5 La place de l’équité dans la couverture de santé universelle au niveau mondial, au Bénin et au Sénégal
Elisabeth Paul, Marc Bourgeois et Valéry Ridde
Contexte
La couverture santé universelle (CSU) signifie que toutes les personnes reçoivent les services de santé dont elles ont besoin, y compris les services curatifs, préventifs et promotionnels, la réadaptation et les soins palliatifs de qualité suffisante pour être efficaces, tout en veillant à ce que l’utilisation de ces services n’expose pas l’utilisateur ou l’utilisatrice à des difficultés financières (World Health Organization, 2015)[1]. L’équité semble inhérente à la poursuite de la CSU. Par exemple, le rapport sur la santé dans le monde de 2008 définissait les réformes de la couverture universelle comme celles « qui font en sorte que les systèmes de santé contribuent à l’équité, à la justice sociale et à la fin de l’exclusion, essentiellement en tendant vers l’accès universel aux soins et à la sécurité sociale » (Organisation mondiale de la santé, 2008 : IX). L’Organisation mondiale de la santé (OMS) estime que l’équité est un objectif intermédiaire de la CSU (Kutzin, 2013) ; le Groupe consultatif de l’OMS sur l’équité et la couverture santé universelle invite les pays à s’engager à respecter l’équité, la justice et les droits à la santé dans l’élaboration des politiques (World Health Organization, 2014). Cependant, l’équité n’est pas une conséquence naturelle de la mise en œuvre des politiques de CSU. Au contraire, la poursuite de la couverture universelle implique des compromis qui ne sont pas nécessairement favorables aux personnes vulnérables, et certaines politiques menées au nom de la couverture universelle peuvent aggraver les inégalités (O’Connell et al., 2014; Norheim, 2015; Umeh & Feeley, 2017; Fenny et al., 2018). Il est donc essentiel de mesurer les inégalités et de suivre les progrès réalisés lors de la mise en œuvre des politiques de CSU (Roberts et al., 2015; Rodney & Hill, 2014).
Il convient tout d’abord de noter que l’équité est un terme couramment utilisé dans le domaine de la santé publique. Une revue narrative de la littérature évaluée par les pairs et publiée en anglais entre 2005 et 2013 a permis de trouver environ 9000 articles dans PubMed via les mots de recherche « universal health coverage/care » et « equity/inequity » (Rodney & Hill, 2014). Cependant, il s’agit d’un concept controversé et ambigu qui est interrelié avec un certain nombre d’autres concepts tels que la notion de « fairness » (qui est un concept plus large et se concentre spécifiquement sur les plus démuni-e-s), l’égalité, la justice sociale, l’inclusion sociale, la solidarité, l’altruisme et les droits à la santé (World Health Organization, 2014; Norheim, 2015; Braveman, 2014; Wagstaff et al., 1989; Cohen et al., 2017; Potvin et al., 2007; McIntyre & Mooney, 2007). Elle s’oppose aux inégalités ou disparités en matière de santé, qui désignent les différences en matière de santé qui sont évitables, inutiles et injustes (Whitehead, 1992). Les inégalités en matière de santé sont également étroitement liées aux disparités dans les déterminants sociaux de la santé (Commission on Social Determinants of Health, 2008).
L’équité en matière de santé englobe diverses dimensions, certaines liées aux moyens ou aux processus mis en œuvre pour l’atteindre, d’autres aux fins ou aux résultats poursuivis (Cohen et al., 2017) : équité dans la couverture des soins de santé (accès, utilisation des services) — elle est souvent appelée équité horizontale : égalité de traitement pour des besoins égaux; équité dans les résultats de santé; équité dans le financement de la santé (souvent appelée équité verticale, ce qui signifie que chacun-e contribue au financement de la santé en fonction de sa capacité à payer); équité dans la protection financière. Dans les pays à revenu faible et intermédiaire, les études sur la CSU explorent généralement l’impact des politiques de CSU sur l’équité, et ceci sur la base de données ventilées par zone géographique, statut socio-économique et sexe. Toutefois, un autre domaine clé au sein duquel des inégalités peuvent apparaître est celui des disparités dans la qualité des soins et l’accès aux services cliniques spécialisés (Rodney & Hill, 2014). D’autres types de disparités dans les services de santé sont liés à la race/ethnicité, à la culture, à l’éducation ou à d’autres avantages sociaux (Commission on Social Determinants of Health, 2008; Braveman, 2006; Braveman et al., 2011; O’Connell et al., 2015; Hall et al., 2016). La mesure des inégalités en matière de santé reste donc un défi et est un concept en évolution (Hosseinpoor et al., 2014; O’Donnell et al., 2008; Rodney & Hill, 2014; Wagstaff et al., 1989, 1991; World Health Organization & World Bank, 2014).
Méthodes
Ce chapitre vise à explorer, d’une part, la manière dont le concept multidimensionnel d’équité a été abordé dans les principaux rapports et documents stratégiques mondiaux sur la CSU et, d’autre part, si et comment cette compréhension du concept a un impact sur les politiques de CSU au niveau national. Pour ce faire, nous avons analysé un échantillon de rapports et de documents politiques clés sur la CSU, tant au niveau mondial que dans deux pays : le Bénin et le Sénégal. Ces deux pays étaient au centre d’un projet de recherche que nous avons mené à l’Université de Liège (2015-2019) sur les politiques de CSU. Ils sont situés en Afrique de l’Ouest francophone, ont des systèmes de santé et des défis relativement similaires, mais ont choisi des voies très différentes pour étendre la protection financière en matière de soins de santé. Alors que le Sénégal avait initialement opté pour les mutuelles de santé à base communautaire, le Bénin s’efforce de développer une assurance maladie de portée nationale gérée par l’État (Deville, 2018). Cela offre des comparaisons intéressantes.
Nous avons utilisé une approche heuristique similaire à celle utilisée par d’autres auteurs et autrices concernant la qualité des politiques des systèmes de santé (Jordan et al., 2018). Nous avons recherché sur les sites web des deux principales institutions mondiales qui façonnent les politiques de CSU et qui sont chargées de leur suivi mondial —l’OMS et la Banque mondiale— des rapports et des documents politiques consacrés à la CSU. Nous avons sélectionné les plus pertinents et les plus significatifs afin de constituer un échantillon ciblé de vingt rapports et documents de politiques clés sur la CSU, publiés à la suite de l’adoption de la première résolution de l’Assemblée mondiale de la santé sur la CSU (58.33) en 2005 (les documents retenus n’ont été publiés qu’à partir de 2008) et jusqu’en 2018. Il est à noter que nous avons exclu deux documents dont l’objectif principal était de comprendre l’équité —à savoir, le rapport de la Commission sur les déterminants sociaux de la santé (Commission on Social Determinants of Health, 2008) et la base de données de la BM sur les indicateurs d’équité (Wagstaff et al., 2018)— mais nous avons également identifié et inclus un rapport de l’Organisation internationale du travail (OIT) consacré à la protection sociale dans le domaine de la santé (Scheil-Adlung, 2014). Nous avons recherché manuellement dans chaque document l’utilisation et la discussion des termes liés à l’équité, à l’inégalité et aux disparités. Le contenu a ensuite été résumé et analysé, notamment pour comprendre comment ces concepts étaient compris dans chaque document et pour évaluer dans quelle mesure les documents étaient préoccupés par ces concepts. Cela a été fait en utilisant une approche mixte comprenant une composante d’analyse qualitative du contenu (analyse thématique du discours) et une composante quantitative (comptage du nombre d’occurrences liés à l’équité, ainsi que de l’étendue de sa compréhension, soit les niveaux et types d’équité visés). Nous avons fait la distinction entre 1) le niveau auquel l’inégalité se produit (déterminants sociaux, résultats de santé, systèmes et politiques de santé, accès/couverture/utilisation des services de santé, financement et protection financière) et 2) l’origine ou les types d’inégalités en matière de santé (socio-économiques, fondées sur le sexe, etc.). Ensuite, nous avons adopté la même approche pour analyser comment le concept d’équité a été abordé dans trois types de documents de politique de CSU au Bénin et au Sénégal : 1) les plans nationaux de développement sanitaire, 2) les stratégies nationales de financement de la santé pour la CSU et 3) d’autres documents de politique décrivant la stratégie ou le modèle de CSU privilégié par le gouvernement. Les résultats sont présentés dans des tableaux récapitulatifs disponibles dans l’article original publié en anglais (Paul et al., 2019)[2]. Les éléments les plus marquants sont expliqués plus en détail ci-dessous.
Résultats
La compréhension de l’équité dans les rapports et documents de politiques clés sur la CSU au niveau mondial
Pour ce qui concerne les niveaux d’équité les plus souvent considérés, l’accès (disponibilité, couverture, fourniture, utilisation) est la dimension la plus souvent citée (18 documents sur 20), suivie par l’équité en matière de protection financière (14/20), puis par l’équité au niveau des systèmes de santé, des politiques et/ou de la distribution des ressources (13/20) —avec un accent variable selon les sources. Les autres dimensions comprennent l’équité dans la contribution financière (financement), dans les résultats de santé et dans les déterminants sociaux de la santé (y compris la distribution du pouvoir, de l’argent et des ressources; les comportements de santé : l’eau et l’assainissement). En ce qui concerne les types d’équité considérés, les plus souvent mentionnés ont trait aux disparités socio-économiques (15 documents sur 20), géographiques (13/20), les disparités socio-économiques autres ou non définies (12/20), et les disparités fondées sur le genre (10/20). Divers autres critères sont mentionnés tout au long des documents : l’éducation, l’âge et les facteurs culturels tels que la religion, la race/l’ethnicité et le statut de migrant-e.
Une analyse de contenu plus approfondie et qualitative de la manière dont l’équité a été abordée dans les documents mondiaux sur la CSU est synthétisée dans le Tableau 2 de l’article original (Paul et al., 2019). Il en ressort, premièrement, que la plupart des documents (15/20) ne définissent pas ce qu’ils entendent par équité. Deuxièmement, la plupart des documents parlent d’« équité en matière de santé » ou d’« iniquité en matière de santé » au sens large, sans mentionner la dimension ou le type d’iniquité considéré. Troisièmement, il existe une certaine ambiguïté dans certaines dimensions de l’équité : la « couverture » est parfois utilisée dans le sens de l’accès ou de la disponibilité des services de santé, parfois dans le sens de l’utilisation des services de santé; et le « financement » fait tantôt référence à l’équité dans le financement (mobilisation des ressources, équité verticale, dépenses publiques), tantôt à l’équité dans l’allocation des ressources, et même parfois à l’équité dans la protection financière. Quatrièmement, la plupart des documents assimilent l’équité à un objectif global ou à un principe directeur étroitement associé à la CSU et aux Objectifs de développement durable (ODD). Cependant, les liens auxquels il est fait allusion entre la CSU et l’équité ne sont pas évidents. Globalement, il n’est pas clair si l’accent mis sur l’équité est censé permettre de progresser vers la CSU (l’équité comme moyen), si la CSU est censée accroître l’équité (l’équité comme fin), ou s’il s’agit de deux objectifs distincts. De même, il n’est pas clair si l’équité est une valeur ou un principe orientant les actions ou si elle est un objectif de ces actions. Certains documents tentent de clarifier les liens entre la CSU et l’équité. Par exemple, les publications du département du financement de la santé de l’OMS utilisent de manière récurrente un modèle qui indique que l’équité dans la distribution des ressources est un objectif intermédiaire de la CSU et que l’équité dans l’utilisation des services est un objectif de la CSU (Kutzin et al., 2017; Diane McIntyre & Kutzin, 2016); un rapport conjoint considère la CSU comme « la réponse aux inégalités » (Brearley et al., 2013 : 6); et le rapport de suivi mondial de la CSU de 2017 fait une distinction claire entre l’équité et la CSU (World Health Organization & World Bank, 2017). Néanmoins, la situation globale n’est pas claire dans la plupart des documents, et l’utilisation du concept d’équité est souvent plus rhétorique que concrète. Cinquièmement, le concept d’équité est aussi souvent relié à d’autres concepts et valeurs tels que la justice sociale (ou l’inclusion), la solidarité, les droits humains (y compris le droit à la santé) et la lutte contre la pauvreté, mais il est encore plus souvent associé à l’efficacité ainsi qu’à la durabilité.
Implications pour les politiques de CSU nationales
Les tableaux 3 et 4 de l’article original (Paul et al., 2019) suivent une approche analytique thématique similaire et résument l’analyse sur la façon dont le concept d’équité a été compris dans trois types de documents politiques spécifiques à chaque pays inclus dans cette étude : 1) les plans nationaux de développement du secteur de la santé (PNDS), 2) les stratégies nationales de financement de la santé (SNFS) et 3) d’autres documents de politique de CSU au Bénin et au Sénégal.
Les documents des deux pays présentent des similitudes, ce qui permet une analyse conjointe. Il convient de noter tout d’abord qu’un certain nombre de conclusions sont similaires à celles des documents mondiaux. La plupart des documents politiques spécifiques aux pays (7 sur 8) ne définissent pas ce qu’ils entendent par équité. La couverture, l’accès et la fourniture de services sont utilisés de manière interchangeable; et les dimensions et les types d’équité en matière de santé sont souvent mal expliqués. En ce qui concerne le niveau d’équité considéré, tous les documents nationaux de notre échantillon font explicitement référence à l’accès, à la couverture et à l’utilisation des services. Les documents nationaux mettent également beaucoup l’accent sur l’amélioration de l’équité dans l’allocation des ressources (en particulier les ressources humaines) entre les régions (5 documents sur 8) et sur le financement et la contribution financière (5/8). En ce qui concerne les types d’équité considérés, les disparités socio-économiques au sens large ou non définies (par exemple, ayant trait au secteur formel vs secteur informel, aux populations vulnérables) sont mentionnées par 6 documents sur 8, tandis que les inégalités géographiques (y compris rurales/urbaines) sont les stratificateurs les plus largement utilisés explicitement. Toutefois, dans les documents examinés, aucune mention n’est faite de l’inégalité dans la qualité des services ou due à des différences d’éducation, d’âge ou d’aspects culturels. En outre, les documents de politique nationale examinés ont tendance à faire référence au principe d’équité de manière assez rhétorique en l’associant à d’autres concepts généraux (par exemple, la solidarité et la justice sociale) mais principalement avec l’efficacité et la durabilité.
Le document politique supposé prédominant dans chaque pays, à savoir le PNDS, couvre la période 2009-2018 dans les deux pays. Le PNDS du Bénin tient compte de l’existence d’une répartition inéquitable du personnel ainsi que de barrières financières qui ne favorisent pas un accès équitable aux soins de santé. Parmi les valeurs et principes du système de santé, on retrouve « le financement équitable et la bonne gestion des dépenses de santé » (p. 61). Le PNDS repose sur une vision qui entend disposer « d’un système de santé performant […] pour l’Offre et la Disponibilité permanentes de Soins de Qualité, équitables et accessibles aux Populations de toutes catégories, fondées sur les Valeurs de Solidarité et de Partage de risques pour répondre à l’ensemble des besoins de santé du peuple béninois » (p. 61-62). Cependant, aucune mesure concrète pour améliorer l’équité n’est proposée dans le PNDS (République du Bénin, 2010). Celui du Sénégal affirme que « Plus que par le passé, la priorité est accordée à la répartition équitable de l’offre de services et au financement de la demande en santé » (p. 5) et que « La mise à disposition d’une offre de soins minimale par région et la répartition spatiale judicieuse des moyens de diagnostic et de traitement garantiront plus d’équité dans la prise en charge » (p. 31). Ceci est censé être réalisé à travers un « système d’allocation de ressources rendu plus équitable » et le fait que « L’équité dans la distribution des soins fera l’objet d’une attention plus soutenue par l’opérationnalisation de la carte sanitaire » (p. 46). Si des stratégies plus concrètes sont indiquées pour améliorer l’équité que dans celui du Bénin, le PNDS du Sénégal fait également référence à l’équité de manière vague et rhétorique, comme un principe directeur parmi d’autres tels que « la participation, la multisectorialité, la transparence, la solidarité […] et le genre » (République du Sénégal, Ministère de la santé et de la prévention, 2009 : 32). Des actions plus concrètes se trouvent dans le Plan d’investissement sectoriel qui suit et qui entend accorder « la priorité à ces deux composantes essentielles : “le financement de la demande » et « la construction de nouvelles infrastructures” » (République du Sénégal, Ministère de la Santé et de l’Action sociale, 2017a : 17).
Les deux pays ont également publié une Stratégie nationale de financement de la santé pour tendre vers la CSU (SNFS). Celle du Bénin met l’accent sur l’équité dans le financement et considère la nécessité de « trouver des lieux de ponction (taxes, impôts indirects) qui répondent aux soucis d’équité et de protection contre le risque financier » (p. 16). Elle estime que « La distribution plus équitable des allocations dans le cadre du budget renforcera encore cet objectif d’un accès mieux partagé à des soins de qualité » (Ministère de la Santé, 2015 : 24). Celle du Sénégal diagnostique une « répartition inéquitable des ressources (humaines, matérielles et financières) » (p. 5) (notamment entre les régions et les milieux de vie mais aussi entre les niveaux de soins) et affirme que « le principe d’équité sera clairement positionné dans les critères qui soutiennent les décisions sur l’allocation des ressources en vue de démocratiser l’accès aux services de santé » (p. 23). La stratégie comprend quatre orientations stratégiques, les deux premières étant axées sur l’équité dans l’accès à des soins de santé de qualité et la protection financière (République du Sénégal, Ministère de la Santé et de l’Action sociale, 2017b). Cependant, au-delà de ces déclarations de principe, aucun de ces plans ne propose d’action concrète (comme, par exemple, des critères d’allocation des ressources) pour faire progresser l’équité.
Enfin, les deux pays ont choisi des stratégies différentes pour accroître la couverture de la protection financière. Alors que le Sénégal a opté pour les mutuelles à base communautaire (Ministère de la Santé et de l’Action sociale, 2013; Ministère de la Santé et de l’Action sociale & Agence de la Couverture Maladie Universelle, 2017), le Bénin a opté pour un projet dirigé par l’État, appelé Assurance pour le renforcement du capital humain (ARCH), qui comprend quatre ensembles de services de protection sociale (assurance maladie, formation, crédit et retraite) (Présidence de la République du Bénin, 2019).
Dans l’ensemble, malgré des différences de contextes, de choix et de discours politiques, les politiques de CSU des deux pays sont assez similaires dans leur approche de l’équité. Les deux pays reconnaissent l’existence d’importantes disparités en matière de santé, notamment géographiques, et les attribuent à des inégalités dans l’allocation des ressources et à une protection financière insuffisante. Du côté de l’offre, les deux pays ont l’intention de réviser les procédures d’allocation budgétaire pour assurer l’équité et l’efficacité. Cependant, les documents examinés pour le Bénin n’expliquent pas comment le faire, tandis que les documents de politique de CSU du Sénégal mentionnent la carte sanitaire (c’est-à-dire les normes en termes d’infrastructures, d’équipements et de personnel par niveau de soins) comme une façon concrète de le réaliser (République du Sénégal, Ministère de la Santé et de la Prévention, 2009; République du Sénégal, Ministère de la Santé et de l’Action sociale, 2017a; 2017b). Du côté de la demande, les deux pays ont l’intention d’étendre la couverture de la protection financière en santé en promouvant un régime d’assurance maladie pour les secteurs ruraux et informels, et en subventionnant les contributions des pauvres à ces régimes. Ils reconnaissent également les problèmes découlant de la fragmentation des régimes de financement et envisagent de créer un fonds commun, mais n’y sont pas encore parvenus (Ministère de la Santé, 2015; Ministère de la Santé et de l’Action sociale, 2013). Enfin, les deux pays sont conscients de l’importance des déterminants sociaux de la santé. Le Sénégal entend agir à cet égard par une action multisectorielle, tandis que le Bénin a plutôt opté pour le développement de tout un ensemble de programmes de protection sociale par le biais du projet ARCH (Présidence de la République du Bénin, 2019; République du Sénégal, Ministère de la Santé et de l’Action sociale, 2017b).
Discussion
Nos résultats montrent que le concept d’équité est souvent utilisé de manière imprécise, voire rhétorique, tant dans les documents de politique mondiaux sur la CSU que dans les documents politiques spécifiques à chaque pays. Cela est vrai tant en ce qui concerne les niveaux d’équité considérés (l’accès, la couverture et l’utilisation sont souvent utilisés de manière interchangeable) qu’en ce qui concerne les types d’équité (avec des disparités « socio-économiques » souvent indéfinies). L’équité financière est particulièrement mal comprise dans de nombreux documents examinés. La plupart confondent l’équité dans la mobilisation des ressources et l’équité dans l’allocation des ressources —alors qu’en fait, l’équité dans le financement est censée être liée à la manière dont les recettes sont collectées, et non à la manière dont l’argent est dépensé (Diane McIntyre & Kutzin, 2016).
Notre étude était basée sur une analyse des documents politiques, mais au-delà des politiques déclarées, il peut y avoir d’importantes lacunes dans leur mise en œuvre. Notre expérience au Bénin et au Sénégal montre que les deux pays peinent à améliorer l’allocation des ressources et à accroître la couverture de protection financière. Au Bénin, après l’échec notable de la tentative du gouvernement précédent de développer un régime national d’assurance maladie universelle, le projet ARCH du gouvernement actuel a subi de longs retards avant de commencer à être testé en juillet 2019 (Deville, Fecher et al., 2018; Paul et al., 2020). Au Sénégal, fin décembre 2018, seuls 19% de la population totale bénéficiaient d’une couverture des risques sanitaires par le biais des mutuelles à base communautaire, contre un objectif de 26% (Agence de la Couverture Maladie Universelle, Direction de l’Assurance maladie, 2019). Selon le récent rapport de suivi mondial de la CSU, l’indice de couverture des services (ODD 3.8.1) était de 39,6 pour le Bénin en 2017 (contre 40,2 en 2015) et de 45,4 en 2017 pour le Sénégal (contre 43,8 en 2015) (World Health Organization, 2019). Comment expliquer cela? Alors que l’équité est un concept central en santé publique, elle n’est pas appréhendée de la même façon par toutes les disciplines, ce qui peut entraîner certaines difficultés quant à la mise en pratique des politiques. En effet, avant de pouvoir être mises en œuvre, les politiques doivent être traduites dans des cadres juridiques et institutionnels. Or, la notion d’équité n’existe tout simplement pas en tant que telle en droit. Dans les systèmes de droit commun (par opposition aux systèmes de droit civil), le terme « équité » fait référence à un ensemble particulier de doctrines et de procédures relevant du droit civil, qui complètent les lois statutaires, mais sans lien réel avec la signification utilisée dans le domaine de la santé publique. Dans les systèmes juridiques de droit civil, l’équité n’existe pas en tant que concept, mais est comprise à travers d’autres concepts tels que l’égalité et la non-discrimination, la protection des minorités, la base minimale, la proportionnalité ou la capacité de payer ou encore le fédéralisme fiscal. Elle peut également être abordée par le biais des droits économiques et sociaux fondamentaux, y compris le droit à la santé qui impliquent des obligations positives de la part du gouvernement. Cependant, le choix du concept juridique qui sera utilisé pour traduire l’objectif d’équité ne sera pas sans conséquence.
Étant donné que l’équité englobe de nombreuses dimensions, un certain nombre de questions se posent lorsque l’on cherche à améliorer l’équité dans le cadre des politiques de CSU. Tout d’abord, quels aspects de l’équité devraient être prioritaires? Par exemple, les politiques de CSU doivent-elles garantir les droits fondamentaux à l’ensemble de la population ou plutôt cibler en premier lieu les plus pauvres (ou d’autres groupes défavorisés)? Une récente revue narrative a montré que la majorité des documents examinés dans le domaine de la santé publique concluent que les programmes de CSU devraient d’abord se concentrer sur l’augmentation de la couverture et la réduction des barrières économiques à l’accès parmi les groupes les plus défavorisés (« universalisme progressif ») (Rodney & Hill, 2014). Cependant, il n’y a pas de consensus sur la manière de réaliser cet objectif (Paul et al., 2018). En particulier, la mise en œuvre de stratégies ciblées (comparé aux stratégies universelles) comporte des écueils importants, tels que le manque de pérennité politique des réformes, ainsi que le fait que les prestations destinées exclusivement aux pauvres finissent souvent par être des prestations médiocres (Sen, 1995). En outre, les niveaux et les types d’équité à privilégier dépendent des valeurs de la société dans laquelle on se situe et devraient logiquement varier d’un pays à l’autre. Pourtant, nous observons que si les documents mondiaux prennent en compte de nombreuses dimensions de l’équité, le diagnostic réalisé dans les documents nationaux se concentre sur les inégalités géographiques et urbaines/rurales, qui sont probablement le type de disparités le plus facile à appréhender avec les données existantes. Paradoxalement, dans les deux pays étudiés, peu d’interventions concrètes sont mises en œuvre pour améliorer l’équilibre dans l’allocation des ressources, alors que des politiques ciblant les plus pauvres ou les plus vulnérables existent (par exemple, la gratuité des soins pour les enfants de moins de cinq ans et de la césarienne, la subvention de l’assurance maladie sociale ARCH au Bénin et l’adhésion aux mutuelles au Sénégal). Il y a donc un décalage entre le diagnostic des problèmes et les solutions proposées. Le biais urbain dans la décision politique des pays à faible et moyen revenu est connu depuis des décennies (Lipton, 1977). Les intérêts politiques nationaux peuvent probablement expliquer pourquoi la politique d’assurance maladie figure en bonne place dans l’agenda politique des Présidents du Bénin et du Sénégal. Au Bénin, le programme intégré de protection sociale est conçu pour renforcer le capital humain du pays en vue de soutenir son développement, conformément à la vision néolibérale de son gouvernement (Présidence de la République du Bénin, 2019). Au Sénégal, le choix du modèle de mutuelle à base communautaire —qui va à contre-courant de l’expérience internationale soulignant son potentiel limité de progression vers la CSU (Mathauer et al., 2017)— a été influencé par les lobbies mutualistes nationaux soutenus par l’agence de coopération américaine (Caffin, 2018).
Deuxièmement, une fois l’objectif d’équité défini, comment le traduire dans les cadres juridiques et institutionnels du pays? De nombreuses solutions sont possibles à cet égard, mais les similitudes d’objectifs d’équité entre les deux pays étudiés —qui ont cependant choisi des voies très différentes pour atteindre la CSU— soulèvent des questions quant à la capacité des pays à traduire effectivement les lignes directrices mondiales dans la pratique de manière spécifique à leur contexte. La question de savoir comment traduire un impératif moral dans la pratique se pose depuis des décennies, comme en témoignent les tensions autour de la question de savoir si et comment assurer l’égalité des chances dans la société (Rawls, 2001). L’élaboration d’une politique de CSU peut poursuivre un agenda strictement politique, mais elle peut aussi être poussée par des contraintes constitutionnelles ou statutaires, des conventions ou des accords internationaux. La politique de CSU peut avoir divers degrés de force contraignante —le droit à la santé peut être inscrit jusqu’au niveau de la constitution, auquel cas des obligations positives sont créées pour obliger l’État à en assurer la jouissance effective. Plus généralement, les droits sociaux et le droit à la santé peuvent avoir des valeurs juridiques différentes. S’il existe un engagement juridiquement contraignant envers la CSU, les citoyens pourraient le revendiquer directement ou indirectement devant les autorités, notamment les tribunaux. La règle du stand-still (qui signifie que lorsqu’un certain niveau de protection sociale ou un droit est atteint, il n’y a pas de retour en arrière possible) peut être utilisée pour garantir les engagements financiers en faveur de la CSU. Au-delà de l’accès aux services, il convient également de rechercher l’équité dans le financement, ce qui implique que la répartition de la charge du financement des services de santé soit « juste », en référence à la progressivité ou à la régressivité du financement, qui varie selon que la charge du financement retombe de manière plus ou moins proportionnelle sur les riches ou les pauvres par rapport à leur capacité de contribution (Jowett & Kutzin, 2015). Comme indiqué ci-dessus, les deux pays étudiés ont l’intention de rendre le financement de la santé plus progressif et de mettre en commun les ressources à un niveau élevé, mais aucun progrès majeur à ce niveau n’a été réalisé jusqu’à présent. Au Bénin, il n’y a toujours pas de mécanismes clairs et durables en place pour financer le projet ARCH (Paul et al., 2020). Au Sénégal, les cadres juridiques et institutionnels ne sont pas totalement en ligne avec la politique de CSU (Badiane et al., 2018).
Troisièmement, une fois formalisées, comment faciliter la mise en œuvre des politiques d’équité? Une fois encore, les politiques pourraient être séduisantes mais difficiles à traduire en décrets appropriés puis à mettre en œuvre, que ce soit pour des raisons politiques ou techniques (Paul et al., 2018). Ainsi, des écarts importants peuvent apparaître dans la mise en œuvre des politiques (Ridde, 2008). Le contenu des documents politiques ne reflète pas nécessairement ce qui est fait sur le terrain. Les deux études de cas suggèrent que cela risque de se produire car les pays étudiés mettent l’accent sur le rééquilibrage de l’allocation des ressources au sein du système de santé, sans définir de critères d’allocation ni proposer d’engagement ferme à cet égard, à l’exception de la référence à la carte sanitaire au Sénégal. En outre, lors de la mise en œuvre, les politiques de CSU doivent être suivies de près car elles peuvent avoir des effets inattendus sur l’équité. Par exemple, une étude récente sur les soins de santé maternelle au Sénégal montre que si une intervention au niveau de la demande (gratuité des soins) profite davantage aux ménages les plus pauvres, réduisant ainsi les inégalités, une intervention au niveau de l’offre (élargissement de la disponibilité des services de santé maternelle) profite davantage aux ménages les plus riches, augmentant ainsi l’iniquité (Parmar & Banerjee, 2019).
Enfin, il convient de noter que l’amélioration de l’équité en matière de santé nécessite une intervention au-delà du secteur de la santé et des frontières nationales. En effet, la CSU ne suffit pas à garantir le droit à la santé et nécessite des changements importants pour rendre l’environnement plus propice à la santé (Ooms et al., 2013). En outre, les politiques nationales qui ne ciblent que les facteurs internes ont une capacité limitée à traiter les inégalités en matière de santé, sans s’engager dans l’économie politique mondiale et sans agir sur les déterminants des inégalités de santé au niveau mondial (McNamara, 2019).
Conclusion
Il ressort de notre étude que si l’équité est largement évoquée dans les documents de politique sur la CSU aux niveaux mondial et national et semble aller de soi, ses interprétations et applications spécifiques au contexte peuvent varier. Le concept est souvent utilisé de manière plutôt rhétorique ou politique. Alors que le concept d’équité couvre de nombreux niveaux et types, et à l’exception de ceux qui sont très spécifiques, de nombreux documents mondiaux sur la CSU ne le définissent pas correctement et ne l’appréhendent pas dans toute son étendue. Par conséquent, les documents politiques spécifiques à chaque pays le considèrent peut-être aussi comme allant de soi et utilisent l’équité comme un principe général, sans la définir correctement et sans proposer de moyens concrets pour la mettre en œuvre. Dans les deux pays étudiés, si les documents politiques de CSU reconnaissent la nécessité de s’attaquer aux disparités géographiques, ils ne définissent en fait pas de règles contraignantes pour allouer les ressources (financières, humaines, matérielles) de manière plus équitable. Quant aux politiques visant à protéger les plus pauvres ou les plus vulnérables, elles sont soit non ciblées (par exemple, tous les enfants de moins de cinq ans ou toutes les femmes enceintes ont droit à la gratuité des soins, quel que soit leur statut socio-économique), soit confrontées à des difficultés pour identifier la population cible (les plus pauvres) (Coady et al., 2004; Deville, Escot et al., 2018). Une explication peut être trouvée dans le manque d’outils permettant d’appréhender d’autres types d’iniquités. En effet, l’utilisation de données issues des formations sanitaires ou d’autres sources administratives présente des difficultés car elles ne recueillent généralement pas de variables pertinentes pour les analyses d’équité autres que la localisation géographique (World Health Organization & World Bank, 2017). Dès lors, la collecte de données de routine ventilées sur la base d’autres stratificateurs pourrait être une première étape pour mieux prendre en compte l’équité dans les politiques de CSU et pour mieux cibler les populations qui ont le plus besoin de soins particuliers. Cela contribuerait à rendre les politiques de CSU plus efficaces et plus durables. En tout état de cause, seule une collaboration étroite entre les décideurs et décideuses politiques, les chercheurs et chercheuses, les financiers et financières et les juristes peut permettre d’adapter les politiques de CSU aux besoins spécifiques des pays et de les traduire en cadres institutionnels pour faciliter leur mise en œuvre.
Liste des abréviations
ARCH Assurance pour le renforcement du capital humain
CSU Couverture santé universelle
MS Ministère de la Santé
PNDS Plan national de développement sanitaire
ODD Objectifs de développement durable
OIT Organisation internationale du travail
OMS Organisation mondiale de la santé
SNFS Stratégie nationale de financement de la santé
Financement
La recherche qui a financé l’article à l’origine de ce chapitre a été financée par la Fédération Wallonie-Bruxelles à travers les projets d’Action de recherche concertée (ARC) (projet ARC Effi-Santé mené à l’Université de Liège de 2015 à 2019).
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- Ce chapitre constitue la traduction de l’article suivant : Paul, E., Deville, C., Bodson, O., Sambiéni, N. E., Thiam, I., Bourgeois, M., Ridde, V. & F. Fecher. (2019). How is equity approached in universal health coverage? An analysis of global and country policy documents in Benin and Senegal. International Journal Equity in Health, 18(195). https://doi.org/10.1186/s12939-019-1089-9 ↵
- Disponible ici : https://equityhealthj.biomedcentral.com/articles/10.1186/s12939-019-1089-9 ↵