28 La doctorante, le libre accès et le roi positiviste. Conte savant (2016)
Conte savant
Florence Piron
L’idée de ce conte m’est venue de mon exploration du genre littéraire du conte il y a quelques années, quand j’avais amorcé une réflexion sur l’idée de l’utiliser dans la première version de La gravité des choses. J’ai donc testé cette formule pour m’amuser et pour changer un peu le style de lecture. Appréciant le résultat, j’ai décidé de le soumettre à mon magazine syndical, SPUL-lien, parce que je pensais bien que malgré son format original il pourrait être accepté et parce que, de cette manière, je pouvais facilement rejoindre un plus large public.
Source : (2016). Au pays de la collégialité. Conte savant. SPUL-lien (La collégialité comme valeur de gouvernance), 12(1), 10. http://spul.ulaval.ca/wp-content/uploads/2009/11/Journal-SPUL-lien-avril-OK.pdf
Il était une fois, au royaume de la science, une doctorante en pleine dissonance cognitive. Ses valeurs de citoyenne et ses convictions politiques la conduisaient à vouloir pratiquer la science ouverte et, en premier lieu, à publier ses articles scientifiques en libre accès. Dans quel but? Pour que son travail soit accessible et utile à ses collègues du monde entier, incluant ses collègues des pays des Suds dont les universités ne pouvaient pas se payer les abonnements très onéreux aux revues scientifiques commerciales dans lesquelles elle se sentait obligée de devoir essayer de publier. Elle voulait aussi pouvoir être lue par les amateurs et amatrices de sa discipline, les journalistes scientifiques, les militant·e·s d’associations et les décideurs et décideuses parce qu’elle espérait que son travail puisse être utile à l’action collective. De plus, comme plusieurs de ses ami·e·s s’étaient orienté·e·s vers l’enseignement primaire et secondaire au lieu de faire de la recherche, elle voulait les aider, ainsi que leurs collègues, à maintenir un lien vivant avec le savoir. Publier en libre accès lui paraissait donc incontournable. Elle voulait aller plus loin, en fait. Elle souhaitait publier en français autant qu’en anglais ou dans d’autres langues, rendre accessibles ses données de recherche, écrire des billets de blog, travailler en collaboration avec les gens de sa région, ceux et celles dont elle parlait dans ses travaux ou qui allaient utiliser les connaissances qu’elle produisait, en somme partager largement le savoir qu’elle produisait afin qu’il contribue au bien commun. Profondément démocrate et égalitaire, elle aspirait à une collégialité dans son université qui lui permettrait d’exprimer ces valeurs et ces souhaits en toute légitimité, malgré son statut précaire. Elle comptait aussi sur le support bienveillant de ses professeur·e·s pour non seulement développer sa pensée et sa confiance en elle, mais aussi pour l’appuyer dans ce projet.
En même temps, elle avait fini par se persuader que ces activités n’apporteraient rien à sa vie de chercheuse et pourraient même nuire à ses perspectives de carrière universitaire – la seule chose qu’elle devait avoir « dans son radar », lui répétait sans cesse sa directrice de thèse. Ses obligations dites normales ne pouvaient qu’occuper tout son temps et toute son énergie, sans rien laisser à d’autres activités tournées vers la société. La doctorante avait décodé que la seule chose qui comptait pour les pair·e·s du Royaume de la science qui avaient le pouvoir de faire d’elle l’heureuse détentrice d’un PhD, c’était sa capacité de publier rapidement un maximum d’articles dans les revues internationales à haut facteur d’impact, peu importe qu’elles ne soient pas en libre accès, qu’elles soient presque toujours en anglais et au cœur d’un système économique marchand aux taux de profit indécents. Tout ce qui la détournait de ce but, à savoir la pratique de la science ouverte, lui paraissait non seulement peu utile, mais dangereux pour sa carrière de scientifique, car cela risquait de la rendre moins performante et intéressante aux yeux de la cour des docteur·e·s.
Elle voyait bien que l’imagination morale du roi positiviste était limitée aux moyens de dépasser les autres pour accumuler les publications et les subventions. Ce roi positiviste au langage froid et sec, qui détestait qu’on lui parle d’émotions, de sentiments et de convictions morales, ne semblait connaître que le champ sémantique de la compétition, de l’excellence et du contrôle de la qualité. L’état d’incertitude et de précarité que ses propos et décisions généraient poussait les plus jeunes à la soumission et à la peur, car les pair·e·s du royaume étaient aussi les évaluateurs et évaluatrices des thèses, des textes, des dossiers, des personnes, des vies. Leur rhétorique était si puissante, leur mainmise sur les postes les plus importants du royaume si rodée, que toute tentative même inconsciente de s’y dérober semblait impossible.
Parfois, une voix un peu différente, dissidente, celle de la science ouverte, parlait de gentillesse, de dévouement, de générosité, de respect, de partage de références bibliographiques, de mise en commun d’outils de laboratoire et de données de recherche, de carnets de bord en ligne, d’envie d’écrire à plusieurs pour le plaisir, de science métissée, de savoirs locaux, du refus de vivre dans la peur de ne pas faire ce qu’il faut, de liberté d’écrire et de penser. Mais c’était comme si cette voix venait d’une autre planète.
Pourtant, un jour, la doctorante apprit que les plus importants articles scientifiques à propos d’un virus inquiétant n’avaient pas été accessibles aux chercheurs et chercheuses d’un pays en développement. Ils et elles avaient dû conseiller les autorités de santé publique de leur pays sans avoir en mains les données et analyses les plus à jour. Elle apprit aussi qu’un jeune prodige de 15 ans avait eu l’idée d’un nouveau dispositif pour détecter le cancer du pancréas grâce à des articles en libre accès qu’il avait lus chez lui, après l’école. La doctorante résolut donc d’essayer de pratiquer la science ouverte, malgré ses craintes.
Constatant, de plus, que plusieurs pays commençaient à vouloir imposer la mise en libre accès des travaux scientifiques financés par les fonds publics, elle réalisa que le libre accès intégral et immédiat aux ressources scientifiques devenait un objectif possible. Peut-être même pourrait-il ne pas déranger le roi positiviste si on le lui présentait comme un moyen technique numérique d’accélérer l’accès des pair·e·s aux résultats scientifiques de leurs collègues et donc comme un outil de productivité scientifique – le genre de trucs qu’adorait le roi positiviste. L’important était que ce libre accès ne soit pas présenté comme une question de valeurs. Car le roi positiviste était amoral et en était fier. Il exigeait de ses soldats et soldates une loyauté sans faille, sous peine d’expulsion, et, en particulier, il leur imposait de mettre en veilleuse leurs valeurs et leur conscience d’être inséré·e·s dans des rapports humains, sociaux et politiques. Le roi positiviste méprisait ceux et celles qui refusaient de laisser leur engagement et leurs valeurs hors du monde de la science et qui, au contraire, s’en servaient comme fondement de leur projet intellectuel. Il s’intéressait si peu à l’éthique qu’il la réduisait à n’être que la conformité de protocoles à des normes de prescrites dans des lignes directrices.
La doctorante comprit que l’existence de revues en libre accès, dans la mesure où ces revues continuaient à pratiquer l’évaluation par les pair·e·s, à privilégier l’anglais et à maximiser le nombre de co-auteurs et co-autrices par article, ne dérangeait pas vraiment le consensus dominant. L’existence des dépôts institutionnels et des archives ouvertes mis en place par les universités dérangeait à peine plus. Découvrant que ces sites web étaient faits pour héberger de manière pérenne une copie numérique de ses articles publiés dans des revues scientifiques, fermées ou ouvertes, la doctorante résolut d’y déposer une copie de chacun de ses textes et de diffuser largement leur adresse web sur les réseaux sociaux et dans des billets de blog.
Elle avait compris que, grâce au libre accès, elle pourrait continuer (tant qu’elle le supporterait) à être une loyale soldate du régime en place tout en permettant aux impair·e·s (les non-scientifiques) d’avoir accès aux textes scientifiques libérés sur le web. Et qui sait, cette intrusion pourrait finir par engendrer une révolution et détrôner le roi positiviste pour faire place à un nouveau régime des savoirs sous lequel la pluralité des valeurs et des convictions pourrait être accueillie et respectée et le travail scientifique se faire dans le bonheur et la confiance. Un monde où le partage universel des savoirs serait la norme et non un effet secondaire d’une stratégie de publication.