21 Production de savoir et effets de pouvoir. Le cas de la délinquance des Autochtones au Canada (1994)
Florence Piron
Cet article est un résumé de ma maîtrise en anthropologie. Il s’agit de ma première incursion dans la réflexion sur les effets sociaux et politiques de la recherche scientifique. Cette première expérience de recherche a été très formatrice et a guidé la suite de mon travail sur ce thème.
Résumé officiel : La surreprésentation des Autochtones en milieu carcéral, considérée en général comme un problème social inquiétant au Canada, a fait l’objet de plusieurs explications scientifiques que l’on peut répartir selon deux manières différentes de construire l’objet problématique. La première prétend que ce phénomène indique une tendance spécifique des Autochtones à la délinquance, pour différentes raisons à éclaircir, alors que d’après la deuxième, il serait le symptôme d’un problème mutuel d’ajustement entre les Autochtones et le système de justice criminelle canadien. Une analyse « généalogique » de ces discours scientifiques montre comment ils peuvent avoir des effets apparemment imprévus sur le monde social, notamment sur les rapports politiques entre les Autochtones et l’État canadien, illustrant ainsi les liens complexes des discours et de l’action, du savoir et du pouvoir.
Source : (1994). Production de savoir et effets de pouvoir. Le cas de la délinquance des Autochtones au Canada. Anthropologie et sociétés, 18(1), 107-132. https://www.erudit.org/fr/revues/as/1994-v18-n1-as794/015297ar/
Comme en témoignent, entre autres, plusieurs textes parus dans le Bulletin d’information de l’ACSALF (1990a, 1990b), les événements dits de la « crise d’Oka », confrontation spectaculaire entre un groupe d’Autochtones et l’État canadien représenté par son armée, ont amené des anthropologues et sociologues du Québec à s’interroger sur leur attitude à cette occasion, notamment celle des spécialistes des questions autochtones. Aurait-il fallu prendre davantage la parole publiquement, par exemple pour mieux faire valoir au grand public le point de vue des Mohawks dans le conflit, ou était-il plus adéquat de ne pas intervenir au moment même de la crise, quitte à en analyser par la suite les conséquences politiques? Les réponses sont partagées, allant d’un verdict nuancé quant à la forme de la « participation active » des chercheurs et chercheuses en études autochtones à la crise, à une franche déception face à l’inactivité et l’invisibilité apparentes des spécialistes. L’image qui se dégage des termes dans lesquels est posé ce débat est celle d’une séparation entre, d’un côté, les « savant·e·s », les producteurs et productrices de connaissances, qui sont en général à l’écart de l’action, et de l’autre, le « politique », la scène publique où se jouent les conflits, les rapports de force, l’histoire, etc. L’enjeu de la discussion concerne alors les points de rencontre conjoncturels entre ces deux mondes.
L’interprétation des relations entre le savoir et l’action (ou le pouvoir) que je défends dans cet article est tout autre : en tant que producteurs et productrices de discours scientifiques, les chercheurs et chercheuses sont toujours partie prenante dans « le socle mouvant des rapports de force » de leur société (Foucault 1976 : 124) car le savoir qu’ils et elles produisent dans un contexte social précis a ou peut avoir des effets, parfois inattendus et imprévisibles, sur la réalité analysée, décrite ou discutée. En effet, non seulement les discours produits ne sont pas indépendants des conditions sociales et politiques dans lesquelles ils ont été conçus puis légitimés comme « discours vrais », mais ils sont eux-mêmes productifs, car, comme l’explique Michel Foucault (1980 : 131), ils produisent des objets, des sujets, des relations, des interprétations du réel, en somme du sens légitime, qui pourra être repris par les acteurs sociaux et actrices sociales pour justifier, expliquer, disqualifier ou exclure certains types d’action sociale, certains projets d’action[1]. C’est ce type de corrélation entre le savoir, au sens d’ensemble d’interprétations de la réalité, et l’action (ou le pouvoir) que je désigne par l’expression d’origine foucaldienne « effets de pouvoir » ou « effets de pouvoir-savoir » d’un discours. Ces effets peuvent aller jusqu’à transformer la réalité et les rapports de force politiques lorsque, par exemple, des acteurs sociaux et actrices sociales font référence à un discours expert particulier pour miner la crédibilité d’un projet ou d’une revendication politique. Ainsi, tout savoir, mais plus encore le savoir expert, peut devenir une ressource stratégique dans un rapport de pouvoir, c’est-à-dire dans un rapport social entre différents acteurs sociaux et actrices sociales qui rivalisent dans un même contexte pour réaliser leurs projets d’action, mais qui face à cet enjeu, sont dans des « états de pouvoir » différents et inégaux[2].
Dans les sociétés modernes contemporaines, la légitimité d’un discours ou d’une interprétation de la réalité dépend très souvent soit de son caractère scientifique ou expert, soit de ses références à un savoir scientifique ou expert, c’est-à-dire du fait que ses auteurs ou autrices sont considéré·e·s comme ayant un « privilège épistémologique » qui leur permet d’être plus proche de la vérité que la majorité des personnes (Foucault 1984; Bauman 1987). Les sciences sociales sont un des lieux privilégiés de la constitution de telles expertises ou « discours vrais » sur le monde social. Elles portent des verdicts sur ce monde, à l’aide de leurs outils spécifiques, en redéfinissant les diverses situations ou événements qu’elles étudient dans des termes qui leur permettent d’en faire des objets scientifiques. Cette appropriation-objectivation de la réalité dans les discours, pratiques et institutions scientifiques, « a process by which the material conditions of life and the unspoken mechanisms of culture are brought into the realm of explicit calculations and subjected to an infinite number of forms of power-knowledge » (Escobar 1985 : 381), produit différents effets de pouvoir, parmi lesquels la disqualification des savoirs concurrents. En effet, les théories donnent alors à ces objets un sens différent de leur sens courant et, du moins on le suppose, plus proche de ce qu’ils sont réellement, plus vrai, donc plus légitime. En tentant ainsi de produire et d’imposer comme légitime une représentation ou interprétation de la réalité qui est donnée pour plus vraie qu’une autre, les discours experts tendent à disqualifier les interprétations concurrentes ou différentes, par exemple celle des parties prenantes (sauf si le ou la spécialiste décide de s’y intéresser) (Giddens 1990, 1991; Piron 1992).
Il existe un autre niveau de manifestation des effets de pouvoir potentiels d’un discours vrai : comme le montre Anthony Giddens (1990 et 1991), les contextes d’utilisation des discours vrais, notamment des discours scientifiques, sont incontrôlables par leurs producteurs et productrices; autrement dit, les effets de vérité des savoirs peuvent déborder les intentions de l’auteur ou l’autrice, ou le sens qu’il ou elle voulait donner à son discours et engendrer d’autres effets, produisant parfois ironiquement l’inverse de l’effet de sens qui était souhaité. C’est pourquoi la notion même d’effet de pouvoir est contextuelle : ces effets s’actualisent ou se concrétisent différemment selon les situations où le discours vrai apparaît et est utilisé, ce sur quoi le producteur ou la productrice de ce discours n’a pas de contrôle.
Cette situation, qui est d’après Giddens (1990 et 1991) une conséquence de la « réflexivité institutionnelle » caractéristique de la modernité[3], montre que l’exercice du pouvoir associé à la production de savoir déborde largement l’idée de l’engagement ou de la participation active des chercheurs et chercheuses à des débats qui les intéressent politiquement. Il ne s’agit pas non plus de débattre pour déterminer si les sciences sociales « ont » (ou non) du pouvoir sur la réalité politique, au sens où les expert·e·s spécialistes pourraient ou ne pourraient pas la transformer s’ils ou elles choisissaient de le faire. Je veux plutôt montrer à travers une étude de cas que les sciences sociales font partie des formes d’exercice du pouvoir propre aux sociétés modernes contemporaines, et que si elles en sont partie prenante, c’est plus par la façon dont elles construisent les problèmes que par les solutions ou les plans d’action qu’elles proposent; en tout cas, ce phénomène est toujours difficilement contrôlable ou prévisible.
Une des façons d’appréhender la complexité inhérente à ces rapports de pouvoir-savoir consiste à s’intéresser aux « effets » potentiels ou actuels d’un discours centré sur un objet précis dans les différents contextes dans lesquels il peut circuler. L’analyse contextuelle du savoir scientifique produit sur la délinquance des Autochtones au Canada, que je présente dans cet article, relève d’une telle démarche (voir Piron 1990).
La littérature sur les Autochtones en général (par exemple, Frideres 1988, Hawthorn et al. 1966, McMillan 1988, MAINC 1980) mentionne régulièrement que les Autochtones rencontrent toutes sortes de difficultés dans le domaine de la justice criminelle au Canada : dans les provinces à l’ouest du Québec, là où, semble-t-il, le problème est le plus crucial, l’indice le plus clair des difficultés des Autochtones avec le système de justice criminelle est leur surreprésentation tant dans les prisons provinciales que fédérales. Cette « surreprésentation » est indiquée par l’écart anormal existant entre la proportion d’Autochtones chez les personnes incarcérées d’une région donnée et leur proportion dans la population globale de cette région[4]. Autrement dit, dans plusieurs régions du Canada, il y a beaucoup plus d’Autochtones incarcéré·e·s qu’il ne devrait y en avoir si l’on en juge par leur nombre dans la population en général.
Dans les termes adoptés généralement par ceux et celles qui ont étudié cette situation, il s’agit là d’un problème social grave[5], dont la résolution devrait être un objectif politique prioritaire du dossier autochtone[6]. Ce souci inhérent à la construction du savoir sur la délinquance autochtone est visible en ce que ce savoir (un ensemble d’énoncés caractérisant une réalité) apparaît essentiellement dans les textes sous la forme d’un problème complexe, dont l’existence et la gravité font consensus, et auquel il faut trouver une solution, par exemple, la mise en œuvre de mesures appropriées qui transformeraient une situation jugée inacceptable en une délinquance plus tolérable selon différents critères et principes.
Or, pour élaborer ces stratégies, il est nécessaire de savoir de quelle situation il s’agit, et plus précisément, quels en sont les facteurs d’origine et les aspects les plus susceptibles de mener à sa transformation. La perspective de l’action et du changement social est donc inévitablement liée à la construction du savoir sur le phénomène de la délinquance autochtone au Canada. Par ailleurs, comme le gouvernement canadien, en tant que représentant de l’État et de la société canadienne, s’est donné la responsabilité de ce projet de transformation sociale, c’est lui qui, pour une grande part, organise et commandite la production de ce savoir, et ce, par l’intermédiaire des instances administratives concernées et des expert·e·s (sociologues, anthropologues, criminologues ou juristes) qu’elles engagent pour réaliser diverses études. Ce fait est très significatif dans la mesure où la question de l’administration de la justice chez les Autochtones est clairement devenue un enjeu politique important des négociations entre les Premières Nations et le gouvernement canadien, comme le montrent les diverses commissions d’enquête d’envergure nationale ou provinciale que les Autochtones ont réclamées et obtenues à ce sujet (Hamilton et Sinclair 1991). Il apparaît donc que le savoir sur la délinquance autochtone s’est constitué dans des circonstances très spécifiques, qui le lient de près aux débats et aux enjeux politiques du contexte actuel, qu’il s’agisse du rapport entre l’État et les Autochtones (échec du premier à prendre en charge les seconds ou à les intégrer, fantôme du racisme et de la discrimination) ou de la capacité du système de justice national à être juste, équitable et efficace.
Dans ce contexte, il est intéressant d’analyser la façon dont les expert·e·s ont problématisé en termes scientifiques un tel problème social aux ramifications politiques sensibles, et quels pourraient en être les effets de pouvoir. Il s’agit en somme de comprendre comment s’est faite l’appropriation scientifique de cette réalité, quels raisonnements, quelles références intellectuelles, culturelles ou politiques et quels modèles d’argumentation ont été employés pour ce faire, en bref, comment le sens légitime a été produit et quels effets imprévus de sens il pourrait entraîner dans les contextes où il peut apparaître. Je considère chaque description d’un aspect des difficultés des Autochtones comme une façon de les interpréter qui est conditionnée par le contexte de la recherche, l’époque, la tradition académique, les intentions des auteurs et des autrices, mais aussi par les autres discours structurant la culture canadienne, notamment ceux sur les Autochtones, le droit, la justice, l’égalité, etc. Le but ultime de mon analyse n’est donc pas de prononcer un verdict définitif sur les causes du contact difficile des Autochtones avec l’institution de la justice criminelle mais de comprendre pourquoi les interprétations proposées sont ce qu’elles sont et comment 1’argumentation qu’elles utilisent peut donner à voir tel aspect du problème plutôt que tel autre. Chaque démarche est alors analysée non pas en fonction d’un critère de « vérité », puisque toutes montrent un aspect de la réalité sans jamais en épuiser la complexité, mais en fonction de ses effets potentiels de pouvoir-savoir dans le contexte où elle a été produite et dans ceux où elle est et pourrait être utilisée.
La démarche utilisée ici est donc celle d’une analyse de discours dont le but n’est pas l’analyse des mots, de la syntaxe ou des procédés stylistiques des textes sélectionnés, mais « l’analyse du sens du discours, c’est-à-dire une analyse de ce qu’il signifie dans ses conditions de production et de transmission » (Kirsh et Bernier 1988 : 36). Plus précisément, il s’agit « d’essayer de déchiffrer le sens explicite ou implicite d’un texte [dans le cadre de la] situation sociale de sa production ou de sa transmission » (ibid.), ce que j’appelle son contexte de production et d’utilisation. La première étape de cette démarche interprétative[7] est exploratoire et exige une lecture attentive et extensive de la littérature sur le thème choisi, afin, notamment, d’en dégager les idées importantes, les textes fondateurs (ceux qui sont les plus souvent cités) et les directions principales de la problématique. C’est à la suite de cette étape que j’ai constitué un corpus représentatif de 43 textes écrits entre 1967 et 1990[8].
L’analyse de discours en elle-même vise à reconstituer la « configuration discursive qui s’instaure dans le discours autour de différents points de condensation » (ibid. : 40). J’ai donc tenté d’analyser pour chaque texte les mises en relation entre thèmes, sujets et notions, l’organisation générale et la progression des idées, le déroulement de la démonstration, les réseaux de références culturelles, intellectuelles et politiques. Lors de l’étape ultérieure de la reconstruction du sens légitime, j’ai tenté de reconstituer les lignes de force principales émergeant de ma lecture de cet ensemble de textes afin de comprendre comment « le sens se déploie d’un texte à l’autre » (ibid.). J’ai ainsi été amenée à distinguer au sein du corpus deux « constructions de l’objet problématique » qui renvoient chacune à une façon spécifique de problématiser et d’expliquer l’objet « surreprésentation des délinquant·e·s autochtones » en prison ou simplement « délinquance autochtone ». Bien que chaque « construction » s’inspire d’un regroupement de textes dont le sens et la façon d’aborder l’objet de réflexion se rapprochent, ce ne sont pas des catégories fixes si bien qu’elles se chevauchent dans certains textes tout comme, d’ailleurs, dans leurs effets de pouvoir.
La dernière étape de la recherche, qui en constitue l’intérêt principal, est la contextualisation sociale et historique de ces discours à la lumière des contextes où ils pourraient circuler (en particulier ceux qu’ils sont le plus susceptibles de transformer), et de leurs liens avec les sciences sociales, l’histoire des discours européens et canadiens sur les Autochtones et les débats autour de la conception du droit et du crime qui ont cours dans la société canadienne. C’est à cette étape que je peux réfléchir à leurs effets potentiels de pouvoir.
Construire l’objet problématique
La question principale posée par tous les textes peut se résumer ainsi : pourquoi les Autochtones sont-ils et sont-elles proportionnellement plus souvent incarcéré·e·s que les non-Autochtones? Ma démarche d’analyse m’a amenée à répartir ces textes selon deux modes de réponse, reflétant chacun une construction spécifique de l’objet problématique. Selon la première, la source du problème réside dans le comportement des Autochtones, qui tend à la déviance; la surreprésentation en milieu carcéral est alors immédiatement interprétée comme un symptôme de la « surdélinquance » des Autochtones. Le deuxième mode d’explication associe plutôt cette surreprésentation à l’existence de difficultés dans le rapport entre les Autochtones et les institutions du système canadien de justice criminelle qui feraient preuve, pour différentes raisons à élucider, d’un excès de sévérité à leur endroit.
« La délinquance autochtone indique un problème de comportement »
En dépit de leurs différences, les recherches et les hypothèses associées au premier mode de construction du savoir évoqué ici sont toutes orientées par le raisonnement suivant : puisque l’incarcération est ce qui punit des délinquant·e·s reconnu·e·s coupables, la surreprésentation des Autochtones en milieu carcéral signifie que la propension des Autochtones à commettre des délits est plus forte que celle des non-Autochtones, pour des raisons à découvrir. La recherche vise donc à comprendre pourquoi et comment cette propension ou ce penchant se manifeste, c’est-à-dire quels sont les facteurs criminogènes du contexte autochtone. On peut retrouver dans cette construction de l’objet problématique la démarche de la criminologie classique : « Qu’est-ce qui fait qu’un individu, à un moment donné de sa vie et dans des circonstances particulières, commet un délit’? […] En criminologie générale, on s’interroge sur l’ensemble des facteurs criminogènes qui expliquent le phénomène de la criminalité » (Rizkalla 1984: 1). Les auteurs et les autrices vont donc essayer de comprendre ce qui, parmi les éléments définissant la spécificité des Autochtones en cause, peut être considéré comme criminogène, c’est-à-dire ce qui peut amener les Autochtones à « passer plus facilement à l’acte » que ne le font les non-Autochtones. Pour ce faire, ils analysent le « potentiel criminogène » (ibid. : 12) du contexte autochtone au Canada.
À l’intérieur de cet ensemble interprétatif, il existe des théories plutôt anciennes et rejetées par les auteurs et les autrices du corpus que je ne fais que citer ici : 1) l’argument de l’incapacité physiologique des Autochtones à résister à l’alcool et donc à la tentation de la violence; 2) l’idée que la culture autochtone est en elle-même pathologiquement criminelle; 3) l’hypothèse de l’existence d’une sous-culture de violence chez les Autochtones, qui s’inspire de l’idée des sous-cultures délinquantes développée par les sociologues américain·e·s des années cinquante. En revanche, les deux explications principales que je retiens ont choisi de ne pas considérer les Autochtones comme un groupe culturel spécifique, avec une mentalité particulière, mais de prendre en compte soit leur situation de domination culturelle, soit le fait global de leur domination structurelle (politique, économique et sociale) au Canada. Les difficultés associées à ces situations constitueraient alors les facteurs criminogènes recherchés.
La domination culturelle
Le thème principal des textes du corpus qui font référence au thème de la domination culturelle (soit en adoptant cette problématique, soit en la critiquant) est que les Autochtones du Canada n’ont pas encore su trouver une réponse adéquate à la nécessité de leur adaptation à la culture dominante. Autrement dit, selon cette approche, ils et elles n’ont pas su s’y adapter et en intégrer les valeurs : « l’adaptation sociale est le principal problème auquel les Autochtones doivent faire face aujourd’hui » (Kelly 1990 : 1); « Indigenous people haw poorly adapted to the dominant culture » (Havemann et al. 1985 : xix). La surreprésentation des Autochtones en milieu carcéral est alors interprétée comme un symptôme de ces difficultés d’ajustement, plus précisément de l’incapacité des Autochtones d’adopter des comportements conformistes, respectueux des normes imposées par la société dominante. À la racine de ce genre de raisonnement se trouve une conception fonctionnaliste de la société, conçue comme un ensemble régulé dont la reproduction et la vitalité dépendent de la capacité de ses membres à en intégrer les normes, les valeurs et les rôles, ainsi que de l’efficacité des mécanismes de contrôle social (Dubet 1987 : 32). La déviance est alors le signe d’un échec de cette intégration : « le sujet de la sociologie classique étant celui de l’intégration, les conduites marginales et violentes sont alors comprises comme les manifestations d’un défaut d’intégration, d’un relâchement du contrôle, d’une anomie, d’une crise statutaire ou d’une désorganisation sociale » (ibid. : 33).
Plusieurs auteurs et autrices expliquent effectivement que les communautés autochtones actuelles sont dans un état tragique d’anomie (absence de normes) et vivent une déstructuration de leur système social et économique (LaPrairie 1989 : 144), qu’elles sont en proie à des crises d’identité culturelle et à une érosion du contrôle social traditionnel : Bradford Morse (1976 : 515) parle même de « social disintegration ». Selon ces auteurs et ces autrices, cette situation est le résultat des « pressions assimilatrices » subies depuis des siècles par les Autochtones du Canada qui les ont amenés à vivre un « conflit culturel interne » (Sellin 1984 [1938] : 69) où rivalisent les influences contradictoires de la culture dominante et de leur culture traditionnelle. Cette situation a causé chez les Autochtones une incapacité structurelle à respecter les normes devenues confuses de leur culture traditionnelle, ou même celles de la culture dominante. Cette anomie a comme corollaire l’érosion des mécanismes traditionnels du contrôle social, du contrôle de la déviance. Ainsi, selon Fraser (1980 : 22), ces mécanismes « se seraient détériorés dans leur nature et dans leur efficacité à la suite de changements sociaux profonds provoqués par le choc entre la culture autochtone traditionnelle et la culture euro-canadienne ». En particulier, selon Minore (1992 : 279), « the negative influence of Eurocanadian culture [caused] the loss of such native cultural traditions as having respect for the elders »; or ces Anciens étaient en général les garants de l’ordre social. De plus, cet « affaiblissement et [cette] neutralisation des divers processus de contrôle traditionnel [se produisent] sans que des processus similaires sous-tendus par la nouvelle culture ne puissent les remplacer efficacement » (Fraser 1980 : 23). Cette double absence de contrôle social, traditionnel ou non, ne peut que perpétuer l’état d’anomie et de désorganisation sociale, donnant alors prise plus facilement à la délinquance. On dira donc que la criminalité autochtone est une « réaction sociale » des Autochtones à leurs problèmes d’intégration culturelle et de désorganisation sociale (ibid. : 29).
La domination structurelle
La thèse de la domination structurelle, parfois critique envers la précédente[9], insiste beaucoup plus sur le rapport social conflictuel qui oppose les personnes « Indiennes » et les personnes « Blanches » depuis l’arrivée de ces dernières sur le continent américain. Le raisonnement utilisé par les auteurs et les autrices du corpus semble relever de deux sources différentes : d’une part la théorie de la frustration, inspirée des travaux de Merton (1965), selon laquelle les inégalités socio-économiques entre non-Autochtones et Autochtones entraîneraient l’apparition de frustrations chez ces dernier·e·s, ce qui expliquerait leur tendance à la délinquance. L’autre source, beaucoup plus sophistiquée théoriquement, semble être le courant « critique », ou « théorie du conflit », inspirée entre autres des travaux de James Frideres (1988 [1974]) sur le sous-développement des Autochtones au Canada et sur le colonialisme interne. Selon l’explication structurelle, la structure des relations de pouvoir résultant des politiques coloniales de l’État canadien envers les Autochtones a fait de ces dernier·e·s une sous-classe dominée, sans pouvoir et sous-développée (Havemann et al. 1985 : 7; Reasons 1977 : 256; LaPrairie 1983 : 340). La culture de pauvreté criminogène qui en résulte est alors la cause de la sur-délinquance des Autochtones et de leur surreprésentation dans le système de justice criminelle. C’est pourquoi, selon ces textes, « the involvement of native peoples with the criminal justice system must be viewed in light of the history of their colonial status vis-à-vis the dominant white society and their present socio-economic situation » (Verdun-Jones et Muirhead 1980).
Afin de bien asseoir leur argument, ces auteurs et ces autrices cherchent d’abord à prouver la pauvreté des Autochtones; ils et elles commencent donc en général par présenter dans leur texte un tableau statistique global de la situation socio-économique des Autochtones, caractérisée par une grande pauvreté et une multitude de problèmes sociaux : « [the] poor Native social conditions [are] disrupted family life, heavy alcohol use and high unemployment » (Hylton 1982 : 129). Ils et elles dressent ainsi, de façon plus ou moins détaillée, ce que j’appelle un « tableau désastreux » de la vie des Autochtones au Canada[10] qui caractérise l’état actuel des communautés autochtones par « some consistent patterns of pervasive socio-structural deprivation and economic and psychological dependency : poverty, high mortality rates, levels of victimization, […] kinship and family breakdown, high rates of violent death, child abuse, alcoholism and suicide » (Griffiths et al. 1987 : 278). C’est donc cette pauvreté et tous les problèmes sociaux corollaires qui sont à l’origine de la délinquance : « poverty overrepresentation is reflected in criminaljustice overrepresentation » (LaPrairie 1983 : 348).
Malgré ces débats, l’objet problématique demeure, pour ces deux approches, le comportement délinquant des Autochtones, qu’il soit considéré en lui-même ou comme le signe d’autre chose.
« La surreprésentation indique un problème de relations entre le système de justice criminelle et les Autochtones au Canada »
Selon la majorité des auteurs et des autrices du corpus, la recherche d’explications centrées sur les causes culturelles ou sociologiques d’une éventuelle sur-délinquance des Autochtones n’aborde qu’une partie de la question. Ces auteurs et ces autrices s’efforcent plutôt de réfléchir à l’effet global du système de justice criminelle sur les Autochtones qui y sont confronté·e·s et notamment sur la criminalisation de certains de leurs comportements et leurs difficultés à se défendre. On explique alors la surreprésentation des Autochtones en prison par une « sur-sévérité » de la part du système de justice criminelle à 1’endroit des Autochtones ou du moins par des problèmes d’ajustement de cette institution aux particularités de la situation des Autochtones : « The conflicts between Native people and the Canadian legal system are unfortunately far too apparent, particularly in criminal law » (Morse 1976: 512).
Selon ces auteurs et ces autrices, la meilleure façon d’analyser le problème consiste à étudier la manière dont les Autochtones sont traité-·e·s par le système de justice criminelle en général : ils et elles recommandent donc d’« axer l’analyse sur l’appareil judiciaire criminel et sur sa façon de réagir à l’injustice sociale » (Morse et Lock 1988 : 6). Afin de comprendre les sources du « caractère tragique de la relation entre la population autochtone du Canada et l’appareil judiciaire criminel » (ibid. : 104), on recherche alors parmi les caractéristiques des Autochtones et du système de justice criminelle celles qui expliqueraient les difficultés de leur contact ou de leur ajustement mutuel et ainsi pourquoi les Autochtones sont privé·e·s du traitement « juste » garanti à tous les citoyens et les citoyennes par le système de justice criminelle. Le premier élément de leur argumentation (plus ou moins implicite dans ces textes plutôt descriptifs) est la contradiction entre l’universalité et la neutralité du droit (qui lui donnent sa légitimité) et le fait qu’il s’adresse toujours à des personnes situées socialement, culturellement, historiquement, etc. Autrement dit, le droit doit établir certains critères universels de justice dans son traitement des citoyen·ne·s et, par le fait même, a du mal à s’ajuster aux contextes dans lesquels il doit intervenir.
Ce paradoxe du système juridique a une conséquence dénoncée par la plupart de ces auteurs et autrices : la discrimination systémique. En effet, un des principes les plus importants de l’idéologie juridique est l’égalité dans l’application de la loi, autrement dit l’égalité juridique[11] : comme le dit un texte du corpus, « au cœur même de notre appareil juridique se trouve ancrée la conviction selon laquelle la justice est aveugle, si bien que tous les prévenus doivent être traités de façon strictement identique » (Morse et Lock 1988 : 105). Cependant, les personnes auxquelles s’applique la loi ne sont pas égales, si bien que l’application égalitaire d’une loi peut avoir des effets discriminatoires envers certains groupes de la population. Dans le cas des Autochtones, c’est leur pauvreté qui est en cause, car elle les empêche de payer les amendes qui leur sont imposées : or, l’alternative à l’amende, c’est l’emprisonnement. Le phénomène dit de la « porte tournante » intervient alors, enchaînement sans fin d’emprisonnements, de délits et d’amendes; ce cercle est d’autant plus vicieux lorsqu’il s’agit d’Autochtones venant des réserves du nord canadien, qui se retrouvent incarcéré·e·s dans une ville du sud, et qui n’ont pas les moyens financiers de retourner chez eux après leur libération.
Une autre conséquence de ce paradoxe du droit est la criminalisation de certains comportements sans tenir compte de leur ancrage dans une culture ou un mode de vie. La plupart des textes indiquent en effet que la délinquance n’est pas inhérente à des types particuliers de comportement : elle n’existe que parce que, dans un contexte particulier, ces comportements sont définis et traités comme délinquants. La question fondamentale est donc alors : « comment définit-on un comportement comme délinquant? ». La dimension culturelle apparaît ici : pour ces auteurs et ces autrices, notamment les anthropologues, il est clair qu’il y a une équivalence plus ou moins complète entre les normes et les valeurs d’une société d’une part, et le droit qu’elle a produit : « un système de justice est l’expression et le reflet du système de valeurs d’une société » (Bouchard, Pelletier et Proulx 1988 : 2). Lorsque certains comportements ne répondent pas aux exigences normatives de la société et que ces exigences sont incarnées dans des lois, on désigne alors ces comportements comme délinquants et on les traite comme tels. C’est le cas de la criminalisation de certains comportements liés à l’alcoolisme, à l’indiscipline, au flânage et au vagabondage qui, selon l’avocate McCarney, sont liés aux problèmes sociaux et culturels des Autochtones tels qu’ils sont décrits ci-dessus et qui constituent 50% des motifs d’incarcération des Autochtones : en décriminalisant ces comportements, la « criminalité » des Autochtones se trouverait bien réduite (Boisseau 1983).
Certain·e·s auteurs et autrices évoquent aussi le spectre de la discrimination non systémique, c’est-à-dire le racisme, en étudiant par exemple les relations difficiles des Autochtones avec le personnel associé au système de justice criminelle, notamment les policiers et les policières en milieu urbain (Havemann et al. 1985 : 22). Ils rapportent qu’un travail de sensibilisation auprès de ce personnel a parfois été entrepris, mais, comme le note le juge Jean-Charles Coutu, « même si tous les participants de la Cour itinérante ont été à l’écoute des peuples autochtones pour y administrer une justice qui réponde le mieux possible à leurs aspirations, ils ne peuvent que constater qu’ils seront toujours un peu étrangers à un monde qu’ils ne côtoient que de façon sporadique » (Coutu 1985 : 1).
Ce dernier point fait allusion au deuxième argument clé de cette interprétation des difficultés des Autochtones avec le système de justice criminelle : l’ampleur de la différence culturelle entre les Autochtones et les non-Autochtones. Cette différence aurait pour conséquence de grandes difficultés de la part des Autochtones à comprendre le fonctionnement du système judiciaire canadien et les valeurs sur lesquelles il repose. Cette non-familiarité des Autochtones avec la culture juridique occidentale leur cause effectivement de nombreux déboires en cour, que les textes étudiés documentent de façon récurrente : Daniel Bédard (1985 : 39) constate ainsi que lorsqu’ils et elles sont convoqué·e·s en cour, les Autochtones sont « complètement perdus, le Tribunal leur étant étranger, de même que son fonctionnement; ils ne connaissent pas le rôle de l’avocat; ils n’ont aucun concept ou notion de notre droit, leur permettant de se sécuriser, etc. », si bien qu’il est clair que « le processus même de la Cour (système de la preuve, impartialité du juge, etc.) est incompris » (Bouchard, Pelletier et Proulx 1988: 15). Ainsi, « the general Jack of knowledge and understanding of the legal system by Native people cannot be overemphasized » (Morse 1976 : 515). Selon les auteurs et autrices, cette ignorance[12] et toutes les difficultés corollaires de la relation interculturelle expliquent en bonne partie les problèmes des Autochtones en cour : ils ou elles ne comprennent pas ce dont on les accuse, ne savent pas se défendre, ne sont pas assez éloquent·e·s, ne comprennent pas les procédures, notamment la question du plaidoyer de non-culpabilité, oublient de venir lorsqu’ils ou elles sont convoqué·e·s, etc., ce qui tend à augmenter le nombre de leurs condamnations.
De façon générale, les auteurs et les autrices sont donc unanimes à affirmer que « justice system is often incomprehensible to Natives » (Makin 1988). Certain·e·s tentent d’en expliquer les raisons de manière plus approfondie en évoquant cette fois le contenu de la différence : ils et elles concluent que l’incompréhension des Autochtones envers le système de justice canadien est d’autant plus prévisible que ce dernier « recognizes none of their cultural and spiritual values » (ibid.) et en est l’antithèse. Non seulement les Autochtones ne comprennent pas comment le système canadien fonctionne mais ils doivent le subir, alors qu’il s’oppose à leurs valeurs, et ce, au détriment de leur propre système juridique qui est, quant à lui, en harmonie avec leur culture. Pour appuyer cette argumentation, les textes tentent de démontrer l’importance de la différence culturelle entre le système de justice criminelle canadien et le droit coutumier autochtone, différence souvent présentée sous forme de tableaux comparatifs inspirés de celui de Frideres (1988 : 217).
Leur point de départ est l’idée d’une homologie entre le système de justice et les valeurs d’une société. Ainsi, des recherches en anthropologie juridique ont montré que les différentes sociétés autochtones avaient et ont un droit particulier, un véritable système de justice, qu’on appelle alors « droit coutumier » ou « droit traditionnel » pour marquer sa différence avec le droit d’origine européenne. Ce droit est constitué par un ensemble de règles non écrites, « traditionnelles », résultant de coutumes établies, et qui contribuent au contrôle social, c’est-à-dire au maintien de l’ordre social. De nombreux auteurs et autrices notent ainsi que le système autochtone privilégie la compensation et la réconciliation alors que le système occidental se fonde sur le principe de la punition et de la répression, ce qui montre bien l’étendue de la différence : entre autres éléments, « the adversary system is at odds with the traditional forms of dispute resolution practised by many Native groups » (Morse 1976 : 516) et « the emphasis on individuals and on personal rights as against the interest of the community is not shared by man y aboriginal peoples living in Canada » (Barreau du Canada 1988 : 11). La conclusion à tirer de cette comparaison est donc qu’il y a une incompatibilité entre les deux systèmes et entre les normes qui les inspirent : « it is quite apparent that these two structures are antithetical to each other » (Morse et al. 1982 : 58). Le juge Coutu en conclut que « si nous nous restreignons à appliquer intégralement, sans modification aucune, ce système de justice, nous continuerons certes à administrer une certaine justice chez les Autochtones mais une justice un peu désincarnée et qui risque de ne pas avoir l’influence et l’efficacité désirées et de ne pas inspirer le respect qu’elle devrait recevoir » (Coutu 1985 : 7). Et d’ailleurs, la réaction des Autochtones à cette situation est, selon les auteurs et les autrices qui s’y sont intéressé·e·s, faite de défiance, de méfiance, de frustration, d’hostilité ou de colère, et aboutit en fin de compte au désintérêt des communautés et à leur passivité.
C’est donc par l’ampleur de la différence culturelle (et par la méconnaissance qu’elle peut entraîner), ainsi que par l’incapacité du système de justice criminelle à s’ajuster au contexte autochtone, que les auteurs et les autrices expliquent principalement les difficultés des Autochtones avec cette institution.
Les solutions proposées par tous ces textes cherchent à renverser la situation en recommandant ou bien des mesures juridiques telles que l’« autochtonisation » du personnel[13] du système de justice criminelle afin d’enrayer les risques de racisme, d’injustice et de méconnaissance culturelle, la décriminalisation de certains délits, la décentralisation des services juridiques (par exemple, la Cour itinérante du Québec), des sentences de probation au lieu d’amendes et d’emprisonnements, une aide à la réhabilitation, etc., ou alors des solutions politiques, notamment la création d’un système judiciaire autochtone qui serait fondé sur l’approche traditionnelle préconisant un traitement individualisé, souple et tolérant des délinquant·e·s autochtones (Finkler 1983)[14]. En effet, dans le contexte politique actuel, les organisations autochtones demandent de plus en plus souvent le droit de contrôler leur propre système de justice, dans le cadre de leurs revendications pour une autonomie politique : « the assumption by Native groups of increased responsibility for the administration of justice is fast becoming an entrenched movement, finding its momentum within the broader movement toward aboriginal selfgovernment » (Currie 1989 : 2). D’après les résultats de l’enquête menée par Hemingway et al. (1984 : 75), les leaders autochtones pensent que « if the lndians could regain a specific level of self-determination in matters that concems them, a cultural component would come into play and assist in controlling lawlessness ». Cette association faite par les leaders autochtones entre le domaine politique et le domaine culturel dans le cas de l’administration de la justice se retrouve dans l’explication qu’ils et elles proposent de la délinquance autochtone : « Indian respondents emphasized the political origins of crime more than twice as much as their non-Indian counterparts » (Hemingway et al. 1984 : 22). En fait, les explications données par les leaders autochtones concernent trois facteurs : l’anomie en milieu urbain, le problème politique (la question de la souveraineté) et le manque de pouvoir, de marge de manœuvre.
Les effets de pouvoir-savoir des explications de la surreprésentation des Autochtones dans le système de justice criminelle
Dans cette partie, je veux montrer comment le processus d’objectivation scientifique que les textes du corpus font subir à la délinquance des Autochtones peut avoir des effets de pouvoir dans le contexte politique canadien, en particulier à travers la production d’un certain type de représentation légitime des Autochtones qui peut alors être repris et utilisé de manières diverses par les nombreux protagonistes de ce contexte. Pour effectuer cette mise en contexte du savoir produit sur la délinquance autochtone, partons des lignes de force des deux constructions interprétatives présentées ci-dessus. Dans le premier cas, l’argumentation est la suivante : plus les Autochtones sont victimisé·e·s culturellement, économiquement ou politiquement, plus leur délinquance est prévisible et donc expliquable : « Such as these conditions [pauvreté et problèmes sociaux] exist for the native people we can expect them to maintain a high level of contact with the justice system » (LaPrairie 1983 : 348). Dans le deuxième cas, le raisonnement est le suivant : plus la différence culturelle est importante et mal comprise, plus les problèmes des Autochtones dans le système de justice criminelle sont importants et prévisibles.
Ce premier aperçu de la structure des démarches employées par ces textes nous renvoie donc à un procédé caractéristique de la construction du savoir scientifique, celui de la recherche d’un déterminisme capable d’expliquer un fait spécifique. Ce déterminisme construit alors ce fait en lui donnant le statut d’un effet issu d’un certain nombre de causes ou de facteurs. Selon les arguments théoriques que j’utilise dans cette recherche, un déterminisme est un type particulier d’interprétation de la réalité qui se donne pour une description fidèle de ce qui arrive inéluctablement, nécessairement, entre divers phénomènes mis en relation. Ainsi, associer un déterminisme à un phénomène quelconque permet de le rationaliser, de l’inclure dans une chaîne rationnelle, nécessaire et prévisible d’événements ou de significations qui obtient ainsi une légitimité difficilement contestable (car issue de la vérité). Lorsque le fait en question est une sorte d’anomalie sociale, comme le cas d’une situation dramatique par sa violence ou par l’injustice qu’elle révèle, l’objectivation du phénomène sous la forme scientifique du déterminisme permet de dédramatiser la situation réelle en la transformant en un effet prévisible d’un enchaînement de facteurs. Expliquer une anomalie ou une situation anormale par le biais de la construction d’un déterminisme revient donc à la normaliser, à lui donner le statut de quelque chose de connu et qui est dans l’ordre normal des choses, ce qui est d’autant plus nécessaire lorsque l’anomalie en question cause du souci ou fait problème. Les explications analysées ici peuvent donc être interprétées comme une tentative pour justifier rationnellement et légitimement aux yeux de la société le comportement anormal des Autochtones, pour lui donner une cause normale, en somme pour normaliser leur délinquance en produisant du sens légitime à ce propos. Comment ce processus se déroule-t-il précisément? Quels savoirs ou interprétations de la réalité sont utilisés pour construire ces déterminismes?
Tout d’abord, on peut remarquer que plusieurs textes associés à la première construction de l’objet problématique semblent prendre pour acquise l’idée du criminel comme « cas social » et faire de cet argument un postulat. Mais la capacité d’associer légitimement, c’est-à-dire de manière justifiée rationnellement, la pauvreté et la criminalité est le fruit d’une construction de sens qui remonte au milieu du XIXe siècle, quand on commença à relier la criminalité à des facteurs sociaux plutôt que biologiques comme dans l’affirmation suivante datant de 1838 : « les classes pauvres et vicieuses ont toujours et seront toujours la pépinière la plus productive de toutes les sortes de malfaiteurs […]. Lors même que le vice n’est pas accompagné de la perversité, par cela qu’il s’allie à la pauvreté dans le même individu, il est un juste sujet de crainte pour la société, il est dangereux » (cité par Laplante 1985 : 46). La mise à jour officielle du danger qui émane à la fois des pauvres et des criminel·le·s les réunit dans un même discours si bien que l’identification des deux personnages devient spontanée : une personne pauvre est une criminelle potentielle, une personne criminelle est une personne marginale, toutes deux sont des personnes dangereuses. Lewis (1980 : 137) indique qu’une grande partie des études sur la pauvreté réalisées avant 1970 visaient à mettre en valeur les effets destructeurs de la pauvreté sur chaque personne, qui devenait alors méchante, violente, mauvaise, criminelle, etc. L’effet de ces discours est l’enracinement sournois dans l’évidence de l’idée que la pauvreté et la marginalité sont en elles-mêmes criminogènes : c’est ainsi que l’idée que la pauvreté et les problèmes sociaux poussent une personne à la délinquance est devenue normale, c’est-à-dire légitimement pensable dans les références culturelles des sociétés occidentales. Or, dans les discours des sciences sociales, ce lien de normalité peut être réinterprété comme un lien de causalité et donc comme un déterminisme incontournable[15]. C’est à ce niveau que se situe, selon moi, le principal effet de pouvoir, probablement imprévu et non souhaité, de l’ensemble des interprétations analysées ici, à savoir la production ou plutôt la re-production incessante d’une représentation légitime des Autochtones du Canada selon laquelle ils et elles ont et sont nécessairement des problèmes, ce qui entraîne plusieurs conséquences que je décris plus loin. La construction de cette représentation peut se diviser en quatre étapes : les Autochtones sont impuissant·e·s à résister au déterminisme de leur condition, ils et elles sont donc déficient·e·s, car différent·e·s, ce qui cause de nombreux problèmes. L’inquiétude et le souci causés, ainsi que la nécessité de les aider, sont donc justifiés.
Tout d’abord, comme l’expliquent Tzevan Todorov (1989) et François Dubet (1987), le propre de la notion de déterminisme est l’idée que les objets ou les personnes qui sont déterminés par des forces qui les dépassent (naturelles ou sociales) n’y peuvent rien (sauf dans des circonstances exceptionnelles). Ainsi apparaît l’idée de la soumission des personnes aux déterminismes qui les conditionnent à être ce qu’elles sont et la notion corollaire que ces personnes sont incapables de leur résister. Soumis à des forces qui déterminent leur comportement, les Autochtones délinquant·e·s ne font que réagir et non agir; du moins, les Autochtones sont toujours montré·e·s comme réagissant à une situation au lieu d’être agissant·e·s, ce que remarque d’ailleurs un des auteurs et autrices du corpus : « […] conflict theory views aboriginal people essentially as « reactors » (to a deprived status), but now it might also be useful to view them as « actors » (participants in sociocultural change) » (Minore 1992 : 282). Et en effet, les théories de la domination structurelle dépeignent les Autochtones comme étant entièrement dominé·e·s par la société non autochtone, comme n’ayant aucun pouvoir sur le cours des choses et sur leur devenir: leur capacité d’action étant tellement minime, il est normal qu’ils et elles se laissent entraîner par le caractère criminogène de leurs conditions de vie désastreuses, abondamment décrites.
Paradoxalement, donc, plus l’accent est mis sur la force du déterminisme, comme dans le cas des explications structurelles, plus on promeut l’idée que la criminalité autochtone est inévitable, normale, incontournable, fatale et donc que le fait d’être délinquant·e est quasi inhérent au fait d’appartenir au groupe des Autochtones. Ainsi, alors que le but des déterminismes construits par les auteurs et les autrices était d’expliquer et de normaliser les problèmes des Autochtones face au système de justice criminelle, notamment leur surreprésentation en milieu carcéral, le mode d’argumentation choisi permet d’y lire aussi l’esquisse d’un personnage particulier, l’Autochtone toujours potentiellement délinquant·e.
Cette délinquance potentielle se redouble d’une déficience caractéristique car la soumission implacable des Autochtones aux déterminismes de la criminalité suppose qu’ils et elles sont incapables de contrôler les forces « crimino-impulsives » qui les poussent vers la délinquance, c’est-à-dire de se contrôler, de répondre de leurs actions, donc d’être des citoyen·ne·s responsables; or cette capacité est évidemment cruciale dans une société de droit comme le Canada.
Cette idée de la déficience des Autochtones face aux exigences d’une société de droit est très ancienne et réactualise le discours selon lequel les « Indien·ne·s » ont de façon spécifique des problèmes avec la loi et l’ordre. Ainsi, les premiers discours à propos des « Indien·ne·s » faisaient sans cesse allusion à leur absence de « loi », par exemple chez Montaigne qui les définissait comme « sans loy, sans roy, sans religion quelconque » (Essais, II, 31, cité par Todorov 1989 : 298), de même qu’André Thévet (Les Singularitez de la France Antarctique, 1558) et Lafitau. Cette absence de lois et, par suite, l’incapacité des Autochtones à comprendre la nécessité d’obéir à des lois ou même à des règles de vie en société, ont été considérées par les Européen·ne·s et leurs descendant·e·s canadien·ne·s comme l’indice de l’immoralité des « Indien·ne·s », créant ainsi un lien entre le fait d’être Indien·ne et celui de ne pas savoir ou de ne pas pouvoir respecter des lois, des normes ou des principes moraux.
Or cette idée de déficience en matière de droit fait aussi partie des explications de la délinquance autochtone, notamment dans les textes relevant de la deuxième construction de l’objet problématique. En effet, même si ces argumentations cherchent à expliquer l’ignorance et l’incompréhension des Autochtones face aux règles et aux lois du système de justice criminelle par des insuffisances du côté de l’institution, il n’en reste pas moins que cette ignorance et cette incompréhension sont encore deux formes de déficience qui sont attribuées aux Autochtones. Il y a donc de nombreux échos entre la description « savante » d’une déficience des Autochtones qui se manifeste par leurs difficultés avec les institutions de la loi et de l’ordre et le discours sur leur tendance « légendaire » à l’immoralité.
Cette déficience, on l’a vu, est associée par beaucoup de textes à l’ampleur de la différence culturelle. Là aussi, ce raisonnement a des résonances dans le savoir produit depuis cinq siècles sur la différence culturelle caractérisant les Autochtones, différence qui a posé de nombreux problèmes aux Européen·ne·s dès le début de la conquête : quel statut donner à ces peuples? Qui sont-ils? Pourquoi sont-ils ainsi? Les réponses à ces questions ont proliféré, en se centrant surtout sur la structure de la différence « entre eux et nous » et en particulier sur tout ce dont manquaient les Indien·ne·s, sur leurs déficiences (Berkhofer 1978; Piron 1990 : chap. 1). Par ailleurs, associer les difficultés des Autochtones dans le système de justice criminelle à la différence culturelle est un raisonnement qui reprend le modèle de la « normalisation de l’anomalie » (même si la forme déterministe n’est pas employée avec la même force). Ce qui est normalisé par cette explication, c’est l’idée que la différence culturelle est une source de problèmes complexes et difficiles à résoudre, au point qu’on peut écrire « le problème de fond est le mode de vie de notre population », même si on ajoute tout de suite « en autant qu’il s’agisse bien d’un problème » (Bédard 1985 : 60). Mais si la différence est source de problème, pourquoi ne serait-elle pas un problème en elle-même? Les discours sur les problèmes liés à l’intégration des immigrant·e·s montrent à quel point ce glissement de sens peut être facilement effectué. Ils passent alors de la notion de « différence culturelle » à celle de « culture différente »; dans ce cas, c’est la culture autre en elle-même qui fait problème et non plus le seul fait de la présence d’une différence. Il s’agit alors d’un jugement que porte une société, qui fait d’elle-même sa référence normative, sur une société différente, ce qui peut avoir des conséquences politiques graves[16] notamment lorsque le terme « problème » se met à déborder les limites du discours savant pour qualifier un groupe de personnes.
Il est donc possible de lire dans le savoir produit sur la délinquance autochtone beaucoup plus de sens que ce que, peut-être, les auteurs et les autrices avaient pensé y mettre; ce sens élargi conserve toutefois les mêmes caractéristiques de légitimité scientifique. En particulier se produit la constitution légitime d’une représentation d’une personne autochtone toujours potentiellement délinquante et déficiente, passive, soumise, manipulée par des forces qui la dépassent et qui la mènent irrésistiblement à être violente ou délinquante, quasiment immorale et irresponsable, ignorante et insensible, vivant dans des conditions de vie terrifiantes, au bord de la désintégration[17]. Cette figure reprend la constante définition de l’Indien·ne ou du ou de la Sauvage par un « système de négations » (Duchet 1984 : 40) ou par une liste de ses déficiences, qui sont actualisées à notre époque sous la forme d’un « problème social ».
Cette image des Autochtones est effectivement corroborée par les fréquentes affirmations concernant la destruction des structures sociales des groupes autochtones et notamment de leurs institutions de contrôle social : ces affirmations ont créé l’idée d’une « collectivité mise en miettes et inefficace », détériorée au point qu’on peut la considérer comme « malade » (Levy 1976 : xiii) et donc comme nécessitant des soins et une aide extérieure, pour ne pas se désintégrer totalement, au sens propre. L’idée que les Autochtones ont sont des problèmes est bien implantée dans les représentations culturelles des Canadien·ne·s, que ce soit sous la forme de problèmes sociaux, politiques, moraux ou théoriques.
Comment ces effets de pouvoir peuvent-il intervenir dans le domaine des rapports politiques contemporains entre Autochtones et non-Autochtones? Tout d’abord, l’Autochtone victimisé·e, lorsque dépeint·e de façon candide dans plusieurs textes, peut devenir un argument en faveur des négociateurs autochtones pour exiger de l’argent et des programmes spéciaux de la part du gouvernement, et même des pouvoirs. Mais ce type de réappropriation du savoir est toujours ambigu. Ainsi, la représentation de la déficience des Autochtones et l’idée que ces personnes sont/ont un problème auquel il faut trouver une solution, peuvent être utilisées pour justifier et légitimer des politiques plutôt paternalistes de l’État canadien à leur endroit ainsi que la nécessité de « réformer » et de « rééduquer » les Autochtones. L’enjeu n’est pas ici seulement la bonne conscience du Canada dans son traitement d’une minorité longtemps « maltraitée ». C’est aussi et peut-être surtout l’existence de toute l’énorme bureaucratie, autochtone ou non, des services aux Autochtones, dont l’existence et le financement sont en bonne partie justifiés par l’état dramatique des Autochtones, les « bénéficiaires ». Les recherches qui vont dans le sens du tableau désastreux représentent donc pour cette bureaucratie une ressource stratégique car elle justifie la nécessité des mesures d’aide à apporter aux Autochtones, que ce soit par des projets, des programmes, etc. : « increasingly the lndian must define himselfas sick in order to get federal monies » (Levy 1976 : xiv; voir aussi Escobar 1985). Autrement dit, mettre en valeur la pauvreté ou les problèmes sociaux (dont la délinquance et l’ignorance juridique) des Autochtones est un moyen de « securing lucrative government antipoverty grants that eventually wind up in the hands of local white [or Native] contractors, merchants and businessmen » (Anders 1980 : 694).
Un autre lien peut être établi entre le savoir sur la délinquance autochtone et les rapports politiques entre les Autochtones et le gouvernement du Canada si on le considère dans le contexte des négociations actuelles sur l’autodétermination et l’autonomie politique des peuples autochtones. En effet, la figure de l’Autochtone problématique qui est sous-jacente dans ces textes peut être utilisée pour justifier les réticences des gouvernements à confier davantage de pouvoir aux communautés autochtones, l’« état » de ces dernières les rendant incapables de se gouverner. De plus, cette figure va à l’encontre de ce dont a besoin l’opinion publique[18] pour appuyer les demandes des Autochtones. On ne peut pas dire que cette représentation influence directement le rapport de forces dans les négociations politiques actuelles : elle constitue plutôt une ressource stratégique de pouvoir pour l’État canadien dans ce rapport.
Le cas des recherches qui suggèrent de redonner aux Autochtones le contrôle sur l’administration de la justice et qui coexistent avec les théories spectaculaires de la désintégration morale et juridique des communautés autochtones est un autre exemple du potentiel interprétatif ambigu de ce savoir. D’une part, la reconnaissance par la législation nationale des systèmes traditionnels de contrôle social serait un atout très important dans le processus de la reconnaissance du caractère distinct des sociétés autochtones, que ces dernières exigent de la part de l’État canadien. Cependant, comme les difficultés des négociations l’indiquent, le gouvernement est très réticent face à cette revendication. Les affirmations « scientifiques » au sujet de l’état de désintégration des institutions traditionnelles autochtones peuvent donc constituer un argument favorable à la position de l’État dans ce rapport de forces. Les discours valorisant le droit coutumier semblent inversement pouvoir appuyer la position des leaders autochtones. Cependant, à force d’insister sur l’ampleur de la différence culturelle, ils donnent eux aussi aux négociateurs de l’État canadien des arguments pour freiner le transfert officiel des pouvoirs : en effet, diront-ils, on peut se demander quel genre de justice les personnes autochtones pourront offrir à leurs populations en étant si différentes, et en particulier si elles vont pouvoir respecter les principes de base (droits et libertés) de la justice canadienne alors que tant d’entre elles ont du mal à les comprendre. Comment une telle revendication peut-elle être vraiment crédible?
Enfin, sur un plan moins concret, on peut s’interroger sur l’usage fondamental et jamais questionné de la comparaison, pour rendre compte de la délinquance autochtone, entre la culture autochtone en général et la société non autochtone, comparaison fictive puisque les deux termes sont flous, vagues et irréels. Ainsi, au lieu d’analyser la délinquance des Autochtones en comparant les différents contextes de vie des Autochtones, les différents groupes d’âge, etc., on la compare toujours à son équivalent dans la société non autochtone, qui devient la référence normative sous-jacente. Le fait statistique ne peut dissimuler qu’il s’agit là d’une structure de discours bien connue, dans laquelle la référence normative reste toujours la société canadienne d’origine européenne, son devenir, sa trajectoire, sa délinquance : une délinquance autochtone tolérable est avant tout une délinquance proportionnée selon les normes de la délinquance propres à la société canadienne non autochtone.
On retrouve donc dans les textes du corpus une tendance à reproduire l’appropriation caractéristique et séculaire de l’identité des Autochtones par les producteurs et les productrices de discours non autochtones (ou celles et ceux qui adoptent leurs règles du jeu); d’ailleurs, on peut dire que les principaux acteurs et les principales actrices du savoir produit par ces textes ne sont pas les personnes autochtones, même si elles en sont l’objet à tous les niveaux, mais les déterminismes qui ont été identifiés. Cette appropriation est aussi évidente dans le fait que ce savoir est produit par celles et ceux dont la parole savante est reconnue, à savoir les expert·e·s. En effet, dans son état, la « collectivité autochtone » est jugée incapable de tenir un discours explicatif pertinent sur elle-même; cette « ignorance collective s’accorde assez bien à la perspective de détérioration » (Mercier 1987 : 561. En général, le discours des délinquant·e·s autochtones, comme d’ailleurs celui des délinquant·e·s en général, semble avoir peu de pertinence par rapport à celui des expert·e·s[19] dont le poids social de légitimité (lié à l’autorité du savoir scientifique) fait en sorte qu’une remise en question de ces interprétations est très difficile : « toute tentative pour instituer [une nouvelle vision des choses] doit en effet compter avec la résistance de ceux et de celles qui, occupant la position dominante dans l’espace ainsi divisé, ont intérêt à la perpétuation d’un rapport toxique au monde social qui porte à accepter comme naturelles les divisions établies ou à les nier symboliquement par l’affirmation d’une unité » (Bourdieu 1982 : 154). À travers les efforts des textes du corpus pour normaliser la délinquance autochtone, on peut lire une tentative pour construire une différence entre Autochtones et non-Autochtones qui, tout en expliquant et normalisant leur différence en termes d’incarcération et de délinquance, recrée et invente constamment le rapport imaginaire et politique des non-Autochtones aux Autochtones.
Conclusion
Cette mise en contexte de textes « savants » portant sur la délinquance autochtone a montré que le savoir ainsi produit avait des résonances indéniables et probablement imprévues sur les rapports entre Autochtones et non-Autochtones au Canada. La normalisation de la délinquance ou des difficultés et de la déficience juridiques des Autochtones est un effet possible de ce processus d’objectivation scientifique d’une réalité inquiétante. En effet, plus cette inquiétude est forte, notamment quant à ce que la situation révèle du traitement des Autochtones au Canada, plus le recours à des explications de type scientifique et déterministe est important pour dédramatiser et atténuer les craintes, et plus ces explications se trouvent liées à un processus de normalisation qui est légitimé socialement par ses sources et ses prétentions scientifiques, et qui peut avoir des effets de pouvoir. Ainsi, on a vu comment, dans l’espoir d’expliquer et de normaliser la « sur »délinquance autochtone, certain·e·s auteurs et autrices ont produit un discours ayant pour effet de rendre inévitable et presque fatal le penchant pour la délinquance des Autochtones. L’image des Autochtones qui en résulte risque de leur nuire dans leurs négociations et leurs luttes de pouvoir avec les pouvoirs publics canadiens.
Au cours de cette analyse, il a été possible de constater que les chercheurs et les chercheuses spécialisé·e·s dans les questions autochtones sont toujours engagé·e·s, peut-être encore plus qu’avec un autre sujet de recherche, dans des rapports particuliers avec leur objet d’étude, et qui sont autant imaginaires que politiques. En effet, en faisant la généalogie de ces explications, c’est-à-dire en reconstituant leur démarche constitutive et leurs modes de problématisation, il est apparu en premier lieu qu’elles étaient inévitablement liées au contexte des rapports que la société canadienne entretient avec les peuples autochtones depuis la conquête : définition de l’autre par un jugement sur ses inaptitudes et ses déficiences, transformation de cet autre en une « victime du destin » ballottée par les déterminismes du progrès ou de la domination. La récurrence de ces thèmes et de cette perspective sous la forme de raisonnements de type sociologique ou criminologique montre que, même dans le cas de problèmes sociaux très spécifiques, la constitution de l’Indien·ne ou de l’Autochtone en objet scientifique se fait encore souvent dans le cadre de la « rhétorique de l’altérité dont les figures et les procédures reposent sur la polarité de deux termes : nous et les autres » (Bouysse-Cassagne, Gomez et Lavaud 1984 : 40) et qui, dans le cas des Autochtones, a une dimension politique et historique fondamentale. Mais au-delà de ce niveau de réalité se jouent dans la production de ce savoir une multitude d’autres enjeux politiques ou culturels, par exemple les relations complexes entre une société et ses criminel·le·s (Foucault 1975) ou ses « minoritaires », ou encore les débats entre égalité, différence et justice sociale, entre racisme, culture et État ou entre pluralisme et universalité juridiques.
Cette analyse critique n’avait pas pour but d’accuser les textes étudiés de tous les maux ou d’affirmer qu’ils se trompent dans leurs explications, comme si je connaissais, moi l’autrice de la critique, la vérité sur cette question ou la solution à toutes les difficultés de production d’un tel savoir (je doute d’ailleurs que l’une ou l’autre existe de manière absolue, attendant qu’on les découvre enfin). Le but de cet article était plutôt de rappeler, à travers un exemple, la complexité des liens entre le discours et l’action, entre savoir et pouvoir, ainsi que leur caractère incontournable dès qu’on prétend décrire un aspect du monde social. La conclusion n’est pas du tout qu’il faille renoncer à une telle entreprise : seulement, il est important de comprendre le caractère inévitable et difficilement contrôlable des effets de pouvoir de tout discours marqué du sceau de la science ou de l’expertise (celui tenu dans ces pages y compris). Qui plus est, l’attitude face à ces effets ne devrait pas être « innocente » ou naïve. Quelle que soit la position que l’on adopte face aux enjeux de la recherche effectuée, je pense qu’on peut et même qu’on doit tenter d’en évaluer les effets par anticipation, dans une démarche réflexive. Ainsi, cet article se situe dans une perspective d’appui aux Autochtones, non pas tant dans leur rapport de pouvoir global avec l’État canadien, mais en tant qu’objets de savoir. L’effet de sens recherché ici (mais qui ne se produira peut-être pas) est surtout de déstabiliser un tant soit peu l’engrenage des représentations légitimes dans le monde scientifique, et de contribuer à la perte de 1’innocence que révèlent de manière troublante certains discours scientifiques.
Références
(Les références précédées d’un * sont celles des textes du corpus)
Anders, Gary C. 1980. « Theories of underdevelopment and the American lndian ». Journal of Economie Issues 14 : 681-701.
Association canadienne des sociologues et des anthropologues de la langue française (ACSALF). 1990a. Bulletin d’information, 12(4) (automne).
Association canadienne des sociologues et des anthropologues de la langue française (ACSALF). 1990b. Bulletin d’information, 12(5) (décembre).
*Barreau du Canada, Committee on Aboriginal Rights in Canada. l988. An agenda for action. Ottawa (Ontario).
Bauman, Zygmunt. 1987. Legislators and Interpreters On Modernity, Postmodernity and the Intellectuals. Cambridge : Polyty Press.
Berkhofer, Robert F. 1978. The White Man’s Indian. Images of the American Indian from Columbus to the Present. New York : A. Knopf ed.
*Bédard, Daniel. 1985. L’égalité dans la différence. Proposition d’un nouveau mécanisme de justice en matière de protection et de délinquance en territoire cri. Val d’Or : Conseil cri de la santé et des services sociaux de la Baie James.
*Boisseau, Nathalie. 1983. « Compte rendu de Legal Services for Native People in Canada, par R. A. McCarney (1983) ». Recherches amérindiennes au Québec, XIII(3) : 235- 236.
*Bouchard, Serge, Clotilde Pelletier et Jean-René Proulx. 1988. Symposium Cris et justice. Problématique sur la justice en milieu cri. Montréal : ssDcc, pour le ministère de la Justice du Québec.
Bourdieu, Pierre. 1982. Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques. Paris : Fayard.
Bouysse-Cassagne, Thérèse, Thomas Gomez et Jean-Pierre Lavaud. 1984. « L’indien prétexte ». Raison présente (Chemins de l’anthropologie) 69 : 27- 42.
*Coutu, Jean-Charles. 1985. Comité de justice autochtone. Propositions pour une participation plus active des peuples autochtones à l’administration de la justice. Manuscrit.
*Currie, Ab. 1989. « Pathways to the self-administration of Justice programs in Aboriginal communities : a preliminary assessment » (Working draft). Conférence présentée lors du colloque annuel de la Société canadienne de Droit et Société, Université Laval, juin 1989.
Dreyfus, Hubert et Paul Rabinow. 1984. Michel Foucault : un parcours philosophique. Paris : Gallimard.
Dubet, François. 1987. La galère : jeunes en survie. Paris : Fayard (coll. Mouvements).
Duchet, Michèle. 1984. Le partage des savoirs. Discours historiques, discours ethnologiques. Paris : La Découverte/Textes à l’appui (coll. Histoire contemporaine).
Escobar, Arturo. 1985. « Discourse and power in development : Michel Foucault and the relevance of his work to the Third World ». Alternatives X : 377-400.
*Finkler, Harold W. 1983. « Legal anthropology and the formulation of correctional policy in the Northwest Territories, Canada ». Dans Papers of the Symposium on Folk Law and Legal Pluralism, XIe Congress of the ICAES. Harold W. Finkler et al., p. 889-902. Ottawa.
Foucault, Michel. 1975. Surveiller et punir. Paris : Gallimard.
Foucault, Michel. 1976. La volonté de savoir. Paris : Gallimard.
Foucault, Michel. 1980. Power/Knowledge. Selected Interviews and other Writings 1972-1977. New York : Pantheon Books.
Foucault, Michel. 1984. « Le pouvoir, comment s’exerce-t-il? ». Dans Michel Foucault: un parcours philosophique. Sous la direction de Hubert Dreyfus et Paul Rabinow, p. 308-321. Paris : Gallimard.
*Fraser, Alain. 1980. « L’érosion du contrôle social indien traditionnel. La criminalité indienne de Fort George au Nouveau-Québec ». Crime et/and Justice 7-8(1) : 22-30.
Frideres, James. 1988. Native Peoples in Canada : Contemporary Conflicts. Scarborough : Prentice-Hall of Canada (lère édit. 1974).
Gervais, Bertrand. 1987. « Éléments pour une rhétorique de l’assimilation ». Recherches amérindiennes au Québec XVII(3) : 41-52.
Giddens, Anthony. 1990. The Consequences of Modernity. Stanford : Stanford University Press.
Giddens, Anthony. 1991. Modernity and Self-Identity : Self and Society in the Late Modern Age. Stanford : Stanford University Press.
Griffiths, Curt Taylor, John Collin Yerbury et Linda F. Weager. 1987. « Canadian natives : victims of sociocultural deprivation? ». Human Organization 46(3) : 277-282.
Hamilton, Angus C. et C. Murray Sinclair. 1991. Report of the Aboriginal Justice Inquiry of Manitoba. Winnipeg : Public Inquiry into the Administration of Justice and Aboriginal People.
*Havemann, Paul, Keith Couse, Lori Foster et Rae Matonovich. 1985. Law and Order for Canada’s Indigenous People. Regina : University of Regina. Prairies Justice Research. School of Human Justice, pour le Solliciteur Général du Canada.
Hawthorne, Harry Bertram et al.. 1966. A Survey of the Contemporary Indians of Canada. Ottawa : Affaires indiennes.
*Hemingway, Peter, John Hylton, Lorne Elkin et Oliver Brass. 1984. An opinion Study concerning Causes and Solutions of Problems Related to Canadian Indians and Crime Using a Quasi-Clinical Approach. Ottawa : Solliciteur Général du Canada.
*Hylton, John. 1982. « The Native Offender in Saskatchewan : some implications for crime prevention programming ». Revue canadienne de criminology 24(2) : 121-131.
*Kelly, Geoffrey. 1990. Les Autochtones et la loi. Winnipeg : Affaires indiennes et du Nord.
Kirsh, Chantal et Bernard Bernier. 1988. « Le sens du discours écrit : propos méthodologiques à partir de deux recherches ». Culture VIII(1) : 35-47.
Laplante, Jacques. 1985. Introduction critique à la criminologie. Montréal : Boréal Express.
*LaPrairie, Carol. 1983. « Native Juveniles in Court : some preliminary observations ». Dans Deviant Designations : Crime, Law and Deviance in Canada. Sous la direction de Thomas Fleming et Livy Visano, p. 337-350. Toronto : Butterworths.
*LaPrairie, Carol. 1989. « La justice pénale chez les Autochtones du Canada. Principes et pratiques ». Anthropologie et Sociétés 13(1) : 143-154.
Lempert. Richard et Joseph Sanders. 1986. An Invitation To Law and Social Science : Desert. Disputes and Distribution. Philadelphia : University of Pennsylvania Press.
Levy, Jerrold E. 1976. « Introduction ». Dans Firewater myths : North American Indian drinking and alcohol addiction. Joy Leland, xi-xv. New-Brunswick (N .J.) : Rutgers Center of Alcohol Studies.
Lewis, Osacr. 1980. « The culture of poverty ». Dans Structured Inequality in Canada. Sous la direction de John Harp et John Holley, p. 137-145. Scarborough : Prentice-Hall of Canada (1ère édit. 1966).
Makin, Kirk. 1988, « Separate system of Justice backed for Native Groups ». The Globe and Mail, 22 août. Toronto.
McMillan, Alan D. 1988. Native Peoples and Cultures of Canada: an Anthropological Overview. Vancouver et Toronto : Douglas and McIntyre.
Mercier, Andrée. 1987. « L’Indien de la Science/Fiction ». Recherches Amérindiennes au Québec XVII(3) : 53-64.
Merton, Robert K. 1965. « Structure sociale. anomie et déviance ». Dans Éléments de théorie et de méthode sociologique. Robert K. Merton, p. 167-191. Paris : Pion.
*Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien (MAINC). 1967. Les Indiens et la loi. Ottawa : Société canadienne de criminologie et Conseil canadien du bien-être.
Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien (MAINC). 1980. Indian Conditions : a Survey. Ottawa : MAINC.
*Minore, J. B. 1992 (1989). « Not Just « Potato Chip » Thieves ». Dans Aboriginal Peoples and Canadian Criminal Justice. Sous la direction de Robert Silverman et Marianne Nielsen, p. 279-297. Toronto/Vancouver : Butterworths.
*Morse, Bradford W. 1976. « Native people and legal services in Canada ». McGill Law Journal 22 : 504- 540.
*Morse Bradford W. et Linda Lock. 1988. La perception des aborigènes du système de justice criminelle. Ottawa : Ministère de la Justice, rapports de recherche de la Commission canadienne sur la détermination de la peine.
*Morse, Bradford W. et al.. 1982. « Les Autochtones et la Justice au Canada », tomes I et II. Bulletin Canadien de l’Aide Juridique, vol. 5.
Piron, Florence. 1990. La construction du savoir sur la délinquance autochtone au Canada [Mémoire de maîtrise, inédit]. Université Laval, Québec.
Piron, Florence. 1992. « Les enjeux de la production de connaissances : essai sur le savoir, le pouvoir et la solidarité féministe ». Culture XII(2) : 63-82.
*Reasons, C. 1977. « Native Offenders and Correctional Policy ». Crime et/and Justice 4(4) : 255-266.
Rizkalla, Samir. 1984. Criminologie et réaction sociale (criminologie judiciaire). Mont-Royal : Modulo éditeur.
Sellin, Thorsten. 1984. Conflits de culture et criminalité. Paris : A. Pedonne (édit. orig. 1938).
*Solliciteur Général du Canada. 1975. Les Autochtones et la justice. Rapport de la Conférence nationale et de la Conférence fédérale-provinciale sur les Autochtones et le régime de justice pénale. Edmonton, du 3 au 5 février 1975. Ottawa : Solliciteur Général du Canada.
Todorov, Tzvetan. 1989. Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine. Paris : Seuil (coll. La couleur des Idées).
van Dijk, Teun A. 1987. Communicating Racism. Ethnie Prejudice in Thought and Talk. Londres : Sage Publications.
*Verdun-Jones, Simon N. et Gregory K. Muirhead. 1980. « Natives in the Canadian Criminal Justice System : an Overview ». Crime et and Justice 7-8(1) : 3-21.
- Au cœur de ma position théorique se trouve 1’idée que tout discours sur la réalité, scientifique ou non, ne décrit jamais la réalité mais l’interprète et lui donne un sens en référence au contexte de celles et ceux qui produisent ce discours. Ce sont donc le caractère construit de la vérité et l’impossibilité de séparer l’ordre de la pensée de celui de l’action qui font en sorte que « pouvoir et savoir fonctionnent dans un rapport de corrélation et non de causalité [...]; ils opèrent conjointement » (Dreyfus et Rabinow 1984 : 290). ↵
- J’utilise ici la conception du pouvoir proposée par Foucault (1984) selon laquelle le pouvoir n’est pas un attribut qu’on possède (ou non), démarquant ainsi unilatéralement les groupes dominants des groupes dominés, mais est une forme que prennent les rapports sociaux face à des enjeux définis dans des contextes précis ↵
- « Modernity is constituted in and through reflexively applied knowledge [...]. The chronic revision of social practices in the light of knowledge about those practices is part of the very tissue of modem institutions » (Giddens 1990 : 39-40). ↵
- Il existe une compilation régulière de statistiques à propos du phénomène de la surreprésentation des Autochtones dans le système de justice criminelle depuis plus de vingt ans. En 1967, dans la région des Prairies (qui semble être la plus affectée par ce problème), les Autochtones constituaient 53% des personnes incarcérées et seulement 10% de la population (MAINC 1967). En 1990, les Autochtones du Manitoba composaient 50% de la population carcérale alors qu’ils ne représentent que 12% de la population (Hamilton et Sinclair 1991 : 11). Les traits particuliers de la délinquance autochtone semblent être l’alcoolisme, le caractère mineur des délits et la fréquence des amendes (et celle des emprisonnements pour n’avoir pu les payer) (Morse 1976 : 513). Selon Carol LaPrairie, « it has now become conventional wisdom that Native people are overrepresented at every stage of criminal justice processing – arrests, convictions, carceral sentences » (LaPrairie 1983 : 341). ↵
- Ce souci est formulé, entre autres, par les expressions suivantes : « triste situation actuelle », « gravité du problème », « situation bouleversante » (MAINC 1967 : 3, 7 et 42), « situation décourageante » (Morse et al. 1982 : 6), « l’inquiétude causée par le nombre démesuré de détenus autochtones au Canada » (Solliciteur Général du Canada 1975 : 3), « a cause for grave concern » (Hylton 1982: 124). ↵
- Il semble en effet que les difficultés caractéristiques des relations entre les Autochtones et le système de justice criminelle aient reçu un statut particulier, celui de « problème national », depuis la fin des années soixante, plus particulièrement à la suite du rapport commandé par le MAINC (paru en 1967). ↵
- La particularité de ce type d’analyse est qu’il dépend « nécessairement de l’individualité et de l’expérience personnelle du chercheur – c’est lui [ou elle] qui "comprend" le sens du discours, qui se sert de ses connaissances antérieures, de ses intuitions et même de ses sympathies ou antipathies vis-à-vis du discours étudié » (Kirsh et Bernier 1988 : 42). La rigueur de l’analyse prend donc un relief particulier dans celle démarche d’interprétation. ↵
- Ces textes proviennent de juristes, de criminologues, de sociologues ou d’anthropologues du Québec et du Canada anglais. Il s’agit principalement de rapports gouvernementaux ou d’articles scientifiques. Faute d’espace, je n’ai pu mentionner dans cet article tous les textes analysés ou utilisés dans la recherche. Pour plus de détails et pour des références québécoises supplémentaires. voir Piron (1990 : chap. 3, et références). ↵
- Pour Havemann et al. (1985 : 4), cette approche, qui consiste à blâmer les victimes, à les rendre responsables de leurs malheur, en reste à un niveau individuel, descriptif et symptomatique. ↵
- Ce « tableau désastreux » a amené des auteurs et autrices formé·e·s en criminologie à élaborer la notion de victimologie socioculturelle (ibid. : 1978). Il s’agit de considérer les Autochtones comme victimes du système (des arrangements sociostructurels de la société canadienne), ce système étant l’agresseur. Cette victimisation se manifeste par les traits caractéristiques des Autochtones d’aujourd’hui selon toutes ces recherches : « poverty, high infant mortality rates, a lower life expectancy, high rates of accidents, poisoning and violence, high suicide rates and alcoholism » (Griffiths, Yerbury et Weager 1987 : 279, à partir des données de MAINC 1980). ↵
- Comme l’a écrit A. France, « la loi française, dans toute sa majestueuse égalité, interdit aux riches comme aux pauvres de dormir sous les ponts quand il pleut, de mendier dans les rues et de voler du pain » (cité entre autres dans Lempert et Sanders 1986). ↵
- Ce qui est remarquable, c’est que cette situation était connue dès 1967; les auteurs et autrices du rapport du MAINC (1967 : 40) écrivaient alors : « il semble que les Indiens comprennent très mal leurs droits légaux, la procédure judiciaire et les ressources auxquelles ils ont droit, comme l’assistance judiciaire ». ↵
- Le rapport du Barreau indique qu’en 1988, il n’y avait en exercice au Canada que quatre juges, 114 étudiant·e·s gradué·e·s et 48 étudiant·e·s en droit d’origine autochtone, ainsi qu’un avocat inuit, alors qu’une représentation normale serait de 1 400 avocats et 380 étudiants en droit autochtones (Barreau du Canada 1988 : 13). ↵
- Le débat concerne alors les modalités d’un tel système : soit approfondir les réformes, soit déléguer aux Autochtones, par le moyen d’une « loi habilitante », certains domaines de l’administration de la justice (ibid.), soit créer un tout nouveau système. Ab Currie (1989) montre que ce dernier projet n’est pas simple, car, entre autres, les communautés autochtones sont très diverses, et les traditions varient d’un peuple à l’autre, d’un milieu de vie à l’autre : « the needs, the problems, and the capacities of communities will vary enormously: this variation can be accommodated more easily with a community level, problem-focus approach » (Currie 1989 : 18). ↵
- Un seul texte du corpus (Hemingway et al. 1984) propose l’idée que la nature du lien entre pauvreté et criminalité est de corrélation plutôt que de causalité ↵
- Teun Van Dijk (1987 : 361) montre que les préjugés racistes sont transmis par les médias dont les informations à propos des minorités « imply or suggest that minorities cause social. cultural and economic "problems" for the dominant (white) in-groups ». En effet, dans sa recherche, cet auteur a pu constater que les résultats de la recherche ethnique, qui montrent « benevolently or patronizingly [minority groups] as inferior, strange, deviant, different, pathological and perhaps in need of help » sont majoritairement adoptés par le public en général. ↵
- Cette image, frappante lorsque ses traits en sont isolés de cette façon, correspond à ce que Robert Berkhofer (1978) présente comme la troisième figure, contemporaine, de l’Indien·ne en général telle que construite et imaginée par la culture d’origine européenne depuis trois siècles, l’« Indien dégradé », résultat de « la collation des vices des deux sociétés » (Gervais 1987 : 50), un produit hybride qui n’a ni les qualités du ou de la Bon·ne Sauvage ni celles d’une acculturation réussie. L’Indien est « alcoolique, pauvre, dégénéré, vivant bêtement dans une réserve, incapable d’assurer sa propre survie, menteur, voleur, profiteur » (ibid.). ↵
- C’est en passant par l’opinion publique que le savoir circule des milieux de recherche aux sphères de décisions politiques. Comme l’explique Van Dijk (1987 : 366), « prejudices about cultural differences and conflicts only partly derive from immediate observations. [They] are based on media stories inspired by the cultural elites and institutions, academic research reports, etc. ». ↵
- Dans le corpus, seul un texte (Hemingway et al. 1984) s’intéresse non pas à l’opinion des Autochtones, (délinquant·e·s ou expert·e·s) sur le système de justice criminelle, ce que font Morse et Lock (1988), mais à leur explication des problèmes liés à la délinquance autochtone. ↵