2 Écriture et responsabilité. Trois figures de l’anthropologue (1996)
Florence Piron
J’ai écrit ce texte alors que j’étais complètement bloquée dans le processus d’écriture de ma thèse. Ce projet d’écriture a donc été à la fois l’occasion pour moi de faire le point sur ma recherche et éventuellement de repenser ma question de recherche, de tester de nouvelles idées sur l’écriture scientifique en anthropologie, et de prolonger ma plongée dans le monde de la responsabilité en utilisant ce concept pour ce qui concernait l’écriture. À en juger par les « fans » qu’il s’est attiré au fil des ans, ce texte touche des points sensibles et continuera de le faire. Car qui n’a jamais été bloqué par un amas de données, d’expériences, d’idées, d’impressions, au point de ne plus savoir par où continuer son travail doctoral?
Résumé officiel : Les travaux de Foucault nous ont fait comprendre comment les scientifiques, auteurs et autrices de « la » science, contribuent à construire le monde contemporain en le décrivant, en l’analysant, en l’objectivant, en le décortiquant jusque dans les moindres recoins de ses marges. Implicitement ou non, ces acteurs et actrices cruciales proposent dans leurs textes des formes d’humanité auxquelles leur pouvoir de dire le vrai peut donner une immense résonance. Comment comprendre et vivre cette responsabilité? Privilégiant l’éthique du souci des conséquences, cet article propose trois figures de l’anthropologue qui ont un rapport différent avec les conséquences de leurs textes publiés. Le chercheur ou la chercheuse classique maintient une distance qu’il juge nécessaire entre son travail et ses conséquences éventuelles. Le chercheur ou la chercheuse coupable est submergée par sa position de pouvoir à l’endroit de ceux qu’il ou elle décrit et cherche des moyens d’y échapper. Le chercheur ou la chercheuse solidaire se soucie du devenir du monde qu’il ou elle partage avec autrui au point d’accepter de soumettre son travail d’écriture à ce souci et de prendre la responsabilité des conséquences de ses textes, même s’il ou elle ne peut les contrôler. Cette écriture « soucieuse » peut être comprise, selon l’expression de Foucault, comme une pratique réfléchie et non indifférente de la liberté, qui peut contribuer à revitaliser le soi moral dans le monde actuel.
Source : (1996). Écriture et responsabilité. Trois figures de l’anthropologue. Anthropologie et sociétés, 20(1), 125–148. https://www.erudit.org/fr/revues/as/1996-v20-n1-as799/015398ar/
Je dédie ce texte à mon bébé, Sarah-Anne, dont la venue au monde a exacerbé ma réflexion sur la responsabilité, la solidarité et le souci d’autrui. Je remercie toutes celles et tous ceux qui ont lu le premier texte dans lequel j’avais tenté de communiquer les préoccupations à l’origine de ces réflexions. Les effets produits par ce texte m’ont amenée à enrichir et à préciser mon propos. Je reste bien sûr responsable des résultats de ce travail d’écriture.
Qu’est-ce que l’éthique, sinon la pratique de la liberté, la pratique réfléchie de la liberté?
(Foucault, 1984g : 711)
Il y a des lectures dont on ne sort pas indemne. Dans la pratique de la recherche scientifique, on rencontre parfois des textes qui amènent à remettre en question le système d’interprétation qu’on avait soigneusement mis au point ou, inversement, qu’on utilisait tout le temps mais sans le savoir, à son insu, qui allait de soi, parfaitement rodé. Ces rencontres ébranlent un dispositif de croyances – toutefois peut-être déjà fragilisé – et, par exemple, font émerger une sensibilité particulière à des questions que l’on considérait auparavant (ou que l’on avait appris à considérer) comme « techniques », « périphériques » ou « philosophiques ». Comme ce fut le cas pour nombre chercheurs et chercheuses, c’est ce qui m’arriva en lisant les textes de Foucault sur les rapports entre savoir et pouvoir, textes qui mettent en lumière la contribution des sciences sociales à la construction de l’individu moderne produit par des savoirs qui le décrivent, le normalisent, le catégorisent, le surveillent, le planifient et participent ainsi aux formes du pouvoir moderne. J’avais longtemps cru, confortée en cela par ma formation en sciences sociales[1] en la séparation du savoir (ou de la science) et de la société, en la possibilité d’étudier le social comme on analyserait un microbe ou un fossile, c’est-à-dire sans le transformer, sans qu’il soit atteint par une telle entreprise, en somme en l’étanchéité de la frontière entre le sujet (scientifique) et l’objet (étudié); cette croyance a été anéantie.
Cet anéantissement n’a pas eu que des résonances d’ordre épistémologique. J’ai bien plutôt commencé à ressentir la responsabilité immense des scientifiques, auteurs et autrices de « la » science, à l’endroit de la société qu’ils et elles contribuent à construire en la décrivant, en l’analysant, en l’objectivant, en la décortiquant jusque dans les moindres recoins de ses marges, de son passé, de son présent, de son avenir. Cette responsabilité m’est apparue indissociable de l’adoption de la position scientifique, de la production de discours scientifique dans le contexte contemporain. D’où, pour moi, l’urgence de la penser, de l’argumenter, de la définir, de la délimiter, au risque de reprendre un débat parfois jugé usé, dépassé ou inutile, au risque aussi d’apparaître moralisatrice, idéaliste ou naïve. Mais il y a des risques qu’on ne peut pas ne pas prendre, qui sont moins grands que celui qu’entraînerait la mise à l’écart de ces questions.
Cette réflexion a aussi une portée « sociologique », car elle prend pour objet une figure majeure du monde contemporain, celle du chercheur et de la chercheuse scientifique (ou de l’expert et experte) dont la parole, sous forme écrite (livres, articles, rapports) ou orale (enseignement mais aussi participation aux médias de masse), est socialement dotée du pouvoir de production de vérité. Réfléchir aux relations entre ces acteurs cruciaux et actrices cruciales et le monde qu’ils et elles contribuent à construire en le représentant dans sa narration scientifique est donc une façon de mieux comprendre ce monde mais aussi d’en orienter la construction dans un sens plutôt qu’un autre. En effet, en interprétant ces relations sous la forme d’une responsabilité, donc dans un langage éthique, je propose – et par là je fais exister, du moins dans ce texte – un monde possible dans lequel ces questions et ce langage ont un sens. Or, comme je l’indiquerai plus loin, la possibilité du sujet éthique est un enjeu du monde actuel, qui, si l’on suit Bauman (1993; 1995), déborde largement des débats entourant les codes d’éthique ou la rectitude politique : les acteurs sociaux et actrices sociales des sociétés modernes contemporaines peuvent-ils et elles éprouver cette non-indifférence à l’égard d’autrui, ce lancinant désir de faire de l’Autre mon frère (Baum-Botbol, 1994 : 51), qui aurait peut-être permis, sinon d’empêcher, du moins de limiter des tragédies comme l’assassinat des Juifs et Juives européen·ne·s pendant la Seconde Guerre mondiale et autres catastrophes génocidaires? La responsabilité comme forme du souci d’autrui, comme pratique de soi et comme fondement d’un sujet moral a-t-elle un sens dans le monde contemporain? Le travail scientifique de production de savoir et d’écriture est-il compatible avec la pratique d’une telle responsabilité? Quelles sont les pistes qui s’ouvrent aux anthropologues sur ce terrain? Telles sont les questions qui traversent et sous-tendent la discussion qui suit.
Sujet moral, code d’éthique et responsabilité
L’un des plus importants projets des Lumières, et en particulier de la critique kantienne de la raison, fut de construire et proposer une morale sous forme d’impératifs catégoriques (ou prescriptions) rationnels[2], c’est-à-dire qui émanent de la raison universelle et qui, par conséquent, sont universalisables, dotés eux-mêmes d’une portée universelle. L’obéissance de tous les êtres de raison, de tous les humains, à cette « législation » morale en tant que principe commandant à « l’autonomie de leur volonté » devait assurer un monde meilleur, plus juste, plus libre. Ce projet a été et peut être compris de différentes manières. On pourrait, de manière non orthodoxe, y lire l’élaboration d’un horizon de sens, le portrait d’un « monde possible » dans lequel ces impératifs seraient avant tout l’énoncé de valeurs pouvant nous guider dans la conduite de nos rapports avec autrui, et non une norme universelle à laquelle tous et toutes doivent se soumettre. Mais pour la plupart de ceux et celles qui, depuis deux siècles, ont critiqué ou endossé ce projet, c’est bien plutôt son ancrage dans un rationalisme universel, et par conséquent son universalisme, qui le définit et qui le rend admirable ou dangereux.
Les origines judéo-chrétiennes de cette conception de la morale se manifestent, entre autres, par le mode narratif dans lequel sont exprimés les impératifs catégoriques : ce sont des formules brèves et frappantes, sortes de « commandements » qui s’adressent à chaque être humain, de manière universelle. Ainsi, bien qu’il inscrive cette morale dans la « Révolution » des Lumières en lui donnant comme condition l’autonomie de la volonté des êtres raisonnables et libres, Kant lui donne encore la forme d’un code universel de prescriptions et proscriptions de comportements et de pratiques, s’adressant à toutes et tous, et qui, par définition, ne peut tenir compte des circonstances précises de la vie de chacun et chacune.
Le type idéal de moralité que Weber (1959) décrit sous l’appellation « éthique de conviction » ou « éthique absolue » peut être interprété comme un autre avatar ou héritage de la conception judéo-chrétienne de la vie morale, puisqu’il se définit par l’obéissance à des règles. Selon Weber, le devoir d’un·e « partisan·e » de cette éthique est d’obéir aux principes énoncés et de les appliquer du mieux possible : il ou elle agit par « conviction », de manière déontologique. Les conséquences des actes qu’il ou elle pose, qui impliquent nécessairement d’autres personnes, des « autruis », ne comptent pas, ou en tout cas pas assez pour remettre en cause la conviction qui le ou la fait agir. Ce qui compte est ici le respect du code, de la règle, de la loi. Une bonne conduite morale est une conduite qui respecte cette loi. Peu importe ses conséquences puisqu’elles ne dépendent pas de la personne ou des codes, mais du reste du monde :
Dans un langage religieux, nous dirions « Le chrétien fait son devoir et en ce qui concerne le résultat de l’action il s’en remet à Dieu » […]. Lorsque les conséquences d’un acte fait par pure conviction sont fâcheuses, le partisan de cette éthique n’attribuera pas la responsabilité à l’agent, mais au monde, à la sottise des hommes ou encore à la volonté de Dieu qui a créé les hommes ainsi. (Weber, 1959 : 187)
Un « partisan de l’éthique de conviction ne peut supporter l’irrationalité éthique du monde » (ibid. : 189) ni le fait que l’obéissance à des principes moralement bons puissent entraîner des conséquences regrettables, et plus généralement, le fait que « pour atteindre des fins « bonnes », nous sommes la plupart du temps obligés de compter avec […] la possibilité ou encore l’éventualité de conséquences fâcheuses » (ibid. : 188). L’existence de ces conséquences est donc reconnue, mais elles ne sont pas pensées comme faisant partie de l’acte qui a été posé en conformité avec la loi ou les principes moraux : « s’il existe un problème dont l’éthique absolue ne s’occupe pas, c’est bien celui qui concerne les conséquences » (ibid. : 186). Ce qu’on peut appeler le « souci d’autrui » est donc absent de ce type de vie morale[3].
Or, le souci d’autrui est une forme de lien fondamental dans la vie des sociétés humaines. Pour ne pas commencer à énoncer des clichés qui ne sauraient rendre la valeur essentielle et infinie de ce souci, je vais simplement rappeler, comme le fait Bauman (1989), ce qu’est devenu un monde dans lequel ce souci avait disparu.
Ce qui, selon Vidal-Naquet (1989), a rendu la Shoah (le génocide des Juifs et Juives européen·ne·s) unique et singulière parmi les réalisations des sociétés humaines, c’est, en plus de la haine sans pareille qui anima les nazis, leur recours à une pensée technique, à une organisation du travail rationnelle et efficace, s’inspirant de modèles scientifiques, pour réaliser l’assassinat de milliers de personnes. La production industrielle de la mort n’aurait pas pu s’inventer ni se concrétiser ailleurs que dans un monde « moderne » : tel est le constat qu’Auschwitz et les autres camps nous ont laissé en héritage[4]. Cet événement rendit inéluctable une critique radicale du projet moderniste : on ne pouvait plus désormais croire que la raison et ses avatars scientifiques allaient nécessairement amener un monde meilleur. Au contraire, selon Bauman (1989), le fait que la Shoah fût possible et fût réalisée est le symptôme que le projet de la modernité porte aussi en lui la possibilité d’un monde déshumanisé, cruel et terrifiant. Mais ce n’est pas seulement la forme technique prise par ce massacre qui l’amène à ce diagnostic; c’est aussi l’indifférence des Allemands non juifs et Allemandes non juives à ce qui se passait chez leurs voisins et en particulier celle des bureaucrates, des administrateurs et administratrices de l’État allemand, qui concoctaient les horaires les plus rationnels, efficaces et rentables possibles pour les trains menant aux camps d’extermination, pour l’approvisionnement des ghettos, etc., sans s’interroger, ne faisant qu’obéir aux ordres et s’acquitter de leur tâche (voir Hilberg, 1988; Browning 1992). Ce que Bauman appelle le « soi moral », soucieux d’autrui et non-indifférent à sa souffrance, était mort pendant ces années-là.
Comment rendre compte de cette mort? Bauman s’efforce de l’expliquer non pas dans le contexte précis de l’Allemagne hitlérienne, mais dans celui, plus global, du projet moderniste. S’appuyant sur une critique dévastatrice de la dimension « législatrice » de la raison moderne ou « éclairée », il associe la disparition du soi moral à la prolifération des normes éthiques imposées d’en haut, sous forme de codes ou de prescriptions diverses (dont une incarnation serait les impératifs kantiens) qui ont pour effet d’étouffer l’élan moral « spontané » vers autrui qui non seulement caractériserait notre humanité mais aurait rendu possible la survie de l’humanité à travers les sociétés qui se sont formées au fil du temps. Tout comme le philosophe de l’éthique Lévinas (qui l’inspire), Bauman (1993) s’efforce de représenter, dans sa narration, ce que serait cet élan moral, cet exercice individuel spontané du souci d’autrui. Je précise ici que je n’interprète pas l’universalisme et la nostalgie qui imprègnent ses propos comme la négation de l’existence de contextes humains différents ou comme l’affirmation d’une nature humaine fondamentale et perdue, mais, encore une fois, comme un horizon, une évocation quasi poétique et religieuse destinée à orienter notre réflexion et nos actions, pour qu’il n’y ait plus jamais d’autre Shoah. Lévinas étant un penseur du judaïsme, il est clair que sa conception du souci d’autrui est ancrée dans une culture, de même que le soi moral « spontané » de Bauman : il s’agit de l’un des « possibles » de la tradition judéo-chrétienne d’où est né le monde occidental contemporain. Mais comme on le verra, c’est un possible bien malmené…
Bauman nous propose un soi moral antérieur à toute décision, à toute action, à tout lien social, pourrait-on dire : « il s’impose immédiatement, sans médiations sociales, parce que l’autre est toujours là avant moi […] et que je lui dois une réponse » (Baum-Botbol, 1994 : 54). Pour Lévinas, l’éthique (ou la moralité) signifie « l’obligation où je me trouve de répondre d’autrui alors qu’aucune loi de l’être ne m’y oblige » (ibid. : 61), mais seulement « that un-founded, non-rational, unarguable, no-excuses-given and non-calculable urge to stretch towards the other, to caress, to be for, to live for [the other] » (Bauman, 1993 : 247). En ce sens, « dès lors qu’autrui me regarde, j’en suis responsable, sans même avoir à prendre de responsabilité à son égard; sa responsabilité m’incombe. […] La responsabilité est initialement un pour-autrui » (Lévinas, 1982 : 92); « l’aventure existentielle du prochain importe au moi avant la sienne, posant le moi d’emblée comme responsable de l’être d’autrui » (Lévinas, 1991 : 10). Cette responsabilité est « transitive » car elle a un objet : autrui. Elle s’impose à chacun de nous de manière inconditionnelle, sans argument autre que le fait que nous partageons le monde avec autrui si bien que nous avons le souci autant de ce monde que de chaque « autrui » qui l’habite : mais c’est aussi une « compétence » qui se travaille et se pratique dans les rapports avec les autres.
Selon le diagnostic que fait Bauman du monde contemporain, cette figure du soi moral est en danger. Elle est menacée principalement par les codes d’éthique au sens large et au sens littéral, tels les codes déontologiques ou professionnels, qui ont en commun la forme du commandement. Ainsi, la promulgation de codes d’éthique et la constitution de comités d’éthique dans de nombreuses organisations permettent d’exempter chaque acteur de l’obligation de prendre position, en déléguant la résolution des dilemmes éthiques à des experts et expertes chargé·e·s de formuler des normes ou en se soustrayant à une telle réflexion au profit de l’obéissance à un règlement fait par des experts et des expertes. Selon la critique passionnée qu’en fait Bauman, ces codes ont pour effet d’« usurper » la compétence morale des acteurs et des actrices en voulant la légiférer pour assurer leurs fins de régulation. Cette situation est symptomatique d’une tendance et d’une tentation de la modernité, celle de la « responsabilité flottante » (Bauman, 1992; 1993; 1995 : 99) :
Modernity [is] prominent for the tendency to shift moral responsibilities away from the moral self either towards socially constructed and managed supra-individual agencies or through floating responsibility inside a bureaucratic “rule of nobody”. The overall result [is], on the one hand, the tendency to substitute ethics, that is a law-like code of rules and conventions, for moral sentiments, intuitions and urges of autonomous selves and, on the other, the tendency towards “adiaphorisation”, that is, exemption of a considerable part of human action from moral judgement and, indeed, moral significance.
Cette éthique codifiée semble être la panacée pour résoudre les dilemmes. On le voit dans d’innombrables domaines, dont l’anthropologie qui remet régulièrement sur le métier la rédaction d’un code d’éthique toujours mieux adapté à la fois aux besoins des anthropologues, aux nouvelles circonstances de la pratique de leur métier et aux remises en question de la discipline.
Ces codes ont pour but de réguler une conduite sociale en indiquant les comportements que doivent adopter des acteurs et des actrices dans une position sociale donnée envers d’autres personnes dont la position est également précisée, les uns, les unes et les autres étant uni·e·s par un lien social spécifique (par exemple, les anthropologues et les personnes étudiées, les parents et leur enfant, un professeur et ses élèves). Ils proposent une liste de « responsabilités » qui sont en fait des « obligations » ou des « devoirs » à l’endroit de différents objets (la population étudiée, la profession, le public, les étudiants et les étudiantes, etc.), qu’ils expriment de façon discursive dans un texte (plus ou moins formalisé) dont l’ambition est de couvrir toutes les situations pouvant advenir dans le domaine de la relation sociale en question. Ce type de responsabilité ne peut exister que lorsqu’un lien social déterminé relie deux catégories d’acteurs et actrices et associe à l’une des devoirs envers l’autre; elle concerne des positions sociales et non des sujets individualisés, des sois moraux. Ainsi, dans le code d’éthique des anthropologues américain·e·s, ces derniers et dernières doivent protéger les personnes qu’ils et elles étudient parce qu’ils et elles sont anthropologues, et non parce qu’ils et elles sont des êtres humains en relation avec d’autres. Cette forme de responsabilité est transitive mais elle est régulée, codifiée et sanctionnée. Obéir aux principes énoncés par le code, c’est agir bien, agir « éthiquement » diront certains et certaines, alors que ne pas en tenir compte ou y désobéir, c’est agir mal.
Or, ces codes ne peuvent jamais convenir. Pour réussir à réguler un lien social, ils devraient être à la fois exhaustifs pour ne rien laisser passer et décontextualisés pour être utilisables par différent·e·s acteurs et actrices dans différents contextes. Les lignes de conduite ou principes qu’ils énoncent devraient donc être à la fois précis et flous, ce qui est impossible. C’est la tendance à la décontextualisation qui l’emporte toujours, car elle fait en sorte qu’aucun·e acteur ou actrice assujetti·e à un code en raison de sa position sociale ne puisse s’y soustraire, même s’il ou elle a, en raison même de cette décontextualisation, des difficultés à appliquer ces règles à son cas particulier. En effet, tout code, par définition, fonctionne avec un modèle simplifié de la réalité afin de pouvoir conserver une pertinence minimale dans des contextes très différents. Son niveau de généralité est donc très élevé si bien que l’application de ses articles par un acteur ou une actrice dans une situation précise n’est jamais facile, les bons choix s’imposant rarement de façon claire et immédiatement visible, et ce, d’autant plus que le contexte est complexe et difficile à comprendre et à saisir.
De plus, dans le monde contemporain, le pluralisme croissant des valeurs et des modes de vie et la disparition des grandes traditions normatives rendent caducs et peu pertinents les codes de conduite et autres grands récits unitaires et décontextualisés qui prétendent qu’il existe toujours une démarcation claire entre le bien et le mal, entre ce qu’il est bon et ce qu’il est mauvais de faire[5]. La prolifération des risques (environnementaux, militaires, technologiques, etc.) rend les normes classiques dans ces domaines complètement dépassées : « nulle éthique traditionnelle ne nous instruit […] sur les normes du “bien” et du “mal” auxquelles doivent être soumises les modalités entièrement nouvelles du pouvoir et de ses créations possibles » (Jonas, 1994 : 90). Cet échec des codes fait en sorte que le soi, « bewildered and disoriented […] finds itself alone in the face of moral dilemmas without good (let alone obvious) choices, unresolved moral conflicts and the excruciating difficulty of being moral » (Bauman, 1993 : 249). Paradoxalement, une réaction à cette complexification des choix et des décisions dans la modernité contemporaine est de faire de nouveau appel à la formule du code, dans l’espoir que soient formulées des recommandations et des lignes de conduite mieux adaptées au contexte contemporain; il est frappant de constater que des comités d’experts et d’expertes en éthique sont formés dès qu’un nouveau problème qui implique des « valeurs » apparaît quelque part. C’est comme si, dans l’insupportable « silence de la responsabilité » (ibid. : 78), le soi cherchait d’autres règles, d’autres principes pour le guider, perpétuant ainsi sa situation d’« hétéronomie morale » (ibid. : 30). Or, selon Bauman, c’est cette hétéronomie qui rend possible l’indifférence morale, c’est-à-dire l’indifférence envers autrui, qui, au cours du 20e siècle, a permis que des schémas monstrueux de destruction soient mis en place et fonctionnent « à côté » de chez soi sans que personne ne s’y oppose, n’ait le souci de ceux et celles qui étaient assassinées.
Comment faire vivre ce souci d’autrui? Quelle forme lui donner? Les textes de Lévinas ne sont évidemment pas des descriptions d’un phénomène « réel », mais bien plutôt l’évocation d’un horizon désirable et essentiel. Comment le construire dans le monde vécu? Puisque, selon Bauman (1993 : 249), le soi moral, dans notre monde, n’est qu’anesthésié et non amputé, il est encore temps de prendre acte de l’inadéquation et surtout du danger des codes d’éthique lorsque cela signifie l’abandon par l’acteur ou l’actrice de sa responsabilité à l’égard d’autrui, celle qui lui permet de trancher lorsqu’il ou elle fait face à des choix difficiles. Pour que ce soi moral advienne, il faudrait que le soi prenne confiance en ses intuitions morales, en la justesse et en l’importance cruciale de son souci d’autrui. Comment faire? Qu’est-ce que cela peut signifier sur le plan de la vie concrète, quotidienne, de chacun et chacune
Il me semble que le second type de vie morale décrit par Weber (1959) fournit des pistes de réponse. Cette « éthique de responsabilité » se définit par le fait que chacun « doit répondre des conséquences prévisibles de [ses] actes » (ibid. : 187), c’est-à-dire s’en préoccuper, tenter de les anticiper et de les prévoir, et se fonder sur cette prévision pour évaluer le bien-fondé de poser tel ou tel geste, d’effectuer tel ou tel acte. Weber dit encore que « le partisan de l’éthique de responsabilité […] estimera ne pas pouvoir se décharger sur les autres des conséquences de sa propre action pour autant qu’il aura pu les prévoir » (Weber, 1959 : 187, mes italiques). Il faut lire cette réserve à la fois comme une reconnaissance du caractère incontrôlable des conséquences de ses actes et comme une invitation à en avoir le souci, à les prévoir; ce n’est donc pas une raison pour s’en exonérer. Cette éthique exige donc de chacun et chacune qu’il et elle ait le souci des conséquences de ses actes, qu’il et elle en soit « solidaire », à défaut d’en avoir le contrôle. Weber nous dit qu’il se sent :
bouleversé très profondément par l’attitude d’un homme mûr – qu’il soit jeune ou vieux – qui se sent réellement et de toute son âme responsable des conséquences de ses actes et qui, pratiquant l’éthique de responsabilité, en vient à un certain moment à déclarer : « Je ne puis faire autrement, je m’arrête là! ». Une telle attitude est authentiquement humaine et elle est émouvante. (Weber, 1959 : 198-199)
Or, avoir le souci des conséquences de ses actes, c’est avoir le souci de leurs conséquences sur ou pour autrui. En effet, l’action humaine qui se déroule dans un monde partagé par différent·e·s acteurs sociaux et actrices sociales produit nécessairement des conséquences sur ce monde : non seulement elle le transforme par le fait qu’elle a été effectuée, mais en le modifiant, elle agit sur l’action potentielle des autres acteurs et actrices en transformant le contexte dans lequel ils et elles vivent. Les conséquences d’un acte, même aléatoires ou imprévisibles, existent nécessairement : « il est de la nature même de l’action de produire des conséquences imprévisibles et incalculables » (Greisch, 1994 : 86). C’est parce que le monde est peuplé d’« autruis », d’autres acteurs et actrices, qu’avoir le souci des conséquences de ses actes[6], par exemple au moment de prendre une décision, c’est avoir le souci d’autrui.
On peut alors définir une autre forme de responsabilité que la responsabilité « transitive », c’est-à-dire orientée vers un objet (qu’il soit prédéfini dans une relation sociale codifiée ou qu’il soit simplement le « visage » d’autrui, pour reprendre l’image donnée par Lévinas). En effet, se soucier des conséquences de ses actes suppose qu’on se définisse comme le sujet des actes en question, comme leur source, leur origine. C’est donc se poser, face au reste du monde, comme le sujet unique et singulier de ses actions, accepter d’en répondre et refuser qu’on en attribue l’origine à quelqu’un d’autre ou à des « forces » externes quelconques (déterminismes, ordres, règlements, ou autres) : c’est être « responsable » de soi. En somme, cette éthique exige qu’on accepte d’être solidaire à travers le temps de tout ce dont on est la source ou l’origine : actes, propos, décisions, formes de rapports humains, etc., malgré l’impossibilité d’en contrôler les conséquences.
Cette responsabilité « intransitive » ne concerne aucun objet autre que les actions effectuées par le soi, donc le soi qui agit, le soi acteur. Elle est étroitement liée à l’idée de liberté du sujet et à son identité : je suis responsable de cet acte, car j’affirme en être la source, le sujet; je suis libre, mais à condition d’accepter la responsabilité de mes actes et de ses effets. Toutefois, ce soi acteur n’est pas équivalent au « soi » tout court; ce dernier est toujours en même temps « pris » dans des contingences et des déterminations qui le construisent d’une façon dont il ne peut se dire le sujet. Cette responsabilité n’a de sens que par rapport à l’action dont une personne est le sujet. On pourrait alors emprunter à Foucault son vocabulaire pour évoquer le « travail » éthique que cette responsabilité suppose de faire sur soi, qui consiste à se construire comme le sujet de ses actes, le sujet moral en tout cas : « Il y a un autre aspect des prescriptions morales [que le code] qui est très important : c’est la relation à soi-même qu’il faudrait instaurer, ce rapport à soi qui détermine comment l’individu doit se constituer en sujet moral de ses propres actions » (Foucault 1984d : 618). Ce travail sur soi ne peut se faire qu’en référence à la conscience et au souci des autres et du monde que l’on partage avec elles et eux si bien que cette responsabilité, ou forme de pratique de l’éthique, est « réfléchie » et dialogique.
Cette éthique du souci des conséquences me semble désirable et incontournable pour plusieurs raisons. Elle propose un acteur ou une actrice qui partage d’emblée le monde avec autrui, qui sait que ses actes sont inséparables du monde dans lequel il et elle vit et des autres qui l’habitent; un acteur ou une actrice qui crée et entretient des liens sociaux, et non un consommateur ou une consommatrice individualiste et narcissique; un acteur ou une actrice doté·e d’une capacité d’agir (agency), de faire des choix, de s’engager, mais aussi de critiquer et de conquérir sa liberté, car il ou elle peut répondre de ce qu’il ou elle fait; en somme un acteur ou une actrice solidaire du monde qu’il ou elle habite et de ses « voisin·e·s », les autres habitants et habitantes, et qui ne peut donc pas être indifférent·e. Cet acteur ou cette actrice est indispensable pour résister aux dangers de la déshumanisation par l’indifférence et la haine. Il me semble qu’on ne peut plus, dans cette époque « post-Auschwitz », proposer des normes pour l’action humaine en dehors d’un langage éthique. Celui que je propose ici oppose la solidarité et le souci à l’indifférence.
La « description » d’un monde éthique souhaitable n’a de sens qu’en rapport avec l’espoir de transformer le monde actuel pour qu’il y ressemble un peu. Or, le monde contemporain, comme tant d’exemples et d’études le montrent, est pétri de savoirs scientifiques. D’où l’importance d’évaluer si cette éthique est possible dans le monde scientifique, quelles en seraient les conditions et les conséquences.
Souci des conséquences et pratique scientifique
L’éthique du souci des conséquences renvoie une personne à ce qu’elle a de plus personnel : comment être et se dire le sujet de ses actes dans un monde partagé avec autrui? Le niveau auquel je dois poser le problème de la possibilité de cette éthique dans le monde de la science est donc celui du chercheur et de la chercheuse[7]. Le chercheur ou la chercheuse est une figure cruciale du monde contemporain, dont la parole a un statut particulier de production de vérité : c’est l’expert ou l’experte qui signe les études citées par les gouvernements – ou qui s’y joint. C’est le consultant ou la consultante appelé·e à la rescousse par les médias; c’est celui ou celle dont les travaux sont enseignés aux futur·e·s administrateurs et administratrices, fonctionnaires ou professeurs et professeures, qui tente de prévoir l’avenir et éventuellement de guider ceux et celles qui veulent le façonner, qui cherche et qui trouve, qui produit du savoir sous forme de discours oraux et écrits, de textes. C’est son appartenance à l’institution scientifique qui lui donne d’abord son pouvoir de « dire le vrai », de « véridiction »[8] et non la valeur de ses travaux. Foucault (1969 : 85) signalait déjà que « c’est l’appartenance des « discours scientifiques » à un ensemble systématique [la science] qui leur donne garantie et non point la référence à l’individu qui les a produits ». Toutefois, sans cet individu, la science ne se ferait pas. Dans ce qui suit, je voudrais explorer trois avatars possibles de la figure du chercheur ou de la chercheuse[9], qui entretiennent des rapports différents avec l’éthique du souci des conséquences, et les illustrer par des exemples tirés de l’anthropologie et des travaux de Foucault.
Le chercheur ou la chercheuse classique
Fidèle à l’idéologie dominante de la science, le chercheur et la chercheuse classique étudie le monde et tente de le connaître et de l’expliquer. Il ou elle observe, peut éventuellement participer, mais il ou elle est bien distincte de ce qu’il ou elle observe. Son souci principal est la véracité de la représentation qu’il ou elle propose de ce qu’il ou elle a étudié. Il ou elle veut faire coïncider « ses mots et les choses », si bien qu’il ou elle doit effacer tout ce qui pourrait « biaiser » son propos et s’interposer entre la chose étudiée et l’analyse qu’il ou elle en fait. Il ou elle est donc obligée d’instaurer une distance entre ce qu’il ou elle étudie et tout ce qui fait de lui une « personne » socialement engagée et située, c’est-à-dire son individualité ou son idiosyncrasie. Le langage scientifique, les protocoles éprouvés, les laboratoires, les réunions scientifiques, etc., sont les outils construits par la science dans le but d’établir cette distance et de rendre invisible, d’effacer la personne qui existe « derrière » le chercheur et la chercheuse. Le critère de la reproductibilité d’une expérience ou d’une étude ne signifie-t-il pas que n’importe quel·le chercheur ou chercheuse, c’est-à-dire n’importe quelle personne située dans la position du chercheur ou de la chercheuse, devrait arriver au même résultat? Que l’identité de l’auteur ou l’autrice des résultats de telle recherche ne doit pas compter? C’est sur ce fondement qu’a été construite la science moderne. Comme l’ont montré Latour et Woolgar (1988), l’« anonymisation » du savoir est un des éléments caractéristiques de la fabrication des sciences, c’est-à-dire de l’attribution du statut « scientifique » à l’idée d’une personne ou à un événement s’étant produit dans un laboratoire ou un bureau bien précis. Ce statut ne sera obtenu que lorsque cette idée ou cet événement auront été cités et utilisés dans d’autres contextes (après une publication et une chaîne de citations s’étendant sur plusieurs années), et donc lorsqu’ils auront été « décontextualisés », détachés de tout contexte humain, au point qu’on en oublie qu’une personne en a été l’origine; cette idée devient alors un « lieu commun », une évidence, un fait[10]. Cette tendance constitutive à l’anonymisation de la recherche est accentuée par l’organisation sociale contemporaine du travail scientifique, notamment dans les sciences de la nature mais aussi de plus en plus dans les sciences sociales, lorsque, par exemple, les articles rédigés dans le cadre d’un projet de recherche collectif ne sont plus signés du seul nom de la personne ou des personnes qui les ont rédigés, mais des noms de plusieurs membres de l’équipe, selon la hiérarchie particulière qui y prévaut.
L’anthropologue D’Andrade, dans un débat publié par Current Anthropology sur l’éthique et l’objectivité, incarne parfaitement cette figure du chercheur classique. Pour lui, la distance entre le chercheur ou la chercheuse et son objet, de même que l’annulation de l’idiosyncrasie du chercheur ou de la chercheuse au travail, sont essentielles et nécessaires à la fabrication du savoir scientifique. Cela ne veut pas dire que la personne qui existe derrière le chercheur ou la chercheuse ne peut pas avoir de positions morales et politiques, mais elle ne doit pas les faire intervenir dans le processus de son travail scientifique : « This is not an argument that anthropologists should have no politics; it is an argument that they should keep their politics separate from the way they do science » (D’Andrade, 1995 : 402). La question des effets (qu’ils soient ou non prévus et voulus) de la science relève du domaine « moral » ou « politique » et non de la science elle-même. Autrement dit, la fabrication de la science doit être indépendante des usages qui en seront faits. Si elle en tenait compte, cela pourrait biaiser les résultats et ce serait fort probablement inutile puisque les scientifiques n’ont aucun contrôle sur ces usages : « It might be thought that I am claiming that science should be valuefree and outside politics. This is not the case. Science is an institutionalized activity, a means, not an end, it can be used for all sorts of ends – to create engines of war, to make new products, to cure physical and mental ills and even just to discover things » (ibid. : 404-405). Si les anthropologues se soucient des usages de la science, c’est en tant que « citoyen·ne·s » : leurs « moral models should be kept separate from the objective models with which we debate what is » (ibid. : 405). Cette « figure » du chercheur ou de la chercheuse est bien plus une « position » (la position scientifique, extérieure au monde social d’où l’on peut l’étudier, qui n’est donc située nulle part) qu’une façon d’être le sujet de ses textes scientifiques.
L’« éthique » du chercheur et de la chercheuse classique lui attribue une responsabilité transitive : il ou elle doit s’engager à rechercher la vérité jusqu’à ce qu’il ou elle la trouve et à représenter le réel le plus justement possible dans ses textes : c’est la responsabilité scientifique (voir Wolf 1992 sur la responsabilité ethnographique).
En revanche, l’éthique du souci des conséquences n’a clairement aucune pertinence ni même aucun sens pour cette figure puisqu’un tel souci risque, au pire, de nuire à la connaissance et, au mieux, de n’avoir aucune portée en raison de l’absence de contrôle qui le caractérise. La « responsabilité intransitive » d’un texte scientifique, c’est-à-dire son attribution à un sujet qui peut en répondre, non seulement ne constitue pas une question pertinente pour une science qui se pratique en tentant d’éliminer tout ce qui relève du « subjectif », mais elle devient de plus en plus légitimement « flottante », donc non signifiante.
Cette absence de pertinence n’empêche pas d’essayer d’imaginer les conséquences ou les effets de cette figure classique dans le monde contemporain. En premier lieu, peut-on éviter de se demander comment est maintenue la frontière entre la distance « scientifique » et l’indifférence au monde auquel non seulement ceux et celles qu’on étudie appartiennent mais auquel le chercheur ou la chercheuse lui-même ou elle-même appartient et qu’il ou elle contribue à transformer par ses « découvertes »? Comment ne pas craindre que cette frontière soit de plus en plus perméable chez les innombrables techniciens et techniciennes de la science? D’autre part, si les savoirs experts deviennent de plus en plus anonymes tout en continuant à circuler et à être utilisés dans le monde social, on peut présumer que leurs effets de vérité seront démultipliés, l’absence d’un acteur social ou d’une actrice sociale à l’origine du texte créant ou prolongeant l’image d’une science suprahumaine qui se fait « toute seule ». Or, si la science se construit seule, sans acteurs et actrices (visibles), de manière quasi autonome, comment débattre, comment opposer des points de vue, comment résister à certaines de ses « affirmations » aux conséquences parfois terribles et, surtout, comment demander des comptes? Les liens sont bien connus entre les activités des scientifiques et, d’une part, la production industrielle de technologies diverses, y compris destructrices ou mortelles, et, d’autre part, l’utilisation constante de déterminismes construits scientifiquement comme modèles de la réalité dans laquelle on veut intervenir. Ces liens rendent d’autant plus essentielles la soumission de « la science » au regard critique et la conservation de son caractère hybride, pluriel, non complètement consensuel, humain en somme. C’est pour cela que ses fabricants et fabricantes doivent être visibles et avoir un nom, de sorte que le savoir scientifique ne devienne pas anonyme et que les responsabilités ne soient pas flottantes.
L’éthique du souci des conséquences suppose un type de connexion entre l’observateur ou l’observatrice et son monde qui n’est pas pensable pour cette figure du chercheur et de la chercheuse et pour sa conception du travail scientifique. Que la distance constitutive de la position de ce chercheur ou de cette chercheuse puisse devenir de l’indifférence au monde dans lequel circuleront les savoirs produits ne fait pas problème. La possibilité du soi moral relève du citoyen et de la citoyenne et non du ou de la scientifique.
Le chercheur ou la chercheuse coupable
La figure du chercheur ou de la chercheuse coupable est apparue récemment en anthropologie, se manifestant surtout dans les débats marqués par la tentative de nombre d’anthropologues, qui se disent ou non postmodernes, d’intégrer dans leur pratique de la discipline une « prise de conscience » des rapports de pouvoir enchâssés dans la construction du savoir anthropologique depuis ses débuts : relations de pouvoir entre métropole et colonies, peuple conquérant et peuple conquis, centre et périphérie, Orient et Occident, pays riches et pays pauvres, Sujet de l’histoire et Autre, hommes et femmes, scientifiques et « primitifs », etc. Tous les textes anthropologiques apparaissent ainsi insérés dans une filiation et leurs auteurs et autrices dans un dispositif politique et symbolique qui les précède de plusieurs générations, dont ils et elles sont les héritières et qu’ils et elles doivent assumer dès qu’ils et elles adoptent la position discursive de l’anthropologie (voir, par exemple, Herzfeld, 1987). Les anthropologues sont alors considérés avant tout comme des sujets situés culturellement et politiquement, dont les textes, loin de n’être que des exposés de travaux de recherche, sont des « productions culturelles » inévitablement porteuses de rapports de forces qui se manifestent entre autres sous la forme de stratégies rhétoriques particulières.
Parmi ces stratégies, la monographie réaliste et descriptive, qui a été associée à la position classique, archimédienne, de la science observatrice, fut l’objet d’une critique fondamentale[11]. On a montré qu’elle masquait les rapports sociaux qui ont rendu possible et crédible un tel exercice (l’institutionnalisation de l’anthropologie comme science et celle du terrain comme activité scientifique), mais aussi les rapports interpersonnels et les relations de pouvoir sur le terrain et ce, dans le but d’affirmer l’autorité de l’auteur ou de l’autrice et d’imposer comme légitime et vraie ce qui ne serait qu’une représentation quasi contingente des personnes étudiées. Autrement dit, comme le résume Kuper (1994), les processus d’objectivation des cultures dans les comptes rendus ethnographiques ont été interprétés comme une manifestation du pouvoir (ou de la position de pouvoir) de l’anthropologue qui impose comme vraie, dans ses textes, une représentation de l’Autre (les personnes étudiées), ce dernier ou cette dernière n’étant pas dans une position lui permettant de contester cette représentation ou d’y opposer une autre, la sienne, ce qui produit ainsi un « effet de vérité » (par exemple, voir Tyler, 1986 : 127).
La prise de conscience du pouvoir légitime que donne au chercheur et à la chercheuse sa maîtrise du mot et du texte (Crapanzano, 1992 : 5) a submergé de nombreux et nombreuses anthropologues qui ont tendance à considérer que « le pouvoir, c’est mal »[12]. Ils et elles se sentent alors « coupables » d’exercer du pouvoir qu’ils et elles assimilent à de la domination et même à de l’oppression. Cette culpabilité liée au pouvoir de l’écriture scientifique submerge tellement certains auteurs et autrices qu’ils et elles remettent en question leur travail : « some postmodern critics question the very possibility of ethnographers representing the experience of another culture and others question the ethics of even attempting to do so, seeing the process itself as an exercise in colonialism [domination] » (Wolf, 1992 : 5).
Il devint donc crucial de tenter de remédier à la situation au moyen de différentes stratégies. Plusieurs s’efforcèrent de procéder à des expérimentations littéraires et à des efforts de réflexivité et de déconstruction de leurs propres textes dans l’espoir de « décentrer l’autorité de leurs pratiques textuelles » (d’après Handelman, 1994 : 362) et de désamorcer les effets de vérité que ces textes auraient pu produire s’ils et elles avaient adopté un langage de type « objectif ». Mais c’est là une entreprise très difficile (Ronaldo, 1989 : 175) à laquelle on peut faire plusieurs objections. D’une part, ces expérimentations visent essentiellement la forme du texte mais non son statut qui reste celui d’une production discursive d’un auteur ou d’une autrice dotée du pouvoir de véridiction en raison de son expertise, de sa compétence et surtout de son appartenance structurelle au dispositif de la science. Quels que soient leur forme ou leur contenu, les textes des anthropologues, surtout de ceux et celles qui travaillent en milieu universitaire, produisent des effets de vérité avant tout parce que ce sont des textes scientifiques, c’est-à-dire parce qu’ils sont cautionnés par l’institution scientifique (notamment par l’évaluation des pairs, la publication dans des revues spécialisées, le jargon, etc.) et que leurs auteurs et autrices ont le statut de « savant » ou d’« expert ». D’autre part, si écrire un texte produit des effets de pouvoir que permet de mettre au jour l’analyse de ses stratégies textuelles, cela ne signifie pas que la situation inégale de pouvoir est uniquement le fait de ces stratégies et qu’il suffit d’en changer pour régler le problème. C’est bien plutôt la situation globale des relations de pouvoir qui donne à telle ou telle stratégie textuelle sa capacité de produire des effets de pouvoir. Par exemple, un style descriptif et réaliste sera plus convaincant qu’un style narratif ou réflexif dans le contexte scientifique dominant, mais non dans les cercles postmodernes. Toutefois, cette réflexion sur le pouvoir de l’écriture a été et reste essentielle pour mieux comprendre les relations entre la science et le « reste du monde ».
Une autre stratégie consiste à miser sur la « transparence » du texte, c’est-à-dire à miner l’effet de pouvoir associé à la figure du chercheur et de la chercheuse (classique) en attirant l’attention sur le fait qu’il ou elle est aussi une « personne » avec des valeurs, des soucis, des inquiétudes, de la compassion, etc. Cette stratégie a pris la forme d’une présence accrue de cette personne dans son texte ou, selon la terminologie utilisée, du « soi » de l’anthropologue (et de son entourage) dans ses travaux ethnographiques. Le recueil édité par Okely et Callaway (1992) célèbre cette redécouverte de l’importance de la biographie et de l’idiosyncrasie de l’anthropologue dans la construction du savoir à laquelle il ou elle se livre; il fut précédé, entre autres, de la publication du Journal de Malinowski, des réminiscences de Rabinow (1988) sur son terrain au Maroc et de plusieurs exercices de réflexivité dans la production même du travail scientifique (par exemple, Rosaldo, 1989, chapitre 1). Mais on peut craindre que cette redécouverte de la biographie et de l’individualité de l’auteur ou de l’autrice n’entraîne parfois des raisonnements simplistes associant le contenu d’un texte à la biographie de son auteur ou de son autrice et cette biographie aux déterminations sociologiques de cette personne (par exemple, Marcus, 1994); autrement dit, on expliquerait ou même on justifierait le contenu d’un texte par la description de la « situation » de l’auteur ou l’autrice et non, ou très peu, par ses choix et décisions d’écriture.
Pour le chercheur ou la chercheuse coupable, la coupure entre citoyen-citoyenne et chercheur-chercheuse est impossible et impensable, si ce n’est honni. Scheper-Hughes (1995) le montre bien lorsqu’elle raconte les circonstances qui l’ont amenée à se définir comme une « politically and morally engaged Companheira » (ibid. : 410) en même temps qu’une scientifique lorsqu’elle faisait son enquête au Brésil auprès de femmes vivant dans des conditions matérielles et humaines très difficiles. Pour elle, comme pour Enslin (1994) qui se sent « accountable » envers les femmes népalaises qu’elle étudie, et pour bien d’autres anthropologues, notamment féministes, il est essentiel de s’engager sur le plan politique et moral lorsqu’on est sur le terrain (que cet engagement conduise à dénoncer des pratiques ou à en appuyer) et d’en rendre compte ensuite dans les travaux publiés : « Anthropologists […] have, I believe, an ethical obligation to identify the ills in a spirit of solidarity, and to follow [an] ethic of care and responsibility » (Scheper-Hughes, 1995 : 418-419).
L’éthique du souci des conséquences est à la fois proche de cette figure et incompatible avec elle. D’une part, comme le montre le texte de Scheper-Hughes, le chercheur ou la chercheuse coupable est clairement non indifférent aux personnes dont il ou elle parle et aux effets que ses textes pourraient entraîner sur ces dernières. Toutefois, les différents types d’effort pour échapper à son « pouvoir » et à la culpabilité qui s’ensuit indiquent un rapport ambivalent entre ce chercheur ou cette chercheuse et son texte. Ce dernier est considéré à la fois comme échappant aux intentions de l’auteur ou de l’autrice en raison de son insertion dans un dispositif discursif qui le dépasse, mais en même temps comme le lieu d’expérimentations possibles, comme si des changements de forme décidés par l’auteur ou l’autrice pouvaient, inversement, lui permettre de « dépasser » le dispositif. En montrant que d’autres voix parlent à son insu, qu’il et elle n’est pas l’unique source de ce qu’il et elle écrit et, en même temps, en affirmant être le maître ou la maîtresse de son texte et pouvoir se livrer à des expérimentations en toute liberté, ce chercheur ou cette chercheuse semble avoir du mal à se dire le sujet de son texte et à se poser comme responsable de ce qu’il et elle écrit. Or, l’éthique du souci des conséquences supposerait qu’il ou elle soit solidaire non seulement des effets de ses textes mais de leur contenu : ce n’est pas compatible avec l’attribution de ces effets et de ce contenu à des déterminations extérieures, discursives ou sociologiques, dont ils ne seraient que le résultat, ou, inversement, à la volonté toute-puissante de l’auteur ou de l’autrice d’agir sur son texte et d’en contrôler les effets. Pourtant, accepter de prendre la responsabilité de son texte semble un moyen de sortir de l’aporie du rapport de pouvoir que l’on cherche à éviter.
Le chercheur ou la chercheuse solidaire
Existe-t-il une autre figure possible du chercheur ou de la chercheuse scientifique, qui ne se fonde pas sur la coupure et la distance entre le sujet et l’objet du savoir (ce qui peut entraîner l’indifférence), mais qui ne soit pas non plus submergée par une culpabilité aporétique à l’endroit du pouvoir de « dire le vrai » de l’auteur ou de l’autrice scientifique? Et pour laquelle l’éthique du souci des conséquences aurait un sens?
Partons de l’écriture puisque c’est le lieu où s’actualise et prend effet la relation entre le chercheur-auteur et la chercheuse-autrice et le monde sur lequel et dans lequel il ou elle produit du savoir. Je voudrais défendre l’idée qu’écrire un texte scientifique est un acte au plein sens du terme, si bien qu’il doit être considéré comme le fruit de la décision d’un acteur ou d’une actrice dotée d’une capacité libre d’agir et de trancher. Écrire, ce n’est pas seulement mettre dans une forme rédigée des résultats de recherche, ni non plus nécessairement assujettir le réel à la représentation qu’on en donne. L’écriture scientifique est une pratique sociale avec ses règles, ses codes, ses hiérarchies, ses relations de pouvoir, ses lieux et ses modalités, dans laquelle chaque auteur et autrice a une marge de manœuvre cruciale qui lui permet de décider ce qu’il ou elle écrira, comment, où, quand, ce que seront les compromis acceptables et ceux qui ne le sont pas, etc. Ce constat, évident pour qui a fait l’expérience de la publication de textes savants, suffit à montrer que la distance entre le lieu de fabrication des sciences sociales et leur objet (le social) est beaucoup plus courte que ne le pense le chercheur classique. Ce constat montre aussi, inversement, que tout auteur et autrice a une marge de manœuvre minimale et cruciale et qui va au-delà du choix de la forme stylistique.
Cette marge de manœuvre est ce qui permet de penser l’auteur ou l’autrice comme le « sujet moral » de son texte, même si, comme le montrent l’herméneutique (Gadamer, 1976) ou encore les travaux de Bakhtine (1981) sur le dialogisme interne des textes, il n’est pas possible de considérer qu’un individu singulier puisse être la source unique et « étanche » de ses textes. La « dépendance » de l’auteur ou de l’autrice envers ce qui lui est autre (d’innombrables horizons faits d’histoire, de textes, de personnes, de lieux, de mémoire, etc.), qui traverse tout ce qu’il ou elle écrit et qui s’approprie son texte une fois écrit, en somme son appartenance à un monde, est la condition même de l’écriture. Il n’est pas possible à une personne de penser et d’écrire (de vivre) en dehors d’une tradition et d’une situation historique, indépendamment de « préjugés », dans une sorte de position archimédienne sans lieu ni temps : « L’individu n’est jamais un individu parce que, dès l’abord il s’entend déjà avec d’autres » (Gadamer 1976 : 143) avec qui il partage sa vie, si bien qu’il n’est jamais l’unique source de qu’il fait ou devient. Se constituer comme le « sujet moral de ses actions », c’est se constituer comme sujet dialogique, non solipsiste ni monadique.
L’acte d’écriture, en tant qu’acte, produit inévitablement des conséquences sur le monde dans lequel vit son auteur ou son autrice, ne serait-ce que parce qu’il ou elle le transforme en y « ajoutant » un texte. En général, on ne peut ni maîtriser, ni contrôler, ni entièrement prévoir les conséquences d’un texte, c’est-à-dire la façon dont il sera lu, compris, interprété et utilisé par d’autres acteurs et actrices. Cette absence de maîtrise de ce qui est à venir n’est pas un mal, ni une raison pour ne pas agir : c’est ce qui définit l’action dans un monde partagé par différents acteurs porteurs de projets et d’intentions. Prendre acte de l’existence des effets de l’action équivaut donc à concevoir l’acteur et l’actrice avant tout comme celui et celle qui partage le monde avec d’autres personnes. Par suite, toute action a des conséquences sur « autrui », c’est-à-dire sur les autres acteurs et actrices qui composent le monde dans lequel se déroule cette action : des acteurs et actrices qu’on peut nommer et désigner, mais aussi d’autres dont on peut seulement imaginer ou présumer l’existence. En ce sens, la construction d’un texte est un acte qui s’ajoute à tous ceux qui construisent et transforment constamment le monde social.
Les effets des textes sont aussi innombrables que multiformes. Le but de ce texte n’étant pas de les étudier, imaginons simplement le cas d’un ouvrage anthropologique sur l’art traditionnel de la rhétorique chez les Mossi du Burkina Faso. On peut présumer qu’il aura des effets dans différents contextes : un département, des groupes d’étudiants et d’étudiantes, une discipline, les spécialistes d’une aire culturelle, une problématique. Mais des consultants et consultantes de la Banque mondiale tentant de définir un scénario pour l’avenir de l’Afrique subsaharienne pourront aussi l’utiliser pour élaborer des stratégies en vue de persuader les Mossi d’adhérer à leur scénario. Ces usages imprévus (mais non imprévisibles) sont de plus amplifiés par la diffusion facile et rapide du savoir grâce aux nouvelles techniques de communication et d’information.
L’éthique du souci des conséquences a ici un sens : le chercheur ou la chercheuse sujet de son texte, et non observateur ou observatrice à distance ou acteur ou actrice submergée par son historicité, peut se soucier des conséquences de ses textes sur le monde. Il ne s’agit pas de vouloir les contrôler, les maîtriser ou les transformer, mais d’en être solidaire, c’est-à-dire de ne pas y être indifférent. Cette solidarité suppose en particulier de se demander quelle forme d’humanité, quel modèle des rapports avec autrui et quelle représentation du lien social ces textes, dotés du pouvoir « scientifique » de véridiction, proposent aux lecteurs et lectrices, implicitement ou non. Le chercheur ou la chercheuse solidaire accepte de soumettre à ce souci son travail de recherche et de production de vérité lorsqu’il ou elle s’engage dans la pratique de l’écriture scientifique et lorsqu’il ou elle doit prendre de multiples décisions à propos de la publication, par exemple.
Le monde avec lequel ce chercheur ou cette chercheuse est solidaire n’est pas seulement celui des gens dont il ou elle parle, comme l’exige l’idéologie éthique officielle de l’anthropologie. C’est un monde bien plus large qui comprend le présent et l’avenir, le connu et 1’inconnu, le visible et 1’invisible. Rosaldo (1989) décrit une telle figure en prenant l’exemple d’un texte publié en 1957 par l’anthropologue Conklin qui décrivait, dans un langage scientifique, c’est-à-dire réaliste et technique, les pratiques agraires des Hanunu des Philippines :
From another angle of vision, however, Conklin’s technical article appears as a passionate plea for the ecological soundness of Hanunoo agriculture. In the Philippines, shifting cultivation has long been under assault by public opinion, the media and government policy […]. Conklin has chosen a rhetoric designed to persuade an audience of ethnographers, botanists and agronomists who conceivably could in turn convince policymakers […]. Thus understood, Conklin’s technical article becomes an example of commited social analysis. The tacit implication of his article reflect a politics grounded in notions of human well-being and ecological concern. (Rosaldo, 1989 : 185-186)
D’après ce compte rendu de Rosaldo, Conklin, tout en se préoccupant du rapport de forces dans lequel se trouvaient les Hanunu, proposait dans son texte une forme d’humanité qui alliait le respect des savoirs locaux à celui de la nature ou de l’environnement. Son « projet analytique » est inséparable de son projet éthique, sa description du monde qu’il observe de sa vision de ce qu’il devrait être (ibid. : 194) : Conklin, dans ce texte, était « meaningfully connected » avec le contexte dont il parlait, mais aussi avec le devenir du monde en général.
Accepter la responsabilité de ses actes et de ses textes, c’est-à-dire avoir le souci de leurs conséquences, n’est pas ici une affaire privée qui ne concernerait que la « conscience » du chercheur ou de la chercheuse (même si c’est aussi cela)[13] : c’est accepter en même temps d’appartenir à une communauté, à un monde partagé avec d’autres acteurs et actrices, c’est se préoccuper de ce qu’il devient, des formes d’humanité qu’il propose ou détruit. Cette solidarité avec le monde est donc aussi un souci du présent :
Pour le philosophe, poser la question de son appartenance [au] présent, ce ne sera plus du tout la question de son appartenance à une doctrine ou à une tradition; ce ne sera plus simplement la question de son appartenance à une communauté humaine en général, mais celle de son appartenance à un certain « nous », à un nous qui se rapporte à un ensemble culturel caractéristique de sa propre actualité. […] Par là même s’affirme l’impossibilité de faire l’économie de l’interrogation par le philosophe de son appartenance singulière à ce nous. (Foucault, l984f : 680)
La forme que prendra la solidarité du chercheur ou de la chercheuse avec le monde dans lequel il ou elle vit est donc une question majeure. Foucault raconte comment, d’une certaine façon, cette solidarité a été à l’origine de ses livres, comment ses recherches sur la folie et l’asile, sur la prison et sur la sexualité sont nées d’un « malaise » face au présent dans lequel il vivait :
Chacun de mes livres représente une partie de mon histoire. […] Pour prendre un exemple simple, j’ai travaillé dans un hôpital psychiatrique pendant les années cinquante. […] C’était l’époque de la floraison de la neurochirurgie, le début de la psycho-pharmacologie, le règne de l’institution traditionnelle. Dans un premier temps, j’ai accepté ces choses comme nécessaires, mais au bout de trois mois (j’ai un esprit lent!), j’ai commencé à m’interroger : « Mais en quoi ces choses sont-elles nécessaires? » Au bout de trois mois, j’ai quitté cet emploi et je suis allé en Suède, avec un sentiment de grand malaise personnel; là j’ai commencé à écrire une histoire de ces pratiques. (Foucault, 1988 : 779)
De nombreux et nombreuses anthropologues ont certainement vécu le même type de malaise qui les a poussées à chercher « ailleurs » s’il existait d’autres façons de vivre et de partager le monde, ce que j’appelle d’autres « formes d’humanité ». Toutefois, le monde contemporain appelle peut-être une autre façon de répondre à ce malaise, dont Wright (1995) nous donne un indice. À partir de son analyse de la situation actuelle de l’anthropologie, elle met en lumière la façon dont les savoirs anthropologiques sont de plus en plus utilisés, lorsqu’ils ne sont pas commandés et orientés, par les « policymakers » des appareils bureaucratiques. Ce faisant, Wright rappelle aux anthropologues que s’ils et elles veulent continuer à faire de l’anthropologie une discipline « inconfortable » qui provoque, relativise et défamiliarise le monde qui lui est contemporain, il faut, de façon urgente, qu’ils et elles transforment leurs objets de recherche et se mettent à scruter les bureaucraties modernes et les programmes de gestion du social qu’elles mettent sur pied.
On peut être tenté de préciser davantage comment pourrait se pratiquer 1’éthique du souci des conséquences dans l’écriture scientifique. Mais je préfère utiliser ici la distinction que fait Foucault (1984b : 587) entre « l’éthique [qui] est une pratique, et l’êthos, [qui est] une manière d’être », pour proposer de considérer le souci des conséquences avant tout comme un êthos, c’est-à-dire « un mode de relation à l’égard de l’actualité; un choix volontaire, qui est fait par certains; enfin, une manière de penser et de sentir, une manière aussi d’agir et de se conduire qui, tout à la fois, marque une appartenance et se présente comme tâche » (Foucault, 1984a : 568).
L’êthos proposé par Foucault privilégie la « critique permanente de notre être historique » (Foucault, 1984a : 571); c’est une vie philosophique où la critique de ce que nous sommes est à la fois analyse historique des limites qui nous sont posées et épreuve de leur franchissement possible » (ibid. : 577). L’êthos du souci des conséquences participerait à cette mise à l’épreuve, notamment envers la figure du chercheur classique, en affirmant la primauté de la solidarité et du lien social sur la distance et l’objectivation. En effet, si l’auteur ou l’autrice est un acteur ou une actrice, c’est, comme on l’a vu, qu’il ou elle est insérée dans des rapports sociaux et des régimes de pratiques précis, notamment, bien sûr, ceux de la science. Mais il ou elle n’en est pas « prisonnier ou prisonnière ». Le travail de la pensée est précisément ce qui permet d’échapper aux innombrables déterminations qui « encadrent » chaque acteur et actrice, y compris les auteurs et les autrices scientifiques :
La pensée n’est pas ce qui habite une conduite et lui donne un sens; elle est plutôt ce qui permet de prendre du recul par rapport à cette manière de faire ou de réagir, de se la donner comme objet de pensée et de l’interroger sur son sens, ses conditions et ses fins. La pensée, c’est la liberté par rapport à ce qu’on fait, le mouvement par lequel on s’en détache, on le constitue comme objet et on le réfléchit comme problème. (Foucault, 1984c : 597)
Cette distance, que rend possible le travail de la pensée, n’implique pas la coupure et l’indifférence qui, pourtant, semblent indispensables au chercheur ou à la chercheuse classique dans son travail; elle invalide aussi la submersion du chercheur ou de la chercheuse coupable. La solidarité est à la fois distance et proximité. Si l’auteur ou l’autrice est un acteur ou actrice soucieuse du monde et libre de penser, il ou elle peut refuser la distance productrice d’indifférence qu’exige la science classique ainsi que la normalisation de sa pensée dans une figure qui encadre, limite, impose et dresse : celle du producteur ou de la productrice de connaissances chez qui seule compte l’efficacité à produire de la vérité et, par suite, le rendement et la productivité. Un chercheur ou une chercheuse est aussi un « penseur ou une penseuse», capable en même temps de penser son insertion dans un dispositif historique, donc ses déterminations, et de franchir ces limites-là, de conquérir sa liberté de pensée. On ne devrait pas avoir à distinguer, et encore moins à séparer, l’activité consistant à faire de la science et à produire du savoir de l’activité de pensée et de réflexion, notamment sur le monde dans lequel on vit.
Se poser comme le sujet de son texte et comme solidaire de ses effets malgré l’impossibilité de les contrôler, c’est une façon de se construire comme sujet moral, libre et responsable de ses actes et en même temps soucieux d’autrui et du monde qu’on partage avec autrui; c’est reconnaître le lien social entre le chercheur ou la chercheuse et son monde. Accepter la responsabilité de soi et de ses actes est un choix que l’on fait en sachant qu’on n’est jamais l’unique auteur ou autrice de ce qu’on fait et qu’on ne peut contrôler les conséquences de ses actions, mais seulement en avoir le souci. Pratiquer la responsabilité intransitive, l’accepter comme exigence éthique et la mettre en œuvre dans sa vie, notamment dans son travail d’auteur et d’autrice, est un êthos, une attitude philosophique, qui peut contribuer à la revalorisation du soi moral appelée par Bauman, auteur soucieux, s’il en est, du monde qu’il partage avec autrui. L’orientation donnée au monde par une telle attitude se fait au détriment de l’encadrement des sujets par des codes d’éthique et, qui sait, des tendances du monde contemporain à l’indifférence et à l’instrumentalisation des rapports humains.
Conclusion
Dans ce texte, j’ai essayé d’imaginer trois figures de chercheur et chercheuse scientifique contemporaine afin de comprendre dans quelle mesure l’éthique du souci des conséquences, qui me paraît cruciale pour la « réhumanisation » du monde moderne, est compatible avec la pratique de la recherche scientifique. Le chercheur ou la chercheuse classique risque de devenir indifférent à force d’établir une distance entre lui ou elle et le monde. Le chercheur ou la chercheuse coupable n’est pas indifférente, mais submergée par des déterminations qui l’empêchent d’être le sujet moral des effets de ses textes. Le chercheur ou la chercheuse solidaire donne la priorité à son souci du monde qu’il ou elle partage avec autrui, et non à l’obéissance à un code qui lui impose des responsabilités et des devoirs en raison de sa position sociale. Ce souci l’amène à se demander quelle forme d’humanité ses textes proposent et non pas seulement quelle est leur véracité.
Il est évident qu’il y a un risque à faire reposer l’éthique de l’écriture scientifique sur un êthos ou une manière d’être (le souci des conséquences). En ce sens, il s’agit d’un pari : celui que chaque chercheur et chercheuse acceptera d’être le sujet moral de ses textes, se souciera de leurs conséquences sur le monde qu’il ou elle partage avec autrui et ajustera, lorsqu’il ou elle écrira, sa « volonté de savoir » à ce souci (Qu’écrire? Où l’écrire? Comment l’écrire?). Cette éthique exige à la fois une confiance et un douloureux « travail sur soi », car, comme l’écrit si bien Bauman (1993 : 33), elle peut être terrifiante cette « perspective of deregulation of human conduct, of living without a strict and comprehensive ethical code, of making a wager on human moral intuition and ability to negociate the art and the usages of living together – rather than seeking the support of the law-like, depersonalized rules aided by coercive powers ». Ce dont je parle se joue donc dans le silence de la conscience de chacun et chacune; mais les effets sont trop graves pour ne pas en parler dans l’espace public de délibération et de discussion. De plus, l’individualisation de la moralité semble être, dans le monde contemporain, la seule façon de remoraliser la modernité et d’espérer endiguer les possibilités de déshumanisation qu’elle porte en elle.
Avoir le souci des conséquences de ses textes est aussi une condition indispensable pour l’exercice de la liberté de penser et d’écrire. L’écriture « soucieuse » peut être vue comme une pratique de la liberté, mais une « pratique réfléchie », qui tient toujours compte d’autrui.
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- Pourtant, c’est à la fin du 18e siècle que Kant montra l’impossibilité de connaître une chose en soi, sous sa forme nouménale, comme si on pouvait adopter le point de vue de Dieu ou de l’univers, et expliqua que l’on ne pouvait connaître que l’aspect phénoménal des choses, celui qui nous apparaît dans le temps et dans l’espace ou, comme on dirait maintenant, dans un temps et dans un espace particuliers (c’est sa « révolution copernicienne »). Mais l’idéologie dominante des sciences sociales, celle qui est implicite dans la formation donnée aux étudiants et aux étudiantes, semble en être restée à un Descartes simplifié, à la possibilité de la séparation étanche du sujet et de l’objet, à l’idée que la nature est connaissable en elle-même et qu’il suffit, pour y parvenir, de l’étudier avec les bons outils, les bonnes méthodes. ↵
- Par exemple, « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen » (Kant, 1983 : 150). ↵
- Ce n’est évidemment pas le cas de la morale kantienne qui, au contraire, déduit de la raison l’impératif selon lequel on ne doit jamais traiter autrui comme une chose ou un objet, mais toujours comme une personne digne de respect. C’est la forme de l’impératif pour énoncer ce souci d’autrui qui, comme on le verra, soulève des questions complexes dans le contexte contemporain. ↵
- Sur les liens entre le nazisme et la science, voir Pollack, 1982. ↵
- Cette complexité imprègne bien sûr la pratique contemporaine de l’anthropologie. Par exemple, les relations de pouvoir inhérentes au contexte dans lequel s’effectue le terrain rendent très difficile l’identification précise de ceux et celles que l’on doit « protéger » selon l’impératif énoncé dans le premier article du code d’éthique des anthropologues américain·e·s : les aînés et aînées? Les cadets et cadettes? Les jeunes femmes? Les enfants? Aucun code ne peut en décider; c’est à la personne, à l’anthropologue, de juger et de trancher. ↵
- Il ne faut pas confondre ce souci avec les efforts pour atteindre un objectif. Au contraire, il accompagne ces efforts. ↵
- Et non une institution ou une organisation. En effet, ce serait d’emblée mal interpréter cette éthique que de penser qu’elle peut être absorbée par un code propre à une organisation que chacun suivrait à son gré ou selon ses possibilités. ↵
- Les « véridictions » sont « les formes selon lesquelles s’articulent sur un domaine de choses des discours susceptibles d’être dits vrais ou faux » (Foucault, 1984e : 632). ↵
- Ces figures sont des « types idéaux » et non des descriptions de personnes réelles. Elles ont été construites à partir de mes lectures de textes scientifiques et philosophiques, et non à partir d’entrevues avec des chercheurs et chercheuses. ↵
- Cette « règle » ne s’applique pas, bien sûr, dans le cas des grandes découvertes, mais ces dernières deviennent alors le fait de « génies », de « grand·e·s savant·e·s », au point que le seul nom de leur auteur ou autrice apparait pouvoir les résumer (ex. : la gravité et Newton, le vaccin et Pasteur, etc.); dans ce cas, une autre invisibilité se construit, celle de la complexité de l’argumentation, des relations avec les travaux passés et contemporains sur le thème, des apports des commentateurs et commentatrices. Dans certains cas, même les nombreux artisans-chercheurs et artisanes-chercheuses qui ont collaboré à la recherche deviennent invisibles. ↵
- C’est parce qu’ils et elles ont choisi de déconstruire ces stratégies en faisant appel à des outils d’analyse littéraire (repérage des stratégies textuelles, de la position du narrateur, choix du genre, etc.) qu’un groupe de chercheurs et chercheuses américaines a été appelé « littéraire » et « postmoderne » (Clifford et Marcus, 1986). Mais ce n’est pas parce que cette critique est « littéraire » qu’elle ne s’intéresse pas à la question du pouvoir, ce que plusieurs ont cru. Au contraire, elle essaie de comprendre comment le pouvoir s’exerce à travers des textes. Son apport principal a été, selon Vincent (1991 : 46), de montrer que les « ethnographie texts in themselves, by their representation, have a politics ». Mais l’anthropologie féministe et l’étude historique des conditions de pratique de l’anthropologie ont également contribué à la déconstruction progressive de la voix anthropologique classique et du réalisme descriptif et neutre des textes qu’elle avait produits, en particulier de la monographie, en montrant que ces textes sont toujours « situés » et ne parlent pas d’un point archimédien, extérieur à tout contexte social, humain. ↵
- Pourtant, Foucault (1984g : 727) explique bien que « le pouvoir n’est pas le mal. [ ]. Il ne peut pas y avoir de société sans relations de pouvoir, si on les entend comme stratégies par lesquelles les individus essaient de conduire, de déterminer la conduite des autres : le problème est de minimiser les effets de domination. N’oublions pas que le pouvoir a aussi le sens de capacité », comme le rappelle D’Andrade (1995). ↵
- C’est pourquoi la décision d’écrire et de publier nos interprétations, si elle est bien la nôtre, engage autre chose que notre idiosyncrasie. ↵