Avant-propos
Sarah-Anne Arsenault
Que veut dire « Gravité des choses »?
Grave ne veut pas dire terrifiant, inquiétant, stressant. Ce mot désigne les grandes questions de la vie, les questions qui ont le pouvoir de faire souffrir ou de construire, de détruire ou d’éveiller, qui permettent de ramener à l’essentiel derrière le bruit de la vie quotidienne, les énervements dans lesquels on peut s’enfoncer sans raison et surtout sans savoir comment émerger.
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C’est avec ces mots que Florence Piron avait débuté en 2019 l’écriture de son livre La gravité des choses – expression née de la bouche de son plus jeune fils, qui lui avait déclaré, vers l’âge de dix ans, que son grand frère ne « comprenait pas la gravité des choses ». Séduite par cette expression toute simple et renvoyant pourtant à un monde immense, Florence avait décidé d’intituler ainsi le livre qu’elle projetait depuis longtemps d’écrire. Celui-ci aurait constitué l’aboutissement de toutes ses réflexions, issues non seulement de sa carrière de professeure-chercheuse à l’Université Laval, mais aussi de sa vie de femme, de mère, de militante et d’éditrice.
Hélas, l’année même où elle entreprit d’esquisser le plan de son livre, un voile sombre se déposa sur l’horizon de sa vie si brillante. Fidèle à elle-même, Florence ne se laissa pas abattre pour autant et poursuivit les différents projets qui lui tenaient le plus à cœur jusqu’à la toute fin, qui survint à l’aube de ses 55 ans, le 26 avril 2021. Ce livre, devenu une anthologie de ses textes les plus importants, en fait partie.
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Dans mon travail et dans ma vie en général, je réfléchis sans cesse au sens créé par les liens entre idées, personnes et valeurs que je crée d’où je suis, à partir de qui je suis, de mes expériences et de mes savoirs. Sans ces liens, je ne pourrai ni me sentir « responsable » pour le monde dans lequel je vis avec autrui, ni créer de savoirs ayant un sens pour ceux et celles avec qui je partage ce monde. Or ce sont mes valeurs les plus fondamentales. (« L’amoralité du positivisme institutionnel », 2019)
Avant d’aller plus loin, je souhaite ici révéler le lien qui me lie à Florence Piron : je suis sa fille aînée. De janvier à avril 2021, j’ai aidé ma mère à faire du livre qu’elle aurait voulu écrire celui de tout ce qu’elle avait déjà écrit. C’était un processus éprouvant, mais si important pour elle comme pour moi que nous étions déterminées à le mener à terme; elle était la tête et j’étais ses mains.
En quelques semaines, ma mère a choisi les textes qu’elle voulait y mettre : ceux dont elle était le plus fière, mais aussi ceux qui représentaient toute la richesse et la versatilité de son parcours. Elle y tenait obstinément : l’anthologie ne comporterait pas que ses publications scientifiques, il y aurait aussi ses prises de paroles dans les journaux, ses réflexions pédagogiques, ses projets avec ses étudiants et étudiantes, son programme pour la course au rectorat, un « conte savant » et même l’avant-propos de sa thèse. Ce dernier servirait à montrer tout l’amour qui se camouflait derrière la recherche scientifique, tous ces liens qui existaient et qui nourrissaient les chercheuses et chercheurs dans son travail, que ce soit de manière consciente ou non.
De mon côté, j’avais pour tâche de récolter ces textes afin de pouvoir les rééditer dans Pressbooks. Heureusement, la plupart étaient disponibles sur le web en libre accès, y compris ses articles datant des années 1990. Pour d’autres, en revanche, j’ai dû fouiller tant dans les archives de la BAnQ que dans celles, merveilleusement chaotiques, qui se trouvaient sur l’ordinateur ou dans les bibliothèques de ma chère maman.
En parallèle, elle réfléchissait à la meilleure manière d’organiser le livre, qu’elle devinait gigantesque. Je me souviens encore du jour où, profitant d’un regain d’énergie, elle m’avait annoncée avec enthousiasme s’être connectée à la plateforme (dont j’étais d’ordinaire responsable) pour y créer ces quatre sections, correspondant aux axes de recherche principaux de sa carrière :
1. Écriture scientifique, récits de vie, responsabilité pour autrui et épistémologie du lien
2. État, démocratie, participation, éthique publique et management
3. Critique de l’ordre normatif dominant de la science, rapports science et société, responsabilité sociale, démocratie scientifique, critique de la science
4. Science ouverte, justice cognitive, valorisation des savoirs locaux et décolonisation des savoirs
Dans les semaines qui suivirent, nous y avons ajouté trois nouvelles catégories :
5. Amour
6. Engagements
7. Expériences pédagogiques
Aujourd’hui, la section « Amour » ne contient que trois textes, mais je souligne que ma mère envisageait d’y inclure des lettres qu’elle avait reçues d’étudiants et étudiantes lui exprimant leur reconnaissance et leur affection pour elle. Elle a finalement délaissé cette idée, néanmoins ravie par la présence si affirmée du mot amour dans son livre.
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Pour chaque nouveau texte que j’intégrais au livre, je demandais à ma mère de m’en faire une petite description libre et personnelle. En fermant les yeux, elle me dictait quoi écrire, souvent d’une seule traite, si limpide qu’il n’y avait presque aucun mot, aucune phrase à retoucher. Voilà, compris-je, comment elle avait pu rédiger autant de textes magnifiques dans sa vie : sa pensée même s’articulait comme un livre. Ces moments passés auprès d’elle à recopier ses mots sont restés gravés dans ma mémoire; j’étais après tout en train de capturer les derniers « secrets » de ma mère, ceux qui se cachaient derrière la création de dizaines de ses textes, écrits sur plus de vingt ans.
Malheureusement, alors que la fatigue l’accablait, l’affaiblissait de jour en jour, je dus éventuellement me résigner à écrire moi-même ces descriptions pour ensuite les valider auprès d’elle, puis à ne mettre que leur résumé officiel ou bien un extrait que je trouvais évocateur. Voilà pourquoi le contenu de ces petites boîtes grises figurant au début de chaque chapitre est aussi variable. J’en reste néanmoins satisfaite, car plusieurs de ces mises en contexte permettent de jeter un regard neuf ou plus aiguisé sur les textes qui s’ensuivent. L’article « Méditation haïtienne » (2017) en est un bon exemple : alors que les premiers mots sont « Il est 19 heures, la nuit tombe sur Pòtoprens (Port-au-Prince) », ma mère révèle dans la boîte grise avoir rédigé ce texte dans un aréna glacial du Québec, pendant le match de hockey de son fils. Ce faisant, elle illustre à merveille l’un des combats qu’elle menait depuis sa thèse : oui, il est possible d’écrire la science autrement qu’en suivant les règles de l’épistémologie positiviste… et, mieux, il le faut!
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Chaque chapitre de ce livre a été attentivement relu selon les indications de ma mère : elle souhaitait, entre autres, féminiser les textes qui ne l’étaient pas, vérifier les liens URL et les bibliographies ainsi que corriger les potentielles erreurs typographiques, souvent nombreuses quand on passe d’un format à l’autre (PDF vers Word, Word vers HTML, etc.). Ce travail de moine a été effectué avec l’aide précieuse de collègues et amies, en particulier Maryvonne Charmillot et Célya Gruson-Daniel, ainsi que Olivia Vernay, Raquel Fernandez-Iglesias, Zoé Lüthi, Nicole Peccoud et Barbara Class. Je tiens ici à remercier du fond du cœur ces femmes merveilleuses qui ont accepté de mettre leurs propres projets sur pause pour plonger dans ces innombrables textes, dans les mots et la pensée même de celle qui allait bientôt nous quitter. Je crois que c’est parce que nous savions qu’une lumière vive allait s’éteindre que nous avons trouvé la force de faire en sorte que ce livre allait, malgré tout, continuer de briller.
Après le décès de ma mère, il m’aura toutefois fallu trois longues années avant de retrouver le courage de reprendre le travail et d’enfin terminer ce livre. C’est à nouveau grâce à Maryvonne et à Célya, mais aussi à mon incroyable petite sœur Élisabeth Arsenault, que j’y suis parvenue. Toutes les trois ont pris en charge la relecture des derniers textes ainsi que leur mise en page, en plus d’organiser le lancement du livre lors de ce qui aurait été le 58e anniversaire de ma mère, le 6 juin 2024. Je remercie également Marco Cirino et Olivia Vernay pour leur soutien dans ces dernières étapes cruciales. Enfin, je souligne la générosité avec laquelle les co-auteurs et co-autrices de certains chapitres ainsi que les personnes ayant facilité leur publication ont accepté que ces textes soient à nouveau publiés dans cet ouvrage.
C’est donc grâce à vous toutes et tous que je suis à présent en mesure de conclure cet avant-propos, avec une fierté un peu incrédule, certes, mais surtout avec beaucoup de joie : l’ouvrage La gravité des choses est enfin achevé, rendant honneur à l’entièreté du parcours intellectuel et de vie de ma mère (qu’elle raconte d’ailleurs dans la section suivante). Quel bonheur de savoir qu’il est maintenant prêt à être lu et relu par nombre de gens à travers le monde, contribuant ainsi à faire germer les innombrables graines qu’elle a semées dans sa vie.