3 L’émergence comparée du financement basé sur les résultats dans la santé au Bénin et au Burkina Faso
Emmanuel Sambieni et Valéry Ridde
Introduction
Le sens à saisir du financement basé sur les résultats (FBR) est double, descriptif et fonctionnel. Dans le premier sens, comme on s’entend quand on prononce le groupe nominal, il s’agit pour les services de santé d’être financés (recevoir de l’argent des partenaires financiers via l’État central) sur la base des résultats (indicateurs de performance précis) qu’ils ont produits (rapports d’activités vérifiés par des spécialistes et des représentant-e-s de la communauté du service). Le second sens est donné par le document de stratégie de mise en œuvre du FBR au Burkina Faso où il est défini comme
une stratégie de financement des services de santé qui vise l’amélioration quantitative et qualitative de l’offre de soins à travers une approche contractuelle. Il consiste au paiement de ressources financières incitatives basé sur la performance des prestataires en lien avec une offre de services prioritaires répondant aux normes et standards de qualité. (Ministère de la Santé du Burkina Faso, 2010a : 17)
Cette opération descriptible est la conséquence d’une théorie ou hypothèse de base selon laquelle
lier les mécanismes de paiement aux résultats définis peut conduire à une couverture accrue des services et à une amélioration de la qualité des services de santé maternelle et infantile. Au Rwanda, les résultats de deux évaluations indépendantes ont montré un impact positif du FBR sur l’utilisation des accouchements institutionnels, des consultations de suivi de la croissance et des niveaux accrus de qualité des soins perçue et évaluée. (Haidara et al., 2013 : 3)
Cette hypothèse théorique et les données produites, comme le stipule Haidara et al. (2013) pour le cas du Rwanda, ont favorisé une reproduction de cette action publique dans plusieurs pays (République Centrafricaine, Zimbabwé, Zambie, République Démocratique du Congo (RDC), Bénin, Cameroun, Tchad et Malawi). Parallèlement aux évaluations, des chercheurs et chercheuses en sciences sociales ont analysé les conditions sociales de l’émergence, à la fois pour tirer des leçons de contexte et pour faire avancer les corpus théoriques et paradigmatiques en analyse de l’action publique. Des exemples en ce qui concerne particulièrement l’étude de l’émergence sont les cas du programme de solidarité pour affilier les plus pauvres à une assurance maladie au Burkina Faso (Kadio et al., 2017), de l’absence d’émergence du FBR au Tchad (Kiendrébéogo et al., 2017) et de l’émergence du FBR au Mali (Coulibaly et al., 2018), au Ghana (Kusi-Ampofo et al., 2015), au Népal (Colombini et al., 2016) et au Darfour (Soudan) (Bögel & Bögel, 2014). Notre travail est original dans le sens où nous allons comparer l’émergence dans deux pays et examiner les similitudes et les différences.
Intervenir dans l’espace public pour améliorer les conditions sociales de groupes d’acteurs et d’actrices est nécessaire. Mais le processus et les conditions peuvent différer selon les aléas environnementaux et la dynamique des idées (Ridde, 2012) dans le montage des politiques publiques dans un contexte de dépendance plurielle (économique, intellectuelle, matérielle, etc.) (Helgøy & Homme, 2015; Beaussier, 2017). Le FBR intervient après bien d’autres types de financement et de solutions politiques sanitaires en particulier (Kadio et al., 2017), à partir de 2011 au Burkina Faso (Bonfrer et al., 2014) et au Bénin depuis 2007 (Paul & Sossouhounto, 2014). Comment se fait-il que les deux pays voisins ont mis sur l’agenda le FBR? Quelles caractéristiques structurelles et institutionnelles de cette émergence peuvent s’inscrire dans la théorie des courants de Kingdon? Quelles appréciations différentielles cette émergence met-elle au jour?
Méthodes et matériels de l’enquête
Cadre conceptuel
Le cadre conceptuel pour comparer l’émergence d’une politique publique doit permettre à la fois l’étude de l’émergence et la comparaison. Dans un premier temps, le chapitre s’appuie sur la théorie des courants de Kingdon (1984) pour analyser le processus de mise sur agenda politique du financement basé sur les résultats. Il soutient que ce sont les interactions entre trois courants qui expliquent cette émergence : le « courant des problèmes » (ex : insécurité dans le pays du fait des djihadistes), le « courant des solutions » (ex : soutien de la France avec l’opération Barkan) et le « courant des orientations » (ex : mouvements sociaux). Selon Kingdon, l’émergence intervient en cas de couplage réussi entre le courant des problèmes et le courant des orientations. Ce couplage est facilité par deux éléments essentiels : les fenêtres d’opportunité (occasions favorables qui permettent de réunir les courants) et la présence d’entrepreneurs et d’entrepreneuses politiques (acteurs et actrices qui utilisent leur connaissance du processus pour faire avancer leurs propres objectifs politiques). Cette théorie kingdonienne sera mise à l’épreuve de l’explication de l’émergence du FBR dans les deux pays. Il s’agira donc de voir dans chacun des deux pays l’existence de courants, d’orientations, d’opportunités ainsi que d’entrepreneurs et d’entrepreneuses politiques en lien avec le sujet.
Une fois ce défi méthodologique et scientifique relevé, il faut comparer les deux situations sur la base d’éléments de contextes nationaux et internationaux. Nous adoptons les principes de la comparaison binaire dont la première pertinence repose sur le fait que les deux « pays présentent des analogies fondamentales[1]» (Gazibo, 2002 : 429). Le premier défi de ce type d’exercice méthodologique est la valeur théorique des concepts, d’un pays à l’autre, ici celle des concepts comme l’émergence et le financement basé sur les résultats. La question posée est celle de leurs sens selon les contextes. Nous pensons, à l’instar de l’auteur, que
les concepts n’ont certes pas une élasticité infinie et que leur utilisation dans des contextes différents impose une vigilance épistémologique, et d’autre part, qu’ils sont transfrontaliers, d’autant qu’ils n’excluent pas la prise en compte des contextes particuliers qu’ils contribuent au contraire, à rendre plus intelligibles alors qu’en retour, ceux-ci permettent d’affiner les constructions générales. (Gazibo, 2002 : 431)
Le Bénin et le Burkina Faso sont comparables et l’objectif est de voir si les conditions théoriques d’émergence du FBR sont les mêmes. L’étude peut ressortir les conditions similaires et les conditions différentes, toujours au regard du cadre théorique de Kingdon. Le choix des cas, ici le Bénin et le Burkina Faso, s’explique par un certain nombre de facteurs similaires et différents. Comme facteurs similaires, il y a tout d’abord le portage international de la politique publique du FBR (Turcotte-Tremblay et al., 2018), avec partout l’implication de la Banque mondiale, la situation institutionnelle et technique du secteur de la santé et le profil épidémiologique des deux pays. Les facteurs différentiels sont liés aux dynamiques politiques locales, en l’occurrence de la période de la recherche. En effet, alors que le Bénin présentait un profil politique de démocratie relativement assumée et stable en 2015, le Burkina Faso vivait un régime politique qui entamait une instabilité causée par des mouvements sociaux d’une extrême violence répétitive. Les deux pays sont, par ailleurs, voisins, ouest-africains, avec des contextes socioculturels similaires à plusieurs égards (religion, économie, politique, etc.). Cette similitude de contexte nous amène à penser que nous avons pu respecter la consigne de l’approche comparative des politiques publiques, c’est-à-dire : « Examen et sélection plus attentives des cas à comparer à la fois entre les différentes unités d’analyse (les pays ainsi que leurs sous-unités politico-administratives) et les différents secteurs politiques » (Hupe & Sætren, 2015 : 95). Enfin, dans les deux pays, contrairement à d’autres pays africains comme par exemple le Tchad où le FBR n’a pas pu émerger (Kiendrebeogo et al., 2017), on note la mise en agenda de cette politique dans la même période.
Techniques de collecte et démarche d’analyse des données
Trois techniques relevant de l’approche qualitative en sciences sociales ont été appliquées dans le cadre de cette étude : la revue de documents (littérature grise, littérature scientifique, méthodologie) collectés auprès des gestionnaires des ministères, des projets et programmes de santé, des agent-e-s de coopération (Coopération belge et Banque mondiale); les observations directes du fonctionnement des services de santé; et les entretiens semi-structurés avec les responsables administratifs et techniques de ces mêmes services de santé. Une première phase de terrain a été réalisée dans les deux pays entre octobre 2014 et mars 2015. Une seconde phase s’est déroulée au Bénin entre septembre et novembre 2016.
Des données quantitatives secondaires ont été collectées et analysées pour mesurer l’ampleur des problèmes de santé dans les deux pays. Les données qualitatives ont été collectées au moyen de 14 entretiens semi-directifs réalisés au Burkina Faso et 32 au Bénin (tableau 1).
Les entretiens ont été enregistrés et transcrits sur Word. Les données obtenues ont été analysées avec le logiciel QDA Miner. Ainsi, des codes ont été créés suivant des catégories inspirées des points clés du questionnement de la recherche.
La principale difficulté rencontrée au cours de la recherche a été la disponibilité des responsables nationaux et nationales et des partenaires. Par exemple, après plusieurs rendez-vous manqués, nous n’avons finalement pas pu parler avec les responsables de la Banque mondiale au Burkina Faso.
Résultats
Les problèmes du secteur de la santé dans les deux pays
Un espace sanitaire à problèmes
Les problèmes qui justifient la recherche d’une nouvelle stratégie de financement du secteur de la santé dans les deux pays sont de trois natures, reliées entre elles : l’état des infrastructures et des équipements, la qualité des services et l’impact des activités sanitaires. Les indicateurs de santé dans les deux pays se présentent à peu près sous la même forme critique.
L’ampleur de la mortalité maternelle et infanto-juvénile dans les deux pays
Au Bénin, les indicateurs officiels de santé sont très critiques avant le FBR. En matière de santé de la reproduction, l’INSAE (2013 : 125) mentionne que « Depuis 2001, on ne constate pas de changement important dans le suivi prénatal, la proportion de femmes ayant reçu des soins prénatals étant passé de 87% en 2001 à 88% en 2006 et à 86% en 2011-2012 ». D’après l’UNICEF Bénin (2011), le taux de mortalité maternelle est de 146 décès pour 100 000 naissances vivantes, la mortalité infanto-juvénile est de 136 décès pour 1000 enfants et le taux de prévalence contraceptive est de 11,8 femmes sur 100 qui adoptent une méthode contraceptive moderne. En effet, l’enquête démographique souligne que « parmi les femmes de 15-49 ans, 14% utilisaient, au moment de l’enquête, une méthode de contraception quelconque : dans 9% des cas, les femmes utilisaient une méthode moderne et dans 5% des cas, une méthode traditionnelle » (ibid. : 101). Environ 32.6% de femmes ont un besoin en planification non satisfait.
La situation des indicateurs au Burkina Faso dans la même période est aussi assez critique. En effet, le taux de mortalité maternelle était de 332 pour 100 000 naissances vivantes en 2010 (Haidara et al., 2013 : 4)
Des problèmes de gestion des ressources humaines
La démotivation du personnel de santé a été mesurée par les pratiques peu professionnelles et la qualité des services offerts. C’est l’un des plus importants problèmes du secteur de la santé relevé à l’occasion des états généraux en 2007-2008 au Bénin. La reddition de compte du personnel a été soulignée comme premier problème du secteur. Un des responsables du ministère de la Santé dit : « ils savent qu’ils sont médecins, qu’ils sont sages-femmes, qu’ils sont infirmiers mais s’ils ne le font pas, c’est parce que peut-être ils ne sont pas motivés; et c’est peut-être parce que personne ne les contrôle ».
Au Burkina Faso, tous les informateurs et toutes les informatrices rencontré-e-s ont mentionné qu’à la base du FBR, on note le faible niveau de rémunération des agent-e-s de santé. Cela avait causé la démotivation du personnel et la mauvaise qualité des soins.
Des usagers et des usagères en difficulté d’accès aux soins
Commençons ce paragraphe par cet entretien qui parle de la situation du secteur de la santé au Bénin.
Le système sanitaire, c’était vraiment en ruine, c’est en ruine. Ça ne marchait presque pas parce qu’avec beaucoup de systèmes, la gratuité, on est venu à il faut payer, l’initiative de Bamako. On est perdu. Il y a eu trop de systèmes qui se sont suivis, qui ont été vraiment inefficaces et je pense peut-être le FBR va suivre la même route là aussi, inefficace dans 10 ans, mais il y a eu trop de choses. (Extrait M.K. cadre de zone sanitaire, Bénin)
Tout comme au Bénin, le tableau sanitaire du Burkina Faso nous a été donné par les interlocuteurs et interlocutrices placé-e-s au haut niveau technique et politique du pays. Par exemple, un responsable du ministère de la Santé du Burkina Faso disait ce qui suit : « tu vas dans un centre de santé, tu arrives, toi-même, c’est-à-dire l’environnement même là, ça peut même aggraver ta maladie. Tu ne vas pas partir ». Un second affirme :
On a un taux de mortalité maternelle qui est assez élevé au Burkina Faso, et depuis des années. Donc enfants, femmes enceintes, populations de façon générale comme j’ai dit, avec les problèmes spécifiques que sont le VIH, la tuberculose, les maladies non transmissibles qui sont émergentes, notamment diabète, hypertension qui sont également des soucis de santé.
Les autres acteurs et actrices ont évoqué le problème d’utilisation des services qui est assez élevé sur papier seulement. Ils et elles pensent que le Burkina Faso n’allait pas être au rendez-vous de 2015 (en se référant aux cibles des objectifs du millénaire pour le développement).
Des problèmes de santé aux nombreuses solutions expérimentées
Au Burkina Faso, des solutions aux problèmes ont été souvent proposées comme
La décentralisation des services de santé, l’adoption d’une politique sanitaire nationale déclinée en Plan national de développement sanitaire (PNDS) ainsi que la mise en œuvre d’une approche sectorielle à travers le programme d’appui au développement sanitaire (PADS) constituent les piliers de ces réformes. (Ministère de la Santé du Burkina Faso, 2010a : 15)
Au-delà de cette approche programmatique signalée, les informateurs et informatrices rencontré-e-s affirment que pour le Burkina Faso plusieurs solutions ont été proposées comme les OMD, la contractualisation avec les ONG, les SONU, etc. Dans un document de planification sanitaire, l’Unicef Bénin pense que
les grands enjeux du secteur de la santé au Bénin se résument à renforcer le système de santé et améliorer son utilisation : en se basant sur l’approche des soins de santé primaires (SSP), il faut améliorer la performance du système de santé, augmenter son utilisation par les groupes les plus vulnérables et assurer une participation effective des communautés dans la gestion du système de santé avec le maintien et le renforcement des acquis. (UNICEF Bénin, 2011 : 4)
Toujours au Bénin, il y a eu plusieurs fois des réformes du secteur. D’après, un cadre du Ministère, « Quand on est sorti des états généraux, avant ça on avait fait un bouquin; on était en train de travailler sur notre plan des reformes du secteur de la santé qui était pratiquement finalisé ». Ces différentes solutions panacées à l’échelle internationale sont soutenues par ce qu’on appellerait une communauté politique.
Les solutions en vogue dans le champ sanitaire
Il s’agit maintenant de comprendre si des leaders techniques, politiques ou sociaux ont entraîné les institutions nationales à choisir le FBR comme solution aux problèmes de la santé.
L’entrepreneuriat international du FBR au croisement des agences internationales de développement
L’histoire commune du FBR dans les deux pays se trouve en grande partie dans le rôle qu’a joué la Banque mondiale. Malgré les explications endogènes, plusieurs enquêté-e-s pensent que c’est « sur initiative de la Banque mondiale [que] le Burkina a été invité avec un certain nombre de pays pour une rencontre d’information sur le FBR au Rwanda ». Ce rôle pionnier de la Banque mondiale est généralement évoqué.
Au retour avec la mission, on a essayé avec l’appui des experts de la Banque mondiale de faire une diffusion de ce qu’on a vécu comme expérience là-bas avec l’ensemble des acteurs, notamment les partenaires techniques et financiers sur place ici, les ministères concernés, enfin, un certain nombre de ministères dont la fonction publique, les finances, je crois qu’il y avait également l’administration territoriale, plus bien sûr les autres acteurs du système de santé. (Extrait d’entretien avec cadre administratif national, Burkina Faso, novembre 2015)
Les participant-e-s à la mission conduite par la BM rappellent le plus souvent ceci :
c’est la Banque mondiale avec ses chercheurs, ils ont un de leur grand économiste là. Je pense que ce sont eux qui ont dû faire d’abord les préliminaires pour voir, puisque la vision de la Banque mondiale, puisque c’est eux qui financent tout, c’est de pouvoir mettre tout le monde peut être sous FBR.
Les consultant-e-s séniors ainsi évoqué-e-s ont eu des répondant-e-s dans les guichets nationaux de la BM. Dans ce sens, un expert européen, dans le cas des deux pays, a été d’une très grande importance dans la motivation des gouvernements et dans le montage technique des dispositifs d’intervention. Des consultant-e-s internationaux et internationales, appelé-e-s expert-e-s en FBR « qui sont venus de l’extérieur, des experts belges, sont venus d’un peu partout. C’était pour leur expliquer le FBR, comment ça fonctionnait tout, tout, tout. » (Cadre régional de la santé).
En ce qui concerne le Bénin, l’Agence Belge de Développement est le second initiateur (Paul & Sossouhounto, 2014).
Un cadre technique de la BM a souligné que « le système a été introduit en 1990 avec plusieurs ONG qui l’ont testé à plusieurs reprises et les résultats étaient plus ou moins acceptables ». La BM ne serait donc pas à l’origine de l’idée.
C’est aussi pour évoquer le portage institutionnel international de cette politique qu’un cadre du ministère de Santé du Burkina dit :
il y a des pays qui ont fait le FBR avant nous, et dans ces pays-là, on a montré que le FBR était une puissante stratégie de développement sanitaire. Quand je prends des pays comme le Rwanda, je prends des pays comme le Cameroun, des pays comme l’Argentine, les pays de l’Amérique latine, ils ont commencé le FBR avant nous et ça a donné de bons résultats. C’est ce qui a amené la Banque mondiale à encourager cette pratique et à financer la mise en œuvre du FBR dans beaucoup de pays.
Le renforcement d’entrepreneurs et d’entrepreneuses politiques locaux et locales
Le terrain des idées est largement en fonction des conditions sociales et politiques du milieu. C’est le cas même de l’entrée des entrepreneurs et entrepreneuses. Ces derniers et dernières ne s’invitent pas dans des contextes où les conditions sociales et politiques sont invivables. Les entretiens suivants, qui présentent les contextes d’introduction du FBR dans chacun des deux pays, sont illustratifs des contextes favorables.
Dans chacun des deux pays, il revient quelques noms de pionniers et pionnières techniques et politiques du FBR. En général, ce sont les cadres contacté-e-s en premier par des partenaires institutionnel-le-s de financement à partir de leurs positions administratives dans les ministères de la Santé. Les considérer comme des entrepreneurs locaux ou entrepreneuses locales ne revient pas à leur attribuer l’initiative ou la conception de l’action. Ils et elles n’en ont pas eu les moyens sociaux. Cependant, les premiers et premières à être contacté-e-s par les entrepreneurs internationaux et entrepreneuses internationales ont accepté et adopté l’idée (pour diverses raisons) et ont œuvré pour engager les États. À ce titre, ils et elles ont réfléchi et agi, parfois par affrontements, confrontations et mobilisation pour y arriver.
J’ai eu la chance de faire partie de cette équipe-là, et à la rencontre de Rwanda, on a en tout cas vu l’expérience de ce pays-là, qui mettait déjà en œuvre le FBR et dont les indicateurs de santé étaient vraiment parmi les plus performants en Afrique. On a compris que le FBR en tout cas contribuait pour beaucoup dans l’amélioration non seulement de la qualité des soins, mais aussi participait à la performance du système de santé. (Extrait d’entretien avec cadre administratif national, Burkina Faso, novembre 2015)
Aussi au Bénin, l’émergence du FBR a été favorisée par des individus bien « motivés[2]».
J’ai voulu qu’on fasse comme le Rwanda. Le lendemain, je suis rentré dans mon bureau, j’ai mis les réformes, j’ai mis les éléments que j’ai vus là où nous étions et j’ai partagé par email à tous les directeurs. Et comme les valeurs ont changé de sens, il fallait trouver une alternative qui puisse rendre disponibles les différentes sortes de ressources, qui puissent s’assurer qu’il y a des normes qu’on doit suivre pour poser des actes et qui permet de voir si les gens travaillent en suivant des normes établies contre une petite récompense. Aujourd’hui c’est financier, d’autres vont me dire on peut décorer, reconnaissance, etc. Non l’américain que vous voyez aller en Irak ce n’est pas pour les beaux yeux des Irakiens (rire), il y a une assurance derrière, derrière il y a des ressources comme pour le pays. Bon, au fait, en réalité, c’est ce diagnostic-là posé dans les années 2007 qui a conduit à la mise en place de cette initiative de financement au Bénin. (Cadre administratif, Cotonou, septembre 2015)
Des fenêtres d’opportunités au gré des offres de financement et des nominations
Les opportunités de croisement des solutions aux problèmes dans le secteur de la santé dans les deux pays sont de même nature (les changements politiques) mais de formes différentes (échéance de régime au Bénin et mouvements sociaux au Burkina Faso). Elles confirment la théorie de Kingdon selon laquelle une opportunité dans le domaine de la politique en l’occurrence va permettre la rencontre contre une solution et un problème.
Mouvements sociaux et changements d’acteurs et d’actrices techniques sanitaires au Burkina Faso autour de 2007
Au Burkina Faso, la période à partir de laquelle l’idée du FBR a commencé par se poser a été caractérisée par des mouvements sociaux qui ont pour conséquence des changements dans les gouvernements. Ainsi, entre 2006 et 2011, il y a eu comme premiers ministres Paramanga Ernest Yonli (du 6 janvier 2006 4 juin 2007), Tertius Zongo (4 juin 2007 au 20 avril 2011) et Luc Adolphe Tiao (21 avril 2011 au 30 octobre 2014). Cette dernière période a été marquée par une révolte populaire intense. Les deux premiers gouvernements ont connu Monsieur Bedouma Alain Yoda comme ministre de la santé qui a été remplacé par Monsieur Adama Traoré en 2011. En général, les nouveaux et nouvelles responsables veulent faire changer les choses, les améliorer et se démarquer des prédécesseurs et prédécesseuses. Un cadre de la santé du Burkina Faso s’exprime en ces termes :
Là où ça joue c’est qu’on a un renouvellement au niveau des autorités du Ministère. De 2011 à maintenant, je pense qu’on a eu au moins trois ministres. On a eu autant de Secrétaires généraux. Au niveau des Directeurs, ça a changé. Donc c’est ça. Le personnel est en perpétuel mouvement!
Une cadre du même Ministère précise qu’entre les ministres, il y a eu des secrétaires généraux comme gardiens des idées et des techniques.
Avènement du régime du changement au Bénin en 2006
Au Bénin, la période de 2006 a été marquée par l’avènement au pouvoir d’un nouveau régime dit de changement, avec à sa tête le président Boni Yayi, ancien Président de la Banque Ouest Africaine de Développement. Son ascension politique a été favorisée entre autres par le slogan, « Ça va changer! Ça doit changer! ». Ce slogan venait au moment où le Président Mathieu Kérékou finissait le deuxième mandat de sa seconde expérience de pouvoir de 1996 à 2006. À ce moment, les secteurs qui concentraient les indicateurs les plus sensibles étaient l’éducation et la santé. Comme mentionné plus haut, les états généraux du secteur de la santé ont été organisés dans ce contexte. Un cadre du ministère de la Santé l’exprime :
Il y a le ministre de la santé Keslé Challa, nonchalant, quand il est venu dans le système, il a voulu faire quelque chose de nouveau et on l’a mis aux états généraux de la santé. C’est un des ministres qui a beaucoup d’idées. Bien sûr, il est patron mais il n’est pas sur le terrain. La Banque lui a dit « j’envoie une équipe ». Moi j’ai la chance parce que j’étais dans le comité. On a préparé les différents domaines. Au fait, quand on est allé aux états généraux, j’ai été rapporteur général.
L’impact rapide des projets pilotes de la Banque mondiale
Les projets pilotes du FBR sont lancés au cours des années 2000 au Bénin et 2010 au Burkina Faso. En effet, il est signalé au Bénin une expérience dans quelques zones sanitaires avec l’appui d’un fond norvégien. Cette expérience n’a pas vraiment prospéré (pas de suite après quelques mois) pour des raisons de faible base technique et de rupture du financement. Elle a été suivie de l’expérience belge du Projet d’Appui au Zone Sanitaire dans l’Atacora et le Mono qui prend effet à partir de 2007. C’est dans ce contexte que l’idée de la Banque mondiale d’implanter la stratégie dans certains pays comme le Bénin est arrivée. On peut signaler alors au moins trois expériences pilotes dans les deux pays qui sont perçues comme des réussites, tout au moins socialement.
La phase pilote au Burkina Faso a été financée par la Banque mondiale et a concerné trois districts : Boulsa, Léo et Titao. Le Ministère a jugé (avant l’évaluation) que les résultats étaient encourageants. Les rapports d’activités soumis à la Banque mondiale l’ont conforté pour une extension. Ainsi, en janvier 2014, il y a eu une extension à 12 nouveaux districts.
La phase pilote appuyée par la Banque mondiale au Bénin a suivi une courte expérience. En effet, avant son démarrage, il y avait eu un essai de financement basé sur les résultats avec le budget national de 2007 à 2008 dans quelques zones sanitaires du pays. Mais le modèle n’était pas suffisamment outillé sur le plan technique. L’expérience n’a pas prospéré. D’après nos informateurs et informatrices, cette idée des états généraux a eu l’accord du gouvernement mais le désaccord des syndicalistes inquiets à cause des conséquences des politiques d’ajustement structurel des années 1990 qui sont encore vivantes (radiation des agent-e-s de l’État, etc.). Ensuite, une délégation a été conduite au Rwanda, composée entre autres des représentant-e-s de syndicats et des responsables techniques et politiques entre 2008 et début 2009. Les participant-e-s au voyage au Rwanda ont animé plusieurs réunions et ateliers au niveau national pour faire accepter l’idée d’un projet à soumettre à la Banque mondiale. Le projet a eu un accord de financement en 2010 et sa mise en œuvre a commencé en 2012 (PRPSS, 2016a).
Une seconde expérience pilote au Bénin a été celle de la Coopération Technique Belge (CTB). Toujours dans la même période, l’État béninois a bénéficié d’un appui à travers des projets de santé dans certaines zones sanitaires (Paul, 2010). C’est d’abord à travers le projet d’appui à la zone sanitaire de Comè que les premières expériences ont commencé en 2010.
Selon nos informateurs et informatrices, les expériences pilotes ont eu du succès. Il faut souligner cependant qu’elles n’avaient pas été évaluées rigoureusement avant les différentes appréciations. Les partenaires, pour leur soutien dans les deux pays, se sont multiplié-e-s au regard des premiers résultats et surtout de l’adhésion des agent-e-s de santé et des usagers et usagères, comme le montrent ces entretiens.
Même pour l’évaluation par exemple des structures centrales engagées dans le FBR, on a fait appel à l’OMS, l’UNFPA et l’l’UNICEF pour contribuer à la performance des structures centrales et pour voir dans quelle mesure ils peuvent vraiment accompagner le processus. (Entretien A. S., Burkina Faso, février 2015)
Ces trois districts (Boulsa, Léo et Titao) ont été pionniers en termes de mise en œuvre du financement basé sur les résultats jusqu’en 2013, fin 2013 je dirais. Et en 2014, janvier 2014 pratiquement, on a étendu ça à 12 autres districts sanitaires, donc ça fait 15 districts sanitaires au total. Également, il y a quatre centres hospitaliers régionaux qui sont dans la dynamique depuis janvier. Mais ça a été mis de façon progressive dans les différents districts. Ça a étalé un peu sur trois à quatre mois. De janvier à mars, avril pour ces 15 districts, et ces 4 CHR sont en tout cas dans la dynamique de la mise en œuvre du financement basé sur les résultats. (Extrait entretien A. S., Burkina Faso, février 2015)
Il faut souligner que, dans certains cas, les échecs ont aussi expliqué le développement de la stratégie. En effet, certains indicateurs de résultats n’ont pas été satisfaisants. Mais la réflexion n’a pas été orientée vers l’arrêt de l’expérience. On a plutôt pensé qu’il fallait mieux concevoir en impliquant d’autres acteurs et actrices pour améliorer les résultats. En témoigne cet entretien.
Donc après deux années de mise en œuvre avec les structures publiques et le privé confessionnel, nous avons abouti à des résultats satisfaisants mais qui ne sont pas à la hauteur de nos attentes. Nous avons constaté que la fréquentation n’était pas aussi satisfaisante et on s’est dit que les relais communautaires pouvaient aider à dénicher, à orienter, à rabattre les clients, les populations sur les centres de santé. Nous avons voulu l’implication prioritaire des relais communautaires. (Extrait entretien S. A., Burkina Faso, février 2015)
Au niveau du Bénin, la phase pilote a connu deux modèles autour desquels les partenaires se sont réparti-e-s. Un cadre du projet financé par la Banque mondiale évoque ce double modèle dans l’optique de faire plier le cas belge vers le cas Banque mondiale :
Les institutions internationales qui s’impliquent pour l’extension sont le Fond Mondial (19 zones), Gavi (2 zones), CTB (5 zones), Banque mondiale (8 zones). Aujourd’hui, il y a encore deux approches, on verra bientôt si la CTB va s’aligner sur l’approche de la BM pour la mise à l’échelle.
Avec les expériences des phases pilotes, on remarque une appropriation du discours et de la pratique dans les deux pays.
Une rapide appropriation du discours et des pratiques du FBR
La philosophie du FBR et ses principes techniques ont été rapidement appris dans les deux pays au moyen d’une communication institutionnelle forte, notamment par des ateliers d’échanges et des formations pour l’ensemble des acteurs et actrices des pyramides sanitaires.
Les premiers ateliers ont été internationaux pour former les cadres techniques des ministères des deux pays. « Nous avons été formés à Douala au Cameroun », dit un cadre technique du Burkina Faso. Ces formations ont donné les compétences et les motivations techniques et politiques pour l’élaboration des documents de la phase pilote dans les deux pays. De retour dans leur pays respectif, les participant-e-s du Bénin et du Burkina Faso ont organisé un atelier national pour présenter les changements qui surviendraient positivement avec le FBR. Plusieurs ateliers ont été signalés dans les deux pays au niveau national et régional, qui impliquaient les départements ministériels du plus haut niveau. Des assistances techniques provenant des partenaires au développement, en l’occurrence la Banque mondiale, ont formé les responsables techniques à divers niveaux. Les formations régionalisées (Ouagadougou et Bobo-dioulasso pour le Burkina Faso, Cotonou, Parakou, Lokossa, etc. pour le Bénin) ont pris en compte des ministres comme celui de la fonction publique et des finances.
Ces expériences de formation et d’échanges ont favorisé l’appropriation de la théorie du changement selon laquelle :
le FBR peut grandement contribuer à améliorer les choses d’autant plus que ça va entraîner un changement de comportements, les agents vont se sentir plus responsables devant ce qu’ils font alors que contrairement à avant, ils avaient l’impression de travailler pour quelqu’un. Mais avec le FBR, ils savent qu’ils travaillent pour eux-mêmes, parce que quand c’est bon, ils vont récolter des fruits, les fruits tombent. Donc de ce fait, ils vont beaucoup s’impliquer dans la mise en œuvre des activités et viser surtout l’amélioration de leurs résultats parce que qui dit augmentation de résultats dit beaucoup de subsides. (Extrait entretien Z.Z., Cotonou, octobre 2015)
Une forte médiatisation locale
La presse écrite (journaux, bulletins spéciaux de parution mensuelle, émissions radiodiffusés, spots publicitaires, publireportages, etc.) et des séminaires décentralisés ont permis de faire connaître le FBR. Un ancien secrétaire général du ministère de la Santé du Burkina Faso dit : « Au retour de la mission [financée la Banque mondiale sur le Rwanda], on a essayé avec l’appui des experts de la Banque mondiale de faire une diffusion de ce qu’on a vécu comme expérience là-bas ».
Au Bénin, la phase pilote a mis en place un bulletin d’information qui est « une Plateforme pour partager les informations et les résultats » avec une parution bimensuelle. Les fondements du bulletin peuvent être lus dans l’éditorial du N°13 de novembre-décembre 2015 (PRPSS, 2016b).
Ce bimensuel est conçu spécialement pour apporter l’essentiel des informations sur le Programme de Renforcement de la Performance du Système de Santé (PRPSS) et sur ces trois composantes (Financement Basé sur les Résultats; Accessibilité financière des plus pauvres aux soins de santé; et l’Appui Institutionnel au Ministère de la Santé). En présentant les résultats, les expériences des différentes zones sanitaires couvertes par le Programme, les initiateurs partager ainsi les bonnes pratiques afin de susciter un engagement plus grandissant des acteurs et actrices à divers niveaux de la pyramide sanitaire.
Ces différents outils et méthodes de communication ont contribué au développement du FBR dans les deux pays.
Comparaison de l’émergence dans les deux pays
Les faits montrent bien que dans les deux pays, le FBR a fini par se mettre en place politiquement, institutionnellement et techniquement dans le schéma de la théorie des courants de Kingdon.
La teneur nationale des problèmes de santé
Les profils épidémiologiques du Bénin et du Burkina Faso les classent au même niveau d’acuité des problèmes de santé. Si parfois, le Bénin avance des indicateurs de processus bien élevés (comme la consultation prénatale, les accouchements, etc.), les indicateurs d’impact comme la mortalité par catégorie de populations et l’espérance de vie les classent au même niveau. Les comportements des ressources humaines sont aussi les mêmes (Alliance Mondiale pour les personnels de santé, 2008) lorsque l’on considère la qualité relationnelle des services offerts.
Le pilotage externe des solutions techniques aux problèmes de santé
Les différentes solutions techniques aux divers problèmes sont en général de source externe. Ce sont les ingénieries techniques proposées par les agences des Nations Unies et de coopération internationale.
Quand on observe les dispositifs d’intervention des deux pays dans les différents champs de la santé, on ne trouve pas de spécificité locale. Le ministère de la Santé du Bénin est en tout point l’équivalent du ministère de la Santé du Burkina Faso. Le FBR est aussi arrivé comme les autres politiques publiques par un pilotage purement externe. Cependant, la structure du partenariat externe n’est pas la même dans les deux pays.
Les partenaires moteurs de l’émergence du FBR
S’agissant particulièrement du FBR, le pilotage externe diffère en un point. Alors que la Banque mondiale est à l’initiative nationale du Burkina Faso, c’est la CTB qui est la première à parler de cela au Bénin avant d’être rejointe par la Banque mondiale. Cette dualité, parfois conflictuelle entre les deux agences de développement, a même expliqué en partie l’arrêt de l’expérience béninoise après 2017.
Le débat entre partenaires au Bénin a été long et institutionnellement intense (Paul, 2011). Il a porté sur le ciblage des indicateurs, le mode de vérification (technique et communautaire, etc.) et les lignes de financement. L’arrêt en 2017 de la stratégie du FBR peut s’expliquer, entre autres, par le retrait des deux partenaires principaux vis-à-vis de l’incapacité à imposer le modèle de FBR. Cette incapacité est aussi l’expression du faible leadership national.
Les changements politiques au sommet des États
Malgré la circularité des solutions techniques aux problèmes sanitaires nationaux, l’émergence est toujours en fonction de fenêtres d’opportunités. Dans les deux cas, on note que les changements survenus au niveau politique ont favorisé l’adhésion aux nouvelles idées. Ces changements n’ont certes ni les mêmes raisons (échéance normale de régime politique au Bénin et mouvement sociaux au Burkina Faso) ni la même intensité (un ministre et un directeur de cabinet épris de changements au Bénin contre plusieurs premiers ministres, plusieurs ministres et plusieurs secrétaires généraux au Burkina Faso). Les entretiens au Burkina Faso reviennent sur l’instabilité politique locale comme opportunité mais aussi comme risque :
Heureusement d’ailleurs qu’il y a eu un régime civil de transition qui a permis au financement Banque mondiale de se poursuivre. Si ça avait été un coup d’État avec un régime militaire, je pense que là, il y aurait eu un impact puisque la Banque mondiale aurait arrêté ses financements. (Cadre du Ministère, Cotonou, 2015)
Mon inquiétude c’est le climat politique, le climat social, c’est ça qui va déterminer, à mon sens, la bonne marche du FBR au Burkina. Alors que vous savez que le Burkina actuellement est dans une phase de transition où tout peut casser ou tout peut marcher. (Cadre technique opérationnelle de la phase pilote, Cotonou, novembre 2015)
Au regard des données, le Burkina Faso et le Bénin partagent le même modèle d’émergence : des entrepreneurs locaux et entrepreneuses locales favorisé-e-s par le vent du changement politique ont fait adopté une proposition externe présentée comme une solution technique aux récurrents et communs problèmes de santé.
Discussion et conclusion
L’application de la théorie des courants de Kingdon comme cadre conceptuel pour comprendre la mise sur agenda d’une politique publique a été déjà faite dans plusieurs pays en Afrique comme le Soudan (Bögel, 2014), le Nigéria (The Prevention of Maternal Mortality Network, 1995), le Ghana (Kusi-Ampofo et al., 2015), le Mali (Coulibaly et al., 2018), le Tchad (Kiendrébéogo et al., 2017), etc. Les résultats montrent que la théorie est féconde. Alors que dans les trois premiers pays, l’émergence a pu se faire (avec le cas timide du Mali), le 5ème cas, par exemple, n’a pas pu permettre une émergence par manque d’entreprenariat politique nationale (Kiendrébéogo et al., 2017).
Notons cependant que les facteurs qui permettent les émergences ne sont pas toujours les mêmes ou n’ont pas toujours la même échelle de valeur. Ainsi, l’émergence de la politique de soutiens aux enfants en situation difficile par l’Union Européenne après la crise du Darfour a été favorisée par un entrepreneur non local (le ministre français de la santé) et non par un entrepreneur local ou une entrepreneuse locale capable de porter la politique (Bögel & Bögel, 2014). Cependant, la Banque mondiale, avec ses consultants internationaux, consultantes internationales et agent-e-s techniques n’a pas réussi au Tchad à faire émerger le FBR comme elle l’a fait au Bénin et au Burkina Faso.
Le FBR était déjà en place en Afrique centrale (Burundi, Cameroun et autres) avant d’être transporté en Afrique occidentale. Bien au-delà de l’Afrique, ce paradigme est assez dépendant des OMD impulsés par les Nations Unies. Dans les deux pays d’enquête, il a été noté que l’expérience pilote a été soutenue par plusieurs partenaires dans le cadre du panier commun géré par l’État. Cette notion de panier commun évoque des réseautages opérationnels (Hupe & Sætren, 2015). On observe une panoplie d’acteurs et d’actrices politiques et techniques dans le champ de la santé qui offrent les différentes solutions aux États. Malgré l’effort de positionnement sans superposition, ils et elles sont en général les mêmes dans l’ingénierie des interventions en santé publique. Pour cela, les solutions ressortent en général des mêmes idées (Pereira, 2011).
Notre chapitre a cherché à comprendre si l’émergence du FBR au Bénin et au Burkina Faso s’est produite de la même façon en employant la théorie des courants de Kingdon. L’étude montre que les deux pays présentent des courants des problèmes similaires du secteur de la santé. Ces problèmes de santé sont en général structurels, datant parfois de la naissance postcoloniale des systèmes de soins.
Les solutions circulent dans le secteur de la santé depuis plusieurs décennies, avec bien évidemment certaines proches du FBR promu par des acteurs internationaux et actrices internationales multiples. Elles sont en général promues par des expert-e-s en développement, dont la formation et le renforcement des capacités sont favorisés par des universités et des agences. Le FBR est de ce type, avec le soutien en amont des consultants internationaux et consultantes internationales de la Banque mondiale et des agences de coopérations au développement. Ces expert-e-s ont donné des cours internationaux soutenus par les agences, avec la participation de cadres nationaux et nationales capables de s’approprier les discours et les pratiques rapidement diffusés dans l’ensemble du pays[3].
Les changements politiques enregistrés dans les deux pays durant la période d’introduction internationale du FBR ont été des événements efficaces pour l’émergence du FBR. Quand les mouvements sociaux visaient son renversement, le pouvoir politique burkinabè a introduit des idées jugées capables de changer les situations sociales pour satisfaire la demande populaire. Au Bénin, le régime politique venu dans la même période avait mis en avant le principe d’un changement structurel de la gouvernance. Cette demande de la nature des acteurs et actrices politiques en changement de l’ordre des choses a été l’opportunité fondamentale d’émergence du FBR.
On peut retenir de cette expérience pour les interventions futures qu’il est nécessaire d’étudier les contextes avant de copier les modèles. Si l’expérience du Burkina Faso a été évaluée et mise à échelle nationale pour plusieurs années de suite, celle du Bénin s’est généralisée sans évaluation proprement dite avant de s’arrêter, faute de financement.
Références
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- Les analogies fondamentales sont des éléments de contexte qui sont pareils. Dans notre cas, il s’agit des contextes sanitaires qui se ressemblent sur le plan des intrants (ressources humaines, infrastructures, etc.) et des résultats (fréquentation, satisfaction, effets et impacts, etc.). ↵
- Les personnes qui ont mis assez d’énergie dans la promotion du FBR ont eu des raisons politiques, symboliques, financières et sociales au regard de leurs implications dans les différents projets. ↵
- Voir le chapitre de Gautier et al. ↵