30 Une autre science est possible. Récit d’une utopie concrète dans la Francophonie : le projet SOHA (2016)
Florence Piron et al.
Ce texte présente le fruit de plusieurs mois de discussion, d’action et de réflexion collectives au sein du projet SOHA (http://projetsoha.org) et de ses forums Facebook. Rédigé à l’origine par moi, il a été corrigé, raffiné et approuvé par les personnes suivantes, qui sont toutes co-chercheurs, co-chercheuses ou assistant·e·s de recherche du projet SOHA :
- Thomas Hervé Mboa Nkoudou, Cameroun, Université Laval
- Samuel Regulus, Haïti, Université d’État d’Haïti
- Marie Sophie Dibounje Madiba, Cameroun, Université Laval
- Djossè Roméo Tessy, Bénin, École normale supérieure de Lyon
- Erika Djadjo, Cameroun, TELUQ-UQAM
- Diéyi Diouf, Sénégal, Université Cheikh Anta Diop de Dakar
- Hamissou Rhissa Achaffert, Niger, Université Abdou Moumouni
- Wood-Mark Pierre, Haïti, Université d’État d’Haïti
- Tongnoma Zongo, Burkina Faso, Université de Ouagadougou Joseph K Zerbo
- Jean-Baptiste Poyodi Batana, Togo, projet SOHA
- Kedma Joseph, Haïti, INUFOCAD
- Anderson Pierre, Haïti, Université d’État d’Haïti
- Ricarson Dorcé, Haïti, Université Laval
- Rency Inson Michel, Haïti, Université d’État d’Haïti
- Yves Yanick Minla Etoua, Cameroun, Université Laval
- Carlos Kudeabo, Togo, Université de Lomé
- Rémy Nsengiyumva, Burundi, École normale supérieure du Burundi
- Assane Fall, Sénégal, projet SOHA
- Samuel Mbainarem, Tchad, Université des sciences et des techniques de Bamakoà
- Judicaël Alladatin, Bénin, Université de Parakou et Université Laval
- Judite Blanc, Haïti, Université d’État d’Haïti
Source : 2016. Une autre science est possible. Récit d’une utopie concrète, le projet SOHA. Possibles, 40(2). http://redtac.org/possibles/2017/02/11/une-autre-science-est-possible-recit-dune-utopie-concrete-dans-la-francophonie-le-projet-soha/
Nous sommes des femmes et des hommes, jeunes et moins jeunes, du Québec, d’Haïti et de 18 pays d’Afrique francophone. Nous sommes plus de 3000, engagé·e·s de différentes façons dans la construction d’une utopie concrète qui nous rassemble : le projet de recherche-action SOHA, dont le titre complet est « La science ouverte comme outil collectif du développement du pouvoir d’agir et de justice cognitive en Haïti et en Afrique francophone : vers une feuille de route ». Malgré nos différences, nous partageons un désir de justice, de paix et de prospérité pour tous et toutes, aussi bien dans les pays du Nord que dans ceux des Suds (pays en développement).
Notre utopie concrète est née d’une passion partagée pour la réflexion, la connaissance et la recherche scientifique, mais surtout de la prise de conscience que cette passion est entravée par de nombreuses difficultés spécifiques pour ceux et celles d’entre nous qui viennent d’Haïti et d’Afrique francophone. Nous interprétons ces difficultés comme des injustices cognitives, c’est-à-dire propres au domaine du savoir, car nous trouvons inacceptable que des étudiants, étudiantes, chercheurs et chercheuses soient incapables, en raison de leur nationalité, de déployer le plein potentiel de leurs talents intellectuels, de leurs savoirs et de leur capacité de recherche scientifique pour les mettre au service du développement local durable de leur pays. La justice cognitive à laquelle nous aspirons consiste à corriger cette situation en développant le pouvoir local d’agir, de penser, de faire de la recherche et de produire de la connaissance dans des pays où cela est aussi nécessaire qu’actuellement difficile. Telle est la démarche épistémologique et politique de recherche-action proposée par le projet SOHA.
La science est-elle universelle?
La science, à travers ses textes, ses acteurs et actrices et ses institutions, est la forme de savoir la plus puissante dans le monde contemporain et la plus valorisée par le système capitaliste : elle inspire les politiques publiques, transforme les modes de production et les modes de vie, les soins de santé, l’accès à l’énergie et à l’information, etc. Elle pourrait donc vraiment contribuer à résoudre les problèmes des pays des Suds, que ce soit en approfondissant la compréhension de ces problèmes ou en générant les innovations sociales et technologiques appropriées. Mais il faudrait pour cela qu’elle s’y intéresse avec au moins autant d’intensité et de moyens financiers qu’elle le fait dans le cas des pays du Nord ou des questions que ces pays trouvent fondamentales. Or l’argent de la science vient principalement des pays du Nord où il finance les centres de recherche et les revues qui publient les résultats obtenus. Malgré ses prétentions, la science est donc loin d’être universelle : elle est localisée dans les pays du Nord, à la fois institutionnellement et par ses thèmes de recherche. Les États du Nord qui la financent espèrent qu’elle répondra à leurs défis, à leurs problèmes et depuis l’avènement de l’économie du savoir, qu’elle les aidera à devenir encore plus riches. Le sort des pays des Suds l’intéresse beaucoup moins.
Cette première injustice cognitive limite directement la capacité de créer de la connaissance scientifique dans les pays des Suds. Au nom du bien commun, notre utopie propose de transformer cette pratique déséquilibrée de la science pour, au contraire, favoriser l’empowerment des chercheurs et chercheuses d’Haïti et d’Afrique francophone, c’est-à-dire le développement de leur pouvoir d’agir et de construire des savoirs localement pertinents et utiles. Cette transformation repose sur un mouvement d’ouverture : ouverture de la science aux préoccupations locales, aux valeurs et à la culture, aux langues locales, aux personnes et aux savoirs non scientifiques, à l’expression des subjectivités et surtout aux systèmes de connaissance propres aux pays des Suds. Nous plaidons donc pour l’inclusion, dans la démarche de connaissance, d’une pluralité de savoirs, de méthodes et de manières de dire, au lieu de la limiter à une démarche standardisée dans des normes qui sont en fait imposées par les pays du Nord (anglo-saxons). Nous rejetons le mythe positiviste de la tour d’ivoire qui serait nécessaire à la scientificité de la science. Au contraire, nous pensons qu’il est possible d’inventer une manière de construire la connaissance qui soit inclusive, hétérogène, dialogique, qui reconnaisse son ancrage dans la culture, le langage et les liens entre les personnes.
Un idéal et une colère
Notre utopie repose sur le partage d’un idéal et d’une colère. L’idéal, c’est celui de contribuer de manière égalitaire et sans discrimination à la connaissance scientifique pour mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons et le rendre plus accueillant et épanouissant pour tous et toutes, pour créer ensemble un monde où il fait bon vivre ensemble et d’où serait disparue cette misère abjecte qui est encore le lot quotidien de trop de familles, même dans les pays du Nord.
Notre colère, c’est d’abord celle suscitée par l’existence de tant de disparités économiques et sociales entre le monde des pays du Nord et celui des pays des Suds, plus précisément l’Afrique francophone subsaharienne et Haïti. Cette injustice sociale, qu’on la vive au quotidien ou qu’on l’ait rencontrée quelquefois, nous est intolérable.
Notre colère s’adresse ensuite à la façon dont la science tend à traiter les savoirs issus des pays des Suds, qu’il s’agisse des savoirs des « subalternisés » (les personnes analphabètes ou peu instruites, les paysans, les sans-terres, les femmes, en somme les sans-pouvoirs) ou du savoir qui est produit dans les universités de ces pays et qui est très rarement cité, utilisé ou valorisé dans la production scientifique officielle. En effet, les statistiques tirées des bases de données scientifiques américaines, devenues les étalons de référence, indiquent que l’Afrique francophone génère 0,2 % de la production scientifique mondiale. Que signifie ce chiffre? Que très peu de recherche se mène en Afrique? Ou que la recherche qui s’y fait est invisible et inaccessible? Ou les deux?
La science ouverte juste
La quête qui guide notre utopie repose sur un souci que nous partageons : comment amener la science à devenir plus juste, notamment à reconnaitre la valeur de tous les savoirs, qu’ils soient du Nord ou des Suds, qu’ils prennent la forme de publications scientifiques d’élite ou de savoirs populaires, politiques, environnementaux, traditionnels, pratiques, expérientiels? Le savoir d’un groupe de paysans qui observent les transformations de leurs champs d’année en année est aussi utile pour comprendre les changements climatiques que les relevés d’une station météorologique. Le travail collaboratif égalitaire enrichit la qualité de la réflexion. La science peut-elle se transformer pour devenir plus inclusive? Pourra-t-elle un jour reconnaître la valeur de tous les savoirs et aspirer à les faire entrer en dialogue plutôt qu’à les évaluer et les hiérarchiser selon leur degré de scientificité? Peut-elle se libérer du carcan positiviste qui l’amène à ignorer l’existence d’autres manières de connaître? Peut-elle s’ouvrir aux autres langues et devenir plus accessible à un public élargi? Peut-elle partager librement ses textes, ses données, ses références, ses méthodes? Peut-elle devenir un outil de développement durable local en misant sur l’empowerment des chercheurs et chercheuses et l’intensité de leurs liens avec leur société plutôt qu’en valorisant la compétition, le secret, le prestige international?
Le projet SOHA
Le projet SOHA est notre réponse concrète à ce défi. Ce projet de recherche-action[1] vise à faire découvrir la science ouverte aux étudiantes, étudiants, chercheurs et chercheuses d’Haïti et d’Afrique francophone, en particulier les doctorants et doctorantes, et à comprendre ce qui peut faciliter ou entraver son adoption dans les universités de ces pays.
Malgré de bien petits moyens financiers, le projet SOHA a accompli de grandes choses en 18 mois : une enquête qui a reçu 878 réponses dans 18 pays, une deuxième lancée en mai 2016, quatre colloques internationaux sur la science ouverte et la justice cognitive organisés à Port-au-Prince, au Québec et à Yaoundé, un réseau de Boutiques des sciences et des savoirs en émergence, des revues scientifiques en création au Burundi et au Niger, une plateforme de revues scientifiques africaines en libre accès, 25 billets de blogue, une trentaine de vidéos, trois livres et un cours en ligne gratuit (MOOC) en chantier, une maison d’édition de livres en libre accès, deux associations locales consacrées à la science ouverte, mais surtout la consolidation d’une communauté internationale d’étudiants, étudiantes, chercheurs et chercheuses articulée autour d’un concept : la justice cognitive.
Le projet SOHA est en lui-même une expérience de science ouverte juste. Tous les outils de recherche ont été élaborés collectivement par ceux et celles qui le souhaitaient. Les données recueillies lors des enquêtes sont ouvertes, en libre accès sur Zenodo.org et serviront à différents mémoires et thèses. Les membres du projet sont constamment encouragé·e·s à publier, à commencer par des billets de blogue, et invité·e·s à y écrire au moins quelques phrases dans leur langue maternelle. Les initiatives individuelles, par exemple des voyages pour recueillir des données, des conférences, des ateliers, sont appuyées et valorisées par le projet SOHA. Des suggestions ou des envies exprimées au détour d’une conversation sont transformées en projets concrets. Le formalisme de l’organisation d’un colloque disparaît au profit d’une énergie collective inépuisable, nourrie par le désir de partager et de faire connaître. Les discussions sur Facebook, infinies et toujours chaleureuses, sont le creuset de nouvelles hypothèses, de nouvelles théories. Les colloques sont filmés et mis en ligne. La réussite du projet SOHA est le fruit d’un fonctionnement basé sur la participation, la collégialité, l’empowerment, la confiance, la décentralisation et l’amitié, à commencer par l’utilisation constante de Facebook, plateforme plutôt associée aux loisirs et aux amis, virtuels ou réels. Notre utopie concrète n’est pas que fantasmée, elle est ancrée dans l’urgence d’agir.
L’amitié intellectuelle au cœur de notre utopie concrète
Au fil du temps, notre communauté a donné naissance à un profond souci d’autrui et à une solidarité admirable, typique de l’entraide nécessaire pour survivre dans les pays des Suds. Ce « savoir être ensemble » d’Afrique et d’Haïti, où l’Autre est a priori un frère ou une sœur, a indéniablement coloré notre utopie concrète, malgré sa médiation technologique par Facebook! Il rend la notion de « partage » facile et allant de soi, à l’image de la philosophie Ubuntu (Koulayan 2008) d’Afrique centrale qui a tant inspiré Nelson Mandela.
Plusieurs membres de SOHA très actifs et actives dans nos groupes Facebook le disent : « quand on finit par se rencontrer, on a l’impression de se connaître! » Des amitiés particulières sont nées entre des étudiants et étudiantes d’Haïti, du Niger, du Togo, du Cameroun ou du Bénin qui décident d’écrire ensemble, de monter des projets, qui s’encouragent, se rendent visite. Des gestes individuels d’un dévouement sidérant au projet ont été posés par plusieurs membres du collectif SOHA.
Quel est le secret de cette amitié? Sans pouvoir résoudre ce mystère réjouissant, nous sommes convaincu·e·s que notre choix collectif de ne pas séparer notre vie personnelle, notre engagement éthique et politique et notre posture de recherche en est un des ingrédients. Ce choix, tout comme notre aspiration à l’ouverture de la science, va pourtant à l’encontre du cadre normatif dominant de la science, à savoir le positivisme qui exige l’anonymisation du chercheur ou de la chercheuse (sauf dans la signature de ses articles…) : aucune subjectivité ni émotion ou sentiment ne doit transparaitre dans la science qu’il ou elle produit. Notre utopie concrète prétend plutôt que c’est du croisement de nos subjectivités que peut jaillir la connaissance.
Nous essayons aussi de maintenir autant d’égalité que possible entre nous malgré les rapports sociaux de classe, de genre et d’ethnicité qui déterminent aussi nos relations. Le tutoiement, l’utilisation des prénoms, l’apprentissage de mots dans les langues des un·e·s et des autres, l’échange de récits de vie, les plaisanteries et taquineries, les discussions sur des enjeux parallèles qui nous tiennent à cœur, comme la religion, les rapports entre hommes et femmes, entre jeunes et aîné·e·s ou l’énergie solaire, le travail collaboratif sur des textes, des enquêtes, des projets, des colloques : ce sont les stratégies que nous avons choisi d’adopter pour créer cette égalité dans notre vivre ensemble. Nous avons aussi fait du travail collaboratif un pilier de notre conception de la science ouverte, utilisant les outils du web à cette fin (Binta 2016).
Créativité théorique
Notre créativité théorique est intense. Ainsi, en partant d’une conception de la justice cognitive définie comme la reconnaissance active de la pluralité des savoirs en science, telle que proposée par Shiv Visvanathan (2009), nous en sommes arrivé·e·s à la définir comme un idéal épistémologique, éthique et politique nécessaire à l’éclosion de savoirs socialement pertinents partout sur la planète. Cet idéal s’oppose à neuf injustices cognitives qui freinent ou empêchent cette éclosion dans certaines parties du monde, incluant des régions des pays du Nord. Nous les décrivons dans ce qui suit, tout en indiquant comment nous tentons de les renverser. L’injustice de genre les traverse toutes.
Injustice cognitive 1 : Faiblesse des infrastructures et des politiques de recherche
Les universités (publiques) africaines et haïtiennes n’ont que très rarement les ressources financières, administratives et informationnelles nécessaires pour développer un système viable de recherche scientifique comprenant laboratoires, bibliothèques équipées, web universel, centres de recherche, organismes subventionnaires, revues scientifiques, etc. Notre enquête nous montre plutôt des difficultés administratives infinies pour les jeunes scientifiques, l’absence de politique scientifique à l’échelle du pays, des salaires minimes pour les enseignants et enseignantes, une dépendance à l’endroit des pays du Nord pour les subventions de recherche. Les cloisonnements disciplinaires et les rivalités entre facultés et entre mandarins[2] n’aident pas à créer un contexte de travail favorable à la recherche. Comment produire de la connaissance dans ces conditions?
Seule une véritable volonté politique dans chaque pays pourra renverser cette situation.
Injustice cognitive 2 : L’accès aux publications scientifiques est souvent fermé
Une grande partie des articles scientifiques sur le web ne sont pas accessibles à leurs lectrices et lecteurs potentiels. Ce phénomène passe inaperçu aux yeux de ceux et celles qui sont affilié·e·s à une université dont la bibliothèque a les moyens de s’abonner aux revues scientifiques qui publient ces articles, notamment la plupart des étudiants, étudiantes, chercheurs et chercheuses du Québec : ils et elles se connectent à leur bibliothèque et peuvent lire directement ou télécharger les articles souhaités. En revanche, les personnes qui ne sont pas ou plus affiliées à une université ou dont l’université est trop pauvre pour s’abonner à ces revues n’y ont accès qu’à la condition de payer une certaine somme avec une carte de crédit. Or, en Haïti ou en Afrique, très rares sont les personnes qui ont une carte de crédit, surtout parmi les étudiants et étudiantes. Ces personnes sont donc privées de l’accès à des ressources scientifiques qui sont pourtant nécessaires à la qualité de leurs travaux de recherche.
Le mouvement du libre accès aux publications scientifiques, que certaines personnes assimilent à la science ouverte, propose une réponse à cette injustice. Il incite les scientifiques à publier dans des revues en libre accès ou à archiver dans des sites en libre accès (les archives ouvertes ou dépôts institutionnels) une copie numérique de leur article publié dans une revue fermée. Malgré la résistance des éditeurs scientifiques commerciaux à but lucratif (Elsevier, Springer, De Boeck, etc.) et un certain conservatisme chez les scientifiques, le mouvement vers le libre accès semble irréversible, comme en témoigne la récente politique des organismes subventionnaires canadiens ou celle de l’Union européenne (Piron et Lasou 2014).
Injustice cognitive 3 : La littératie numérique et l’accès au web sont rares
Notre enquête a clairement confirmé aussi bien le difficile accès au web pour les étudiants et étudiantes d’Afrique francophone et d’Haïti que la faible littératie numérique d’un grand nombre d’entre eux. La littératie numérique désigne la capacité d’exploiter de manière optimale les possibilités d’un ordinateur et du web. Par exemple, certaines personnes n’ont touché à un ordinateur qu’à leur première année d’université, d’autres n’ont pas d’adresse électronique ou utilisent l’ordinateur comme une machine à écrire.
De très nombreuses actions du projet SOHA visent à améliorer cette littératie numérique : la production de tutoriels, la tenue d’ateliers, des présentations de logiciels, mais surtout la formation et l’empowerment de leaders locaux qui, ensuite, en formeront d’autres : « Désormais, je partagerai tout ce que j’ai appris sur la science ouverte, le libre accès, le partage en réseau et Zotero. Je veux désormais contribuer à poser ma pierre dans l’édifice de la bonne formation de mes frères étudiants », témoigne Smath-Orlay, étudiant haïtien.
Injustice cognitive 4 : Les savoirs locaux sont exclus ou méprisés
Dans le cadre normatif positiviste qui domine la science, les savoirs locaux, oraux, pratiques, expérientiels et contextuels sont considérés comme des non-savoirs : la science les définit comme des croyances, du sens commun, des superstitions ou de la « culture », en somme des idées et des pratiques non scientifiques qui doivent être soit ignorées, soit retraduites en termes scientifiques par des experts et expertes. En somme, la science positiviste exclut et rejette les savoirs produits en dehors de son cadre normatif.
Pourtant, du point de vue constructiviste, ce sont des interprétations de la réalité qui peuvent fort bien coexister avec celles que propose la science. Tous ces savoirs sont des ressources pour comprendre le monde : pourquoi ne pas les faire dialoguer?
Telle est notre utopie épistémologique : créer un dialogue universel des savoirs, sans compétition ni hiérarchie. Nous proposons donc aux scientifiques du Nord et des Suds d’accorder leur confiance à tous les savoirs, y compris les savoirs locaux, oraux, pratiques et expérientiels : « Aujourd’hui, la science ouverte nous offre une autre approche de nos savoirs traditionnels en proposant de valoriser les connaissances du terroir, les connaissances de nos ancêtres transmises de génération en génération, et de les améliorer pour le bien de tous », explique Anderson, étudiant haïtien. Il nous semble essentiel de revaloriser ces savoirs par des processus d’enquête en sciences sociales (histoire orale, ethnographie, patrimoine immatériel) et d’utiliser le numérique pour les archiver de manière pérenne.
Injustice cognitive 5 : Le mur entre la science et la société est une muraille
Au nom de l’idéal positiviste de la neutralité de la science, mais aussi par peur d’une ingérence externe dans la science qui la rendrait « impure » et moins scientifique, les scientifiques de tous les pays sont formé·e·s à se méfier de tout de ce qui est politique et à refuser d’ouvrir la science et les processus de recherche aux non-scientifiques, qu’il s’agisse de l’industrie, du pouvoir politique ou de la société civile. Hélas, cette position génère une science en vase clos, coupée de la société et privée de l’appui des citoyens et citoyennes qui ne comprennent pas à quoi elle sert. Cette position nuit aussi à la volonté politique éventuelle de faire de la science et de l’université des outils de développement local durable. Pourtant, de nombreux scientifiques des Suds ont comme principale motivation d’améliorer la situation de leur pays et non d’obtenir un prix Nobel.
Heureusement, les initiatives de recherche ouverte aux acteurs locaux et actrices locales se multiplient, comme la recherche-action, la citizen science, les sciences participatives et collaboratives, la recherche partenariale et, en particulier, les boutiques des sciences et des savoirs qui mettent en lien les étudiants et étudiantes et la société civile. En Afrique francophone et en Haïti, ce type de pédagogie impliquée dans l’action est une nouveauté radicale dans un contexte où l’enseignement magistral est roi. En faire la promotion fait partie intégrale de notre utopie concrète.
Injustice cognitive 6 : Le système occidental de la recherche est fermé
Le système de publication occidental dominé par les revues anglo-saxonnes est très exigeant pour les chercheurs et chercheuses du Nord qui souhaitent publier. Loin d’encourager la diversité et la qualité des savoirs, il est basé sur la compétition entre chercheurs et chercheuses qui doivent « publier ou périr » et sur la lutte pour des places rares. C’est l’évaluation par les pairs qui vise à éliminer les articles qui ne correspondent pas aux critères d’excellence fixés par des revues de plus en plus homogènes. Il est d’autant plus difficile aux chercheurs et chercheuses francophones des Suds de percer ce système. Pourtant, la publication dans ces revues d’élite est un critère de promotion dans les universités d’Afrique francophone!
La solution à ce problème est double : d’une part, les débats vigoureux qui agitent la science anglo-saxonne déboucheront peut-être bientôt sur une remise en question de ce système. D’autre part, le projet SOHA a généré le projet du Grenier des savoirs, un système de publication scientifique en libre accès pour et par des chercheurs et chercheuses d’Afrique et d’Haïti.
Injustice cognitive 7 : La langue de la science est coloniale
La domination des éditeurs commerciaux anglo-saxons sur les publications scientifiques et leur mainmise sur les bases de données à partir desquelles est calculé le facteur d’impact de leurs revues renforcent l’hégémonie de la langue anglaise sur la science des pays du Nord qui se prétend pourtant universelle. Pour les scientifiques d’Afrique francophone et d’Haïti, pays dont la langue coloniale a été le français, l’anglais pose un défi de lecture qui ne fait que s’amplifier dans les situations d’écriture en vue de publier. Comme ces universitaires en situation postcoloniale parlent au moins une langue nationale (leur langue maternelle) en plus du français, l’anglais devient leur troisième ou quatrième langue. Comment travailler, penser et produire de la connaissance au meilleur de nos capacités quand on doit utiliser une langue qu’on maîtrise peu?
Par équité sur le plan de la langue, nous souhaitons que les publications scientifiques s’ouvrent au plurilinguisme. Sans renoncer à l’anglais ou au français comme langue de contact, les revues devraient encourager leurs auteurs et auteures à écrire dans la langue dans laquelle ils et elles pensent. Elles devraient publier conjointement le texte original et ses traductions dans différentes langues. Cette proposition nécessite d’imaginer un « troc des traductions », ce que, dans notre utopie concrète, nous souhaitons faire avec notre maison d’édition, les Éditions science et bien commun.
Injustice cognitive 8 : La pédagogie de l’humiliation sévit encore
Nous avons recueilli de nombreux témoignages d’une triste pédagogie en milieu universitaire, notamment aux niveaux master et doctorat : la « pédagogie de l’humiliation » qui est pratiquée par plusieurs professeurs et professeures transformant leur droit d’aînesse en droit de détruire ceux et celles qui pourraient les remplacer ou les dépasser. Humiliation publique en classe, refus de lire les travaux, évaluations très sévères, soutenance de thèse reportée de mois en mois, critiques destructives : la souffrance ainsi générée ne peut que bloquer le potentiel des futur·e·s chercheurs et chercheuses de ces pays.
Nommer cette pédagogie, encourager les doctorants et doctorantes à la refuser ou à y résister et surtout montrer qu’une autre pédagogie axée sur l’empowerment est possible, voici ce que notre utopie concrète essaie de construire au cœur des universités africaines et haïtiennes.
Injustice cognitive 9 : L’aliénation épistémique est profonde
Les recherches postcoloniales, notamment les travaux de Frantz Fanon, ont montré que la colonisation des esprits a accompagné celle des corps et de la terre. Quijano (2000) et d’autres proposent de décoloniser la pensée et les savoirs des Suds en critiquant les prétentions universalistes de la modernité et en montrant son ancrage très localisé en Europe. Sur le plan scientifique, le projet de cette « décolonialité » correspond à la déconstruction du positivisme et de son hégémonie sur la science contemporaine, ainsi qu’à la mise en valeur des épistémologies ou manières de connaître propres aux pays des Suds.
L’ensemble de ces injustices cognitives a pour effet que les scientifiques des Suds doivent penser et chercher sans avoir les moyens pour le faire, dans une langue qui n’est pas la leur et dans une épistémologie qui leur a été léguée par la colonisation et qui les conduit à dévaloriser les savoirs et les manières de connaître locales.
Une autre science est possible
Dans les pays du Nord, au Québec par exemple, la science ouverte juste, qui se sait ancrée dans la culture et la vie sociale, conduit les scientifiques à publier en libre accès, à travailler de manière collaborative, à partager leurs travaux, leurs données et leurs ressources sur le web et avec les médias sociaux, à traduire leurs articles dans toutes les langues, à préférer le partage et la coopération au secret et à la peur, à intégrer des non-scientifiques dans les processus de recherche, à faire référence aux savoirs autres que scientifiques, à construire un agenda de la recherche selon les priorités de la société et le bien commun, sans avoir peur du politique et à encourager la multiplication des boutiques des sciences et des savoirs.
Dans les pays des Suds, cette science ouverte juste exige en plus l’accès au web pour tous les étudiants et étudiantes, la fin de la pédagogie de l’humiliation, l’ouverture de l’université et de ses professeurs et professeures aux langues locales et aux savoirs locaux, la priorité à la littératie numérique, notamment à l’apprentissage collectif des outils du web scientifique libre, une pression pour que les chercheurs et chercheuses du Nord et des Suds déposent en libre accès leurs publications, des politiques scientifiques qui investissent dans la recherche et surtout l’empowerment des universitaires des Suds en vue de la création d’un nouveau cadre normatif pour la science qui permette de susciter une recherche au service du bien commun.
Cette transformation du cadre normatif dominant de la science pour en minimiser les effets d’aliénation épistémique, pour l’ouvrir à la reconnaissance de la valeur intrinsèque de toutes les formes de savoir et des liens qui peuvent se nouer entre la science et la cité, entre des scientifiques et des non-scientifiques, permettra la constitution d’une science véritablement citoyenne. Telle est l’utopie que nous travaillons concrètement à construire ensemble, dans l’amitié et dans l’urgence de l’action.
Références
Binta, Barry. 2016. « Bonheur du travail collaboratif international grâce aux outils du web ». Blog du Projet SOHA, mai 16. http://www.projetsoha.org/?p=1238.
Blogue collectif du projet SOHA, http://projetsoha.org
Fanon, Frantz. 2002. Les damnés de la terre. Paris : La Découverte/Poche.
Koulayan, Nicole. 2008. « Mondialisation et dialogue des cultures : l’Ubuntu d’Afrique du Sud ». Hermès, La Revue n° 51 (2) : 183‑87.
Piron, Florence et Pierre Lasou. 2014. « Pratiques de publications, dépôt institutionnel et perception du libre accès. Enquête auprès des chercheuses et chercheurs de l’Université Laval ». Québec : Université Laval. http://www.bibl.ulaval.ca/fichiers_site/services/libre_acces/pratiques-de-publication-libre-acces.pdf.
Quijano, Aníbal. 2000. « Coloniality of Power and Eurocentrism in Latin America ». International Sociology 15 (2) : 215‑32. https://doi.org/10.1177/0268580900015002005
Visvanathan, Shiv. 2009. « The search for cognitive justice ». India Seminar. http://www.india-seminar.com/2009/597/597_shiv_visvanathan.htm.