27 Les défis des mutuelles communautaires en Afrique de l’Ouest

Valéry Ridde, Abena Asomaning Antwi, Bruno Boidin, Benjamin Chemouni, Fatoumata Hane et Laurence Touré

Introduction

La déclaration d’Alma-Ata de 1978 affirme que les soins de santé primaires « exigent et favorisent une autonomie et une participation maximales de la communauté et des individus à la planification, à l’organisation, au fonctionnement et au contrôle des soins de santé primaires » (WHO, 1978 : 1)[1]. Elle a consacré la participation de la communauté à la gestion de la santé. Trente ans plus tard, cependant, le rapport de l’OMS sur les soins de santé primaires (WHO, 2008) notait la faiblesse des progrès et réaffirmait la nécessité de mobiliser la participation des populations. La déclaration formulée en prévision de la deuxième conférence internationale sur les soins de santé primaires, tenue en octobre 2018 (Kazakhstan), réitère ces principes en encourageant la participation communautaire à la gouvernance, à la gestion et au financement des soins de santé et en considérant les populations comme coproductrices de la santé.

En Afrique, cette stratégie de participation passe par le développement, d’une part, des mutuelles de santé communautaires (organisations autonomes, à but non lucratif, volontaires et solidaires, basées sur la cotisation des membres) (Criel & Waelkens, 2003), et d’autre part, des comités de gestion des centres de santé primaires. En effet, une caractéristique clé de ces mutuelles est que « la communauté est impliquée dans la conduite de sa mise en place et dans sa gestion » (Mathauer et al., 2017 : 1). Pourtant, malgré l’élan observé dans le développement des systèmes mutualistes, il y a près de trois décennies (Criel et al., 2004 : 200; Ndiaye et al., 2007), de nombreuses études ont mis en évidence les difficultés rencontrées dans la mise en œuvre effective de la participation des usagers et usagères, notamment la faible capacité contributive des populations, se traduisant par un faible taux d’adhésion et un montant de primes très limité; la prise en compte très inégale des besoins des bénéficiaires (variabilité de l’offre de soins couverts, qualité insuffisante des soins, tensions entre les régimes mutualistes et les prestataires de services de santé); des prestations limitées pour les plus pauvres, qui ne sont pas impliqué-e-s; le caractère volontaire de l’adhésion et l’amateurisme de la gestion (Alenda-Demoutiez & Boidin, 2019; De Allegri et al., 2009; Dror et al., 2016; Ridde et al., 2010; Waelkens et al., 2017).

Ces défis liés au rôle des communautés dans les mutuelles ont donné lieu à des tentatives de revitalisation, telles que l’assouplissement du système de primes, le développement de partenariats avec les établissements de santé ou encore le recours à des réseaux continentaux (par exemple, l’Union africaine de la mutualité), à des réseaux nationaux (par exemple, l’Union technique des mutuelles au Mali, le Groupe de recherche et d’appui aux initiatives mutualistes au Sénégal) ou à des collectivités territoriales. Ces partenaires fournissent un appui au développement, des garanties financières ou des cadres réglementaires. Le développement des mutuelles communautaires de santé s’inscrit dans le mouvement actuel de promotion de la couverture santé universelle (CSU) depuis le milieu des années 2000. Dans l’esprit d’Alma-Ata, ce chapitre examine la pertinence des mutuelles communautaires de santé, considérée par l’OMS comme l’un des nombreux instruments permettant d’avancer vers la CSU (Mathauer et al., 2017).

Participation, types de mutuelles et couverture santé universelle

Aujourd’hui, la CSU est le moteur de la santé mondiale, comme le montre la résolution de 2012 de l’Assemblée générale des Nations unies et le fait qu’elle soit au cœur de l’un des objectifs de développement durable pour 2015 (3.8 : assurer une couverture sanitaire universelle). Comme nous l’avons montré ailleurs (Robert et al., 2017), l’analyse de la rhétorique des acteurs et actrices de la santé mondiale révèle un consensus pour une plus grande implication de la société civile dans le renforcement des systèmes de santé pour les CSU.

Pourtant, il existe, en matière de financement de la santé en Afrique, de nombreuses stratégies dont les plus importantes et les plus récentes sont les politiques d’exemption du paiement des frais d’utilisation et le financement basé sur les résultats (FBR) qui n’ont pas inversé la tendance à la marginalisation de la participation communautaire (Paul et al., 2018; Ridde, 2015; Ridde et al., 2018)[2]. Les politiques d’exemption des frais d’utilisation, bien que souvent bénéfiques à l’augmentation de l’utilisation des soins par les populations et à la réduction des inégalités d’accès[3], n’ont pas donné aux populations la possibilité de s’exprimer. Elles ont souvent entraîné une recentralisation ou une verticalisation de la prise de décision, alors que la décentralisation est toujours en cours, en particulier en Afrique de l’Ouest. (Ridde, 2015). Les expériences de FBR à base communautaire sont rares et encore peu concluantes (Falisse et al., 2012). De plus, l’implication des communautés dans la mise en œuvre du FBR dans les structures de santé reste également très faible (Falisse et al., 2012) produisant même des effets inattendus lors des audits communautaires[4]. Quant aux mutuelles de santé, l’histoire montre que « le succès des systèmes volontaires est modeste, et même assez faible » (Letourmy & Pavy-Letourmy, 2005) et que « dans certains pays, les mutuelles peuvent avoir empêché de se diriger équitablement vers la CSU » (Pettigrew & Mathauer, 2016). Se pose ainsi un problème de justice sociale alors que ce principe est au fondement des arguments en faveur de la santé communautaire.

Ainsi, au niveau international, les appels se multiplient pour qu’il soit mis fin à la nature volontaire de ce type de mécanisme d’assurance, tant en ce qui concerne la participation à la gouvernance que le paiement des primes (Mathauer et al., 2017; Mladovsky et al., 2015; Zine Eddine El Idrissi et al., 2018). En fait, « aucun pays n’a effectivement progressé vers la CSU par le biais de l’assurance maladie volontaire » (Mathauer, 2016). Pourtant, sur le terrain, en particulier en Afrique, nous voyons encore des projets de soutien à des mutuelles communautaires de santé, ou des dirigeant-e-s politiques ou des donateurs ou donatrices insistant sur la nécessité de continuer à les soutenir, en plaidant sans cesse pour la participation communautaire et l’inscription volontaire.

Dans ce chapitre, nous soutenons que l’idéal initial de la participation communautaire et de l’inscription volontaire adopté à Alma-Ata (et repris pour son 40e anniversaire), et qui était au cœur des mouvements passés et présents de soutien aux mutuelles de santé en Afrique, n’est peut-être plus le concept dans lequel il faut investir si nous visons la CSU. Soyons clair-e-s, cela ne signifie pas que la société civile n’a plus sa place dans la gouvernance des systèmes de santé! Nous proposons plutôt d’abandonner l’idéal de l’implication des bénévoles dans la gestion des mutuelles de santé qui doivent à la fois professionnaliser leur gestion et trouver des moyens de rendre le paiement des primes obligatoire. Pour cette démonstration, nous nous appuyons sur diverses expériences, celle du Rwanda, qui a adopté cette solution, puis du Ghana, qui tente de le faire avec plus de difficulté, et du Mali, qui envisage actuellement une solution similaire, et enfin du Sénégal, qui ne semble pas encore aller dans cette direction.

Notre réflexion repose évidemment sur un postulat : l’obligation pour les États d’augmenter le financement public du secteur de la santé[5]. C’est une condition essentielle pour la CSU, soulignés depuis très longtemps par de nombreux et nombreuses expert-e-s (Ottersen et al., 2017) y compris récemment pour les mutuelles (Umeh, 2018; Umeh & Feeley, 2017; Zine Eddine El Idrissi et al., 2018) et que nos études de cas confirment.

Rwanda : des mutuelles que de nom

Le Rwanda a fait d’énormes progrès vers la CSU en enrôlant près des trois quarts de sa population dans son programme de mutuelles (Chemouni, 2018). Après le génocide, le ministère de la santé a choisi, en 1999, les mutuelles comme politique publique visant à augmenter l’utilisation des soins de santé en raison de sa volonté de promouvoir la participation communautaire. Le gouvernement a en effet considéré que la participation de la communauté à la gestion des affaires locales, telle que la fourniture des soins de santé primaires, était essentielle pour prévenir le retour de la violence. En effet, il identifiait comme cause du génocide « la sous-culture d’obéissance passive qui a laissé les gens ouverts à la manipulation politique et sectaire » (MINALOC, 2004 : 11). Par ailleurs, dans un contexte de manque extrême de ressources, la participation de la population au financement des soins de santé apparue comme une nécessité (Chemouni, 2018).

Après 20 ans, les mutuelles de santé ont un succès en ce qui concerne le nombre d’adhésions. Pourtant, cette performance a été réalisée au détriment de l’engagement initial en faveur de la participation et de l’action communautaires. Tout d’abord, en 2006, l’adhésion aux mutuelles a été rendue obligatoire en raison de la frustration du gouvernement face à la lenteur des adhésions. Cette lenteur mis en péril la pérennité du dispositif en raison d’une mise en commun limitée des risques et d’un phénomène de sélection adverse. L’inscription obligatoire de la population aux mutuelles a permis d’augmenter considérablement la couverture sanitaire. Ce résultat a été obtenu grâce aux efforts, parfois coercitifs, de l’administration locale pour amener les gens à payer leurs contributions chaque année, et grâce à un financement du Fonds mondial qui a permis de couvrir les cotisations d’environ 30% de la population (Kalk et al., 2010). Le déploiement des mutuelles communautaires de santé s’est accompagné d’un engagement important du gouvernement et des bailleurs de fonds en faveur du financement de la santé. En 2017, la santé représentait 16,5% des dépenses publiques, soit l’un des taux les plus élevés d’Afrique (Ministry of Health, 2012). Au total, alors que la contribution de la population constitue l’essentiel des revenus des mutuelles (60%), ces revenus ne couvrent qu’environ 10% des dépenses totales de santé du pays (Ministry of Health, 2012). Si le système rwandais de mutuelles est aujourd’hui un succès en ce qui concerne la couverture de la population et la capacité à collecter des contributions financières au sein du secteur informel et pauvre, la capacité de ce système à contribuer aux dépenses de santé totales du pays reste très limitée.

Ensuite, les mutuelles communautaires de santé sont de plus en plus gérées par des professionnels de la fonction publique. Les lois de 2007 et 2015 ont réduit le rôle de la population dans la gestion des ressources des mutuelles. Les responsabilités de la communauté sont désormais limitées à promouvoir l’adhésion aux mutuelles et à contribuer à leur financement. En 2015, leur gestion a été transférée au Rwanda Social Security Board (Office rwandais de sécurité sociale – RSSB), l’organisme parapublic chargé des retraites des fonctionnaires et de l’assurance maladie. Le raisonnement derrière ce choix était que les ressources croissantes des mutuelles de santé communautaires nécessitaient une gestion et une capacité d’audits professionnels. Enfin, le transfert au RSSB a été l’occasion de centraliser davantage les ressources au niveau national et, par conséquent, d’accroître la mutualisation des risques[6].

Les mutuelles rwandaises n’ont désormais de « mutuelles » que le nom. En réponse aux défis habituels de la mauvaise gestion, de la sélection adverse, du faible taux d’adhésion et de la mise en commun des risques (De Allegri et al., 2009; Dror et al., 2016), le gouvernement a mis en place ce qui ressemble, de fait, à un programme d’assurance maladie national financé par un impôt. Les « mutuelles de santé communautaires » rwandaises sont désormais un système d’adhésion obligatoire qui rassemble les ressources pour la fourniture de soins de santé en provenance de la fiscalité nationale, de l’aide internationale et des contributions des particuliers et particulières, le tout géré de manière centralisée par un organisme public.

Ghana : le régime national d’assurance maladie pour la CSU

Le Ghana a commencé à expérimenter les mutuelles à la fin des années 1980. Depuis lors, un régime d’assurance maladie complet est devenu l’objectif permanent des différents gouvernements et régimes politiques. Cette période d’expérimentation a pris fin avec la promulgation du National Health Insurance Scheme (NHIS) en 2003. Ce régime d’assurance maladie renforcé et uniforme était une amélioration du régime des mutuelles communautaires de santé établies en 1995 (Otoo et al., 2014).

Avec la promulgation de la loi 650 en 2003, trois types de régimes d’assurance maladie ont vu le jour : les mutuelles de santé de district (DMHIS), les mutuelles de santé privées (PMHIS) et les régimes d’assurance maladie privés (PCHIS). Le NHIS est principalement financé par les impôts sur une base nationale. Un amendement à la loi (loi 852, 2012) exige que chaque Ghanéen-ne s’inscrive à un régime (Alhassan et al., 2016). Cette réalisation est le résultat des efforts combinés du gouvernement, des technocrates, des syndicats (en particulier, le Congrès des syndicats) et des donateurs et donatrices (Banque mondiale, Organisation internationale du travail, etc.) (National Health Insurance Authority, 2011).

Bien que le NHIS semblait prometteur compte tenu de la croissance rapide initiale du nombre d’adhérent-e-s (36% en 2012, mais 62% sont exempté-e-s) (Otoo et al., 2014; Umeh, 2018), la proportion a depuis stagné à 40% (Agyepong et al., 2016). Malgré le fait que le NHIS ait été décrit comme ayant un ensemble d’avantages généreux (Odeyemi & Nixon, 2013), les inscriptions et les renouvellements ne se sont pas améliorés (Umeh, 2018) même pour les catégories exemptées (Agyepong et al., 2016). Des études ont mis en évidence plusieurs raisons à ce bilan mitigé (Kotoh et al., 2017; Presidential NHIS Review Committee, 2016; Wang et al., 2017).

Premièrement, si l’adhésion est légalement obligatoire, en réalité, elle n’est pas appliquée. Deuxièmement, il existe de nombreux facteurs dissuasifs à l’adhésion : mécontentement vis-à-vis du comportement des professionnel-le-s de santé, contrôle insuffisant de la sélection adverse par les gestionnaires des régimes, mauvaise gestion des demandes de soins de santé, retards de remboursement, mauvais contrôles des superviseur-e-s sur la réalisation réelle des actes, contrôle insuffisant des usagers sur ces actes. Plusieurs pistes d’amélioration ont été proposées (Kotoh et al., 2017; Presidential NHIS Review Committee, 2016; Wang et al., 2017). La première consiste à faire appliquer l’inscription obligatoire au NHIS. La seconde est de faire en sorte que cette inscription obligatoire s’accompagne d’une réelle amélioration de la qualité des soins. Le groupe présidentiel d’examen du NHIS a suggéré de mettre fin aux contributions des personnes du secteur informel et de lancer des réformes de la CSU de type thaïlandais, qui seraient principalement financées par les impôts (Presidential NHIS Review Committee, 2016). Le groupe a suggéré que les soins primaires et la santé maternelle, néonatale et infantile soient subventionnés à « 100% sans frais d’utilisation » (Presidential NHIS Review Committee, 2016). La troisième piste est de professionnaliser les systèmes d’assurance pour garantir un remboursement rapide, efficace et transparent des dépenses de santé. Cependant, le respect de ces conditions nécessite un engagement important des pouvoirs publics, notamment par l’intermédiaire de l’Autorité nationale d’assurance maladie, en tant que superviseure du système national d’assurance maladie.

Mali et Sénégal : revitaliser l’assurance maladie communautaire

Les systèmes de santé et les politiques de financement de la santé de ces deux pays d’Afrique de l’Ouest reposent sur un historique de recouvrement des coûts et une forte dépendance à l’égard de la contribution financière des usagers et usagères (Ridde, 2015). Ces politiques ont été des échecs relatifs en ce qui concerne la participation des communautés à la gouvernance des établissements de santé et à l’accès aux soins, limité par le paiement direct (Balique et al., 2001; Foley, 2010; Paganini, 2004) et qui a éclipsé les autres dimensions des réformes (Paganini, 2004).

Le Mali a été le premier pays d’Afrique à se doter d’un code des mutuelles de santé en 1996. L’Union technique du Mali (UTM) a été créée en 1998 pour soutenir le développement des mutuelles communautaires de santé et a bénéficié de financements internationaux (États-Unis d’Amérique, France, Canada, etc.). En 2003, il n’y avait qu’une vingtaine de mutuelles fonctionnelles (Letourmy & Pavy-Letourmy, 2005). En 2014, le Mali comptait 187 mutuelles, couvrant seulement 4,5% de la population nationale (Ouattara & NDiaye, 2017).

Aujourd’hui, le Mali a décidé de fonder son programme d’assurance maladie universelle (RAMU) visant la CSU sur trois piliers : 1) un système contributif obligatoire pour le secteur formel (17% de la population); 2) un système non contributif pour les plus pauvres (5%)[7]; 3) la revitalisation des mutuelles pour les 78% de la population restant dans les secteurs informel et agricole. Cependant, conscient des défis liés à la capacité des ménages à contribuer aux mutuelles, l’État subventionne 50% des adhésions (4,6 euros par personne). La stratégie nationale d’extension de la couverture maladie aux secteurs agricole et informel par les mutuelles de santé (2011-2015) s’est fixée comme objectif la création de 351 mutuelles municipales. Elle comportait une phase pilote de trois ans, soutenue par des partenaires extérieurs (France, Belgique, Luxembourg, OIT, FNUAP), avec un budget total estimé à environ 20 millions d’euros. Sur les 150 mutuelles qui devaient être créées à la fin de cette phase pilote, il semble que seules 30 aient été mises en place. Une évaluation a montré qu’en dehors de la crise sécuritaire et politique de 2011-2012 et de l’attrait limité du panier de services, ce résultat modeste était dû notamment au fait que l’État ne finançait que 19% du total des subventions aux adhérent-e-s et que peu de partenaires souhaitaient soutenir cette stratégie – ce qui revient, une fois de plus, à la faible capacité contributive des ménages (Ouattara & NDiaye, 2017). L’objectif global du RAMU, à savoir que 45% de la population totale soit couverte par ces trois systèmes d’ici 2023, est donc compromise.

Au-delà du faible financement public, il faut également noter que la population n’a pas confiance dans l’État, ce qui rend une contribution obligatoire difficile à faire respecter. En effet, lorsque le gouvernement malien a lancé son assurance maladie obligatoire (AMO) en 2011, celle-ci a rencontré une résistance farouche de la part des fonctionnaires[8]. Le sujet a été largement couvert par la presse à l’époque (Escot, 2018). Par exemple, le syndicat du personnel enseignant universitaire a exigé et obtenu la fin des retenues obligatoires sur les salaires et le remboursement des sommes déjà perçues (Goita, 2018). Le gouvernement a dû faire marche arrière et changer la nature de la contribution d’obligatoire à volontaire, mais il l’a fait sans modifier la loi qui maintenait cette obligation. Au-delà du manque de préparation et d’information, (Escot, 2018), c’est « l’obligation qui a été le facteur déterminant dans le rejet de l’assurance sociale par les enseignants » (Goita, 2018 : 200). Aujourd’hui, cependant, après plus d’explications et d’informations, mais surtout compte tenu de l’efficacité de l’AMO, les fonctionnaires malien-ne-s semblent plus disposé-e-s à accepter le principe de l’obligation, et le nombre de personnes inscrites ne cesse d’augmenter. Le secteur mutualiste, et notamment l’UTM, soutient depuis longtemps l’obligation d’inscription et la professionnalisation de la gestion des mutuelles. Mais les textes législatifs ne le permettent pas (tant au Mali que dans les pays de la région UEMOA). Le RAMU offre cependant une excellente opportunité de surmonter ces blocages législatifs et réglementaires, puisque la loi s’applique à tous et toutes les Malien-ne-s, les secteurs informels et agricoles y étant soumis par le biais de l’assurance mutuelle. Il ne reste plus qu’à trouver les modalités de son application.

Le Sénégal a une histoire très similaire et une stratégie pour la CSU construite sur les mêmes trois piliers (avec quelques différences spécifiques). Le cadre juridique des mutuelles de santé a été établi en 2003. Le Sénégal devait compter 673 mutuelles à la fin de 2016 (Ouattara & NDiaye, 2017). Comme au Mali, le Sénégal subventionne 50% de la prime annuelle (5,3 euros) et théoriquement depuis 2013, 100% des cotisations pour les indigent-e-s bénéficiaires des Bourses de Sécurité Familiale (BSF) inscrit-e-s au Régistre National Unique (RNU) qui adhèrent aux mutuelles. Les indigent-e-s et les membres des mutuelles communautaires de santé sont considéré-e-s comme faisant partie du même pilier de l’assurance maladie communautaire. Fin 2016, sur les 2,2 millions de bénéficiaires actuel-le-s de cette assurance maladie communautaire, 33% avaient cotisé et le reste était entièrement subventionné par l’État (ACMU, 2017). Les défis de la capacité contributive des ménages sénégalais sont également largement connus, notamment pour leur adhésion aux mutuelles communautaires de santé (Sagna et al., 2016). Une agence nationale pour la couverture maladie universelle (ACMU) a été créée en 2015 avec un personnel de plus de 200 personnes (Daff et al., 2020). Cependant, l’objectif global ambitieux de couvrir 75% de la population totale avec les trois régimes d’ici 2017 n’a pas été atteint. La couverture actuelle est estimée à 47%, intégrant les initiatives de gratuité (Plan Sésame, Césarienne, etc.) donc une grande partie des bénéficiaires ne contribue pas financièrement (les enfants de moins de cinq ans, les personnes âgées) ou très peu (les élèves, pour eux et elles la cotisation étant de 1000 FCFA) (ACMU, 2017).En outre, au Sénégal comme au Mali, « le soutien à une assurance obligatoire a été limité car cela constitue une ingérence trop intrusive de l’État dans la sphère individuelle » (Fonteneau et al., 2017 : 27).

Deux stratégies de couverture par les mutuelles ont été testées au Sénégal. Leurs résultats sont utiles pour étayer les arguments de notre chapitre, tel qu’amorcés dans l’encadré du chapitre d’introduction. Dans la première stratégie, l’État, soutenu par l’USAID, a développé une approche nationale de décentralisation de l’assurance maladie (DECAM). Elle est basée sur les principes habituels des mutuelles avec l’objectif déclaré de créer au moins une mutuelle par commune (Daff et al., 2020; Sagna et al., 2016). En 2013, le ministère a considéré que les mutuelles communautaires de santé étaient « les seules ayant le potentiel de couvrir la majorité de la population sénégalaise » (Ministère de la Santé et de l’Action Sociale, 2013). Après une phase pilote lancée en 2012, la DECAM est devenue nationale en 2015. Cependant, seul-e-s 7% de la population du secteur informel seraient couvert-e-s par les mutuelles et une étude récente a montré que les communautés ont une opinion plutôt négative de leur gouvernance à base communautaire (Sagna et al., 2016). Pour contrer les défis du volontariat, l’idée a souvent été avancée au Sénégal que les gestionnaires des mutuelles soient des professionnel-le-s et leurs salaires subventionnés (Mladovsky et al., 2015). De plus, la gestion reste très centralisée, le remboursement des subventions de l’État étant effectué directement entre les établissements de santé et le ministère des finances sans passer par le système des mutuelles. Des retards de remboursements sur plusieurs années sont encore aujourd’hui constatés. Ainsi, en 2017, l’ACMU a décidé de payer, d’abord pendant un an, le salaire d’un-e gestionnaire par mutuelle communautaire de santé et, pendant deux ans, une « unité de gestion technique » au niveau départemental (créant des unions départementales des mutuelles communales), avec un gestionnaire administratif et financier et un-e agent-e chargé-e du suivi du régime des mutuelles communautaires de santé. Leurs modalités de recrutement et compétences demandées ne sont pas encore très claires. 

Pour la deuxième stratégie, de 2014 à 2016, deux départements du Sénégal ont testé la mise en place d’unités départementales d’assurance maladie (UDAM), conçues et soutenues par l’Agence belge de développement (Enabel). L’approche était totalement différente au départ car elle était basée sur la mutualisation des risques au niveau régional : la portabilité régionale, l’inscription familiale ou villageoise (et une politique de prix incitatifs pour l’inscription), et surtout la professionnalisation du personnel. Pour assurer l’efficacité de l’UDAM, il n’était plus question de s’appuyer sur la participation volontaire des villageois-es, mais plutôt sur le professionnalisme des cadres. Le président d’une ancienne mutuelle a expliqué : « Avec l’UDAM, nous avons été soulagés, car la charge financière était trop lourde pour nos mutuelles » (Ladriere et al., 2017). Fin 2016, les taux de pénétration pour les deux départements étaient de 21,4% et 24% (dont 65% de BSF subventionnées par l’État), alors qu’en 2013 ils étaient inférieurs à 1% pour les régimes des mutuelles communautaires de santé dans ces départements. Ces UDAM auraient atteint le nombre d’inscriptions nécessaire pour assurer leur autonomie financière (Ladriere et al., 2017). L’adhésion reste volontaire, mais la professionnalisation est certainement l’une des clés de ce succès. En 2020, trois ans après l’arrêt de soutien technique et financier d’Enabel, les deux UDAM sont pérennes et financières viables. Leurs taux de pénétration est de plus de 50% et elles ont toutes les deux été en mesure de faire face à la pandémie. Leur résilience a la pandémie de COVID-19 donné lieu à une récente analyse (Mbow et al, 2020).

Début 2020, une analyse nationale confirme l’évolution sénégalaise avec plus de 2,2 millions de personnes inscrites dans une mutuelle fin septembre 2019. Mais, en dehors des personnes dont la cotisation est payée par l’État (BSF et détenteurs et détentrices de la carte d’égalité des chances (CEC)), seulement 18% de ces personnes sont à jour du paiement de leur cotisation. En outre, moins de 40% des bénéficiaires payent eux-mêmes et elles-mêmes leur cotisation, les mutuelles bénéficient des subventions. Autrement dit, parmi les adhérent-e-s des mutuelles au Sénégal, 60% ne contribuent pas financièrement à leur fonctionnement, ce qui peut poser des défis de viabilité financière dans un contexte de retard de paiement de la part de l’Etat et de pérennité de ce soutien. De plus, plus de 80% des mutuelles de santé disposent de moins de 500 bénéficiaires contributifs et contributives et le récent rapport estime que le taux de pénétration des mutuelles est de 33% à l’échelle du pays fin septembre 2019 (Ministère du développement communautaire, de l’équité sociale et territoriale, 2020).

Conclusion

Au-delà du consensus international en faveur de la CSU (Robert et al., 2017), la voie pour y parvenir doit nécessairement être adaptée à chaque contexte national (WHO, 2010). Cette comparaison de quatre pays africains (ainsi que les analyses récentes du Kenya, du Nigeria et de la Tanzanie (Umeh, 2018) et d’autres pays d’Afrique de l’Ouest (Zine Eddine El Idrissi et al., 2018) montre que, si les pays souhaitent s’appuyer sur les communautés dans leur transition vers la CSU, ils doivent absolument réexaminer la pertinence de l’adhésion volontaire et de la gestion communautaire et bénévole. Cependant, nous reconnaissons que les défis de l’adhésion obligatoire sont énormes et devraient être analysés plus en profondeur (Zine Eddine El Idrissi et al., 2018). Pourtant, les quatre cas mettent en évidence, de différentes manières, la tension inhérente au cœur des principes d’Alma-Ata lorsque la mutuelle est choisie comme moyen de réaliser la CSU.

Dans un contexte de rareté des ressources, de volatilité de l’aide étrangère et de faible capacité contributives des communautés, il pourrait être difficile de faire respecter les principes de décision communautaire en matière de gestion des ressources et d’inscription aux mutuelles communautaires de santé si la CSU doit être prise au sérieux par les responsables politiques. Comme le suggère l’OMS dans son analyse des mutuelles, « l’inscription obligatoire de la population » est devenue nécessaire (Mathauer et al., 2017), tout comme la professionnalisation de leur gestion, qui n’est pas synonyme de privatisation. En outre, l’inscription obligatoire et la professionnalisation ne peuvent être réalisées efficacement que si les États africains s’engagent à prendre au sérieux la santé de leurs citoyen-ne-s en augmentant substantiellement (comme l’a fait le Rwanda) le financement public du système de santé et en subventionnant durablement les cotisations des membres (Ottersen et al., 2017; Zine Eddine El Idrissi et al., 2018). Les États africains pourraient s’inspirer des exemples actuels de la Thaïlande et de certaines provinces indonésiennes, où le gouvernement a accordé à tous et toutes les membres du secteur informel une adhésion gratuite, financée par les impôts.

L’inscription obligatoire et la professionnalisation sont évidemment plus faciles à dire qu’à faire, et le contexte historico-social-politique qui a permis au Rwanda d’y parvenir est nettement différent de celui des autres pays d’Afrique subsaharienne[9]. Certaines expériences récentes au Sénégal, au Mali et au Ghana, et même au Rwanda au cours des 15 dernières années, montrent que le retour en force de l’État, notamment à travers des subventions très importantes des primes des mutuelles communautaires de santé, est symptomatique d’une tension sur le rôle des populations (Deville et al., 2018). La volonté de l’État de contrôler l’utilisation de ses subventions va certainement réduire l’autonomie des mutuelles. Au Mali, ce retour en force de l’État pour la prise en charge des indigent-e-s s’explique aussi par le désistement des collectivités territoriales, par ailleurs peu impliquées dans la formulation et la mise en œuvre du RAMED. Mais cette volonté de l’État semble être la condition d’une couverture santé large et efficace. Un exemple de cette situation nous vient du Mali. Les débats des années 1990 autour de la formulation de la politique nationale de prise en charge des indigent-e-s en matière de santé ont conclu que l’État ne souhaitait pas s’engager dans le financement mais préférait plutôt transférer la quasi-totalité des responsabilités aux autorités locales[10]. Puis, en 2009, lors du lancement de la politique, l’État a décidé de financer 65% des dépenses, ne laissant que 35% aux collectivités territoriales. En 2016, compte tenu des difficultés des collectivités locales à mobiliser des fonds, l’État a encore augmenté sa contribution à 85%. Au Sénégal, l’État est dans un processus de mobilisation de sa diaspora pour participer au financement de la CSU.

Notre chapitre n’a évidemment pas pour but de s’écarter de l’esprit salutaire d’Alma-Ata en ce qui concerne l’importance des soins de santé primaires et du rôle de la population dans les systèmes de santé. Toutefois, ce rôle ne devrait pas prendre la forme d’un paiement direct par le biais d’une contribution financière volontaire à l’assurance maladie, car cela n’est ni efficace ni équitable. Il est absolument nécessaire de réfléchir à la manière dont les communautés peuvent trouver et jouer un rôle significatif dans la gouvernance des mutuelles tout en assurant la professionnalisation et l’inscription obligatoire pour faire avancer l’objectif ambitieux d’atteindre la CSU d’ici 2030. Il s’agit également d’un appel aux pays africains à s’appuyer davantage sur les mécanismes de financement public obligatoire issus d’une fiscalité progressive.

Références

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  1. Ce chapitre est une traduction d’un article publié en anglais et remanié/réduit pour cet ouvrage : Ridde, V., Asomaning Antwi, A., Boidin B. et al. (2018). Time to abandon amateurism and volunteerism: Addressing tensions between the Alma-Ata principle of community participation and the effectiveness of community-based health insurance in Africa. BMJ Global Health, 3(Suppl_3). doi: 10.1136/bmjgh-2018-001056.
  2. Voir le chapitre de Ridde et al.
  3. Voir les deux chapitres de Nguyen et al., le chapitre de Rudasingwa et al. ainsi que celui de Zombré et al.
  4. Voir le chapitre de Turcotte-Tremblay et al.
  5. Voir le chapitre d'introduction
  6. Voir le chapitre de Chemouni
  7. Voir le chapitre de Touré et Ridde.
  8. Voir le chapitre de Touré et Ridde.
  9. Voir le chapitre de Chemouni.
  10. Voir le chapitre de Touré et Ridde.

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