19 Le débat public dans l’ombre du management (2013)
Florence Piron
Extrait du texte : Alors que la perte de temps et l’inefficacité deviennent la hantise de décideurs et décideuses qui s’inscrivent dans une « compétition » mondiale qu’ils et elles considèrent comme perpétuellement menaçante, je vois dans ce tournant managérial du débat public organisé par l’État un piège pour la culture politique démocratique de la société québécoise.
Source : (2013). « Le débat public dans l’ombre du management ». Dans L’État du Québec 2013-2014. Sous la direction de Myriam Fahmy. Montréal : Institut du Nouveau Monde et Éditions Boréal.
Le format des débats publics et des consultations organisés par l’État révèle une orientation managériale visant l’efficacité de la prise de décision, au risque d’ignorer les débats multiformes de l’espace public qui aspirent à mettre au jour les valeurs et les différends qui traversent toute société. Renoncer à cette perspective managériale permettrait à l’État de revaloriser les institutions démocratiques et la citoyenneté.
Énergie, gaz de schiste, droits de scolarité, libre-échange, étalement urbain, laïcité, etc. : « Il faut un véritable débat public! » scandent les médias ou les commentateurs et commentatrices de l’actualité politique québécoise chaque fois qu’une décision collective d’importance est en jeu. Mais qu’est-ce qu’un « véritable » débat public? De quel « faux » ou « mauvais » débat public se distingue-t-il? Et surtout, pourquoi et à qui apparaît-il nécessaire?
Ces questions sont à la fois complexes et simples. Complexes parce qu’elles touchent au cœur de la démocratie, entendue ici à la fois comme un idéal moral de justice et d’égalité entre les personnes et comme le mode d’organisation politique d’une société qui s’engage à prendre en compte dans toutes ses décisions collectives la pluralité des valeurs et des positions de ses membres, mais qui demande à l’État et aux institutions démocratiques de jouer le rôle d’arbitre et de trancher. Un « débat public » désigne alors l’ensemble des voix, des paroles et des citoyens et citoyennes qui ont exprimé publiquement des idées ou des positions à l’égard d’un enjeu. Un « véritable » débat public serait-il un débat qui permet à toutes les positions de se faire entendre équitablement dans l’espace public?
Ces mêmes questions sont simples parce que tou·te·s les citoyen·ne·s du Québec savent bien ce qu’ils et elles ne veulent pas : une mascarade de débat organisé par l’État alors que les décisions ont déjà été prises; un gaspillage d’énergie et de fonds publics pour entendre ce que tout le monde sait déjà; une cacophonie de points de vue qui embrouille les enjeux plutôt que de les éclairer; des consultations qui ne font que retarder la prise de décision et l’accomplissement du processus démocratique « normal »; des débats superficiels et pompeux où règne la langue de bois, dans lesquels les « vrais enjeux » sont mis de côté ou qui ne laissent la parole qu’à une poignée de personnes ou d’organismes, toujours les mêmes.
Ces griefs doivent être pris au sérieux, car ils indiquent, en filigrane, un idéal politique : au nom des valeurs démocratiques communes, tou-te-s les citoyen·ne·s devraient pouvoir se faire entendre dans l’espace public par leurs concitoyens et concitoyennes et par l’État et toute parole ainsi exprimée publiquement, qu’elle soit critique ou approbatrice des projets du gouvernement ou de la société civile, devrait bénéficier du même respect ou de la même attention qu’une autre – même si elle est minoritaire et dissidente par rapport aux idées les plus courantes, aux idées dominantes. Certes, le gouvernement décide, mais devrait le faire en arbitrant parmi les propositions des citoyens et des citoyennes et non en imposant ses projets comme s’ils étaient les seuls valides.
L’appel récurrent à un « véritable débat public » indique aussi une méfiance envers les grandes consultations organisées par l’État québécois depuis plusieurs décennies, souvent à grands frais (États généraux, sommets, commissions spéciales, etc.). Toujours accessibles aux médias ou sur le web, plus ou moins ouvertes à la participation directe des citoyens et des citoyennes, ces consultations sont présentées comme des débats publics, car elles ont un enjeu, en général une décision à prendre ou une politique publique à préparer, qui peut susciter des positions différenciées chez les citoyennes et les citoyens, l’État restant toutefois maitre de leur agenda. Or nombreux et nombreuses sont les citoyens et les citoyennes qui ont fini par s’en méfier. En effet, l’histoire a montré que les recommandations issues de ces consultations étaient facilement oubliées au gré des changements de gouvernement (rapport Pronovost, rapport Bouchard-Taylor, rapport Béland, etc.) et que ce qui semblait relever du débat démocratique sur de grands enjeux de société (ruralité, laïcité, institutions démocratiques) devenait trop vite un pion sur l’échiquier de la partisanerie politique. Cette situation a de quoi décourager la participation des citoyens et des citoyennes, qu’elle vise à infléchir les projets du pouvoir ou simplement à donner un avis.
Au-delà de ce constat classique, il existe une deuxième tension, bien moins visible, qui s’est progressivement installée depuis une quinzaine d’années dans les rapports entre l’État québécois et les citoyens et citoyennes. Elle oppose deux conceptions du rôle de l’État dans les débats publics. Selon la première, que j’appelle la conception politique, l’État a une responsabilité d’arbitrage juste et démocratique des débats de valeurs et d’idées entre les citoyens-citoyennes. Les institutions démocratiques sont les moyens au service de cette responsabilité. La seconde conception provient du management et s’inscrit dans le sillage de la pensée néo-libérale actuellement dominante dans la plupart des gouvernements des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE)[1]. Cette conception managériale du débat public vise la prise de décision rapide et efficace dans un État minimal qui s’efforce de ne pas nuire à la croissance économique.
Je voudrais montrer dans ce qui suit que cette conception managériale a pour effet de dépolitiser la participation citoyenne et, ce faisant, d’affadir l’idéal de citoyenneté défini comme « cette responsabilité que les membres d’une Cité ont à l’égard les uns des autres, mais également d’eux-mêmes, de la former délibérément et d’en fixer, de façon directe ou indirecte, mais démocratiquement et souverainement, les règles de constitution et de fonctionnement[2] ».
La conception managériale du débat public
Plantons le décor. Depuis les années 1980, les pays de l’OCDE sont entrainés, quelle que soit la sensibilité politique de leurs gouvernements, vers le modèle de l’État néolibéral qui vise sa propre réduction de taille au profit du libre marché économique. Ce dernier exige, pour s’épanouir, une croissance constante de la production et de la consommation. Dans ce nouvel État, la fonction publique elle-même a été « managérialisée », devenant un outil de gestion au détriment, par exemple, de son rôle politique et moral de préservation des valeurs collectives. Elle doit appliquer les principes du nouveau management public : les « 3 E » (économie, efficience et efficacité) et les « 3 D » (downsizing, devolution et defunding), ainsi que les partenariats public-privé (PPP), la gestion par résultats, etc.[3].
Cet idéal managérial, implanté au Québec par la Loi sur l’administration publique de 2000, espère rendre l’État plus efficient et productif, de façon qu’il coûte moins cher aux contribuables. Ces dernier·ère·s auront alors « plus d’argent dans leur portefeuille », comme le répètent nombre de partis politiques québécois, et pourront alors consommer davantage, au bénéfice de l’industrie.
Inspiré par le nouvel esprit du capitalisme et ses pratiques de marketing[4], cet idéal fait la part belle à la consultation des citoyens et des citoyennes, considéré·e·s comme les client·e·s des services publics (même si l’État n’est pas une entreprise!). Les gestionnaires de l’État ont ainsi dû apprendre à tester leurs idées et leurs produits et services auprès de leurs « consommateurs » et « consommatrices » afin de vérifier leur acceptabilité ou qualité.
Cette vision marketing de la consultation des citoyens-clients et citoyennes-clientes est à la base de la conception managériale du débat public. Selon cette perspective, il est intéressant de se mettre à l’écoute de la pluralité des idées et des valeurs des citoyens et des citoyennes dans la mesure où cela peut renseigner les « décideurs » et « décideuses » sur la manière dont leurs projets, notamment économiques ou de transformation de l’État, seront reçus par la population. Lorsque l’OCDE tente de convaincre ses États membres qu’« impliquer les citoyens dans le processus de décision est un investissement profitable et un élément au cœur de la bonne gouvernance[5] », c’est exactement à ce processus qu’elle fait allusion. C’est pour recueillir cette information précieuse et ainsi améliorer l’efficacité du processus décisionnel que l’État (incluant toutes ses composantes) s’est mis à organiser des « débats publics ». Superposés aux institutions parlementaires, ces débats sont en fait des processus de consultation très formalisés, centrés sur les projets du pouvoir ou les questions qui l’intéressent.
Comme le dit l’OCDE, c’est un « investissement » que de tenir et d’organiser de telles consultations, qu’il s’agisse d’une consultation publique d’une soirée dans un quartier, du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement, d’une grande commission nationale chargée de faire rapport au gouvernement ou même du Parlement, lieu de débat entre élu·e·s. Non seulement elles coutent cher, mais elles prennent du temps. C’est ainsi qu’on a vu, à Québec, des promoteurs immobiliers et promotrices immobilières et des conseillers municipaux et conseillères municipales exaspéré·e·s par le pouvoir des citoyens et des citoyennes de bloquer des projets à la suite des consultations publiques prévues par la loi[6]. Même un certain Premier ministre n’hésite pas à proroger le Parlement pour gouverner sans devoir débattre de chacune de ses décisions publiques[7]. Mais ces périodes de consultation des idées et des points de vue des citoyens et des citoyennes sont profitables pour l’État et ses partenaires si elles permettent d’obtenir rapidement un consensus, même superficiel, qui permettra le passage à l’action le plus rapide possible.
Une déclaration récente du gouvernement du Québec l’illustre bien : « Un gouvernement ouvert, c’est un gouvernement qui encourage la participation, en plaçant les citoyens au cœur du processus décisionnel de l’État. L’apport du public est essentiel à l’amélioration de l’efficacité et de l’efficience du gouvernement[8]. » Alors que la première phrase semble évoquer un idéal de démocratie participative, la deuxième circonscrit l’objectif de cette participation : l’amélioration de la performance managériale de l’État, c’est-à-dire, d’une part, l’application du programme de réduction de sa taille et, d’autre part, la réalisation efficace et sans obstacle des projets des élu·e·s au pouvoir et de leurs partenaires (Plan nord, libre-échange, projet St-Laurent, exploration minière, etc.). Cet objectif est à l’opposé de l’idéal démocratique qui fait des citoyens et des citoyennes non pas des clients et clientes passifs et passives à qui l’on demande d’approuver ou rejeter des projets qu’on leur soumet, mais la source même des projets que l’État doit arbitrer.
Alors que la perte de temps et l’inefficacité deviennent la hantise de décideurs et décideuses qui s’inscrivent dans une « compétition » mondiale qu’ils et elles considèrent comme perpétuellement menaçante, je vois dans ce tournant managérial du débat public organisé par l’État un piège pour la culture politique démocratique de la société québécoise.
Idéal délibératif et gouvernance participative
Une question de fond taraude les responsables de ces débats publics « techniques »[9]. Comment, concrètement, faire discuter ensemble des citoyens et de citoyennes de différents horizons pour les amener vers une compréhension commune des questions qui leur sont posées et construire le consensus recherché? De manière intéressante, ce questionnement évoque l’idéal « délibératif » imaginé par plusieurs philosophes ces dernières décennies, pour revitaliser la démocratie représentative[10]. Selon cet idéal, une discussion publique démocratique, aussi appelée délibération, menée de manière polie/policée, entre égaux et égales, sans violence ni effets d’autorité, sur la base d’arguments rationnels échangés publiquement pourra, minimalement, clarifier les désaccords de fond et les compromis possibles, mais aussi, potentiellement, construire les consensus qui orienteront les décisions publiques. Or ce sont de tels consensus que recherchent les décideurs et les décideuses lorsqu’ils mettent en place des dispositifs de démocratie technique (pensons au Sommet socioéconomique de 1996 sur le déficit zéro ou au Forum des générations de 2004 sur le fonds des générations). D’où un rapprochement fascinant entre le management et la démocratie délibérative.
La gouvernance participative est le rejeton de ce rapprochement. Elle repose sur une croyance : si on installe ensemble, à une même table (symbolique), des acteurs et actrices politiques ou des citoyens et des citoyennes représentatifs et représentatives de la population et qu’on leur fournit le meilleur encadrement possible, notamment pour assurer la neutralité du débat jugée nécessaire à l’efficacité du processus, ils et elles vont finir par dépasser leurs différends et s’entendre sur une solution de compromis, nécessaire à l’efficacité du processus de prise de décision – une sorte de réduction au plus petit commun dénominateur de la variété des valeurs et des positions chérie par la démocratie.
Ces dispositifs délibératifs visent aussi à dépasser le point faible des multiples « arènes »[11] » qui composent l’espace public, à savoir la « rue », les médias, Internet, les grandes organisations et les petites associations de la société civile, les pétitions, etc. dans lesquelles les citoyens et les citoyennes peuvent espérer trouver un lieu qui accueillera leur parole politique. Ce point faible est l’inégalité des moyens d’action propres à ces arènes, de leur poids politique et de l’intérêt qu’elles suscitent auprès des médias et du pouvoir. Les institutions démocratiques, notamment le vote, visent à compenser cette inégalité d’influence politique, mais la crise qu’elles traversent, notamment l’abstentionnisme des votants et votantes, émousse cette capacité de compensation. La mise en place de dispositifs délibératifs neutres, dans lesquels des animateurs et animatrices tentent d’effacer les rapports de pouvoir pour mieux mettre en lumière les arguments rationnels des un·e·s et des autres, se réclame aussi de cette volonté d’égalisation des paroles politiques.
Les critiques ne manquent pas. Peut-on réellement créer, par des techniques de communication et d’animation ou par un encadrement procédural serré, un contexte complètement neutre permettant à des personnes de s’exprimer comme si elles n’étaient pas liées par des rapports sociaux et politiques en dehors du dispositif de discussion? Comme si les conflits de valeurs et les rapports sociaux n’étaient que des problèmes issus d’une mauvaise communication? Les personnes sont liées aux autres par des rapports de sexe, de classe, de domination économique ou culturelle, d’ethnicité, etc., qui influent inévitablement sur leurs discussions et leurs échanges, à commencer par leur compréhension de ce qui est en jeu dans ces discussions[12] et de ce que sont des « arguments rationnels » et par leur présence même à ces discussions. L’ignorer est typique de la pensée néolibérale incarnée par la célèbre citation de Margaret Thatcher « There is no such thing as society[13] », « la société, ça n’existe pas ».
Malgré ces critiques, l’idéal délibératif continue de fasciner les universitaires et les animateurs et animatrices qui ne cessent d’inventer et de tester des méthodes ou des « dispositifs » de délibération publique, censés suppléer à la démocratie représentative défaillante[14] : jurys de citoyens et citoyennes, conférences de consensus, ateliers scénarios, etc. Les experts et expertes de la gouvernance participative s’identifient sans peine aux objectifs managériaux du pouvoir, notamment la recherche de consensus pour accélérer la prise de décision – qu’ils et elles espèrent liée au bien commun. Un phénomène intéressant est la place occupée dans ces dispositifs par les experts et expertes scientifiques, parfois appelé·e·s comme arbitres ultimes en cas de différend insoluble. À ces experts et expertes est associée la science basée sur des « données probantes », c’est-à-dire issues de la recherche évaluée par les pair·e·s. La valorisation de ces données vise à les démarquer du fouillis des valeurs et des opinions de la « masse ». Ce faisant, elle oublie qu’un discours expert peut nuire aux efforts parfois malhabiles d’expression d’idées dissidentes face aux idées dominantes et donc à l’expression démocratique.
Du point de vue managérial, ces délibérations doivent s’inscrire dans des cadres très précis qui prennent la forme de « mandats », de procédures, d’échéances, d’ordres du jour soigneusement contrôlés, en somme d’artefacts bureaucratiques dont la finalité principale est l’efficacité du processus de prise de décision. Le dissensus, l’incompatibilité fondamentale de certaines valeurs au sein d’une même société, les différends, pourtant caractéristiques de la vie collective et raison d’être de la démocratie, deviennent, selon cette approche, autant d’obstacles sur le chemin vers le développement (économique) espéré par les décideurs et décideuses.
Cette conception managériale du débat émousse ce qu’il y a de tranchant, d’insoluble, d’incompatible dans une démocratie de modernité avancée. En se substituant à l’idéal démocratique arbitrant entre majorité et minorité, la gouvernance transforme les rapports sociaux en conflits communicationnels solubles techniquement et, ce faisant, contribue à dépolitiser la citoyenneté. Alors que la citoyenneté est la responsabilité collective de construire ensemble des institutions justes exprimant une vision du bien commun à partir des valeurs et savoirs de chacun·e, c’est l’approbation des projets du pouvoir qui devient l’enjeu politique principal.
Pourtant, si l’objet de ces délibérations ne coïncide pas avec un enjeu social important et si le dispositif ne donne pas à la société civile l’occasion de se faire entendre, les citoyens et les citoyennes adopteront la seule stratégie efficace qui leur reste : le refus de participer. Il n’est pas anodin de se rappeler le taux de participation de 93,5% au référendum de 1995 sur la souveraineté du Québec… L’enjeu comptait!
Débattre toutes valeurs dehors
Au cours du printemps 2012, l’enjeu des droits de scolarité à l’université a mobilisé un nombre considérable de personnes et de médias, bien plus que ne l’ont fait la plupart des débats organisés par l’État. Les organisations étudiantes (de la société civile) ont décidé de prendre la parole dans l’espace public par des manifestations, des discours publics, des vidéos, des publications, des performances, les réseaux sociaux, etc. Le débat s’est constitué dans l’espace public parce que le rapport politique ne laissait pas d’autre voie à la société civile, dont font partie les organisations étudiantes, que de hurler ce que le gouvernement refusait d’entendre; parce que le gouvernement n’a pas su ou voulu construire un dispositif de débat public capable d’entendre la parole critique touffue et non unanime de ses citoyens et citoyennes.
La société québécoise s’est rappelée, lors du printemps 2012, qu’il était possible et bon, dans une société démocratique, que les citoyens et citoyennes expriment clairement et avec des arguments solides non seulement leurs idées, mais aussi leurs désaccords de fond les un·e·s avec les autres. Malgré la démagogie de certain·e·s politiciens et politiciennes et les tendances répressives des autres, on peut penser que ce que John Rawls[15] appelle l’idéal de la raison publique s’est incarné à ce moment-là dans les efforts, même minimes, des un·e·s et des autres pour s’écouter et se convaincre mutuellement à l’aide d’arguments transformés en raisons que chacun·e, en tant que citoyen·ne libre et égal·e aux autres, pourrait vouloir adopter.
Lorsque le temps vint de prendre une décision (temporairement) définitive sur les droits de scolarité, le nouveau gouvernement organisa un débat public technique, le Sommet sur l’enseignement supérieur, qui ne laissa au hasard ni l’ordre du jour, ni les personnes invitées, ni le déroulement. Ce Sommet soigneusement planifié, diffusé en direct sur le Web, est devenu un outil de prise de décision collective qui a effectivement fonctionné et produit un résultat, à la surprise de plusieurs observateurs et observatrices. Certes, la lassitude de l’affrontement a sûrement joué un rôle dans le relatif consensus construit entre les participants et participantes au Sommet qui ont accepté publiquement de faire les compromis nécessaires. Mais on peut aussi faire l’hypothèse que les mois de débats dans l’espace public pendant lesquels la parole des acteurs et actrices de la société avait été amplement prise, donnée et partagée ont aussi facilité l’acceptation publique de cet arbitrage par l’État.
Urgence : sortir le débat public de la pensée managériale
Ma réflexion critique sur le tournant managérial des débats publics organisés par l’État me conduit à souhaiter que l’État québécois renonce à assujettir son intérêt pour les débats publics à ses efforts de gouvernance, autrement dit qu’il sorte délibérément de la pensée managériale pour retrouver et revaloriser le modèle politique de la démocratie. Voici quelques suggestions plus précises :
- résister à la tentation de bureaucratiser les occasions de dialogue entre État, société civile et citoyens et citoyennes, sous prétexte de les institutionnaliser. L’État pourrait plutôt voir dans ces moments l’occasion d’une écoute privilégiée de la diversité des arguments, des positions, des visions du monde et même des langages qui coexistent dans la société, afin de mieux saisir ce qu’il doit arbitrer;
- assumer son rôle d’arbitre, quitte à renoncer à construire des consensus artificiels et éphémères si les différends apparaissent insolubles;
- apprendre à accueillir la créativité et l’imagination politique des citoyens et des citoyennes, ce qui implique de l’imprévu, du spontané, du fouillis, des paroles coupées, des malentendus à réparer, de la médiation ou même de la traduction, et bien sûr du temps, au risque de « ralentir » l’aboutissement de certains projets. Le tour de table méthodique, bien policé, quasi-scolaire ne doit plus être un modèle sacro-saint, mais faire place à d’autres pratiques culturelles de la discussion, propices à l’émergence de nouveaux angles de vue, de nouveaux possibles;
- s’assurer que le recours aux expert·e·s n’éteint pas le débat ni l’imagination politique des citoyens et des citoyennes. Si cette condition est respectée, les universités en tant que laboratoires d’idées et de connaissances pourraient être plus impliquées dans les débats publics techniques.
L’État peut, en effet, faire beaucoup pour favoriser l’expression politique des citoyens et des citoyennes — dont il devrait reconnaître sans réticence la compétence à débattre. En premier lieu, il peut, dans le système d’éducation, renforcer l’enseignement des compétences démocratiques de base : argumenter, écouter, négocier, interpréter, évoluer, justifier son point de vue à l’aide d’arguments raisonnables qu’autrui pourrait vouloir adopter, notamment.
Il peut aussi encourager la diffusion, dans le grand public, des connaissances scientifiques sur les « conséquences toujours plus grandes et confusément ramifiées des activités sociales […], de sorte qu’un Public organisé et articulé en viendra à naître[16] ». En effet, une culture politique nourrie par les sciences sociales et humaines améliore la qualité des débats publics, c’est-à-dire celle des références, des arguments et des interventions des un·e·s et des autres. L’État peut aussi, par ses politiques publiques, préserver l’existence de médias de référence, diversifiés, fiables et justes, indispensables à cette qualité.
À ces conditions, les dispositifs de débat public mis en place par l’État, même dans une visée managériale, peuvent jouer un rôle majeur sur le plan politique : celui de « pépinière », de lieu d’apprentissage politique pour des personnes qui, ensuite, aspireront peut-être à s’engager dans la société civile et la vie politique. Emmanuelle Hébert, membre du Comité directeur des États généraux sur la réforme des institutions démocratiques, qui se sont tenus en février 2003, souligne ainsi qu’« il y a des gens qui se sont rencontrés aux États généraux, qui se sont alliés et qui ont continué de se mobiliser. Le Mouvement Démocratie et Citoyenneté du Québec, l’Institut du Nouveau Monde, le Collectif Féminisme et démocratie, ont tous profité de l’élan donné par ces États généraux[17] ».
Récemment, au Québec, a eu lieu un autre débat public qui peut indiquer une voie d’action possible : la Commission spéciale sur la question de mourir dans la dignité[18]. Issue de l’Assemblée nationale, donc des institutions démocratiques, cette commission formée de député·e·s a sillonné le Québec pour entendre les raisons d’agir des un·e·s et des autres et a produit un rapport éclairé et nuancé dont les recommandations semblent illustrer le concept de « raison publique », basée sur des arguments que chacun·e pourrait vouloir adopter. Ce débat public, piloté par deux députées de deux partis politiques différents, a clarifié les enjeux, les valeurs et les différends, tout en ayant la légitimité politique de la démocratie représentative. Sans avoir recherché ni imaginé un consensus artificiel, il a tranché. Il est donc à souhaiter que les député·e·s n’hésitent plus à prendre les devants de la mise en débat des grands enjeux politiques et que l’État leur en donne les moyens. Les député·e·s et les institutions démocratiques qu’ils et elles incarnent pourraient ainsi retrouver une légitimité et un sens qu’ils et elles ont peut-être perdus en cette ère du tout-management.
À la différence de la pensée managériale, qui fait miroiter l’idéal de l’efficience gestionnaire comme projet de société, la repolitisation du débat public, s’il est appuyé adéquatement par des médias justes et équitables et un État arbitre, permet l’expression d’arguments politiques qui mettent en lumière les divergences de valeurs parfois insolubles. Elle pourrait redonner du lustre aux institutions démocratiques, à l’avantage de la démocratie. Voilà une raison de sa nécessité.
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