de discrimination! » (Véronique) Les difficultés de communication entre jeunes et adultes sont parfois reliées à cette situation : « Il y a des adultes qui disent, plus on vieillit, plus on a des privilèges dans la société; alors pour eux, regarder un jeune, c’est un peu comme le mépriser. Il y a des jeunes qui vont dire, ils sont trop vieux pour être avec nous. Le problème [du manque de communication entre jeunes et adultes] peut venir des deux côtés » (Omar). Mais Michèle remarque que ce sont plus souvent les adultes qui ne viennent pas parler aux jeunes que l’inverse.
Conclusion
En juxtaposant dans cet article un bref tableau des savoirs experts sur la jeunesse avec ces réflexions de jeunes Québécois et Québécoises, j’ai cherché à faire comprendre à quel point la définition symbolique de la frontière entre jeunes et adultes non seulement met en jeu des relations de pouvoir et des valeurs culturelles complexes, mais est fondamentalement floue, en perpétuelle discussion et négociation, toujours prête à être interprétée et analysée par chacun·e à la lumière de ses expériences personnelles et de sa position sociale. On peut donc dire, d’une part, que tenter de généraliser ou d’objectiver les catégories délimitées par cette frontière en leur donnant un contenu fixe fait violence à la complexité de la réalité, mais aussi, d’autre part, que ce faisant, les « expert·e·s de la jeunesse » sont partie prenante dans la construction symbolique de cette frontière au sein de la société où ils et elles vivent et donc de la construction symbolique de cette société.
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- Les termes « adolescence » ou « jeunesse » sont utilisés ici de manière interchangeable; le premier terme relève davantage du vocabulaire de la psychologie, et le deuxième, du vocabulaire sociologique. ↵
- Les témoignages utilisés pour cet article ont été recueillis dans le cadre d’une recherche de doctorat en anthropologie portant sur la possibilité de la pensée critique au cours de l’adolescence. Le thème du présent article est toutefois relié de manière indirecte à cette problématique de recherche. Je voudrais remercier ici les garçons et les filles de Québec qui ont participé avec confiance et intérêt à cette recherche, les évaluateurs et évaluatrices anonymes et les membres de l’équipe de la revue Nouvelles pratiques sociales pour leurs commentaires et leurs suggestions, ainsi que le CRSH qui finance cette recherche. ↵
- Cela me semble également valide pour le Québec, à la suite de la lecture des actes d’un colloque sur les jeunes au Québec (Dumont, 1986). ↵
- Les propos et analyses concernant la famille et les parents n’ont pas été considérés dans cet article faute d’espace. ↵