22 Les usages et les effets sociaux du savoir scientifique. Introduction du dossier Savoirs et gouvernementalité (1996)
Florence Piron et Marie-Andrée Couillard
Le projet de ce numéro d’Anthropologie et Sociétés est venu de notre fascination pour le concept de « gouvernalité » que nous étions en train de découvrir. À l’époque, influencée par les réflexions de Zygmunt Bauman[1] sur les liens entre l’appareil d’État allemand et son utilisation si tristement efficace dans la bureaucratie nazie, je réfléchissais surtout aux usages des sciences sociales pour améliorer sans cesse la gestion des populations, de façon fluide, productive et efficace, ce que Foucault désigna par le terme « gouvernementalité ». Par conséquent, ce texte n’aborde pas du tout le thème des liens entre la recherche et les sciences de la santé et les sciences du vivant, ni les politiques scientifiques, qui arriveront plus tard dans mon travail (Piron 2010). Il était vraiment centré sur les sciences du social et ce qu’on appelle parfois l’ingénierie sociale.
Source : Piron, Florence et Marie-Andrée Couillard. (1996). Présentation. Les usages et les effets sociaux du savoir scientifique. Anthropologie et Sociétés (Savoirs et gouvernementalité), 20(1), 7-26. https://www.erudit.org/fr/revues/as/1996-v20-n1-as799/015393ar/
For, like fate […], scholars, bureaucrats, and
Great Powers wield a pen that is demonstrably
mightier than the sword. (Herzfeld 1987 : 27)
Ce numéro s’interroge sur les rapports complexes entre le savoir produit par les sciences sociales et la « gouvernementalité » des populations, terme foucaldien que nous utilisons pour désigner l’activité intensive de gestion du social menée par les institutions (étatiques, internationales, multinationales et autres formes bureaucratiques) de la modernité contemporaine. Plus précisément, nous voulons inviter à réfléchir à la façon dont ces institutions et leurs acteurs et actrices utilisent les savoirs « scientifiques-sociaux » comme substance ou matière première de leurs taxonomies, catégorisations, programmes et interventions, parfois de manière non prévue ou non voulue par les auteurs et autrices de ces savoirs. Leur projet de gestion « rationnelle » du social est en fait bien plus que cela : en s’efforçant de modifier le monde social pour le rendre conforme à des normes qu’elles instaurent (par exemple, des normes de santé, de « bien-être », de sécurité, de protection), ces institutions contribuent « à produire » des sujets humains correspondant à leurs catégories. La société devient alors le « public » ou la « clientèle », les jeunes et les Autochtones des « groupes à risques », les femmes un « groupe vulnérable », etc. Cette gouvernementalité exercée par les bureaucraties contemporaines est ainsi en train, nous semble-t-il, de transformer radicalement le rapport à soi et les rapports avec autrui dans le monde actuel, si bien qu’il nous semble crucial d’y réfléchir et d’en comprendre les rapports avec le savoir scientifique-social que nous produisons.
Bien que les effets des technosciences sur le monde social soient de mieux en mieux débusqués (Franklin 1995) et que le corpus anthropologique d’études des bureaucraties ne cesse de s’enrichir (Wright 1994, Herzfeld 1992a, Handelman 1981, Handelman et Leyton 1978), la connexion évoquée ci-dessus entre le savoir scientifique-social et la gestion-production bureaucratique des acteurs sociaux et actrices sociales ne semble pas encore être devenue un thème de recherche « établi » et officialisé dans la discipline (ou dans les sciences sociales en général[2]), ni même faire l’objet de larges débats. Cette contextualisation de la pratique des sciences sociales nous paraît pourtant urgente et nécessaire, ne serait-ce que pour mettre en lumière les problèmes éthiques, politiques et philosophiques que soulève, dans ce contexte, la pratique scientifique. Quel est le sens de la production de connaissances dans ce contexte? Quelle forme devrait prendre la responsabilité des scientifiques du social? D’autre part, est-il possible, depuis l’intérieur des sciences sociales et en particulier de l’anthropologie, de faire une critique de ce phénomène qui permette de proposer d’autres formes d’humanité, de représentations de soi et du monde que celles trop vite assimilées et redéployées par les instances de gestion du social?
Nous posons ces questions dans le cadre d’une interrogation critique sur le présent auquel nous appartenons, ou d’une « ontologie du présent », selon l’expression de Michel Foucault (1984b : 685). C’est un présent dans lequel nous sommes actrices et pas seulement des « éléments » (ibid. : 680). L’exercice critique typiquement moderne que nous proposons ici est donc animé par le souci du monde que nous habitons et de ceux et celles avec qui nous le partageons, et en particulier par le souci des usages et des effets du savoir produit par les institutions des sciences sociales dont nous faisons partie.
Les textes qui composent ce numéro abordent tous cet enjeu, bien que de manière fort différente. Dans cette introduction, nous tentons d’abord d’éclaircir et de préciser la connexion (ou la filiation) décrite ci-dessus. Puis nous proposons des façons de l’étudier et d’en faire un objet de recherche, en montrant que cela suppose de prendre des distances par rapport aux normes classiques de la pratique de l’anthropologie (normes en plein bouleversement par ailleurs; voir Marcus 1995a). Nous terminons en évoquant les possibilités critiques offertes par la compréhension anthropologique de ce phénomène, de même que les conclusions à en tirer sur le plan de l’éthique de la pratique scientifique.
Sciences sociales et techniques de gouvernementalité
La prolifération des sciences sociales et leur pénétration des pratiques les plus ordinaires de la vie quotidienne constituent, à notre avis, une caractéristique majeure des sociétés contemporaines. Anthony Giddens (1987, 1990, 1991) l’aborde en montrant comment les acteurs sociaux et actrices sociales utilisent et se réapproprient sans cesse le savoir des sciences sociales, par exemple celui qui leur est accessible dans les ouvrages de psychologie populaire (à ce sujet, voir le texte d’Anne Mesny dans ce numéro).
The concepts and theories invented by social scientists […] circulate in and out of the social world they are coined to analyse. The best and most original ideas in the social sciences, if they have any purchase on the reality it is their business to capture, tend to become appropriated and utilised by social actors themselves. (Giddens 1987 : 19)
Pour Giddens, la modernité tardive est caractérisée par ce processus réflexif dans lequel des chercheurs et chercheuses s’approprient les concepts qu’utilisent les acteurs et actrices pour décrire leur propre réalité et les traduisent en un métalangage qui leur permet d’avancer des généralisations analytiques. Ces dernières, lorsqu’elles sont pertinentes, sont ensuite reprises par les acteurs et actrices concerné·e·s pour rendre compte de leurs actions[3] ou en légitimer la pertinence, avant de devenir à nouveau un objet de recherche pour les chercheurs et chercheuses du social qui « découvrent » alors que « the « findings » of the social sciences very often enter constitutively into the world they describe » (Giddens 1987 : 20). Ce processus réflexif se produit aussi à l’intérieur même du savoir scientifique, comme en témoigne le texte de Michel Audet et Richard Déry dans ce numéro. Ce texte met en lumière les effets de la constitution d’une épistémologie des sciences de l’administration sur la scientifisation progressive des savoirs gestionnaires, savoirs qui sont eux-mêmes indispensables à l’existence de ce savoir épistémologique et qui en orientent le contenu.
Selon Giddens, c’est par le jeu de cette « réflexivité institutionnelle » que les institutions des sociétés modernes absorbent à leur tour de l’information qui leur permet d’améliorer sans cesse leur maîtrise d’elles-mêmes et des contextes sur lesquels elles interviennent, ce qui les amène à s’adapter constamment pour faire face aux transformations du réel.
Cette façon de résumer succinctement un processus complexe a le mérite de soulever des inquiétudes quant au potentiel émancipateur que, depuis les Lumières, on attribue au savoir scientifique ou, plus généralement, à la connaissance rationnelle du monde et de ses lois : la raison puis ce qui devint son incarnation la plus légitime, la science, devaient lever le voile des idéologies et des superstitions, révéler les fondements universels de la nature et de la société et donner aux humains une emprise sur le futur. Connaître, c’est donc aussi maîtriser et se donner les moyens de planifier l’avenir et de « concevoir puis actualiser des actions, des interventions consistant à infléchir le cheminement ou l’évolution [d’un processus] dans une direction préalablement arrêtée », c’est-à-dire de gérer (Maheu et Toulouse 1993 : 7; voir le texte d’Anne Mesny dans ce numéro, qui discute cette conception de l’« utilité » des sciences sociales).
Pour Louis Maheu et Jean-Marie Toulouse, auteurs de cette définition de la gestion, la connaissance est ce qui permet d’identifier et de délimiter le processus sur lequel on veut agir : cette étape ne pose « en principe aucun problème insurmontable » (ibid.), c’est-à-dire aucun problème dont l’art et les techniques des sciences sociales ne pourraient venir à bout. II y aurait donc une sorte d’« harmonie » entre le savoir (-faire) scientifique-social et les pratiques de gestion du social : en donnant à connaître tel objet qu’il aura construit ou qu’on lui aura demandé d’étudier (par exemple, les femmes victimes de violence, les jeunes marginaux, les délinquants autochtones), ce savoir permet aux institutions gestionnaires d’élaborer des stratégies d’action visant à modifier ces objets. Autrement dit, en décrivant une « population », ses « problèmes » et ses « besoins », les sciences sociales donnent à ceux et celles qui ont les moyens d’agir une emprise imparable sur ces objets et renforce leur pouvoir de les transformer.
Par conséquent, c’est dans leur fondement même que les sciences humaines et sociales sont étroitement liées à ce qu’on appelle aujourd’hui la « gestion du social », qui désigne les multiples canaux empruntés par l’action de l’État sur ses citoyen·ne·s, ou celle des grandes entreprises sur leurs employé·e·s ou leurs client·e·s. Cette « harmonie » entre le savoir scientifique-social et les pratiques de gestion du social doit absolument être remise en question et analysée, ne serait-ce que parce que ce rapport est bien plus complexe que ne le laisse entendre l’idée de l’« utilisation » des savoirs par les institutions gestionnaires et que la façon dont la société est pétrie des savoirs des sciences sociales va bien au-delà de ce que décrit Giddens.
Avant d’aller plus loin, il nous faut préciser que la connexion que nous tentons de cerner ici n’est pas de 1’ordre de l’« aide éclairée » que les scientifiques du social pourraient apporter aux responsables de ces institutions. En effet, nombre de ces chercheurs et chercheuses pratiquent leur métier avec l’espoir de pouvoir offrir une telle aide : les un·e·s sous la forme de conseils offerts par le « pasteur[4] » qui sait ce qu’il faut faire et qui guide son « troupeau », la société et ses gouvernant·e·s, vers ce qu’il juge être la meilleure voie[5] (c’est une façon de comprendre la mission critique des intellectuel·le·s); les autres plus directement, sous la forme de résultats utiles, facilement assimilables par les administrations, dont on espère qu’ils influenceront les gestionnaires « dans le bon sens » (la consultation est un des moyens de cette stratégie). Cette dernière option est celle qu’a choisie le Dr Grant, « employé » de la Fondation Rockefeller et personnage crucial de la constitution des systèmes de soins de santé dans de nombreux pays, que nous présente ici David P. Lumsden dans un texte qui s’efforce de retracer les effets des idées de Grant sur le monde dans lequel il vivait, en Chine comme à Porto Rico. Lumsden tente de reconstituer leurs « voyages », ainsi que la façon dont elles ont été appropriées et transformées au cours de ce processus : il établit un parallèle avec la circulation des idées foucaldiennes en Chine, montrant la convergence possible de certaines d’entre elles avec le projet de régionalisation de Grant.
Ce type de rapport « utilitaire » entre le milieu universitaire et le reste de la société a bien sûr déjà été repéré par d’autres chercheurs et chercheuses, notamment ceux et celles qui appartiennent au Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales et qui écrivent dans le Bulletin du M.A.U.S.S. (devenu en 1988 la Revue du M.A.U.S.S.). Ces chercheurs et chercheuses visent à dénoncer la soumission des scientifiques du social à la logique des intérêts et leur renonciation à une pratique critique explicitement normative. Ils et elles dénoncent entre autres le fait que « l’axiomatique utilitariste ou […] l’axiomatique de l’intérêt, constitue[…] la langue de base et de travail commune à l’ensemble des sciences sociales » (Caillé et al. 1982 : 4). Dans l’entretien qu’il accorde à Jean-François Côté dans ce numéro, Michel Freitag discute de cette option utilitariste et de ses effets sur la conception de l’université ainsi que de la production scientifique lorsqu’elle parvient à s’imposer. Il lui oppose la première option, celle de la mission critique des scientifiques-sociaux. Nous ne voulons pas ici faire le procès de ces options, mais bien plutôt rappeler que les institutions qui nous gouvernent n’ont jamais attendu l’accord ou la permission des chercheurs et chercheuses pour utiliser les savoirs scientifiques-sociaux qu’ils et elles produisent, et qu’elles ne se sont jamais donné comme condition la compréhension correcte de la teneur des propos énoncés. L’enjeu que nous voulons formuler est à un tout autre niveau.
En fait, quand nous disions que les instances de gestion du social utilisent les savoirs scientifiques pour rendre plus efficaces leurs efforts de modification du monde social, nous étions bien en deçà de la réalité. Les travaux « généalogiques » de Foucault sur la folie, la prison et la sexualité (de même que ses propositions analytiques accessibles dans Dits et écrits) suggèrent non seulement que ces trois domaines de la vie, dont la définition et la réalité nous paraissent aujourd’hui aller de soi, ont été construits comme tels à une période historique donnée, dans des régimes de pratiques, des dispositifs discursifs et des institutions historiquement situés, mais que cette construction n’aurait pas été possible sans la construction corollaire de savoirs qui consacrèrent leur « objectivation », c’est-à-dire leur accession au statut de « phénomène réel », de « fait évident », de « nécessité » : la psychiatrie, la criminologie et la psychanalyse, entre autres.
En ce sens, Foucault a ouvert la voie à une compréhension de la manière dont les sciences sociales construisent et même « produisent » le monde qu’elles ne sont censées que décrire et expliquer[6]. Elles produisent des objets et des faits, comme dirait Latour (1991), qui peuvent devenir la substance de nouvelles catégorisations bureaucratiques : mais bien sûr, ces catégorisations ayant elles-mêmes un puissant statut de « réalité » (qui nierait l’existence des femmes victimes de violence, des jeunes marginaux et des Autochtones délinquants?), elles sont souvent reprises telles quelles par des chercheurs et chercheuses ignorant leur historicité ou ébloui·e·s par la force de réalité de ces catégories « objectivantes ». Le texte de Yolande Pelchat dans ce numéro, qui pose les jalons d’une anthropologie de la démographie dans la perspective des Science studies (voir la note 12), illustre ce point. Il analyse la controverse entourant les études scientifiques de la forte fécondité des populations africaines subsahariennes et montre comment, par exemple, en invoquant des déterminants culturels, certain·e·s chercheurs et chercheuses donnent à penser qu’il existerait une « africanité » en matière de reproduction.
Dire que les sciences sociales produisent le monde, cela signifie que la façon dont les acteurs sociaux et actrices sociales se construisent comme sujets est étroitement liée aux savoirs que les institutions scientifiques produisent à leur sujet : ils et elles sont « désigné·e·s » et finissent par se « reconnaître » dans les catégories et les représentations d’eux-mêmes et d’elles-mêmes qui découlent des pratiques scientifiques et administratives et qui deviennent ainsi une source de référence « naturelle » pour parler de soi et des autres (Couillard 1995a et 1995b, Couillard et Côté 1996, Côté et Couillard 1995 ). L’exemple des recensements de population est éclairant. À première vue, il s’agit d’une mesure technique, neutre, réalisée selon des normes « scientifiques » et soumise à des traitements statistiques sophistiqués. Mais en permettant de connaître la composition, parfois de manière très précise, du corps social, ils contribuent à le transformer en une « population » d’individus classés et classables, qu’on peut ensuite « administrer », c’est-à-dire gérer, encadrer, contrôler.
Ce type de recherche permet aussi de désigner des groupes « vulnérables », pour lesquels il faut concevoir des mesures législatives et administratives particulières, voire planifier des « services » spécifiques. Le texte de Marie-Andrée Couillard et celui de Colette St-Hilaire dans ce numéro débusquent ainsi les liens entre le savoir féministe, ses catégories et ses concepts d’une part et, d’autre part, des pratiques administratives (locales ou internationales) qui instituent un sujet femme administrable.
L’article de Couillard retrace l’inscription du savoir féministe dans les appareils législatifs et technobureaucratiques québécois au cours des années 1970 et met cette option en relation avec un conflit vécu par les groupes de femmes des années 1990 à l’occasion d’une réorganisation administrative d’un grand appareil étatique, le ministère de la Santé et des Services sociaux. Il montre comment un savoir produit avec l’intention d’émanciper, utilisé pour modifier les normes législatives et administratives et ainsi « garantir » l’accession des femmes à l’égalité, a produit des effets imprévus.
À partir d’une étude de cas portant sur des projets de l’Agence canadienne de développement international destinés aux femmes des Philippines, le texte de St-Hilaire montre bien que le développement international est un dispositif de pouvoir (au sens foucaldien) : en utilisant les savoirs scientifiques féministes, l’action de l’ACDI résulte en une construction de la femme philippine comme objet et sujet des discours et des pratiques du développement. St-Hilaire en conclut que les interventions du développement constituent un domaine de savoir-pouvoir qui rend possible la gestion sociale des femmes. Cette analyse est approfondie dans l’ouvrage qu’elle a consacré à ce thème (St-Hilaire 1995).
Ce sont ces usages percutants du savoir scientifique, qui sont imprévus mais non imprévisibles, que nous associons à la « gouvernementalité » propre au monde contemporain. Notre position est donc que la production actuelle de savoirs dans les institutions scientifiques est inséparable de l’élaboration et du fonctionnement des formes modernes du pouvoir, dont la gouvernementalité, qu’il nous faut à présent mieux définir.
La gouvernementalité est, on vient de le voir, une forme de pouvoir. Mais cette notion va au-delà de la conception classique du pouvoir comme « système unitaire, organisé autour d’un centre qui en est en même temps la source et qui est porté par sa dynamique interne à s’étendre toujours » (Foucault 1981 : 214), pouvoir « omniprésent, tout puissant, et partout clairvoyant, qui diffuserait à travers tout le corps social pour en contrôler jusqu’aux moindres éléments » (Foucault 1984a : 582). Au contraire, la gouvernementalité désigne « un domaine de relations stratégiques entre des individus ou des groupes, relations qui ont pour enjeu la conduite de l’autre ou des autres et qui ont recours, selon les groupes sociaux, selon les époques, à des procédures et techniques diverses » (Foucault 1981 : 214). La filiation que nous voulons mettre en évidence n’est donc pas du tout de l’ordre d’un complot entre bureaucrates et scientifiques dont le but serait d’assujettir toujours plus les acteurs et actrices « ordinaires ». Au contraire, la gouvernementalité suppose des acteurs et actrices libres, engagé·e·s dans des rapports et qui ont des projets, parfois en opposition. C’est
l’ensemble des pratiques par lesquelles on peut constituer, définir, organiser, instrumentaliser les stratégies que les individus, dans leur liberté, peuvent avoir les uns à l’égard des autres. Ce sont des individus libres qui essaient de contrôler, de déterminer, de délimiter la liberté des autres et, pour ce faire, ils disposent de certains instruments pour gouverner les autres. (Foucault 1984c : 728)
Ces instruments, procédures et « technologies gouvernementales » s’appliquent « aussi bien [à] la manière dont on gouverne sa femme, ses enfants qu[’à] la manière dont on gouverne une institution » (ibid.). Elles ne sont donc pas l’apanage des bureaucraties d’État : on les retrouve aussi dans les grandes entreprises privées, par exemple.
C’est principalement en « alimentant », en structurant et en légitimant ces « technologies », ne serait-ce qu’en y associant l’aura de vérité qui lui est propre, que le savoir scientifique-social participe à la gouvernementalité contemporaine. En étudiant, désignant, objectivant et construisant les acteurs et actrices sur lesquel·le·s les institutions bureaucratiques veulent agir – notamment en ciblant les points sur lesquels on pourrait agir pour « gouverner leur conduite » –, la connaissance scientifique constitue un appui indispensable, peut-être en dépit des intentions de ses auteurs et autrices, à l’entreprise de gouvernementalité du social. D’où l’ambiguïté troublante, à nos yeux, de l’intérêt des sciences sociales pour les « problèmes sociaux », les « groupes à risques » et les « marginaux » ou les « exclus ». En contribuant à la construction dans le monde social des normes et de la marginalité, de la déviance et de la différence[7], les sciences sociales participent activement à la construction même de ce monde.
Mais c’est aussi par leurs outils d’analyse et leurs concepts que ces savoirs contribuent à l’élaboration des techniques bureaucratiques de gouvernementalité. Par exemple, Emily Martin explique dans un entretien portant sur son livre Flexible Bodies[8] (Martin 1994) comment des concepts comme la culture, le corps et le langage, « all these wonderful anthropological concepts », de même que les débats contemporains qui cherchent à les dés-essentialiser, à en montrer la flexibilité, la fluidité, l’adaptabilité, « are now part of the corporate dictionary » (Vines 1995 : 16); les « idéologues » du monde des affaires s’en servent pour convaincre les employé·e·s d’accepter de nouvelles normes de travail, notamment d’admettre la nécessité d’une plus grande polyvalence, d’horaires plus souples, mais aussi de prendre soin de leur corps – leur force de travail – grâce à des programmes de conditionnement physique. Georges Marcus (1995a : 108) souligne que les recherches de Martin confirment qu’il y a un lien « between the trope of flexibility so prominent in scientific conceptions of the immune system and the regime of flexible specialization so salient in late twentieth-century capitalism ».
Cet exemple montre bien la complexité de la connexion entre savoir scientifique-social et gouvernementalité : a priori, il semblait peu probable que s’établît un quelconque rapport entre les anthropologues spécialistes de la question du corps et les gourous du monde des affaires. Mais les sciences, naturelles ou sociales, ont tellement pénétré le monde social qu’une telle appropriation de savoirs n’a rien d’exceptionnel ou d’incongru; elle est bien plutôt caractéristique du monde présent[9]. Ainsi, selon Anthony Paredes (1996), la politique étatique du multiculturalisme aux États-Unis, qui s’appuie clairement sur le concept de diversité culturelle largement véhiculé par l’anthropologie, tend à en subvertir complètement le sens : elle a essentiellement pour objectif de « pacifier les minorités » tout en contrôlant leur degré d’intégration à la majorité[10]. De même, les idéologues du monde des affaires prônent de plus en plus la constitution de conseils d’administration comportant des femmes et des immigrant·e·s : « The comfortable terms of analysis of social hierarchy that we’re used to, based on class, race and gender, have been picked up and redeployed by corporate image makers in ways that have changed the whole setting in which we are attempting to understand social hierarchy » (Martin dans Vines 1995)[11].
Marylin Strathern s’inquiète aussi de la référence omniprésente à la notion de culture dans le monde contemporain : « Culture seemingly crops up everywhere as a mode) or mode of presentation through which anyone (everyone) can describe similarities and differences between people and at any “level” of epoch, organization or self-identity » (Strathern 1995b : 156). Le problème ne réside pas, selon elle, dans le fait que la notion de culture est utilisée à l’extérieur de l’anthropologie, mais dans certains types d’usages, en particulier lorsqu’ils servent à justifier les « fondamentalismes culturels » qui se multiplient à notre époque : « its ubiquity becomes a problem when culture ceases to work as a relational term » (ibid. : 157). Linda Abu-Lughod (1991) s’inquiète elle aussi du pouvoir de réification de la notion de culture, qu’elle juge proche de celui de l’idée de « race » du point de vue des effets sociaux. Le texte de Pelchat dans ce numéro ajoute donc sa voix à ceux et celles qui critiquent le recours à la notion de culture pour rendre compte de pratiques sociales.
Les méthodes et les types d’analyse utilisés en sciences sociales produisent aussi des effets qui peuvent nourrir les techniques gouvernementales. Les chercheurs et chercheuses du M.A.U.S.S. ont déploré l’hégémonie des approches quantitatives en sciences sociales. Selon eux et elles, la quantification nécessaire à rétablissement d’équivalences abstraites permet de rendre explicite et rationnel l’intérêt présumé des agent·e·s; la préoccupation pour la mesure et l’enregistrement de statistiques concernant des phénomènes sociaux globaux permet d’objectiver la réalité et de produire des effets de réel; l’analyse de l’action et des choix qui la motivent selon des indicateurs mesurables et quantifiables permet de catégoriser les acteurs et actrices. À travers ces techniques[12] les êtres sociaux complexes sont réduits à une série de facteurs ou de variables limités, mesurables, quantifiables. Le rapport social ne prend plus la forme que d’une quantification, voire d’une mercantilisation.
Que ce type de données soit ou non produit à des fins utilitaires, nous ne pouvons que souligner à quel point il facilite la construction de catégories administratives qui rendent possible le travail de gestion des populations réalisé par les technobureaucraties. Par exemple, l’activité consistant à « résumer » la réalité de personnes spécifiques par un certain nombre de déterminismes (sociaux ou culturels) peut avoir une immense résonance lorsque ces déterminismes sont utilisés par des acteurs et actrices comme modèles simplifiés ou stéréotypés du monde sur lequel ils et elles veulent intervenir (voir Herzfeld 1992a et 1992b sur le pouvoir des stéréotypes). En effet, ces modèles continuent à bénéficier de l’effet de réel et de la légitimité que leur garantit leur origine « scientifique » alors même qu’ils sont utilisés comme argument dans des négociations de pouvoir entre institutions étatiques et groupes sociaux. C’est le cas, par exemple, des explications scientifiques (criminologiques, sociologiques ou anthropologiques) de la « sur-représentation » des Autochtones dans les statistiques de la délinquance au Canada : en expliquant ce phénomène par les problèmes socio-culturels inhérents au fait d’être autochtone, ces études finissent par construire un « Autochtone délinquant », c’est-à-dire voué structurellement à devenir délinquant, ce qui, entre autres effets, risque de nuire à la revendication des Premières Nations d’obtenir leur autonomie en matière judiciaire (Piron 1994).
Étant donné la place des Premières Nations sur l’échiquier politique nord-américain actuel, les études amérindianistes sont clairement un des domaines des sciences sociales dont la connexion avec les pratiques administratives est une des plus complexes, explosives et étroites qui soient. L’abondance des études et ethnographies amérindianistes a eu pour effet, selon Edward Bruner (1986), que les « récits » qui en sont issus sont désormais partagés par les membres des Nations ainsi ethnographiées, au point qu’ils et elles les utilisent pour construire leur identité ethnique :
In the 1930s and 1940s the dominant story constructed [in ethnographie texts] about Native American culture change saw the present as disorganization, the past as glorious and the future as assimilation. Now, however, we have a new narrative : the present is viewed as a resistance movement, the past as exploitation and the future as ethnie resurgence. (Bruner 1986 : 139)
Ce dernier récit s’est vu approprié par des nations autochtones comme les Pueblos, qui, en choisissant de célébrer le tricentenaire de la révolte de 1680, « are performing our theory; they are enacting the story we tell about them in the pages of our professional journals » (ibid. : 149).
La question des effets de pouvoir des représentations anthropologiques n’est évidemment pas neuve en anthropologie : depuis près de 15 ans, elle anime les réflexions et débats des anthropologues « postmodernes » ou littéraires, sur lesquels nous ne reviendrons pas ici. Toutefois, cette question a été posée selon deux axes précis : la relation des anthropologues avec les personnes étudiées dont ils et elles produisent une représentation dans leurs textes, et la participation directe de certains « ancêtres » de la discipline à l’administration coloniale. Mais l’anthropologie a aussi produit des effets plus diffus et moins évidents, mais tout aussi efficaces comme le montre Michael Herzfeld (1987) à propos de la Grèce. Dans cet ouvrage, il cherche à comprendre comment l’anthropologie de la Grèce, à travers ses catégories, ses concepts et les ethnographies qui les ont engendrés, a contribué à la constitution de l’identité grecque ou de la « grècité » (greekness), coincée entre Orient et Occident, âge classique et modernité, « honneur » et rationalité. Ce faisant, non seulement cette anthropologie alimente l’idéologie de l’État-nation qu’est devenue la Grèce, mais elle nourrit aussi les catégories utilisées par les bureaucrates pour déterminer la grècité de tel ou tel « client » :
on the Greek side, [this book] concentrates specifically on the effects of state attempts to control and reshape the refractions of that identity in social life. On the anthropological side, it adresses the difficulties that anthropology, as a product of related ideological traditions, must face in resisting the temptation to do the same. (Herzfeld 1987 : 4-5)
Avec son ethnographie de « concepts et d’identités », Herzfeld évoque bien l’ambivalence de toute étude « scientifique » du monde social : « we idealize clarity as scientific » (ibid. : 15), si bien que nous nous efforçons de clarifier et de préciser toujours plus les représentations que nous en construisons, enrageant de ne pas pouvoir donner de définitions assez précises. Ce faisant, nous reproduisons l’« idéologie bureaucratique » qui a besoin de clarté pour mieux assigner des rôles et construire ses programmes.
Cette situation soulève de nombreux problèmes quant à la responsabilité de ceux et celles qui fabriquent ce savoir. Florence Piron, dans son texte, propose l’éthique du souci des conséquences à la fois comme reformulation de la responsabilité des auteurs et autrices du savoir scientifique-social et comme forme de résistance à la déshumanisation entraînée par l’indifférence envers autrui qui menace la modernité contemporaine. Elle rappelle que la personne n’est pas une catégorie administrative ni un moyen dont on peut disposer à sa guise, et qu’elle est dotée d’une capacité d’agir et de faire des choix guidés par le souci d’autrui (voir aussi Piron 1995). Si l’écriture scientifique est un acte au plein sens du terme, les personnes qui la pratiquent peuvent accepter d’être responsables des conséquences de leurs textes sur le monde qu’elles partagent avec autrui. Cette contribution déborde largement du débat sur l’éthique et la réglementation de la pratique des sciences sociales évoqué dans l’essai bibliographique d’Anne Mesny.
Ces exemples avaient pour but de montrer en quels sens et de quelle manière les auteurs et autrices des savoirs scientifiques-sociaux fournissent, même sans intention de le faire, la substance des techniques et « instrumentations » à travers lesquelles s’exerce aujourd’hui la gouvernementalité. l’art de « “gouverner” les individus, c’est-à-dire [de] “conduire leur conduite” » (Foucault 1984a : 582). Il est aussi devenu clair que le savoir anthropologique « is part of [the] system of documentation, analysis and evaluation essential to governmentality » (Wright 1995 : 87). Peut-on étudier ce phénomène de l’intérieur de l’anthropologie? Comment? À quelles conditions? Et peut-on en faire une critique qui permette de proposer d’autres formes d’humanité que ces catégorisations?
L’anthropologie de la filiation entre les sciences sociales et la gouvernementalité
Même si le phénomène que nous avons délimité ci-dessus est commun à toutes les sciences sociales au sens large (anthropologie, sociologie, science politique, économie, mais aussi psychologie, études des femmes, sciences de l’administration, criminologie, médecine sociale, etc.) et donc les concerne toutes, l’anthropologie nous semble avoir actuellement plusieurs atouts lui permettant non seulement de mieux le comprendre et de l’étudier de manière pertinente, mais aussi d’y opposer une façon différente de produire du savoir. Il ne s’agit donc pas de tenter d’éradiquer tout lien entre le savoir scientifique-social et la gouvernementalité, ce qui est impossible et illusoire, mais de construire une connaissance éclairée de ce lien de manière à pouvoir le modifier et proposer d’autres formes d’humanité que celle de la logique gestionnaire et catégorielle.
Le premier atout est bien sûr l’attention portée aux « détails » et les efforts de contextualisation qui caractérisent en général les analyses anthropologiques. Des études détaillées de manifestations concrètes de la filiation entre savoir scientifique social et gouvernementalité, par exemple sous forme d’études de cas (comme le font les textes de Couillard, Lumsden, Pelchat et St-Hilaire dans ce numéro) pourraient permettre de comprendre comment se fait cette connexion, même à l’insu des auteurs et autrices de ce savoir, même s’ils et elles rejettent par principe une telle connexion.
Deux voies sont possibles ici : la première consiste à suivre à la trace des « savoirs », que ce soient des théories, des modèles, des catégories ou des interprétations, dans différents contextes et observer comment ils se transforment au fil des appropriations successives dont ils font l’objet. C’est la démarche utilisée par Lumsden et Pelchat dans ce numéro (voir aussi Lumsden 1995 sur les savoirs comme « marchandises » en circulation). L’autre méthode, suivie dans ce numéro par Couillard et St-Hilaire, prend pour point de départ le fonctionnement d’un appareil bureaucratique dans ses rapports avec des acteurs sociaux et actrices sociales et tente d’identifier les transformations subies par les catégories et représentations utilisées. Cette façon de procéder rappelle la méthode généalogique de Foucault ou l’étymologie du pouvoir proposée par Herzfeld (1987).
Dans les deux cas, le travail « ethnographique » de constitution des données ne peut plus obéir aux normes classiques de l’observation sur une longue période dans une communauté restreinte. Il est bien plutôt « multi-sited » (Marcus 1995a), c’est-à-dire qu’il repose sur plusieurs sites d’observations, dans plusieurs lieux et dans plusieurs temps, qu’il mélange les types de documents utilisés (textes, entrevues, médias, observation, etc.), qu’il peut s’intéresser aux phénomènes « humains » autant qu’aux « non-humains » (les machines, les objets, les entreprises, les cyborgs) et qu’il remplace les explications causales par la juxtaposition et la mise en présence de phénomènes complexes qui s’informent les uns les autres de façons multiples :
Multi-sited research is designed around chains, paths, threads, conjunctions, or juxtapositions of locations in which the ethnographer establishes some form of literal, physical presence, with an explicit, posited logic of association or connection among sites that in fact defines the argument of ethnography. (Marcus 1995a : 105)
Ce type d’enquête « ethnographique » a été abondamment utilisé par les anthropologues des sciences[13] qui, à l’opposé des épistémologues classiques, s’intéressent plus à la construction et à la circulation des savoirs scientifiques issus des sciences biologiques et physiques qu’à leur valeur de vérité et aux transformations de la culture qu’ils provoquent plutôt qu’aux progrès qu’ils feraient. Depuis les premières ethnographies menées dans des laboratoires[14] (Latour et Woolgar 1988, Traweek 1988), ce champ a produit des études qui tentent de reconstituer des « réseaux » hybrides, des « collectifs » comprenant en même temps des textes, des personnages, des machines, des techniques, des concepts, des industries, des lieux variés, des rapports de pouvoir, etc., sans faire de séparation a priori entre ce qui relèverait de la nature et ce qui relèverait de la culture, entre la connaissance de la « nature des choses » et celle de leur contexte social (Latour 1991 : 13, Franklin 1995 ).
L’ouvrage d’Emily Martin (1994) est un exemple très innovateur de ce type de recherche. Sa méthode est « multi-sited », car elle s’est intéressée aux façons de penser l’immunité dans toutes sortes de contextes différents au sein de la société américaine. Marcus (1995a : 108) note qu’elle puise ses données « in the mass media, “on the street”, in the treatment of AIDS, among alternative practitioners and among scientists ». Il ajoute que « her provocative argument about an emergent form of post-Darwinism subjectivity in the United States depends for its persuasiveness on the multi-sited ethnographie space she has tracked by working through discovered metaphorical associations » (ibid.).
Notre proposition est qu’il est possible et même urgent d’étudier les sciences sociales de cette façon, en profitant de ces nouvelles « nonnes » de la pratique anthropologique. Paul Rabinow (1989) a adopté une telle démarche dans son étude des transformations des « pratiques de la raison » en France au XIXe siècle. Son livre
is about fields of knowledge (hygienic, statistical, biological, geographic, and social); about forms (architectural and urbanistic); about social technologies of pacification (disciplinary and welfare); about cities as social laboratories […] : about new social spaces […]. In each of these domains, [it describes] the diverse constructions of norms and the search for forms adequate to understand and regulate what came to be known as modem society. (Rabinow 1989 : 9)
Le but de ce travail expérimental est de mettre en lumière les « successive coagulations of power and knowledge » à la base de la « modernité sociale » française (ibid. : 15). Il propose, entre autres, de suivre les « migrations » des concepts de milieu et de conditions de vie « from physics to biology, to demography, to sociology, to geography, and, finally, to urban planning » (ibid. : 127), et d’éclairer ainsi le contexte dans lequel la naissance de l’urbanisme comme discipline scientifique et technologie de gouvernementalité a été possible, et quels ont été ses « effets » sur les rapports sociaux dans la métropole comme dans la périphérie (Maroc et Madagascar).
Dorothy Smith (1990), pour sa part, s’est intéressée à l’organisation du savoir « objectivé », ce qu’elle appelle les « relations et appareils de gouvernementalité » (relations and apparatus of ruling) qui organisent la conscience de soi dans le monde. Dans son analyse de la façon dont ce savoir filtre l’expérience et le présent des femmes, elle montre comment les bureaucraties, les administrations, les organisations professionnelles, les institutions scolaires, universitaires et scientifiques, les discours culturels, les communications de masse, etc., sont tous directement engagés dans la production des savoirs objectivés qui sont à la base des rapports de gouvernementalité.
Dans un texte s’intéressant aux aléas de la notion de culture, Strathern s’inquiète toutefois de la possibilité de réaliser une véritable étude ethnographique des « effets » du savoir scientifique, en particulier de l’anthropologie : elle note qu’il est « immaterial whether or not any specific utterance [by an anthropologist] has carried influence » (Strathern 1995b : 154). En fait, il ne s’agit pas de rapporter un effet spécifique à un énoncé scientifique en particulier et à son auteur ou autrice, mais bien plutôt de comprendre comment des énoncés circulent, se transforment et modifient le monde, en somme comment la « science sociale » agit. Cette perspective analytique ne justifie cependant nullement que l’auteur ou autrice d’un tel énoncé ne puisse être tenu·e « responsable » de ses propos et de ses textes, ou qu’il ou elle n’ait pas à se soucier de leurs effets, comme l’explique Piron dans son texte.
Objectiver les sciences sociales
Jusqu’ici, nous avons présenté la connexion entre savoirs scientifiques-sociaux et gouvernementalité comme une contribution des premiers à la seconde. Cette orientation s’explique par notre position à l’intérieur des sciences sociales et par l’urgence, selon nous, de rendre cette filiation plus visible. Mais nous ne voulons pas pour autant passer sous silence les effets de la rationalité instrumentale (celle qui sous-tend la logique gestionnaire) sur la pratique des sciences sociales dès leurs débuts. L’étude détaillée des transformations de cette pratique est donc une autre façon d’aborder les rapports entre savoirs et gouvernementalité. Notons à ce propos que, comme le montrent Audet et Déry dans leur chronique des interactions entre une épistémologie locale, les sciences de l’administration et les savoir-faire gestionnaires, ces transformations peuvent mettre en jeu des rapports entre savoirs scientifiques, le travail épistémologique étant constitutif de son objet. Sur un plan plus général, Michel Freitag s’inquiète explicitement de l’instrumentalisation progressive de l’université, qui tend à devenir une « organisation » productrice de savoirs utilitaires et de travailleurs et travailleuses adaptés aux besoins du marché de l’emploi (une sorte d’école supérieure de formation), alors qu’à l’origine, c’était son statut d’institution critique qui lui donnait sa raison d’être dans la société (voir aussi Freitag 1995).
La logique bureaucratique, incarnation de la rationalité instrumentale, a toujours été présente dans le travail scientifique avec lequel elle a en commun l’idéal de la clarté dans la catégorisation du réel. Kenneth Dauber (1995) l’a découverte au cœur même de l’entreprise anthropologique. S’inspirant notamment des travaux de Latour, il a relu les notes de Malinowski et de Bunzel afin de montrer comment le savoir anthropologique acquiert son autorité sur la base d’une formalisation « bureaucratique » (« the arts of filing and cross referencing ») du matériel recueilli. La pratique du terrain est ainsi démystifiée : mises en fiches, classements, diagrammes, schémas, s’avèrent autant de techniques bureaucratiques indispensables à la production du savoir anthropologique. L’auteur va plus loin lorsqu’il conclut que ces technologies sont responsables de la production d’un savoir « différent » de celui des armchair anthropologists qui était, quant à lui, fondé sur l’allégorie et l’herméneutique, et que ce sont ces technologies qui garantissent et légitiment son autorité scientifique.
Comme l’indique Pierre Bourdieu (1984), il est très difficile d’« objectiver » ce dont nous faisons partie, de prendre comme objet de recherche l’institution universitaire lorsque nous en sommes membre. En effet, non seulement nos conclusions risquent d’être prises pour des règlements de compte (ibid. : 11-15), mais surtout les pratiques de cette institution nous semblent tellement évidentes qu’on ne les voit plus comme des pratiques sociales contingentes, mais seulement comme notre « quotidien ». Le risque de « bureaucratisation » de ces pratiques et de leur soumission à une logique productiviste ou affairiste tend à échapper à notre analyse. Strathern est bien consciente de cela lorsqu’elle annonce qu’elle va transgresser un tabou en évoquant dans un texte « savant » les pressions de plus en plus fortes qui pèsent sur les chercheurs et chercheuses pour qu’ils et elles produisent du savoir à brève échéance. sans pouvoir prendre le temps de réfléchir. Ce tabou est « endlessly talked about everywhere except in print. Yet it is crucial to what counts as knowledge production » (Strathern 1995a : 5). Dans le milieu scientifique actuel, le temps n’est plus une vertu mais un coût : « The issue becomes what can be witnessed : not reflection but production; not thought but output » (ibid.). Bette Denich (1980) dénonce quant à elle la bureaucratisation de l’anthropologie, de plus en plus impersonnelle.
Pour ne pas être aveugle à ce type d’emprise du monde « extérieur » sur les pratiques de l’anthropologie, il faut tenter de la comprendre comme une science[15] qui produit des faits, des concepts, des descriptions, des analyses, qui fait exister des mondes et des formes d’humanité, et qui se pratique dans des institutions en mobilisant des acteurs et actrices, des laboratoires, des revues, des universités, des maisons d’éditions, etc. Rabinow (1991) suggère de procéder à l’étude des « micropratiques » de la discipline, ce qu’il amorce dans son récit des pratiques d’engagement des professeur·e·s d’anthropologie à l’université de Californie à Berkeley.
C’est cette étude de l’anthropologie comme science qui manque à la critique postmoderne de l’anthropologie qui a lieu depuis une quinzaine d’années. En effet, même si les « postcolonial critiques of anthropology as a Eurocentric panopticon have extended the possibilities for the discipline to include its own knowledge production practices within the scope of explanatory techniques » (Franklin 1995 : 169), la pratique anthropologique a en général été considérée comme une entreprise « artisanale » (Fox 1991a) dans laquelle sont en jeu des personnages principaux (l’ethnographe et ses informateurs et informatrices), l’écriture, c’est-à-dire le travail de représentation de ces personnages dans un texte, et les différents contextes de rapports de pouvoir qui encadrent la relation de l’ethnographe avec ses informateurs et informatrices. Les contraintes sociales caractérisant le travail ethnographique lui-même ont souvent été ignorées. Richard Fox et les auteurs et autrices de son ouvrage collectif (Fox 1991b) appellent bien plutôt une reconsidération de l’anthropologie comme « industrie », avec ses lois et ses travailleurs et travailleuses, son régime de pratiques et de normes (voir aussi Hastrup et Hervik 1994). On pourra alors se demander dans quelle mesure la pratique de cette discipline est entrée dans le « marché » que Stephen Hill et Tim Turpin (1995) décrivent comme envahissant de plus en plus le monde universitaire.
Conclusion
La contribution des sciences sociales contemporaines aux techniques de gouvernementalité de la « population » fait en sorte qu’il n’est plus possible de réfléchir anthropologiquement à ce phénomène sans prendre position : « Seeing the discipline critically located within governmentality makes it impossible to consider anthropologists as apolitical observers on the edge of society and free of power » (Wright 1995 : 88). Strathern conclut de ses réflexions sur les usages actuels de la notion de culture que « anthropologists cannot disclaim responsibility, and the nature of responsibility deserves exploration » (1995b : 157). En effet, chaque fondamentalisme culturel qui fait appel à la notion anthropologique de culture « echoes specific ways in which [anthropologists] have organised their knowledge. […] Anthropologists cannot go on using [this concept] without confronting its new locations » (ibid.).
Pour ces raisons, il nous semble urgent de reformuler l’idée de la responsabilité des auteurs et autrices du savoir scientifique-social selon des critères qui débordent de la question éthique classique des rapports entre chercheurs, chercheuses et informateurs, informatrices. Comme l’indique Piron, c’est le type de relation entre le chercheur ou la chercheuse et le monde dans lequel il ou elle vit qui doit constituer le point tournant de cette nouvelle forme de « responsabilité scientifique ». Nous en proposons comme fondement le souci du monde présent et futur, souci qui nous amène à vouloir étudier et analyser la gouvernementalité et sa filiation avec le savoir scientifique. Un tel travail d’objectivation établit une distance critique permettant de comprendre que la gouvernementalité actuelle n’est pas inéluctable, que ses catégories ne sont ni nécessaires ni irremplaçables, et qu’il est possible de la modifier. Comme le dit Susan Wright (1995 : 88), « if anthropologists are implicated in a pervasive system of governmentality, they also have the power to contest the rationality from which government practices and institutions derive ».
Rappelons ici que la notion de gouvernementalité suppose qu’il y a de la liberté : elle permet de « faire valoir la liberté du sujet et le rapport aux autres, c’est-à-dire ce qui constitue la matière même de l’éthique » (Foucault 1984c : 728). La gouvernementalité telle qu’elle existe peut donc être transformée dans de nouveaux « jeux stratégiques entre des libertés », de manière à éviter qu’ils ne se figent dans des « états de domination » (ibid.). La recherche anthropologique peut clairement participer à ce projet en montrant que les pratiques et les catégories de la gouvernementalité contemporaine sont avant tout des pratiques et des catégories socialement et historiquement contingentes et non des « givens waiting to be studied » (Herzfeld 1987 : 22). Elle peut ainsi relativiser les formes d’humanité produites par les bureaucraties à partir des savoirs scientifiques, en montrant qu’il ne s’agit que de certaines formes parmi bien d’autres possibles. Rendre visible le pouvoir « agissant » des savoirs scientifiques, y compris de l’anthropologie, est une manière de rester fidèle à la place originale de l’anthropologie dans le savoir contemporain : elle a toujours été, malgré tout, une discipline « inconfortable » (Wright 1995) pour les chercheurs et chercheuses comme pour les instances de la gouvernementalité.
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- Voir en particulier son livre Modernity and The Holocaust (1989). ↵
- Par exemple, dans l’introduction du numéro de la revue Sociologie et sociétés (vol. 25, no1) consacré à la « gestion du social », les sciences sociales sont considérées comme une instance d’analyse et d’observation des institutions de gestion du social et non comme partie prenante dans ce processus. Cette position d’extériorité nous semble tout à fait insuffisante : s’il est vrai que les sciences sociales permettent de comprendre comment fonctionnent les systèmes bureaucratiques et ce que sont leurs effets sur le social, il est aussi vrai que le savoir qu’elles produisent contribue au fonctionnement de ces systèmes, notamment en fournissant la substance des taxonomies qu’utilisent les bureaucraties pour catégoriser, gérer et contrôler la population sous leur gouverne. ↵
- Il n’y a qu’à penser à l’argument fréquemment invoqué pour justifier une position (ou promouvoir une vente) : « Des études ont montré que… ». Ce type d’usage peut être interprété comme « instrumental » au sens où des acteurs et actrices « utilisent » le savoir scientifique pour leurs propres fins. Mais il peut aussi constituer l’indice d’un processus plus complexe selon lequel les acteurs et actrices se pensent eux-mêmes et elles-mêmes selon les termes des savoirs experts. Dans le premier cas, les acteurs et actrices existeraient indépendamment des savoirs qu’ils et elles mettent en œuvre; dans le second, ils et elles se constitueraient comme sujets dans les savoirs scientifiques. ↵
- Nous évoquons ici le « pouvoir pastoral » des intellectuels décrit par Michel Foucault (1982 et Bauman 1987) ↵
- Citons ici Marc Renaud (1995 : 12) : « J’ai une foi assez inébranlable dans les sciences sociales. [...] Comme C. W. Mills, je crois profondément que les sciences sociales peuvent nous aider à comprendre le monde et à agir plus efficacement pour le changer. Je crois que plusieurs des progrès sociaux de ce siècle (ex. : l’État moderne, les programmes sociaux des gouvernements, une meilleure compréhension et tolérance à l’égard de la diversité humaine) prennent racine dans les travaux de sciences sociales ou dans des débats auxquels les gens de sciences sociales ont contribué ». Cette profession de foi affirme en même temps la force du lien entre les sciences sociales et la gestion étatique du social, dont les programmes sociaux sont l’émanation principale. ↵
- Cela ne veut évidemment pas dire que le monde n’existe pas en dehors de ce qu’en dit la science. Cependant les représentations que donne la science du monde transforment celui-ci dès qu’elles sont mobilisées par des acteurs et actrices pour se représenter dans le monde et, ce faisant, reproduire ou critiquer leurs conditions d’existence. ↵
- À ce propos, pensons à la nouvelle invention de la psychologie, le « quotient émotionnel », dont le but est finalement de calculer le degré d’intériorisation des normes sociales par les enfants. Les usages de cet outil dans les écoles ne peuvent que contribuer à privilégier le conformisme et la docilité. ↵
- Dans ses travaux, l’autrice définit la science à la fois comme un récit sur le monde et comme un élément essentiel d’institutions qui exercent un pouvoir particulièrement brutal dans les sociétés contemporaines (Martin 1996 : 99 et 1994). Parmi les effets analysés, l’autrice montre comment la science détermine la façon dont les scientifiques et les gens ordinaires conceptualisent le corps et les déterminants de la santé et comment ces représentations sont associables à des formes virulentes de racisme fondé sur l’essentialisme biologique (ibid.). ↵
- D’ailleurs, les chercheurs et chercheuses des Science studies disent que leur travail consiste à étudier « la science comme culture » et non plus seulement les effets de la science sur la culture (Franklin 1995). ↵
- Il rapporte aussi le cas d’une cadre supérieure d’une grosse entreprise de Floride qui, dans un séminaire sur la diversité culturelle, décrivait les efforts de son entreprise « to hire minorities, women, the disabled and older workers [...]. When asked privately what motivated her company’s efforts in these directions, she frankly replied that each of these groups has buying power and the company wanted to establish a favorable track record to get their business ». Le même auteur rapporte le texte d’une publicité de Walmart qui laisse songeuse : « Walmart has always strived to be the kind of place where ordinary people from all walks of life, from all races, religions and backgrounds, come together to accomplish extraordinary things. Today this cultural diversity is reflected not only in our family of over half a million associates, but in our countless business and vendor-partnerships that we rely upon everyday [...]. We’re proud of the contributions made by these culturally diverse partners [etc.] ». ↵
- Voir aussi Peter Case (1994), cité par Marylin Strathern (1995b : 171), qui tente d’identifier les influences de l’anthropologie sur les « management and organization studies ». ↵
- D’autres techniques existent sans doute. Il faudra les identifier et les situer dans les pratiques de gouvernementalité. Ce n’est pas sans inquiétude, par exemple, que l’on constate l’intérêt grandissant des technocrates pour la recherche qualitative, reconnue pour livrer des données beaucoup plus fines, précisément lorsque les populations ciblées échappent par leur nombre ou leur spécificité aux analyses des grands ensembles. ↵
- L’anthropologie des sciences fait partie du champ d’études pluridisciplinaire, appelé Science studies, qui s’intéresse aux savoirs scientifiques issus des sciences naturelles, physiques ou médicales, à leurs « dérivés » comme les biotechnologies (notamment dans la reproduction et le génie génétique), l’informatique et les techniques informatisées de communication (cyberculture) et à la façon dont ces savoirs transforment le monde (voir notamment Aronowitz, Martinsons et Menser 1996). Sarah Franklin (1995) propose un bilan de ces recherches pour ce qui est du monde anglosaxon. Pour la France, voir les travaux de Bruno Latour. Dans ces recherches, la frontière qu’on croyait pourtant claire et définitive entre ce qui est humain et ce qui ne l’est pas, entre ce qui est « naturel » et ce qui est « culturel » est complètement bouleversée comme en témoignent les travaux portant sur les cyborgs, les cultures en laboratoire, les manipulations génétiques et les brevets génétiques (Marcus 1995b, Haraway 1991, Rabinow 1996). ↵
- Au nom d’une « anthropologie symétrique » (Latour 1987, 1991), des anthropologues ont choisi d’étudier la circulation des échanges, les hiérarchies et les rituels des laboratoires et des « tribus de savants » (Latour 1991 : 138) constituées par divers groupes de chercheurs et chercheuses scientifiques, comme jadis on pouvait étudier des « tribus » exotiques. ↵
- L’anthropologie est une science avant tout parce que, selon Latour (1996 : 5), « anthropology has elicited, mobilized, stored, documented, archived, compiled, theorized, assembled and modeled more new facts and agencies than many disciplines purported to be more “natural”, rigorous or scientific. The description of kula is on a par with that of the black holes. The complex systems of social alliances are as imaginative as the complex evolutionary scenarios conceived for the selfish genes. Understanding the theology of Australian Aborigenes is as important as charting the great undersea rifts. The Trobriand land tenure system is as interesting a scientific objective as the polar icecap drilling ». ↵