14 La presse et la protection sociale au Mali

Fabrice Escot

Introduction

La presse malienne est perçue comme emblématique de la presse africaine (Perret, 2005), car elle est marquée par de « profondes lacunes » (Kamga, 2019). Sur la forme, les journaux maliens seraient les « plus mal écrits » de la sous-région (Perret, 2005), l’expression journalistique est « fortement empreinte du style et des rhétoriques de l’oralité et du « griotisme », qui priment souvent sur la logique (discours sur le discours, effets de manche, présentation d’agrégats) et la rigueur journalistique » (Escot & Ousséini, 2014). Le verbe est « haut et incendiaire » (Perret, 2005). Sur le fond, Perret se réfère aux constats du Conseil national de la communication malien : « le parti pris flagrant et exagéré […] l’appréciation tordue des faits et volontiers subjective… » […] « on se croit sous le régime du laisser-faire et du bon vouloir ». Ces dysfonctionnements sont attribués à la faiblesse économique des entreprises de presse (Tudesq, 1996; Perret, 2001), au manque de formation des journalistes (Perret, 2005) et à leur fonctionnement « à la fois inféodé et dépendant du politique » (Rambaud, 2006).

Perret (2001) rappelle toutefois le rôle didactique et potentiellement critique des médias publics des années de l’indépendance, qui s’étaient donnés pour tâche « d’illustrer, de mettre en perspective l’action de l’État, d’en donner une traduction plus didactique, et le cas échéant » avec une « marge de manœuvre élargie à une forme de critique “constructive” » (Perret, 2001, cité par Kamga, 2019). Dans son rapport ambigu avec le politique, la presse garde une capacité à « dénoncer ses abus et désacraliser le pouvoir » (Rambaud, 2006). Ndior et Kadio (2005) observent que les journalistes ivoirien-ne-s et sénégalais-es adoptent des positions différentes dans les domaines de la santé et de la politique, qui se traduit pour la santé par un rapport non critique, entre autres facteurs explicatifs pour « endosser le rôle de messager d’une bonne parole préventive “pour le bien des populations” et se préserver des sources de revenus ». Au Mali, la presse écrite se fait volontiers l’écho des discours de satisfecit des institutions sur les politiques de santé en place ou à venir (Escot & Ousséini, 2011). Incendiaire ou prophétique, le « griotisme » de la presse peut ainsi prendre des formes différentes selon le sujet et la relation particulière du ou de la journaliste avec l’institution ou la personnalité politique.

La période 2007-2017 a été marquée, au Mali, par des évolutions du contexte politique, du « paradigme » de la protection sociale et de la mise en œuvre des différents régimes qui la composent. La presse écrite a bénéficié d’un contexte favorable à l’émergence d’un journalisme voulant se rapprocher des standards de qualité. De 2007 à 2012, la démocratie était perçue comme assise, et la presse était relativement structurée entre partisan-e-s et opposant-e-s plus ou moins explicites au Président Amadou Toumani Touré, communément appelé « ATT ». À la suite de la rébellion de certaines population et à la prise de pouvoir par des fractions djihadistes du nord du pays en 2011, à un coup d’État militaire en 2012 et à l’élection d’un président contesté en 2013, la période 2012-2015 a été caractérisée par un fort affaiblissement de l’État et une polarisation de la presse ouvertement en faveur ou contre le Président Ibrahim Boubakar Keïta, communément appelé « IBK ». Le système malien de protection sociale s’est très sensiblement étoffé, parfois en innovant au sein de la sous-région (Touré, 2019), pour couvrir la totalité de la population. La politique nationale adoptée en 2016 s’organise autour de trois régimes de protection contre le risque maladie : i) l’Assurance Maladie Obligatoire (AMO), à destination des salarié-e-s du secteur formel et de leurs ménages, soit 17% de la population, ii) le Régime d’Assurance Médicale (RAMED) à destination d’une population d’indigent-e-s fixée à 5% de la population totale, et iii) la mutualité, au bénéfice des familles des travailleurs et travailleuses informel-le-s, dont l’agricole, soit 78% de la population. L’instauration de la couverture universelle en santé émergente à partir de 2013 a été perçue par l’État comme un moyen d’améliorer son image et de renforcer la cohésion nationale[1].

L’objectif de cette étude est de cerner comment la presse a traité différents thèmes de la protection sociale à partir de la période d’émergence et de formulation du RAMED et de l’AMO, institués en 2009.

Méthode

La période de l’étude a été fixée de janvier 2007 à décembre 2017. L’étude qualitative a porté sur les archives papier de six journaux, dont le choix a été établi sur la base d’une étude précédente sur les politiques d’exemption de paiement de soins, menée sur dix journaux (Escot, 2010). J’ai retenu les plus contributifs en nombre d’articles et en singularité de discours. Il s’agit de quatre quotidiens d’information générale : i) L’Essor, seul journal malien partiellement détenu par l’État, ii) Les Echos, iii) L’indépendant, iv) L’indicateur du Renouveau), et deux hebdomadaires au positionnement critique ou satirique : Waati et Le Scorpion. Le dépouillement des archives a été réalisé en juillet 2017 pour 2011-2017 et en juin 2018 pour 2007-2010. Il a porté sur l’intégralité des articles citant au moins une fois un ou plusieurs des termes suivants : AMO (Assurance Maladie Obligatoire), CANAM (Caisse Nationale d’Assurance Maladie, organisme de gestion déléguée de l’AMO), RAMED (Régime d’Assurance Maladie), Indigence/indigent-e-s (bénéficiaires du RAMED), ANAM (Agence Nationale d’Assurance Maladie, organisme de gestion déléguée du RAMED), mutuelle de santé, UTM (Union Technique de la Mutualité, organe faîtier de la mutualité), INPS (Institut National de Prévoyance Sociale, organisme en charge de la gestion des retraites et associé à la CANAM), Protection sociale, CMU (Couverture Maladie Universelle), Jigisèmèjiri (programme de transferts monétaires de l’État à destination des ménages les plus pauvres, dépendant du ministère de l’Économie et des Finances). Des sites de presse en ligne ont été consultés pour compléter le corpus sur la fin de l’année 2017.

Au total, 320 articles ont été identifiés, dont 230 articles de presse rédigés par les journalistes ou contributeurs et contributrices des journaux, six articles parfois difficiles à qualifier, entre rédactionnels et publi-rédactionnels (reproduisant plus ou moins fidèlement les communiqués de presse fournis par les institutions de la protection sociale, dont les services du département en charge de la protection sociale, normalement sans contrepartie financière) et 84 annonces (intégralement rédigées et mises en forme par les services d’annonceurs, en l’espèce ici toujours la CANAM, et publiées sans modification selon les termes de contrats publicitaires).

Le corpus a fait l’objet de trois modes d’analyse complémentaires. Les articles ont été répertoriés selon le journal, la date de publication, le format (taille, traitement formel), les thématiques abordées et le ton journalistique, ce qui a permis une analyse quantitative. À partir de ce panorama, différentes périodes ont été distinguées selon la fréquence de publication d’articles et les points d’attention de la presse. Une analyse qualitative inductive du contenu a été réalisée sur l’intégralité du corpus par thématique et selon la période, incluant l’analyse des sources mobilisées et du discours restitué.

Pour compléter l’analyse, huit entretiens ont été menés avec les directeurs de publication des quatre journaux de ce corpus ayant produit le plus d’articles (L’Essor, Les Echos, L’Indépendant, L’indicateur du Renouveau) et du journal Mali Infos, ce dernier s’intéressant à la protection sociale, et trois journalistes travaillant dans le domaine de la santé et protection sociale (L’Essor, L’Indépendant, Le Journal du Mali). 

Résultats

La presse ne s’est que lentement appropriée le concept de protection sociale

Jusqu’en 2011, la presse était familière d’un concept de sécurité sociale qui englobait divers dispositifs relatifs au droit du travail et aux acquis sociaux : la retraite surtout, les allocations familiales, les congés maternité, les accidents de travail et les pensions d’invalidité. La gestion du risque maladie, qui reposait sur des dispositifs privés assurantiels et mutualistes, était peu traitée et n’était pas intégrée dans ce concept. La presse ne restituait le terme de protection sociale que comme un élément de langage des institutions. Dans l’un des premiers articles du corpus, qui annonce la mise au vote à l’Assemblée nationale des textes de lois relatifs à l’instauration de l’AMO et du RAMED, ces deux régimes s’invitent clairement, selon le ou la journaliste, dans le champ de la sécurité sociale.

Ces textes tractent une petite révolution sociale en termes de sécurité sociale dans notre pays. (« Assemblée nationale : un planning très chargé », L’Essor, le 10/04/2009)

Le terme de protection sociale n’émerge réellement dans les tribunes des journaux qu’à partir de 2011, quand ils restituent les discours des institutions sur l’articulation des trois régimes, AMO, RAMED et mutualité posés comme « … les trois volets du système national de protection sociale contre la maladie » (« Prise en charge des réfugiés au Nord : l’ANAM face à ses responsabilités », Les Echos, le 6/7/2012). Malgré tout, les journalistes peinent à s’approprier ce concept de protection sociale et, pendant un temps parlent toujours de sécurité sociale, sinon de protection des risques sociaux, d’action sociale, d’assurance maladie, d’assistance médicale, de protection contre la maladie. Le discours institutionnel a parfois participé à cette distinction entre régimes de prise en charge du risque maladie et sécurité sociale.

L’INPS gère les retraites, la maternité, les prestations familiales, les accidents de travail et maladies professionnelles, les invalidités, etc. La Canam ne s’occupe que d’un seul régime : la maladie. C’est une manière, pour l’État, de ne pas mettre la maladie avec les différentes caisses. […] Dans tous les pays environnants, la tendance est d’aller à la séparation des maladies des autres régimes pour maîtriser les dépenses de gestion. (« Nouhoum Sidibé, dg de la caisse nationale d’assurance maladie – l’AMO n’a rien de coercitif », Les Echos, le 11/3/2011)

Il faudra attendre 2014 pour que le terme de protection sociale s’impose dans le langage de la presse comme un concept qui « englobe l’ensemble des mécanismes relatifs à la sécurité sociale, l’action sociale et l’aide sociale » (« Protection sociale – la CDTM souhaite l’accompagnement des autorités », L’Indicateur du Renouveau, le 30/04/2014).

La protection sociale de façon générale est l’ensemble des mesures préconisées par l’État pour assurer la prise en charge des risques sociaux de la population. Elle est perçue au plan mondial comme une composante clé dans les stratégies de réduction de la pauvreté. (« Concertation sur la protection sociale : l’Union technique de la Mutualité pour renforcer l’efficacité des différentes actions », L’indépendant, le 29/01/2016)

« À bon vin point d’enseigne », la maxime sied comme un gant à l’AMO dont la mise en œuvre se poursuit dans la plus grande sérénité. Rarement, il a été autant question de satisfaction et de soulagement, en parlant d’un régime de protection sociale, notamment la prise en charge du risque maladie. (« Assurance maladie obligatoire : le chantier de la modernisation », L’Essor, le 15/02/2017)

Les enjeux de la sécurité sociale ont évolué en parallèle de la CMU

Sous l’influence des agences internationales et via l’émergence de la Couverture Maladie Universelle (CMU), les termes constitutifs du système de protection sociale ont sensiblement évolué au cours de la décennie, fournissant aux journalistes de nouveaux sujets d’intérêt et de nouveaux concepts.

De 2009 à 2011, lors du lancement de l’AMO et du RAMED, la prévention du risque maladie est décrite à travers des principes sociétaux : solidarité nationale, cohésion nationale, égalité dans l’accès aux soins, équité, « équité sociale », lutte contre la pauvreté, l’exclusion et la discrimination, respect des droits humains, de la personne humaine et égalité des droits face à la maladie. La protection sociale est parfois abordée sous l’angle du capital humain. Un glissement progressif s’opère à partir de 2014, du paradigme idéologique et éthique vers des fonctions plus matérialistes et économiques de la protection sociale, soit au niveau individuel d’épanouissement personnel (capacités des ménages, résilience, niveau de vie, bien-être), soit à un niveau plus collectif de participation à l’économie (émergence du pays, productivité) avec des bénéfices de l’ordre du développement. Cette évolution émerge avec la perspective de la CMU et la rhétorique de l’action des filets sociaux, mais également de certaines mutuelles. Cette perception plus individualiste, moderniste et plus libérale, mais aussi plus fonctionnaliste de la protection sociale, est notamment portée par l’UTM, le patronat malien et la Centrale démocratique des travailleurs du Mali (CDTM), syndicat regroupant plutôt des travailleurs et travailleuses de l’informel et donc plutôt intéressé par le développement de la mutualité. 

En plus de la réduction de la vulnérabilité économique, sociale, alimentaire, nutritionnelle, la protection sociale selon (UTM) constitue également une voie pour promouvoir la productivité des ménages en augmentant leur capacité. (« Concertation sur la protection sociale : l’Union technique de la Mutualité pour renforcer l’efficacité des différentes actions », L’indépendant, le 29/1/2016)

La première référence à la couverture sanitaire universelle (CSU) au sein du corpus est fournie le 1er juillet 2013 par L’Essor qui lui consacre d’emblée un article de fond et l’associe à la protection sociale en matière de santé. Ceci est à l’occasion d’un atelier qui rassemble les partenaires de la campagne « Tous et chacun » : la Direction Nationale de la Santé (DNS), l’UNICEF, Save The Children, World Vision et Plan Mali. Leur objectif est de renforcer leurs capacités sur le concept de la CSU au Mali et ses implications. Cet atelier délivre une définition de la CSU et invoque l’aspiration des populations à la CSU. À noter que L’Essor fait alors référence à la déclaration de politique malienne de protection sociale de 2002. Bien que celle-ci n’ait presque jamais été mentionnée auparavant, elle est présentée comme visionnaire, selon un schéma assez courant de reconstruction rétrospective de l’histoire.

(La CSU) consiste à assurer à l’ensemble de la population, l’accès aux services préventifs, curatifs de réadaptation et de promotion de la santé dont elle a besoin, de qualité suffisante pour être efficaces, sans que leur coût n’entraine des difficultés financières pour les usagers. […] La CSU prend ses racines dans les textes fondamentaux de l’OMS, adoptés en 1948, qui font de la santé un droit fondamental. […] Au Mali, la couverture sanitaire universelle reste toujours un objectif recherché. Ainsi, depuis l’adoption en conseil des ministres, en avril 2002, de la déclaration de politique nationale de protection sociale, notre pays s’est engagé dans l’implantation d’un système de protection sociale efficace, efficient et profitable à l’ensemble de la population. (« Santé maternelle et infantile : les garanties de la couverture sanitaire universelle », L’Essor, le 01/07/2013)

La dynamique de la CSU est ensuite largement alimentée, toujours via des références aux normes et doctrines internationales : Organisation Mondiale de la Santé (OMS), Organisation internationale du Travail (OIT), Union Économique et Monétaire Ouest-Africaine (UEMOA), qui l’ancrent dans les droits humains. Le 23 février 2015, lors de la 10ème session ordinaire du conseil d’administration de la CANAM, la protection sociale est clairement associée à la notion d’efficience des prestataires de santé (pour autant, les références à la qualité des soins sont peu fréquentes, surtout après 2014). En mai 2014, à l’occasion de la journée internationale du travail, la CDTM « table sur la collaboration du gouvernement pour mieux organiser et mieux structurer le secteur informel » (« 10ème session de la Canam – la satisfaction des partenaires et clients à l’ordre du jour », Waati, le 26/02/2015). Elle rappelle que ce secteur est pourvoyeur de plus de 65% des emplois au Mali. Elle organise ainsi une conférence-débat sur l’AMO et l’INPS. Il s’agit pour cette organisation syndicale de réfléchir à la prise en charge des travailleurs et travailleuses du secteur informel dans la sécurité sociale, perçue comme « une préoccupation majeure des militants », le secrétaire général de la Confédération Syndicale des Travailleurs du Mali (CSTM) rappelant que ce secteur « n’est pas saisi dans ces opportunités des régimes de l’Assurance maladie obligatoire et l’Institut national de prévoyance sociale » (« Protection sociale – la CDTM souhaite l’accompagnement des autorités », L’Indicateur du Renouveau, le 30/04/2014). La protection sociale est perçue comme un moyen de lutte contre la pauvreté et la « vulnérabilité sociale », et la centrale cite les études de la Banque mondiale autour des programmes de transferts sociaux. Cette définition de la protection sociale la positionne ainsi comme un facteur de résilience et de stabilisation de l’économique.

Les activités de la Canam contribuent à l’atteinte stratégique n°9 du PDDSS 2014-2023 à savoir : « Développer un système de financement permettant une meilleure mobilisation et utilisation des ressources financières pour la santé, une meilleure accessibilité aux services de santé et qui incitent les prestataires et les utilisateurs à être plus efficients ». (« 10ème session de la CANAM – la satisfaction des partenaires et clients à l’ordre du jour », Waati, le 26/02/2015)

L’appropriation des concepts de protection sociale, de CSU et des différents régimes mis en place a manifestement été difficile pour bon nombre de journalistes, qui tout en s’y montrant très favorables en ont peu maîtrisé les aspects techniques et institutionnels. Leur intérêt a essentiellement porté sur le compte rendu de l’actualité institutionnelle au détriment de l’analyse de l’investigation et de l’expression d’opinion.

Le traitement des différents régimes est très inégal et l’AMO, contestée, a largement mobilisé les journalistes

Les termes-clés retenus pour la recherche sont absents des colonnes en 2007 et 2008, et rares en 2009 et 2010. En quatre ans, les six journaux étudiés n’ont ainsi publié que 20 articles traitant de la protection sociale, s’intéressant à l’instauration de l’AMO/création de la CANAM mais très peu à celle du RAMED/de l’ANAM, et sporadiquement à la création de quelques mutuelles de santé (respectivement abordés dans dix, trois et cinq articles). Il est ainsi difficile de parler de mobilisation de la presse autour des régimes de protection sociale. À noter qu’à cette période, la presse se montrait très emphatique sur les politiques de gratuités, dont elle glorifiait les succès et les impacts.

La presse commence à s’intéresser spécifiquement à l’AMO en décembre 2010, quand débutent les prélèvements sur les salaires. Les syndicats dénoncent alors le caractère obligatoire du régime et questionnent son articulation avec les systèmes de prise en charge des soins de santé déjà mis en place dans les entreprises et administrations ou par l’assurance privée. Presque la moitié du corpus a été publié du début 2011 au premier trimestre 2012, qui constitue la période d’intérêt majeur de la presse pour les thèmes de la protection sociale avec huit articles publiés par mois. La presse s’empare de l’AMO, dont l’actualité va devenir brûlante et va constituer son sujet d’intérêt principal (89 des 100 articles publiés pendant cette période traitent de l’AMO, souvent exclusivement); ou elle pense s’en emparer, puisque les institutions vont progressivement affiner leur stratégie de canalisation, voire de contrôle, du discours de la presse (cf. infra). C’est également pendant cette période que sont publiés des articles non directement liés à l’actualité, porteurs de pédagogie, d’analyse et parfois de critique. Ces « initiatives » s’expliquent par le désir de la presse de s’inscrire dans la démarche de plaidoyer et d’information initiée par les institutions et ainsi de manifester son adhésion à la nouvelle politique de protection sociale en général et à l’AMO en particulier. Le discours journalistique demeure toutefois assez factuel. Les autres programmes, pourtant déjà qualifiés de piliers de la protection sociale (RAMED, mutuelles, filets sociaux) sont très peu abordés, les politiques de gratuité sont oubliées, et le discours sur le RAMED (qui lui ne prête à aucune remise en cause de principe, et dont la mise en œuvre n’a pas encore démarré) va alors très largement être mobilisé dans une optique de valorisation de l’AMO.

Le recul de l’État sur le caractère obligatoire de l’AMO, le refus d’adhésion d’une grande partie des adhérent-e-s potentiel-le-s, fonctionnaires surtout, et le coup d’État de mars 2012 marquent la fin de cette période d’intérêt singulier de la presse pour la protection sociale. La polémique syndicale autour de l’AMO et la question du retrait des affilié-e-s est absente du discours de la presse, qui communique peu et plutôt, en écho à la stratégie de revalorisation entamée par les institutions en charge de sa mise en œuvre, sur les avantages de la réforme. Il semble, d’après les articles des périodes suivantes, que cette année 2012, marquée par les troubles politiques liés au coup d’État du 22 mars, ait plutôt enregistré des désaffections que des adhésions à l’AMO, et que les acteurs et actrices aient pu envisager la suppression de cette politique.

Par la suite, la fréquence de publication des articles de presse reste faible. À partir de 2013, à la suite de l’expérience positive de certain-e-s assuré-e-s et de la stratégie de revalorisation engagée par les institutions, le bien-fondé de l’AMO et ses avantages semblent plus clairement reconnus. Les travailleurs et travailleuses éligibles s’y (ré-)inscrivent de façon relativement massive. En novembre 2014, par la signature d’une convention entre la CANAM et le ministère de la Défense et des Anciens combattants, les forces armées du Mali adhèrent à l’AMO, presque quatre ans après les manifestations de 2011. Après celle des syndicats de fonctionnaires civil-e-s et d’enseignant-e-s, l’adhésion globale des forces armées consacre la viabilité et la vitalité du régime. La presse va surtout relater ce phénomène qui consacre la victoire des « pro-AMO » : « un tournant décisif dans le processus d’adhésion à l’AMO » (« CANAM – les services sanitaires des forces de défense et de la sécurité adhèrent à l’AMO », L’Indépendant, le 03/11/2014). La rhétorique du retour en grâce va être assez fréquemment utilisée, par L’Essor surtout, dont certains articles traduisent une certaine ironie, à la fois sur la position de l’État et sur les opposant-e-s repenti-e-s. 

Après le coup d’État du 22 mars, certains avaient conclu à la fin prématurée de l’AMO. Il n’en est rien. Les établissements hospitaliers, les Csref, les officines pharmaceutiques privées et les laboratoires d’analyses conventionnés à l’AMO continuent en effet d’offrir des prestations dans le cadre de l’assurance maladie. On se rappelle que cette réforme avait été désavouée par des travailleurs du secteur public […] notamment de la part de la CSTM. (« Assurance maladie obligatoire : la couverture fonctionne bien dans la pratique », L’Essor, le 06/07/2012)

À partir de 2015, un peu plus d’attention est portée aux différents programmes et à la notion de CMU, émergente. Mais l’AMO reste le sujet privilégié des rédactionnels et la CANAM recommence à publier des communications informatives sur l’AMO. La nécessité de citer le RAMED pour valoriser l’AMO s’amenuise graduellement[2]. Les articles sont presque tous liés à des événements, mais les journalistes introduisent des éléments de critique (cf. infra), de plaidoyer et de satisfecit.

La fréquence de publication d’articles et l’intérêt porté aux différents régimes ont ainsi fortement évolué, suivant l’actualité de l’AMO (Figures 1 et 2 ci-dessous) : aucun article du 1er trimestre 2007 au 4ème trimestre 2008; un article par mois du 1er trimestre 2009 au 4ème trimestre 2010 (surtout lors de la création de l’AMO et de la CACAM); dix articles par mois du 1er trimestre 2011 au 1er trimestre 2012 (crise sociale autour de l‘AMO); moins de deux articles par mois du 2ème trimestre 2012 (après le coup d’État fin mars) au 3ème trimestre 2014; enfin, presque quatre articles par mois du 4ème trimestre 2014 (adhésion des forces armées à l’AMO) au 3ème trimestre 2017.

Le ministère en charge des domaines relatifs à la protection sociale, créé en 2000, était en 2007 celui du Développement Social, de la Solidarité et des Personnes Agées (MDSSPA), qui a ensuite pris différents noms au cours de la période étudiée : ministère de l’Action Humanitaire, de la Solidarité et des Personnes Âgées (MAHSPA) début 2012 à la fin 2013; du Travail, des Affaires Sociales et Humanitaires (MTASH) fin 2013 au début 2014; de la Solidarité, de l’Action humanitaire et de la Reconstruction du Nord (MSAHRN) début 2014 au début 2017; enfin, depuis début 2017, ministère de la Solidarité et de l’Action Humanitaire (MSAH). 

Figure 1. Événements-clés de la période, nombre d’articles publiés et noms des ministères successifs en charge de la protection sociale

Dans le contexte de débat public autour de l’AMO et de crises politiques graves fragilisant l’État, les institutions ont canalisé le discours de la presse et l’ont parfois manipulé

Dès les prémisses du conflit social engagé fin 2010, l’État a admis un déficit de communication lors de l’instauration de l’AMO, explicatif de l’incompréhension et de la colère des usagers et des usagères. Il a, sur la base de ce constat, chargé le ministère du Développement social d’élaborer une stratégie de communication sur l’AMO. Le ministère et les structures en charge de la mise en œuvre des différents programmes (CANAM, INPS et ANAM surtout) ont défini des axes de communication incluant la presse (présence de journalistes dans certains événements), voire spécifiquement destinées à la presse. La CANAM a notamment créé une cellule de communication relativement étoffée (elle-même ayant invité la presse à la visiter au cours d’une journée médiatisée). Des espaces de partenariats avec la presse ont été créés, notamment avec l’Association des entreprises de presse (Assep) depuis 2014, et le Réseau des Journalistes Citoyens Actions pour la République (JCAR) depuis 2016.

Ils ont organisé des événements à destination exclusivement de communication, conférences de presse ou événements organisés pour la presse, qui sont minoritaires en nombre, mais deviennent plus fréquents au fil du temps et ont suscité des articles importants, en taille et en contenu pédagogique pour le lectorat. La presse a également été invitée (moyennant une motivation financière) à assister et ainsi à rendre compte des discours tenus lors des manifestations officielles comme les forums, les conseils d’administration, les ateliers ou des événements organisés par de grandes ONG internationales. Certaines visites de structures sanitaires ont été organisées spécifiquement à son intention, fournissant l’occasion de démontrer aux journalistes le bon fonctionnement des programmes.

Pour sa part, le directeur général de la Canam, Ankoundio Luc Togo […] a enfin sollicité l’accompagnement des hommes de médias afin qu’il puisse atteindre les résultats escomptés. L’inscription des journalistes à l’Amo, la signature d’une convention entre l’Assep et la Canam, le concours du meilleur article sur l’Amo ont été les principales recommandations qui ont sanctionné les travaux. (« AMO – les patrons de presse s’informent sur les différentes opportunités », L’Indépendant, le 11/11/2014)

Il a salué la Canam, « une entreprise citoyenne qui contribue à soulager les souffrances des maliens et leurs familles dans les traitements des maladies et des hospitalisations ». (« CANAM – JCAR : vers un partenariat gagnant-gagnant », Les Echos, le 05/05/2016)

Au plan des discours, les institutions combinent trois approches rhétoriques :

  • Une justification du bien-fondé des politiques par les valeurs « universelles » de la protection sociale (OMS, BIT, droits humains, etc.) couplés à une initiative nationale historique depuis l’indépendance, avec une forte tonalité de plaidoyer;
  • Une qualification positive des institutions et du personnel en charge de la mise en œuvre, motivé, courageux, généreux, etc. et qui franchit les obstacles, fournit des « efforts »… L’ANAM, notamment, a très fréquemment recours à cette rhétorique;
  • Une présentation des faits posés comme résultats, toujours à l’avantage des acteurs et des actrices.

La presse a unanimement adhéré à ce principe relationnel avec son objet d’étude et d’enquête et a souvent, dès le lendemain de chaque événement, retranscrit les discours qui lui avaient été prodigués. Les journalistes admettent qu’étant peu familiers et familières du domaine, de ses arcanes et de ses concepts, la presse qui s’informe est une presse qui informe mieux. La logique du ou de la journaliste est clairement ancrée dans une logique de répétition immédiate du discours entendu ou lu, les institutions produisant de plus en plus de support écrits pour mieux maîtriser la mémoire de leur auditoire, et parfois des communiqués de presse rédigés sous la forme d’articles de presse et de ce fait difficiles à distinguer des articles de presse.

L’opinion de la presse a également pu être orientée selon des schémas classiques de corruption. La CANAM a abondamment utilisé la presse (84 annonces au sein du corpus) comme support de communication informative à destination des usagers et usagères pour annoncer les forums d’information et de plaidoyer sur l’AMO. Très peu ont été publiée dans L’Essor, malgré le statut et le tirage de ce journal. Plus de la moitié ont été publiées dans le journal satirique Scorpion, et le quart dans le quotidien L’Indépendant, journaux potentiellement plus virulents envers l’État, ce qui relève pour certain-e-s journalistes du contrôle économique de la presse par ses annonceurs.

Ces structures comme la CANAM, très souvent quand ils passent beaucoup d’annonces dans un journal, ce n’est pas une volonté de communiquer, c’est pour qu’on les laisse tranquille. (Directeur de publication, quotidien)

La stratégie de l’ANAM est jusqu’en 2018, date de changement de direction, parfois mobilisé par un autre mécanisme coutumier, le « brown envelop journalism », qui consiste à rétribuer le ou la journaliste pour qu’il ou elle publie ou ne publie pas certaines informations ou certains commentaires.

Madame… a tellement maitrisé la communication dans ce pays. Elle était vraiment arrivée à mailler les gens de la presse, avec ses entrées, elle avait des amis un peu partout. Et elle rendait bien ça aux gens, en réalité. […] Elle a cette largesse quoi, elle donne de l’argent aux gens. (Journaliste, quotidien)

La CANAM s’est associée avec des structures privées, communicantes, pour organiser des journées de consultations médicales gratuites pour la presse, ce qui relève d’un syncrétisme entre approches coutumières et modernes de communication.

La presse, favorable à l’ensemble des régimes, a manifesté une volonté de technicité au service de l’information

Les journalistes ont adhéré aux régimes de protection sociale en général et au principe de l’AMO en particulier, et ont traité le sujet avec « bienveillance ». Seul Scorpion a questionné la pertinence du caractère obligatoire de l’AMO.

L’Amo que le gofernement veut appliquer au Mali à partir du 1er mai 2011 pose problème. Plusieurs facteurs montrent qu’il y aura blocage […] Des sources concordantes affirment que le Mali n’est pas prêt à faire face à l’Amo, tant que ces facteurs ne sont pas pris en compte. (« AMO : le gofernement est-il prêt pour le premier mai? », Scorpion, le 20/04/2011)

Le recul de l’État et l’abrogation du caractère obligatoire de « l’Assurance Maladie Obligatoire » est notamment critiqué par les journalistes.

 Tiéman Coulibay qui l’a sciemment abordé accueille favorablement le concept qui, à ses dires, est une avancée sociale. Mais il se dit sceptique quant à la reculade du gouvernement qui a récemment dénié le caractère obligatoire à l’AMO. On ne peut pas adopter une loi à l’Assemblée nationale et dire qu’elle n’existe plus, il faut soit la relire, soit l’amender. (« 20e anniversaire de l’UDD – Amo, Ravec, élections de 2012, réformes institutionnelles… », Les Echos, le 28/4/2011)

Cette adhésion aux régimes de protection sociale se traduit par un souci de pédagogie et de plaidoyer. Les articles se composent essentiellement d’introductions descriptives des événements et de citations directes ou paraphrases de discours des personnalités. En l’absence d’investigations, de recherches spontanées ou d’enquête auprès des usagers et usagères, l’opinion ou le vécu des populations a très rarement été relayé par la presse. La relation de type « partenariale » engagée surtout par la CANAM a efficacement contribué à éliminer la critique des tribunes.

Quand on parle de l’AMO par exemple, son application dans certaines structures, des fois ça pose problème. Les gens ont vraiment du mal à bénéficier des avantages de l’AMO dans certains hôpitaux et centres de santé. Vraiment, c’est des sujets à dénoncer, mais malheureusement, avec l’élan de communication que les structures ont entamé, ça a beaucoup entravé ça. En général, ce que la presse relève, c’est institutionnel, mais le quotidien réel, ce qui se passe dans les hôpitaux, avec l’application des soins de santé, l’AMO, l’INPS, la presse le relève peu, à part quelques-uns. Parce que c’est institutionnel. (Directeur de publication, quotidien, interviewé en mars 2019)

Même s’il y a tendanciellement un déplacement du griotisme à plus de professionnalisme, on reste souvent dans le perroquet. (Journaliste interviewé en mars 2019) 

Le contenu de nombreux rédactionnels se veut informatif, didactique et pédagogique, surtout dans des articles de fond, qui ont fait l’objet d’un traitement conséquent : pleine page ou demi-page, usage de photographies, couleur pour les images, les titres, dont ceux à la Une. Les titres sont le plus souvent simples et directs, avec une certaine technicité et l’absence d’emphase ou de superflu. Les titres et l’imagerie participent à cette interpellation du lectorat sur le fond du sujet, en faveur des mesures de protection sociale et de la nécessaire diligence, le cas échéant, des structures qui la mettent en œuvre.

  • « L’assurance maladie obligatoire : preuve de solidarité affichée », Scorpion, le 26/10/2011
  • « Protection sociale des salariés : la Canam et l’INPS signent un partenariat », Waati, le 21/6/2013
  • « L’INPS/Canam face aux défis de la sécurité sociale », Les Echos, le 7/4/2015

L’expression est relativement rationalisée et descriptive. Les aspects protocolaires et cérémoniaux (la pompe institutionnelle) sont peu développés, et, même à l’occasion de satisfecit à partir de 2016, se limitent le plus souvent à un descriptif informatif des personnalités présentes et de leurs interventions le cas échéant. D’une façon générale, le lexique exalté de l’action politique de l’État est assez peu présent, même si on retrouve quelques termes de la rhétorique du combat : les enjeux, les défis, la lutte, dans les titres de L’Essor surtout. Le vocabulaire reste globalement descriptif, et l’expression modérée, rationnelle. Peu de références sont faites aux deux Présidents en exercice sur la période, Amadou Toumani Touré jusqu’en mars 2012, Ibrahim Boubakar Keïta à partir de fin 2013. Ceux-ci ont d’ailleurs peu pris la parole sur le sujet, l’État ayant officiellement mandaté le ministère chargé de la mise en œuvre des programmes pour en assurer la promotion et la communication. Le registre de la louange, qui attribue au chef d’État le mérite des politiques publiques, et qui était particulièrement perceptible dans les articles sur les politiques d’exemptions de paiement (Escot & Ousseïni, 2014), est ainsi très peu présent dans ce corpus.

La presse a rappelé l’ancrage de la politique malienne de protection sociale et de la gestion de la maladie dans le droit international, les principes de l’OIT (la protection sociale des travailleurs et travailleuses), de l’OMS, le droit UEMOA. Elle a présenté des rétrospectives des mesures de PS prévues par la législation malienne depuis l’indépendance, ce qui ancre les politiques dans l’identité nationale et la constitution de l’État indépendant. La référence au droit international et à « l’ordre des choses » est ainsi ajustée par une adaptation locale, ce qui fournit aux autorités maliennes un argument de justification des mesures nationales face à leurs détracteurs et détractrices. Ce registre offre une rare occasion d’exaltation et de référence à une fibre patriotique et aux vœux des « fondateurs » du pays.

Après la période de compte-rendu très factuel de la crise sociale de 2011, la fréquence des articles à tonalité pédagogique et de réflexion tend à augmenter tout au long de la période. L’attitude de la presse évolue également graduellement, délaissant le registre de la critique au profit du plaidoyer et du satisfecit (presque la moitié des articles à partir de 2014). La presse consacre ainsi les bons résultats obtenus, les efforts des acteurs et actrices et la clairvoyance des institutions. Les conseils d’administration de la CANAM et surtout de l’ANAM sont notamment l’occasion de discours laudatifs. Le plaidoyer est surtout mobilisé pour diffuser la notion émergente de CMU, en relais des institutions qui promeuvent cette nouvelle approche.

(« ANAM- l’assistance médicale dans ses beaux jours », Waati, le 02/04/2015)

Cette session a été l’occasion de rappeler les efforts de l’Etat à travers l’adoption des projets de modification des textes régissant le Ramed et l’Anam. (« 10ème session ordinaire de son conseil d’administration -L’ANAM enregistre cette année un taux de croissance de 8,75% », L’Indépendant, le 08/02/2016)

Malgré sa volonté de s’inscrire dans le discours techniciste et dans le dialogue social, la presse ne parvient pas à s’approprier les réels enjeux des politiques et à dépasser le niveau du compte rendu des discours institutionnels. Ce mécanisme amène parfois différents journaux à produire des articles très similaires, ce qui montre la très faible part des journalistes dans la production du discours journalistique sur le sujet à cette période.

La défense de l’AMO par la presse a masqué d’autres problématiques de la protection sociale

Quatre rédactionnels sur cinq abordent l’AMO, en thématique principale le plus souvent. Les journaux au positionnement très politique (L’Indicateur du Renouveau, Waati, Scorpion) ont publié presque exclusivement sur ce programme et accordé une très faible attention aux autres. Cette focalisation s’explique par l’innovation réelle représentée par cette mesure au sein du système de protection sociale, qui concerne l’élite (les fonctionnaires, les cadres du privé, jusqu’au Président lui-même) soit le lectorat principal de la presse écrite, et par les conflits sociaux qu’elle a entraînés en 2011, le recul de l’État sur le caractère obligatoire en 2011, puis la campagne de reconquête de la CANAM et les ré-adhésions assez massives autour de 2014. La presse a très fréquemment rappelé les contours de l’AMO : principe, mission, valeurs et fonctions, « philosophie » de la CANAM; cotisations, organigramme des organismes de gestion, INPS et CMSS, prestations fournies, liste des établissements conventionnés, chiffres d’immatriculation ou le nombre de bénéficiaires, mécanismes de fraude et dispositifs de lutte contre la fraude. Le fait que le régime ait été quasiment non fonctionnel au moment de l’ouverture des droits des bénéficiaires, le conventionnement de multiples structures de prestations et d’officines privées et l’extension à des médicaments de spécialités pour le rendre plus attractif, l’absence d’articulation avec les autres politiques normalement effectives dont particulièrement les exemptions, sont autant de questions qui auraient pu faire l’objet d’enquêtes et d’analyses de la part de la presse écrite, mais qui n’ont jamais été problématisées.

Le RAMED émerge assez faiblement, souvent comme faire-valoir de l’AMO

Le traitement du RAMED est symptomatique d’un discours tronqué. Le RAMED a peu focalisé l’intérêt, c’est une politique très peu opérationnalisée avec une institution sur la défensive. Le RAMED a bénéficié d’une adhésion de principe, voire d’une empathie guidée par la morale, de par sa vocation au bénéfice des plus pauvres, renforcée par l’association avec les populations du Nord (victimes). Le RAMED n’a été abordé que dans le quart des articles, surtout par les grands quotidiens généralistes (Echos, Essor, Indépendant), dans des articles de pédagogie et de réflexion, avec une forte composante de plaidoyer. Cette politique publique qui cible les indigent-e-s a été chargée de nombreuses valeurs sociales, émotionnelles (générosité, solidarité, etc.). Certain-e-s journalistes admettent leur faible niveau de connaissance du régime, du rôle et des fonctions de l’ANAM. Les articles sur le RAMED permettent assez mal de saisir les enjeux du programme au-delà de sa vocation à aider les plus vulnérables. Elle a été souvent présentée de façon superficielle, voire seulement cité comme un « pendant social », comme faire-valoir de l’AMO, régime clairement au bénéfice des élites. Un article de L’Essor montre la difficulté pour les journalistes de cerner les réelles problématiques du programme, en attribuant le faible nombre d’immatriculations à sa structure de financement, sans énoncer la question du processus d’identification et d’immatriculation.

Un assuré de l’AMO nous rappelle de façon burlesque le paradoxe du Ramed. L’AMO dont la mise en œuvre avait fait des vagues bénéficie d’une adhésion populaire maintenant alors que le Ramed qui ne souffrait d’aucune contestation s’enlise dans les difficultés liées au non-paiement des arriérés que doivent les collectivités à l’Anam. (« Régime d’assistance médicale : encore des difficultés », L’Essor, le 04/02/2014)

On note ainsi une moindre attention portée au RAMED à la suite de la victoire définitive de l’AMO en 2014. De plus, des mécanismes auraient permis d’immatriculer au RAMED des personnes non indigentes. Les CA de l’ANAM ont largement communiqué cette progression des immatriculations, éliminant le point de critique majeur de la presse sur ce régime. Les difficultés de mise en œuvre et de fonctionnement ayant conduit à un très faible taux d’immatriculation ne sont jamais réellement questionnées, ni la question budgétaire (des budgets importants et sous-utilisés malgré le refus des collectivités et les plaintes récurrentes de l’ANAM sur ses ressources), la complexité du processus d’immatriculation, n’ont jamais été réellement questionnés. De plus, l’ANAM, de 2011 à 2016, a adopté une posture de discours défensive pour expliquer les faibles avancées opérationnelles du RAMED. Sa directrice générale a exprimé de façon répétitive un combat « héroïque » contre les obstacles à la mise en œuvre de sa mission, qui a su gagner l’adhésion de la presse. Au final, l’information véhiculée sur le RAMED relève plus du discours que de l’action. Dans ce contexte, l’institution, et ainsi la presse, ont surinvesti les réalisations et ignoré les problèmes de fond, à savoir que ce régime marqué par les grandes valeurs de solidarité, d’équité, de lutte contre la pauvreté et l’exclusion, etc., était alors de fait entravé par le manque de volonté d’implication de la part des acteurs et actrices (maires, Développement social, ANAM elle-même).

Le régime mutualiste a très peu mobilisé la presse

Le régime mutualiste n’est abordé que dans un rédactionnel sur huit, et surtout par les trois grands quotidiens généralistes. Le traitement est de plus très factuel et d’une certaine façon assez lénifiant. Ce régime, institué en 1998, n’a pas suscité de débat ou de polémique de fond. La stratégie nationale d’extension de la couverture maladie aux secteurs agricole et informel par les mutuelles de santé, adoptée au moment de l’AMO et du RAMED, prévoit plusieurs innovations et notamment un subventionnement des cotisations par l’État à hauteur de 50%, dans une perspective d’équité. Mais la mutualité, comme pilier de la protection sociale, n’a pas été problématisée par la presse (ni par les institutions), et n’apparaît souvent que comme un point au sein d’une liste des mesures mises en œuvre où l’AMO (et rarement, le RAMED) occupent la première place.

L’actualité mutualiste porte sur des faits liés la création ou à l’évolution de différentes mutuelles. L’information délivrée est très diffuse, très peu politique, souvent de type anecdotique (ex. création de mutuelles de ressortissant-e-s au Gabon, ou d’une « mutuelle de santé pour les vaches » au Rwanda). Elle permet très peu d’appréhender la situation du réseau mutualiste, la réforme adoptée en 2011, ses enjeux, le fonctionnement réel des mutuelles et les avantages potentiels pour les adhérent-e-s. La vie mutualiste se rapproche ainsi d’une actualité très locale que la presse tend à relayer sous un angle positif de valorisation d’initiatives, de prévoyance et de solidarité. 

Les enseignants maliens du Gabon, six mois après la création de leur mutuelle, ont tenu leur première AG ordinaire […] Au cours de cette retrouvaille fraternelle et conviviale, nos compatriotes se sont montrés plus unis et plus solidaires pour construire ensemble une vie digne et prospère, à l’abris des ennuis ou de la peur. (« Mutuelle des enseignants maliens du Gabon (Memag) – nos compatriotes plus unis et solidaires », L’Indépendant, le 04/07/2014)

Les politiques d’exemption de paiement de soins de santé sont très peu abordées, alors qu’une étude de la presse menée auprès de dix journaux (Escot, 2010) avait identifié 182 articles sur le sujet entre 2005 et 2009, montrant que la presse avait plébiscité les trois mesures étudiées (paludisme, césarienne, ARV). De rares articles les mentionnent au sein du dispositif de prise en charge du risque santé (et peut-être uniquement pour positionner positivement l’État et ainsi l’AMO, de la même façon que le RAMED).

Des efforts ont été entrepris dans ce domaine grâce notamment à la création ainsi qu’à la mise à l’échelle des CSCOM, la prise en charge des traitement du paludisme des enfants de moins de 5 ans et des femmes enceintes. S’y ajoutent la gratuité de la césarienne, la mise en œuvre de l’AMO, le Ramed et l’appui aux mutuelles de santé. (« Couverture sanitaire universelle : le nécessaire engagement des parlementaires », L’Essor, le 18/3/2014)

Dès 2013, la presse les considère manifestement comme appartenant à un passé révolu, et en 2015, Les Echos les mentionnent comme des freins à l’adhésion aux mutuelles de santé.

L’hôpital régional de Sikasso encaisse en moyenne 3 millions de Fcfa sur les consultations, les hospitalisations et les ordonnances des assurés de l’AMO […] les responsables ont souligné le casse-tête constitué auparavant par la gestion des gratuités. (« Assurance maladie obligatoire : regain d’intérêt à Sikasso », L’Essor, le 29/07/2013)

Au chapitre des difficultés, les responsables de la Mutuelle ont dénoncé […] ou encore la gratuité des soins en cours pour les enfants de moins de 5 ans et aux femmes enceintes, assurés par l’ONG Terre des Hommes, qui a dû siphonner des cibles potentielles, dont les cotisations pour une bonne part n’ont pas été renouvelées. (« Saye – la mutuelle de santé sous perfusion », Les Echos, le 05/05/2015)

Les transferts monétaires ou filets sociaux et le programme d’État Jigisèmèjiri qui les met en œuvre sont surtout cités lors de l’immatriculation des bénéficiaires au RAMED et n’ont pas suscité l’intérêt de la presse.

Discussion

Sur la forme, les journaux étudiés montrent une certaine modernité et une plus grande rigueur, à associer à la formation des journalistes et à la relecture de leurs articles. On note globalement une tentative commune de la part des journalistes d’adopter un ton de chroniqueur ou de chroniqueuse relativement neutre, peu emprunt-e des registres du « griotisme », du prophétisme et de la pompe. Ils et elles ne subsistent que par inertie lorsqu’il s’agit de faire référence au passé, à la Nation ou à son chef, le langage patriotique refaisant surface.

Sur le fond, la presse montre en revanche toujours des faiblesses. En dix ans, les journalistes, surtout dédié-e-s à la santé et la protection sociale au sein des rédactions des quotidiens, n’ont pas réellement acquis de maîtrise, sinon d’expertise du sujet. Certain-e-s journalistes rencontré-e-s connaissaient très peu le RAMED. Les rédactionnels traduisent une absence de recul, d’analyse technique ou critique, et une quasi-absence de recherche. L’attitude consistant en la reproduction (fidèle) du discours entendu, la « presse- perroquet » pour reprendre le terme d’un journaliste, participe de la fonction de compte-rendu de la presse mais ignore largement celles d’investigation et d’opinion.

La posture de la presse sur la protection sociale contre le risque maladie s’est ainsi largement ancrée dans le rôle de « messager porteur de bonne parole » énoncé par Ndior et Kadio (2006), sans endosser les missions de critique ou de participation à la construction des opinions publiques. La presse n’a manifestement pas pu, sur ces bases, influencé l’opinion ou les décideurs, et encore moins « forger » une quelconque opinion publique. Même sur une politique aussi contestée que l’AMO, elle s’est contentée d’enregistrer et de restituer des informations factuelles. Ses prises de position, très rares, ont soit porté sur des faits déjà acquis (ex. recul de l’État en 2011), soit été sans effets (prise en compte des réfugié-e-s du nord par l’ANAM, 2011, dénonciation des déclarations du Segal de la CSTM, 2011).

Le discours est lié aux conditions de sa formulation : événements formels, politiques, protocolaires, mais aussi au désir des institutions de maintenir une attitude de façade au service de l’image d’un pays en marche, en progrès, porté par des acteurs et actrices performant-e-s. Certains enjeux réels, structurels ou à long terme ont été presque systématiquement ignorés ou minorés, au profit d’éléments immédiats mais positifs, communiqués comme des « victoires » acquises ou prévisibles (par exemple l’acquisition des outils biométriques pour l’AMO, le versement des contributions de trois communes sur 703 à l’ANAM). Les échecs sont présentés à travers une reconstruction (ou simplification) du passé qui permet un « consensus » (ex. déficit de communication sur l’AMO pour expliquer les contestations, en gommant par exemple le rôle de la CSTM dans la mobilisation du mouvement réfractaire, motivée essentiellement par des ambitions politiciennes du SG, déficit de ressources budgétaires pour l’ANAM pour expliquer les faibles taux d’immatriculations et de prestations).

Les politiques d’exemption du paiement des soins et le régime mutualiste sont emblématiques de la versatilité des acteurs et actrices, parfois sujets à l’amnésie. Les politiques d’exemption sont citées en 2009-2010 comme des piliers de la protection contre la maladie au Mali, et jusqu’en 2009, la presse a relayé les satisfecit des institutions sur les bilans de ces mesures (Escot & Ousséini, 2014). Elles ont certainement souffert du contexte et de la crise sociale autour de l’AMO. En 2009, elles sont citées comme des mesures effectives, dont l’État doit tenir compte pour définir les contours de l’AMO. Bien que les gratuités soient restées le seul levier facilitant l’accès aux soins d’une partie importante de la population (vu le faible taux d’immatriculation au RAMED et le faible nombre de mutuelles fonctionnelles), elles n’ont été vues que dans la perspective des nouveaux régimes, et partant, jugées parfois comme des mesures obsolètes et même comme des mesures contraignantes qui pénalisent les autres régimes[3]. Les mutuelles ont très peu mobilisé l’attention malgré leur inscription dans la stratégie nationale, la participation de l’État, l’adhésion des journalistes au principe mutualiste et le fait qu’elles s’adressent à 78% de la population. Le faible intérêt de la presse pour ces mécanismes importants de la prise en charge du risque santé traduit celui des institutions y compris celles chargées de les mettre en œuvre et une relation très ambiguë.

Conclusion

La presse, comme le personnel de l’administration et de santé, a dû suivre l’évolution du système de protection sociale sur au moins trois registres. Le premier concerne le passage d’un système de droits sociaux liés à l’entreprise à celui de prise en charge globale des risques sociaux, largement axé sur la santé. Le deuxième concerne le type de régimes de droits très différents des politiques précédentes et innovants. L’AMO était une spécificité malienne (avec, on l’a vu, des difficultés pour l’État à communiquer et mettre en œuvre et des difficultés pour les usagers et usagères à s’approprier le concept de régime contributif). Le Mali est, selon les sources restituées par la presse, le seul pays de la sous-région à avoir adopté dès 1998 une règlementation nationale (que le droit UEMOA n’est venu qu’orienter). Le troisième registre d’évolution de la protection sociale est celui d’une prise en charge du risque santé initialement basée sur des valeurs humaines et morales et, ensuite, plutôt étayée par des valeurs fonctionnalistes de développement et plus économiques.

La presse a rendu compte de l’ensemble de ces évolutions et y a très largement adhérées, avec une valorisation de l’innovation, des efforts de l’État et des différent-e-s acteurs et actrices de la santé et de la protection sociale. Elle a manifestement considéré qu’il n’était problématique, ni de faire table rase du passé, ni de passer sous silence certaines incohérences.

La superposition d’un sujet évolutif, technique, difficile à appréhender par la presse, et d’un mode de production de discours journalistique étroitement dirigé par les institutions a ainsi produit un corpus simple et plutôt sobre sur la forme, et informatif à première vue. Mais cette apparente progression laisse entrevoir la permanence des modes de fonctionnement de la presse : la corruption, la superficialité au détriment de l’analyse et la répétition du discours institutionnel en matière de santé.

L’étude montre en effet comment, au cours de la période, l’émergence de la communication au sens technique et moderne du terme au sein des institutions, et notamment de la CANAM avec la création d’une cellule spécifique, a outillé ces dernières pour faire émerger une nouvelle forme de contrôle du discours de la presse. Les institutions, en effet, ont su produire un discours très formaté et adapté aux besoins de la presse (rappelons notamment quelques communiqués de presse rédigés comme des articles de journalistes), très attractif auprès de journalistes en besoin de renforcement de compétences. La stratégie de communication a évolué de la présence des journalistes aux forums à des sessions spécifiquement organisées pour la presse et ultimement à des espaces de partenariat institutions-presse. Au-delà d’une entreprise de flatterie et de séduction, on pourrait y lire non seulement une appropriation, mais presque une privatisation de la presse par les institutions, qui succède peut-être à l’inféodation de la presse au politique énoncée par Rambaud (2006).

Références

Escot, F. & Ousseïni, A. (2014). Presse sous influence, presse sans opinion. Traitement des politiques de gratuité des soins par les presses écrites nigérienne et malienne. Dans J.-P. Olivier de Sardan & V. Ridde (dir.), Une politique de santé publique et ses contradictions (233-248). Khartala.

Escot, F. (2010). Le traitement de la question de la gratuité des soins par la presse malienne, 2005–2009 [Revue de presse]. Miseli. http://www.miselimali.org/fs/Root/caw9p-Revue_de_presse_malienne_sur_la_gratuite_Rapport.pdf

Kamga, O. (2019). Difficile émergence d’un journalisme objectif en Afrique. Communication, 36(1). http://journals.openedition.org/communication/9827

Ndior, M. A. & Kadio, M. (2005). Difficile mise en question des systèmes et politiques de santé à travers la presse (Côte d’Ivoire et Sénégal). Dans L. Vidal, A.S. Fall & D. Gadou (dir.), Les professionnels de santé en Afrique de l’Ouest, entre savoirs et pratiques : paludisme, tuberculose et prévention au Sénégal et en Côte-d’Ivoire (83-98). L’Harmattan.

Perret, T. (2001). Le journaliste africain face à son statut. Les Cahiers du journalisme, 9, 154-168.

Perret, T. (2005). Le temps des journalistes : L’invention de la presse en Afrique francophone. Karthala.

Rambaud, B. (2006). Rapports presse/politique [Communication]. Réflexions sur les études de médias africains, Études africaines en France, Rencontre RTP 2006.

Touré, L. (2019). Une nouvelle politique publique de financement de la Santé dans le cadre de la couverture universelle au Mali [Rapport de recherche]. Miseli, Bamako.

Touré, L. & Ridde, V. (2020) The emergence of the national medical assistance scheme for the poorest in Mali. Global Public Health. doi: 10.1080/17441692.2020.1855459.

Tudesq, A.-J. (1995). Feuilles d’Afrique. Étude de la presse de l’Afrique sub-saharienne. Éditions de la maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine.


  1. Voir le chapitre de Touré et Ridde.
  2. Voir le chapitre de Touré et Ridde.
  3. Voir le chapitre de Gautier et al. pour le renouveau.

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