13 Les mutuelles de santé communautaires au Sénégal : une forme d’économie sociale et solidaire?

Juliette Alenda et Bruno Boidin

Introduction

L’Afrique connaît actuellement un mouvement de promotion de la couverture sanitaire universelle (CSU). À défaut de pouvoir appliquer les modèles de protection sociale des pays riches, ce mouvement s’appuie en partie sur l’extension des mutuelles de santé communautaires (MSC). Pourtant, les MSC rencontrent un certain nombre de limites techniques et institutionnelles (Waelkens & Criel, 2004; De Allegri, Sanon & Sauerborn, 2006). Dans ce chapitre, nous nous intéressons à une autre difficulté qui découle d’un paradoxe. Les MSC en Afrique, bien que relevant de l’économie sociale et solidaire (ESS) du point du vue des principes qui président à leur création, sont cependant très diverses dans la façon dont leurs responsables et leurs membres se représentent les valeurs et les objectifs prioritaires. Derrière l’homogénéité apparente de ce secteur se révèle alors une certaine hétérogénéité qui rend difficile la convergence des initiatives mutualistes vers une extension de la CSU.

Nous présentons l’exemple du Sénégal où la promotion de la couverture maladie universelle, notamment par l’extension des mutuelles, est considérée comme un enjeu national majeur par les gouvernements depuis le milieu des années 2000. Nous mobilisons des données issues d’une enquête de terrain réalisée entre 2013 et 2015 auprès des mutuelles de santé et des acteurs et actrices institutionnel-le-s.

Bien que le terme d’ESS soit peu utilisé en Afrique de l’Ouest par les acteurs publics et actrices publiques et socioéconomiques, nous considérons que les diverses initiatives relatives à la promotion des MSC s’inscrivent dans cette approche. En effet, cherchant de nouvelles manières de répondre aux besoins économiques et sociaux, elles s’appuient sur le principe de réciprocité au sens de Polanyi (2001 [1944])[1]. Ainsi, contrairement au tiers-secteur et au « non profit », qui sont pensés comme des secteurs spécifiques en complémentarité avec le marché et l’État, l’ESS s’inscrit dans un cadre plus global, en dessinant les contours d’une économie alternative (Defalvard, 2013; Ripess & Kawano, 2012). C’est cette dernière approche que nous adoptons dans ce chapitre, en considérant les organisations concernées dans leurs relations avec la société et le politique. 

Matériau et méthode

Nous mobilisons une partie des résultats d’une enquête qualitative conduite au Sénégal entre 2013 et 2015 sur la place des mutuelles dans l’extension de la couverture maladie. Au total, nous avons réalisé 66 entretiens semi-directifs (groupés et individuels) auxquels s’ajoutent des entretiens informels et des visites auprès des structures.

Les études de cas ont été réalisées sur les structures indiquées dans le tableau 1. Le Groupe de Recherche et d’Appui aux Initiatives Mutualistes (GRAIM) encadre les plus anciennes mutuelles communautaires du pays, dans la région de Thiès. La mutuelle du Partenariat pour la Mobilisation de l’Épargne et le Crédit au Sénégal (PAMECAS), présente sur l’ensemble du territoire, constitue une expérience innovante de couplage entre micro-crédit et micro-assurance. Le Rémusac (Réseau de Mutuelles Communautaires) réunit les mutuelles de santé de Guédiawaye. Enfin, TransVie est la mutuelle nationale des routiers du Sénégal. 

Une grille d’analyse des valeurs et des registres mutualistes 

Les formes d’ESS peuvent se rencontrer dans toute activité pour peu qu’elle mette en pratique certaines caractéristiques particulières. Avant de présenter ces caractéristiques, il convient de préciser la place particulière des pays du Sud dans les différentes conceptions de l’ESS.

Les différentes conceptions de l’ESS et les pays du Sud

L’économie sociale et solidaire revêt des réalités différentes selon le lieu où elle prend place. Ainsi, dans les pays du Sud, Castel (2015) considère que l’économie populaire est une branche de l’ESS, dans la mesure où l’on y retrouve des intentions similaires, avec un projet collectif d’économie alternative à l’économie capitaliste et une identité commune entre les travailleurs et les travailleuses. Certaines de ces organisations populaires hybrident, de la même manière que l’ESS, des ressources marchandes, non marchandes et non monétaires. À cet égard, les mutuelles de santé en Afrique s’inscrivent bien dans l’approche de l’ESS. Elles mettent en œuvre un projet collectif d’économie alternative afin de combler l’écart entre le droit à la santé pour tous et pour toutes et son application réelle. Cette économie alternative se base sur la solidarité et la réciprocité au sens de Polanyi (2001 [1944]) et s’éloigne du processus de marchandisation de la santé favorisé par les politiques néolibérales conduites depuis les années 1980. Ce projet est également politique par la création d’espaces autonomes de discussion dans le domaine de la santé au sein de ces mutuelles, amenant la participation de la société civile aux décisions collectives. Les mutuelles permettent ainsi une interaction entre les ménages, les communautés, les partenaires extérieur-e-s, les pouvoirs publics et le secteur privé.

Les apports de Polanyi nous permettent de définir plus finement les mutuelles de santé dans un cadre d’économie populaire propre aux pays du Sud. La prise en charge de la santé en Afrique se place principalement au sein de la sphère domestique. En cas d’épisode de maladie, les premiers recours sont la famille et les proches. La réciprocité fonctionne ainsi à divers niveaux. Les mariages, les naissances, les enterrements, les maladies sont autant de situations de la vie courante permettant une mise en place de dons et de contre-dons (Ballet, Bazin, Dubois & Mahieu, 2014). Dans la sphère de la réciprocité des pays capitalistes (Polanyi, 2001 [1944]), ne pas se montrer « généreux ou généreuse » peut conduire à être exclu-e de ce système. Les mutuelles de santé recoupent à la fois la réciprocité et la redistribution à l’inverse d’un « quasi-marché » de la santé devenu une norme dominante (McCaster, Batifoulier & Domin, 2015). La prise en charge des soins qu’elles proposent élargit la réciprocité entre personnes proches à une réciprocité entre membres d’une même mutuelle. Ces jalons mêlant réciprocité, intérêt et redistribution vont à l’encontre d’une théorie assurantielle standard des mutuelles de santé (Wang et al., 2010), destinées, par la contractualisation, à lutter contre des comportements supposés purement opportunistes. Par opposition à l’hypothèse de rationalité instrumentale, les individus ne sont pas seulement intéressé-e-s par leur satisfaction personnelle, mais aussi par leur satisfaction directe, se rapportant à l’identité sociale (Caillé, 2006). L’appartenance à la communauté permet de recevoir l’assistance du groupe sans distinction entre les membres. Cette appartenance s’inscrit conjointement dans les registres de l’intérêt, de la réciprocité et du sens donné à l’adhésion au groupe.

Les caractéristiques idéales typiques des MSC comme composantes de l’ESS

La littérature sur l’ESS permet de mettre en évidence trois caractéristiques principales de cette économie. La pluralité démocratique constitue une première caractéristique (Laville, 2010) : elle relève à la fois d’un mode de fonctionnement interne et d’une activité externe à l’organisation. Sur le plan interne, l’ESS s’appuie sur la participation des membres aux délibérations et aux décisions. Le mode de délibération privilégié consiste en la construction de règles à travers la confrontation de divers points de vue dans une relation d’égalité. La délibération collective constitue un principe économique, tout comme la régulation marchande ou étatique. Sur le plan externe, les organisations de l’ESS constituent des lieux de discussion faisant le lien entre le niveau communautaire et les niveaux plus élevés (collectivités, État, acteurs internationaux et actrices internationales).

La deuxième caractéristique est l’identité commune. C’est la réflexion collective propre à l’organisation qui permet la constitution d’une identité propre, partagée par les membres. Cette identité se crée en établissant des liens sociaux entre les membres, ainsi qu’à travers la légitimation de la structure, de sa finalité et de ses valeurs. En ce qui concerne les mutuelles de santé, le projet de la mutuelle doit faire sens auprès des membres potentiel-le-s afin que ceux-ci et celles-ci puissent partager un intérêt commun et prendre la décision de se réunir collectivement. Les valeurs véhiculées par la mutuelle présentent une dimension de coordination; elles permettent l’évaluation des actions par les individus et forgent l’appartenance à une communauté (Batifoulier, 2012).

Enfin, la troisième caractéristique est la pluralité économique et la place qu’y occupe le principe de réciprocité. Il s’agit de chercher des moyens différents de gérer des biens et des services, de créer et de partager la richesse. Ces expériences permettent une pluralité économique, leur but étant d’humaniser l’économie, de la démocratiser (Lewis & Swinney, 2008) et de s’étendre hors de l’hégémonie du marché pour intégrer d’autres principes économiques. La mise en commun des ressources pour la prise en charge de la santé se fait dans une relation d’interdépendance entre les membres, dans un « tout social » constitué par la mutuelle.

Classification des quatre structures étudiées

Les études de cas présentent l’avantage de représenter une certaine diversité des formes mutualistes au-delà de leur objectif initial commun. Nous avons élaboré à cet effet une typologie des mutuelles de santé au Sénégal fondée sur deux critères de différenciation : d’une part, on peut considérer que le principe de réciprocité, au cœur du mouvement mutualiste, occupe une place plus ou moins centrale dans chaque mutuelle; d’autre part, l’homogénéité de la population ciblée, primordiale par rapport à la constitution d’une identité commune, est plus ou moins forte. Cette typologie nous a permis de positionner chacune des quatre structures en fonction de leur situation par rapport aux deux critères. 

Figure 1. Typologie des mutuelles sénégalaises au regard de la réciprocité et de l’hétérogénéité. Source : auteur et autrice

Ainsi, la typologie reflète également les liens entre les trois caractéristiques idéales typiques des mutuelles. En effet, l’homogénéité (ethnique, religieuse, socioéconomique) de la population ciblée joue un rôle non négligeable sur le caractère démocratique (première caractéristique de notre grille) du fonctionnement de la structure dans la mesure où elle facilite la confiance et le sentiment de solidarité propices à un processus délibératif. De la même façon, l’homogénéité favorise l’identité commune (deuxième caractéristique de la grille). Enfin, la réciprocité constitue à la fois la troisième caractéristique idéale typique et un élément favorisé par l’homogénéité.

Résultats

Nous montrons les difficultés rencontrées par les mutuelles pour adopter les trois critères présentés dans la section précédente tout en rappelant pour chaque caractéristique les résultats de la littérature. Ainsi, la réciprocité intervient dans l’objectif d’humanisation de l’économie, cet objectif se réalisant dans le fait que les membres partagent une même identité, basée sur des relations réciproques et un « souci de l’autre » (Servet, 2007) : chacun-e, valant autant que les autres membres, peut contribuer à la délibération. La démocratie et la régularité des échanges appuient à leur tour l’unité et l’identité commune entre les membres, primordiales pour la pérennité de l’organisation (Wallimann, 2014). Cependant, nos résultats mettent en évidence des écarts entre cette grille idéale typique et la réalité vécue par les membres et animateurs et animatrices des mutuelles. 

Une démocratie interne à construire

La littérature sur les motivations de l’adhésion aux mutuelles de santé a mis en évidence le rôle important de la transparence dans la gouvernance, de la confiance vis-à-vis des dirigeant-e-s et du contrôle social sur les décisions. De nombreux travaux conduits au Sénégal (Devignes, 2014) et dans d’autres pays africains (Waelkens & Criel, 2004; De Allegri, Sanon & Sauerborn, 2006) montrent que le respect de ces différentes caractéristiques permet d’obtenir des plus forts taux de pénétration et d’adhésion. Notre étude confirme cette tendance. Lors de nos entretiens, plusieurs acteurs et actrices ont insisté sur le besoin de l’appropriation par les membres et de la démocratie interne comme moyens de parvenir aux objectifs sociaux partagés par les adhérents et adhérentes. Le Président de la mutuelle Goxu-Mbathie indique :

Pour la région de Saint Louis, sur les neuf mutuelles qui existaient, seules deux subsistent, à savoir la nôtre et celle des gardiens […]. Il faut un fonctionnement régulier des organes, une sensibilisation permanente, des rencontres périodiques avec les prestataires de soins pour la qualité et la diversité dans l’offre de soins […], partager les décisions, pas de système autoritaire. Il faut des décisions démocratiques. Tout ce qui participe à la cohésion est une bonne chose.

Le directeur exécutif d’Intermondes (organisation d’appui du Rémusac), se démarquant selon lui des pouvoirs publics qui considèrent que la participation consiste à « contribuer aux actions définies par l’État », définit la participation de manière « plus large, plus active, créative, autour d’une table. Il faut contribuer et évaluer ensemble ». Il s’agit de

promouvoir le dialogue entre les acteurs économiques, sociaux et politiques, en vue de renforcer la participation citoyenne […] Pour atteindre le maximum de sénégalais, les mutuelles de santé communautaires sont là pour la proximité, l’attrait communautaire, les valeurs qui existent au sein de la société. Il est important de rencontrer les usagers pour leurs avis, leur opinion.

Le coordinateur du GRAIM précise :

Nous au GRAIM on avait beaucoup évité de construire des mutuelles pour simplement dire de se soigner. Ça permet de se soigner mais ça permet aussi à une communauté de se questionner sur sa situation, et d’envisager son avenir et ses relations avec les différents acteurs y compris l’autorité. De prendre une position par rapport à une autorité. […] Il n’y aura de la durabilité qu’à travers l’appropriation que les communautés feront de la mutualité et les éléments internes qu’ils mettront en œuvre pour que cela devienne de véritables communautés, de véritables sociétés.

Certains exemples sont emblématiques de la recherche d’une démocratie interne qui permet d’adapter les règles aux besoins spécifiques de la mutuelle. Ainsi, comme l’avaient déjà observé certains travaux (Atim, Diop & Bennett, 2005), les paramètres clés sont presque toujours fixés par l’Assemblée générale constitutive. Cette procédure permet alors de prendre des décisions collectives différentes de celles préconisées dans les études de faisabilité. C’est le cas des mutuelles de Thiès dont le coordinateur met en évidence une fixation des cotisations et des services fondée sur la discussion entre les membres : « On discute tant que le montant n’est pas accepté. Et vous faites le lien entre la cotisation et le service. Et donc chaque mutuelle se déterminait par rapport à ça, à la contribution acceptée par l’ensemble. »

Cependant, les études sur les mutuelles de santé en Afrique subsaharienne ont généralement souligné que, malgré l’enthousiasme suscité par ces structures auprès des populations cibles et des partenaires au développement, la réalité est souvent décevante avec des taux d’adhésion et de recouvrement plus faibles que prévu (Fonteneau, 2003; Waelkens & Criel, 2004; De Allegri, Sanon & Sauerborn, 2006). De plus, la légitimité des acteurs et actrices mutualistes pour intervenir dans le processus démocratique au niveau des politiques nationales devrait se coupler à la légitimité de la démocratie interne à la mutuelle (Laville, 2010). Or, notre enquête montre qu’au-delà des convictions des responsables des mutuelles, il existe d’importants décalages entre la vision des mutualistes et celle des membres élu-e-s et gérant-e-s. Plusieurs problèmes apparaissent : la charge de travail élevée des responsables des mutuelles favorise une concentration des décisions par manque de temps pour délibérer; les pratiques démocratiques sont un souhait lors de la création des mutuelles mais elles se perdent à long terme dans la gestion quotidienne; les cabinets d’expert-e-s extérieur-e-s sont sollicités, favorisant une conception « clé en main » peu propice à la prise en compte des besoins réels; les membres n’ont pas tous et toutes la capacité à participer effectivement aux débats et décisions, compte tenu d’un niveau de formation faible.

La démocratie représentative dans les mutuelles ne représente pas vraiment les membres. On demande toujours aux présidents mais jamais aux membres, on ne prend pas en compte leurs besoins. Quand un gars veut faire une mutuelle, il fait toujours venir les mêmes experts qui font les mêmes études de faisabilité et les mêmes mutuelles qui ne correspondent pas à la situation. (Directeur du cabinet Hygea)

Le coordinateur de l’Union régionale des mutuelles de Saint Louis évoque un détournement de fonds au sein d’une mutuelle : « C’est un exemple de l’échec d’une mutuelle. C’était une bonne intention au départ, mais l’argent est allé dans la main des dirigeants, la population a toujours pu attendre. Il y a un problème de transparence, pas de démocratie ».

La PAMECAS est un exemple frappant de mutuelles présentant des failles importantes sur le plan de la démocratie interne. Les assemblées générales concernent la mutuelle d’épargne et de crédit mais pas la mutuelle de santé. Les adhérent-e-s rencontré-e-s ont pourtant fait part de leur souhait d’exprimer leurs besoins et doléances. Nous avons également constaté que l’ampleur des tâches administratives des équipes de direction limite le temps consacré à impliquer les membres. Nous avons relevé l’expression de difficultés à recruter des personnes de confiance et compétentes pour gérer les mutuelles. En conséquence, les cadres dirigeant-e-s des mutuelles sont fréquemment reconduit-e-s durant de nombreuses années, renforçant la concentration des décisions. Les adhérent-e-s y trouvent un avantage de confiance vis-à-vis des dirigeant-e-s et de stabilité de la structure, souvent au détriment d’une démocratie interne. Nos observations vont également dans le sens des travaux qui indiquent que l’implication des adhérent-e-s intervient principalement à la constitution de la mutuelle, au moment où les dirigeant-e-s veulent créer une relation de confiance et fixer de façon consensuelle les taux de cotisation ou le paquet de prestations (Letourmy & Pavy-Letourmy, 2005)

Les difficultés de créer une identité collective

La construction d’une identité collective à travers les mutuelles communautaires rencontre des difficultés importantes pour deux raisons. D’abord, l’adhésion à une mutuelle ne signifie pas nécessairement que les adhérent-e-s partagent une vision commune avec les autres membres. Ensuite, les mutuelles communautaires qui sont pérennes, telles que les mutuelles du GRAIM, se basent souvent sur des communautés soudées, ce qui peut entrer en contradiction avec la création d’une identité propre à la mutuelle et non à la communauté de départ.

Une étude menée au Sénégal dans des mutuelles de Fatick, Kaolack, Diourbel et Kaffrine (CAFSP, HYGEA, PAMAS, 2011) montre que les membres définissent avant tout les mutuelles comme des structures de solidarité collective permettant de faciliter l’accès à la santé aux membres et à leur famille. La logique de convivialité est mise en avant, consolidant la cohésion sociale. Dans un contexte général de développement des systèmes assurantiels individualistes, les mutuelles construisent ainsi des mouvements collectifs différents fondés sur la réciprocité et la création de liens sociaux. Une cohésion sociale déjà existante serait alors un facteur important pour la viabilité des mutuelles de santé. Le succès de certaines mutuelles communautaires ne viendrait pas de la nature de l’activité mais des liens créés, des mécanismes de socialisation enclenchés par cette activité (Mladovsky & Mossialos, 2008).

Ainsi, alors que l’une des caractéristiques de l’ESS est de chercher à créer une identité autour d’un projet, dans le cas des MSC, cette identité collective ne semble prendre pied qu’en s’appuyant sur des identités communes préexistantes. À cet égard, la littérature montre que lorsque les membres sont réuni-e-s par une forte identité commune, les mutuelles sont plus durables (Daff, 2000). Le bouche-à-oreille est très important, renforçant le rôle des réseaux dans la motivation à adhérer. Cette identité commune est généralement plus faible en milieu urbain où, en l’absence d’une identité collective initiale, il semble très difficile de sortir d’un fonctionnement mécanique de la solidarité. La solidarité vue de manière mécanique et fonctionnelle par les institutions financières internationales conduit alors à plaquer des préconisations techniques sur des populations dont la première motivation est en réalité la confiance dans leur communauté.

Cette différence importante entre milieu urbain et milieu rural, entre hétérogénéité et homogénéité de la population ciblée, a été constatée dans notre enquête. À titre d’exemple, le directeur du cabinet Hygea indique :

la solidarité est forte contre la maladie mais pas au sein des mutuelles […] Le problème ici [dans les quartiers urbains], c’est que les mutuelles communautaires se basent sur les quartiers. Les gens se connaissent plus ou moins, il n’y a pas de relations horizontales mais de l’individualisme.

Par contraste, les membres des mutuelles rurales mettent l’accent sur l’importance de l’appartenance à une communauté, comme l’illustre un membre de la PAMECAS : « Ici, c’est une communauté, tout le monde est pratiquement une famille. C’est une communauté de caractère. Qui agissent ensemble. Donc s’ils acceptent une chose, c’est de manière globale. »

Nos observations directes ont également permis de faire apparaître concrètement de telles différences. Ainsi, la forte solidarité déjà présente dans la culture sérère[2] à Thiès ou chez les femmes des mutuelles du Rémusac illustre l’importance de tels liens comme bases de mutuelles de santé communautaires afin d’obtenir des plus forts taux de pénétration. Fandène et Lalane Diassap, mutuelles de la région de Thiès, sont deux exemples des mutuelles rurales assises sur une forte base sociale et possédant un taux de pénétration élevé (respectivement 90% et 82%) (Devignes, 2014). Nos entretiens et observations indiquent que cette pérennité tient pour beaucoup aux facteurs suivants : les liens étroits avec l’hôpital Saint Jean de Dieu, l’habitude des communautés sérères de s’organiser et de cotiser pour obtenir des services, de donner (quête à l’Église), et la forte cohésion sociale dans les villages.

Paradoxalement, il apparaît également que la forte cohésion communautaire représente un obstacle à une extension nationale de la couverture maladie fondée sur le mouvement mutualiste. En effet, les mutuelles concernées excluent de fait les membres extérieur-e-s à ces communautés. Le Président de l’Union régionale des mutuelles de santé de Diourbel indique :

Au niveau du Sénégal, les mutuelles se créent sur la base « appartenant à une confrérie ». Ça a des avantages et des inconvénients, car les extérieurs à la confrérie ne pourront pas adhérer. Il y a une mainmise du chef religieux. Si la population avait pour base que la santé, on se focaliserait davantage sur la santé tout court.

Le coordinateur du GRAIM analysait cette question dans le cas de Thiès : « Fandène c’est une réalité sociale, même communauté ethnique, religieuse. Et quand vous voulez sortir de ces cercles-là vous avez des difficultés. Quand vous voulez intégrer d’autres, ils peuvent venir dans un premier temps mais c’est un effritement. »

Par contraste avec l’identité commune vue comme idéal type de l’ESS, le cas des MSC au Sénégal montre ainsi une réalité contrastée. D’un côté, la présence de communautés soudées facilite la création et la pérennité des mutuelles; d’un autre côté, elle a comme contrepartie un morcellement des MSC et une exclusion des populations n’appartenant pas aux communautés d’origine. 

L’approche verticale contre la réciprocité?

Une étude menée en 1997 dans les communautés rurales traditionnelles du Sénégal, du Nigéria ou encore de l’Inde (Platteau, 1997) montrait que les membres étaient guidé-e-s par le principe de « réciprocité équitable » et ne concevaient pas l’assurance comme un jeu avec des gagnant-e-s et des perdant-e-s. Le partage des risques n’est pas considéré comme un transfert mais comme une dette contractée auprès des autres membres. Pourtant, la littérature montre également que si la plupart des acteurs et actrices à l’initiative des mouvements mutualistes partagent la vision de solidarité et de réciprocité, cette approche n’est pas considérée comme suffisante par les membres (Mladovsky et al., 2014). Les mutuelles sont souvent perçues comme un soutien aux familles avant d’être un outil de mise en œuvre de la réciprocité d’après nos entretiens. La motivation des membres se limite dans ce cas à leur intérêt individuel.

Notre étude a pu confirmer que différentes visions cohabitent au sein des mutuelles de santé, oscillant tantôt vers l’intérêt individuel, tantôt vers la réciprocité. Le manque de participation concrète à la vie des mutuelles réduit souvent la relation entre les membres à sa dimension financière, par le règlement de la cotisation plutôt que par l’implication collective ou le partage de valeurs. Nous avons relevé un décalage entre la vision des dirigeant-e-s, principalement masculins, souvent très impliqué-e-s, partageant les valeurs mutualistes, et des membres mettant en avant le registre de l’intérêt avant le registre de la réciprocité. Le directeur du cabinet Hygea nous confiait :

Depuis 20 ans, on végète sur les mutuelles, beaucoup de toutes petites mutuelles peu viables. On met trop en avant les problèmes de gestion, de formation, les formes mutualistes sont calquées sur les formes occidentales. Personne ne parle vraiment de solidarité autre que financière. 

Le gérant de la mutuelle et comptable de l’hôpital à Saint Jean de Dieu illustre le décalage entre une solidarité affichée et les décisions des mutualistes qui relèvent plutôt de l’intérêt personnel :

J’ai un ami qui a cotisé 5 ans, mais n’est pas tombé malade donc a arrêté. […] Le gars est tombé malade à ce moment-là et a dû verser. Quand je lui ai montré les différents coûts, […] le gars a compris l’intérêt et est revenu. Problème de solidarité, c’est ce qui manque. Comme pour une assurance voiture.

Un autre résultat intéressant tient aux liens qui apparaissent entre les trois caractéristiques de l’ESS (démocratie interne, identité commune et réciprocité) à travers les études de cas. Ainsi, le manque de démocratie participative et de partage de l’information défavorise la construction d’une identité collective autour de valeurs communes. De même, les limites de la démocratie peuvent conduire à une pratique de la réciprocité qui ne correspond pas aux besoins et aux souhaits de tous et de toutes. Si l’on applique le principe de réciprocité au sens de Polanyi, chacun-e doit s’acquitter en fonction de ses propres capacités (Servet, 2007). Selon Mladovski et al. (2014) et selon nos entretiens avec les membres de la PAMECAS, une partie des mutualistes souhaiteraient tendre vers cette forme de réciprocité plutôt que de conserver l’égalité des cotisations telle qu’elle est pratiquée. Si de telles règles étaient appliquées, dans les communautés relativement homogènes, les cotisations changeraient peu. Dans un milieu hétérogène, notamment en milieu urbain, les différences seraient beaucoup plus fortes. Notre enquête met en évidence que de nombreuses personnes se disent prêtes à augmenter leur cotisation mais que beaucoup ne peuvent déjà pas les assumer dans l’état actuel. Les membres reconnaissent souvent un manque de redistribution verticale entre les plus riches et les plus pauvres.

Enfin, un troisième résultat concerne les liens entre, d’une part, la difficulté de mettre en place un principe de réciprocité qui satisferait tous et toutes les membres, d’autre part, le caractère relativement exogène de certaines initiatives. En effet, la dynamique communautaire au Sénégal est fortement appuyée par les pouvoirs publics et les partenaires au développement. Mais dans un contexte où la couverture maladie est présentée comme une priorité nationale, les acteurs et actrices mutualistes regrettent l’accélération des pressions institutionnelles sur leurs structures et les conséquences qui s’ensuivent sur le caractère insuffisamment endogène des initiatives, au profit d’une approche verticale inadaptée aux valeurs des mutuelles.

Ainsi, le DECAM (projet de mutualisation du risque maladie dans le cadre de la décentralisation) est le programme le plus souvent critiqué par les responsables mutualistes. Initié en 2010 sous l’impulsion de l’USAID, le DECAM instaure un partenariat entre les mutuelles de santé communautaires, les collectivités locales et l’État. Son objectif est que chaque commune ou communauté rurale dispose d’une mutuelle. L’État subventionne une partie des cotisations et un fonds d’équité pour soutenir les ménages ne pouvant assumer les cotisations est mis en place, soutenu par l’USAID et la coopération belge. Si les mutualistes reconnaissent unanimement une opportunité dans ce nouveau schéma, ils et elles regrettent que les mutuelles ayant adhéré à ce schéma l’aient fait par souci de profiter de la manne financière associée plutôt que par adhésion au programme.

Le coordinateur du GRAIM regrette que les initiatives soient désormais décrétées au lieu d’être discutées :

Il faut toute une discussion pour faire accepter des changements. Mais aujourd’hui, c’est décrété. Maintenant, ce n’est plus vous qui décidez de la cotisation de votre mutuelle, c’est l’État qui a décidé. […] Fou fou fou ces objectifs fixés par l’État. C’est très ambitieux mais on est dans le mécanique. […] C’est ça en fait, on a oublié les processus et le sens du processus dans la chose.

Le Président de la mutuelle de Fandène est critique envers le chemin pris par l’extension de la couverture maladie :

C’est mal : les gens doivent s’adapter à la structure, ce n’est pas bien. Il ne faut pas que des appuis, il faut faire soi-même. Ce sont les structures qui doivent s’adapter à la population. Il faut des études sur chaque milieu, sur les possibilités, les revenus. Il faut des idées participatives, là on aboutit.

En fin de compte, l’ambition des acteurs publics et actrices publiques est à la fois vue comme une opportunité et une menace. Cette dernière relève en particulier du fait que l’aide apportée dans ce cadre a comme contrepartie une évolution des mutuelles qui restreint la participation des membres à une participation économique et qui doit se faire dans l’urgence. Cette approche restrictive laisse alors de côté les réflexions sur une vision pluraliste de l’économie et la construction sur le long terme d’une réciprocité entre les membres.

Conclusion

Notre étude montre que l’unification des mutuelles pour aboutir à une CSU demeure un chemin ardu et ne devrait pas être abordée comme une évidence. Les mutuelles se heurtent à de nombreux obstacles techniques, financiers mais également tenant à la diversité des conceptions internes à chaque mutuelle[3]. En conséquence, il n’existe pas de schéma typique du développement des mutuelles de santé. Ces résultats plaident pour une double approche du côté des pouvoirs publics : le volontarisme nécessaire pour combler les défaillances des mutuelles (difficultés techniques, financières, organisationnelles telles que mises en évidence dans d’autres chapitres) et la préservation des caractéristiques spécifiques des mutuelles qui sont la condition d’une prise en compte de la diversité des publics et des valeurs derrière une apparente homogénéité.

Ce chapitre a cherché à comparer les idéaux types de l’ESS et la réalité des pratiques et des perceptions des acteurs et actrices des mutuelles de santé au Sénégal. Ces dernières ont souvent été présentées par les institutions internationales et les bailleurs de fonds comme des solutions idoines de mise en œuvre de l’extension de la couverture maladie en Afrique. Notre enquête de terrain met en évidence que, malgré une réelle inscription des MSC dans le mouvement de l’ESS, il existe des contraintes de mise en œuvre et des pratiques spécifiques et hétérogènes qui questionnent leur capacité à unifier le système de couverture maladie.

On peut alors s’interroger sur les transformations que les MSC pourraient connaître durant ce processus d’intégration dans le système de couverture maladie, sous l’impulsion ou l’injonction des bailleurs des fonds (voir le cas des unions départementales d’assurance maladie, UDAM). Assisterons-nous à une disparition progressive du principe de réciprocité, alors que ce principe, même s’il est appliqué à des degrés divers, constitue un fondement de ces initiatives? Cette question découle du constat que les standards internationaux occupent une place centrale dans tout programme élaboré dans les pays pauvres. Le domaine de la santé est révélateur de cette standardisation des objectifs et des dispositifs. La contractualisation des relations entre les acteurs et actrices est un mécanisme apporté de l’extérieur que les autorités locales doivent intégrer dans leurs objectifs. Le prépaiement constitue un autre dispositif en vogue. Ces différentes approches entrent largement dans une logique quasi-marchande de la santé. Or, les mutuelles de santé communautaires sont supposées être le terrain de prédilection de tels dispositifs selon les organisations internationales qui ont adopté les modèles de « bonne gouvernance » comme des leviers d’amélioration des systèmes de santé.

Dans ce contexte d’assimilation permanente de dispositifs apportés de l’extérieur, on peut alors s’interroger sur les capacités d’élaboration de programmes originaux par les pouvoirs publics locaux. Ces derniers sont généralement limités dans leur marge de manœuvre. La standardisation des mutuelles de santé communautaires, voire leur marchandisation, constitue ainsi un risque majeur qui pourrait nuire à leur apport dans la couverture maladie. Ce risque devrait être pris au sérieux par les décideurs nationaux et internationaux et les décideuses nationales et internationales.

Références

Atim, C., Diop. F. & Bennett, S. (2005). Déterminants de la stabilité financière des mutuelles de santé : Une étude menée dans la région de Thiès au Sénégal [Rapport USAID]. The Partners for Health Reformplus Project, Abt Associates Inc.

Ballet, J., Bazin, D., Dubois, J.-L. & Mahieu, F.-G. (2014). Freedom, Responsibility and Economics of the Person. Routledge.

Batifoulier, P. (2012). De la responsabilité individuelle aux priorités collectives. Une analyse institutionnaliste des politiques de la demande en santé. Revue Éthique et Économique, 9(2). 25-44. http://ethique-economique.net/

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  1. Ce principe fait référence à la symétrie des relations entre les membres de la société, au sens où chacun-e a besoin des activités des autres pour subvenir à ses propres besoins. Les obligations sont donc réciproques.
  2. Troisième ethnie du Sénégal.
  3. Voir le chapitre de Ridde et al.

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Vers une couverture sanitaire universelle en 2030 ? Copyright © 2021 by Juliette Alenda et Bruno Boidin is licensed under a License Creative Commons Attribution - Partage dans les mêmes conditions 4.0 International, except where otherwise noted.

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