2 L’adoption de la réforme du système de santé au Mali : rhétorique et contradictions autour d’un prétendu retour de la santé communautaire

Lara Gautier, Laurence Touré et Valéry Ridde

Introduction 

Le Mali, un pays sujet à l’instabilité politique et militaire chronique, a vu ces 30 dernières années l’avènement d’une multitude d’initiatives visant à réformer son système de santé. C’est aussi un pays marquant pour tout chercheur ou toute chercheuse qui s’intéresse au financement de la santé en Afrique subsaharienne. Le Mali est en effet le pays où est née l’Initiative de Bamako (IB), approuvée sous les auspices des principales organisations internationales en 1987. Les objectifs de l’IB étaient d’améliorer l’accès et la qualité des services de santé dans les pays à revenu faible et moyen (PRFM) (Ridde, 2004). L’IB est intervenue au moment même où les programmes d’ajustement structurel dans les PRFM conduisaient à un désengagement de l’État de la santé, de l’éducation et des services sociaux (Loewenson, 1993). Compte tenu de ce désengagement financier, les districts sanitaires ont dû trouver d’autres moyens pour couvrir les coûts de la prestation des services de santé. La possibilité de demander aux membres de la communauté de payer pour leur propre accès aux soins se trouva ainsi légitimée de manière officielle. Ce mouvement permit alors l’intensification du recouvrement des coûts.

Deux autres raisons contribuent à expliquer la généralisation du recouvrement des coûts au Mali. Premièrement, en 1990, le gouvernement a adopté une politique nationale (basée à la fois sur les principes d’Alma Ata et sur l’IB) qui visait à donner aux communautés les moyens de financer et de gérer les services de santé primaire (Waelkens & Criel, 2007). Deuxièmement, les districts sanitaires sont devenus plus autonomes grâce à une décentralisation sectorielle effective au milieu des années 1990. La réforme sectorielle confie notamment la gestion des centres de santé communautaires (CSCOM) aux associations de santé communautaire (ASACO). La décentralisation administrative à partir des années 2000 prévoit quant à elle le transfert de compétences de la santé aux collectivités, répartissant les responsabilités à chaque niveau : les conseils de cercle sont chargés de contrôler et réguler les centres de santé de référence (CSREF), et les communes régulent la création des CSCOM et contrôlent avec les ASACO (à travers une convention d’assistance mutuelle) la gestion des CSCOM (Touré, 2011). Dans un effort continu pour favoriser la santé communautaire, la Loi sur la Mutualité du Mali en 1996 permet de créer diverses mutuelles de santé. Toutefois, malgré leur nombre (près de 200 mutuelles en 2013), leur couverture reste faible (4% de la population) (Touré et al., 2014).

Le système de santé du Mali se caractérise par une pluralité de mécanismes de financement. Dans les années 2000, le gouvernement cherche à s’attaquer aux divers problèmes du système de santé. À l’origine, deux catégories d’initiatives sont mises en place : 1) faciliter l’accès financier aux soins par la gratuité des services pour certaines maladies/conditions (ex : traitement contre le paludisme, le VIH, vaccination, césarienne, etc.) et 2) établir un régime de protection sociale contre le risque maladie (assurance maladie obligatoire, l’AMO, pour les fonctionnaires à partir de 2009 ; stratégie nationale d’extension de la couverture maladie aux secteurs agricole et informel par les mutuelles de santé en 2010). À partir de 2009, l’adoption du Régime d’Assistance Médicale (RAMED) prévoit de couvrir les services de santé pour les personnes vulnérables par un système d’assistance publique (Touré & Ridde, 2020). À la fin 2018, afin de réduire la fragmentation des initiatives en place, une loi entérine le choix d’un régime unique, le Régime d’Assurance Maladie Universelle (RAMU) (Touré & Ridde, 2020). La réflexion autour du RAMU est pilotée de 2014 à 2018 par le Ministère de la solidarité et de l’action humanitaire (MSAH). Ce régime intègre les mécanismes assurantiels précédemment cités (AMO, mutuelles) et d’assistance (RAMED), y compris les différentes gratuités « historiques ». Un programme expérimental de renforcement et de subvention des mutuelles de santé (via le Programme d’appui au développement sanitaire et social II, PADSS II de la région de Mopti, financé par un PTF français) est mis en œuvre à partir de 2017 pour servir de pré-test avant d’opérationnaliser la vaste réforme que représente le RAMU.

Or, au moment où les décrets d’application du RAMU sont en cours de rédaction, en février 2019, une nouvelle et ambitieuse réforme du système de santé est annoncée. Elle introduit la gratuité des soins pour les femmes enceintes, les enfants de moins de cinq ans, les personnes âgées de plus de 70 ans, la planification familiale, les dialyses et les premiers soins d’urgence (Kenouvi, 2019). Cette réforme est annoncée également dans le contexte parallèle de l’élaboration du Programme de développement sanitaire et social IV (PRODESS IV). Le graphique 1 permet de retracer l’ensemble de ces processus concomitants. 

Graphique 1. Réformes, cadres d’orientation et initiatives visant le système de santé malien : frise chronologique 2000-2019

Dans ce contexte, ce chapitre vise à 1) comprendre l’émergence et l’opérationnalisation prévue de cette nouvelle réforme et 2) comprendre son articulation avec l’ensemble des initiatives en cours.

Méthodes

Notre cadre théorique s’est construit à partir de l’approche post-structuraliste de Bacchi (2016), déjà utilisée dans des recherches similaires (Gautier et al., 2019). Inscrite dans le courant post-structuraliste et dérivant d’une lecture foucaldienne, l’approche de Bacchi, soit « Comment le problème est-il représenté? », met en évidence la manière dont les politiques reflètent les problèmes qu’elles entendent résoudre et la manière dont l’action politique s’exerce par le biais de cette problématisation (Bacchi & Goodwin, 2016). Bacchi part du principe que les représentations des problèmes reflètent les compréhensions du monde des acteurs et des actrices qui construisent cette problématisation. Elle propose d’examiner le processus de problématisation pour rendre compte de la fabrique des politiques, en analysant ce que ce processus implique et ce qu’il laisse pour compte. Les questions de Bacchi ont été adaptées à partir d’une traduction de Quadrant Conseil (2019) :

  1. Quel est le problème tel qu’il est représenté dans la réforme?
  2. Quels présupposés sous-jacents sous-tendent ces représentations du « problème »?
  3. Comment cette représentation du « problème » est-elle apparue dans la sphère politique ou le débat public?
  4. Qu’est-ce qui ne fait pas débat dans cette représentation du problème? Où sont les silences? Le « problème » peut-il être conceptualisé différemment?
  5. Quelles sont les conséquences de cette représentation du problème?
  6. Comment et où cette représentation du « problème » a été produite, diffusée et revendiquée? Peuvent-ils être renversés?

Avec ce cadre, ce sont les discours et débats autour d’une politique, que ces débats apparaissent sous forme textuelle (ex : rapports) ou orale (ex : dans des entretiens), qui sont analysés.

Des documents politiques et rapports de réunion ont été collectés. Un total de 20 documents dont six ont été inclus dans l’analyse (Tableau 1). Dans leur ensemble, ces documents ont permis de vérifier certaines informations fournies par les répondants et de consolider la chronologie de la réforme.

Des entretiens semi-structurés (auprès de 27 répondant-e-s, dont sept femmes) ont été réalisés. L’échantillonnage était intentionnel. Il s’agissait de recruter des participant-e-s déjà connu-e-s ou suggéré-e-s comme personnes ressources en ce qui concerne la préparation, la mise en œuvre ou la mobilisation du financement de réformes visant la santé au Mali. Le guide d’entretien a fait ressortir les opinions et expériences personnelles des répondant-e-s concernant ces réformes. Les données d’entretiens ont été transcrites fin 2019. Ces données, ainsi que les notes d’observation, et les sept documents susmentionnés ont été codés en utilisant le logiciel QDAMiner©. Les codes ont été ensuite assemblés pour constituer des catégories analytiques prédéfinies, tout en laissant la possibilité aux données empiriques de faire émerger des codes et des catégories analytiques à l’extérieur du cadre théorique construit à partir de l’approche de Bacchi (2016).

Résultats

Les résultats se déclinent suivant les questions de l’approche de Bacchi (2016) présentées précédemment. Nous avons fusionné la première et la cinquième questions qui vont de pair dans notre analyse.

Quel est le problème tel qu’il est représenté dans la réforme?

Partons du contenu de la réforme du système de santé. Le document-cadre identifie les « défis du système de santé au Mali » suivants : « la réduction de la morbidité et de mortalité notamment maternelle et infantile, l’amélioration de l’offre et la demande des services et soins de santé de qualité, l’amélioration de la couverture maladie universelle, l’adaptation et l’application effectives des textes règlementaires, l’amélioration de la gouvernance à tous les niveaux de la pyramide sanitaire, et l’amélioration du système de financement de la santé » (Doc_cadre_Réforme2019 : 12). Ayant l’ambition de répondre à l’ensemble de ces défis, le document de réforme inclut plusieurs volets (Source : Doc_cadre_Réforme2019) :

  1. Gratuité des soins pour les femmes enceintes, les enfants de moins de 5 ans, les personnes âgées de plus de 70 ans, la planification familiale, les dialyses, et les premiers soins d’urgence;
  2. Réhabilitation des CSCOM dans tout le pays, incluant médicalisation, relèvement du plateau technique;
  3. Renforcement des effectifs des CSCOM (au moins 10 agent-e-s dans les CSCOM médicalisés);
  4. L’intégration des maternités rurales au système de santé;
  5. Renforcement de la stratégie des Soins Essentiels dans la Communauté : par l’extension nationale de la couverture des agents de santé communautaire (ASC) et l’intégration de ces ASC à l’action de l’État;
  6. Renforcement des actions au niveau communautaire par des stratégies fixes, avancées, et mobiles
  7. Création de « centres de vie communautaires »;
  8. Fusion de certains centres de recherche et la recomposition des services de la Direction Nationale de la Santé au sein d’une nouvelle « Direction Générale de la Santé »;
  9. Amélioration de la gouvernance financière à travers un dispositif de gestion stratégique de l’information financière, l’amélioration de l’efficience dans la gestion des financements, et des mécanismes de redevabilité; rehaussement du budget de l’État alloué à la santé.

Parmi les différents « défis », et par ordre d’importance (c’est-à-dire notés par le plus grand nombre d’acteurs et d’actrices ou revêtant selon eux et elles une priorité particulière), on identifie : i) la morbidité/mortalité maternelle et infantile, ii) la mauvaise gouvernance dans le système de santé, iii) le manque d’accès financier aux soins de santé, iv) la qualité sous-optimale des soins.

Le premier enjeu —les mauvais indicateurs de santé maternelle et infantile (SMI)— s’avère en fait être une conséquence des trois autres enjeux. De ce fait, nous l’abordons à la fin de cette section. Le deuxième enjeu —la mauvaise gouvernance— semble faire l’objet d’un consensus pour tous les acteurs et toutes les actrices. Il couvre un ensemble de problématiques qui concernent la pyramide décisionnelle : la mauvaise gouvernance à l’échelle des CSCOM et CSREF (ex : difficultés du couple professionnel de santé/ASACO, corruption, etc.), l’absence de régulation au niveau des districts (ex : supervision de faible qualité; répartition des ressources humaines ), la mauvaise gouvernance au niveau des services décentralisés de l’État (carte sanitaire : non-application des critères de construction de CSCOM) et l’insuffisante coordination par le gouvernement des efforts financiers et initiatives menés par les ONG humanitaires internationales et partenaires techniques et financiers dans le secteur de la santé.

Donc le problème c’est vraiment… C’est la gouvernance, la gouvernance n’est pas bonne du tout. […] Depuis le démarrage, c’est-à-dire depuis les années 1990 quand on démarrait ce système, […] voilà ce qui était prévu : l’ASACO est là pour le contrôle gestion, mais c’est le personnel technique [les professionnels de santé] qui gère. C’est eux qui ont la compétence. Mais aujourd’hui rien de tout ça n’est fait. Ensuite il faut faire la supervision, il ne faut pas abandonner les gens comme ça. Les médecins, qu’est-ce qu’ils appellent supervision? C’est de la causerie. Ils viennent, ils causent, on leur fait du thé et on leur achète de la viande ou on les fait du poulet, après ils s’en vont. C’est ça la supervision, le médecin ou l’infirmier leur glisse quelques billets et puis c’est tout. (KI11_240719)

De l’avis de chacun-e, l’idée est de privilégier un retour de l’intervention de l’État. Curieusement, peu de répondant-e-s reconnaissent la mise en place du transfert de compétence de la santé aux collectivités territoriales —ceux et celles qui le font proposent d’accompagner davantage ces collectivités. La plupart des fonctionnaires du secteur de la santé souhaitent surtout redonner du pouvoir de décision aux professionnel-le-s de santé dans les CSCOM. En revanche, une deuxième catégorie d’acteurs et d’actrices (une partie des partenaires techniques et financiers, PTF, ainsi que le secteur protection sociale et certain-e-s autres fonctionnaires du secteur santé) souhaite s’attaquer à la gouvernance avec un ordre de priorité différent. Pour eux et elles, l’amélioration des capacités de l’État dans la gestion devrait passer par l’instauration de meilleurs mécanismes de reddition de compte et de suivi-évaluation. Ils et elles estiment que ces propositions devraient se traduire dans le PRODESS IV. Ces deux positionnements se heurtent au sein de la réforme de 2019 (Doc_cadre_Réforme2019), qui répond uniquement aux préoccupations des premiers, en se focalisant sur la revalorisation des soins de santé primaire et la gratuité (qui passe par une augmentation du budget) et en retirant du pouvoir aux ASACO au profit des professionnel-le-s de santé.

Le troisième problème —la qualité des soins sous-optimale— est souvent abordé à côté du problème de la gouvernance, comme une conséquence. Plusieurs répondant-e-s évoquent notamment la rupture du lien de confiance entre les populations et les professionnel-le-s de santé, du fait d’une insatisfaction quant à la qualité des soins. Cette problématique fait également l’objet d’un consensus large, puisant sa source dans l’histoire des réformes du système de santé :

Dans un premier temps il y avait quand même, il fallait compte tenu de la superficie du pays, il fallait d’abord faire un programme d’offre de soins, […] et nous n’avions pas dans un premier temps mis le focus sur la qualité. Eh pour nous d’abord c’était de fournir l’offre de soins et cela aussi… nous avions voulu aller dans une décentralisation très poussée. […] Et… donc les autres paramètres n’ont pas assez suivi en termes de plateau technique, en termes de ressources humaines, et en termes de formation. […] Donc cette perte de qualité de soins va entrainer une rupture entre les praticiens et les patients parce que quand on n’a pas satisfaction, il se pose un certain nombre de problèmes. (KI10_240719)

La manière de remédier à cette problématique fait aussi l’objet d’un consensus : médicalisation, rehaussement du plateau technique et renforcement des effectifs qualifiés des CSCOM, tels que proposés dans la réforme du système de santé (Doc_cadre_Réforme2019). Pour certain-e-s, notamment au niveau du secteur de la protection sociale, c’est en jouant sur l’amélioration de ce volet de l’offre de soins qu’il sera possible d’attirer les populations vers les centres de santé. En revanche, l’accent étant mis sur le niveau communautaire, et bien que la restructuration de certains CSRef et hôpitaux soit prévue, pour certain-e-s acteurs et actrices du secteur de la santé, la réforme ne permet pas d’apporter une réponse tout à fait satisfaisante à la crise que connait l’ensemble de la pyramide sanitaire.

Le quatrième problème —les barrières à l’accès financier aux soins— est surtout identifié dans les discours de représentant-e-s et employé-e-s d’organisations internationales, ONG et PTF confondus.

Mais l’accès financier à la santé, jusqu’à présent, on l’avait pas. Les dépenses directes qui sont entre 36% et près de 45%, sinon plus, […] sont très élevées. Ça veut donc dire que […] ce sont les ménages qui payent la santé au Mali. Ce n’est pas seulement les partenaires, ni le gouvernement, plutôt les ménages. Donc, maintenant si vraiment on veut diminuer la pauvreté, il faut qu’on contribue à diminuer le poids de la santé, le poids des dépenses de santé sur les ménages. (KI07_220719)

Certain-e-s répondant-e-s du secteur de la santé en parlent aussi, notamment les conseillers et conseillères techniques du ministère et certain-e-s fonctionnaires de la DGS :

 [Avec l’assurance maladie] il s’agit de diminuer les coûts des dépenses de santé qui sont aujourd’hui supportés par les ménages. C’est les ménages qui souffrent hein, qui supportent vraiment le coût des dépenses de santé. (KI24_010819)

On constate que ces discours conduisent à une certaine « mise en sujet » des « ménages » qui supportent « dans la souffrance » en effet une grande portion des dépenses de santé au Mali. En réalité, peu de répondant-e-s ont véritablement approfondi cette question des barrières à l’accès financier, hormis des mentions rapides, et à l’exception d’employé-e-s d’une ONG américano-malienne[1]. Pour les acteurs et actrices du secteur de la protection sociale, le RAMU, qui agit sur la demande de soins, représente une réponse satisfaisante, à ceci près que certain-e-s reconnaissent que pour réussir un taux de couverture plus important les mutuelles doivent être assorties d’incitatifs et d’investissements. Bien que les répondant-e-s de ce secteur reconnaissent que l’accès financier soit un enjeu, il n’a pas été évoqué de manière approfondie. Les répondant-e-s de ce secteur et du secteur communautaire ont davantage souligné les barrières géographiques auxquelles font face les populations pour accéder aux services de santé.

Il s’agirait donc de « rapprocher les populations des centres de santé » (KI25_050819). C’est aussi l’avis de la même ONG américano-malienne. Néanmoins, les manières de remédier à ce problème diffèrent. L’ONG promeut l’idée du déploiement massif d’agents de santé communautaire (ASC) accompagné d’une stratégie de supervision (idée reprise dans Doc_cadre_Réforme2019), ce qui n’est pas une option favorisée par les répondant-e-s des autres secteurs. Si certain-e-s du secteur de la santé soutiennent également cette proposition, ils et elles demeurent sceptiques quant au fardeau financier que cela implique :

Le président a quand même annoncé, il a parlé de la prise en charge de leur salaire, vous voyez c’est déjà [quelque chose] qu’il faut évaluer et voir, parce que c’est des milliers et des milliers d’agents de santé communautaire. Ils sont plus proches des populations pour leur permettre effectivement d’être à l’alerte, à la veille, pour pouvoir euh… les cas critiques, envoyer très rapidement au niveau des CSCOM, […]. C’est… c’est quand même de booster un peu la demande. (KI13_260719)

Cette proposition conduit à une autre « subjectivisation », celle des ASC, qui apparaissent comme les sauveteurs du système. En revanche, pour le secteur communautaire, il s’agirait de créer davantage de CSCOM dans les zones les plus reculées. Enfin, pour le secteur de la protection sociale, l’amélioration de la couverture géographique se réaliserait par l’augmentation de la couverture maladie, y compris à travers les mutuelles de santé.

Les mauvais indicateurs SMI, qui découlent des problèmes cités précédemment, représentent le problème le plus saillant, tel que souligné par l’ensemble des acteurs et actrices du secteur de la santé et les PTF. De façon concomitante, la publication et diffusion des résultats de la dernière Enquête Démographique et de Santé (EDS2018) en 2019 aurait encouragé à résoudre ce problème de façon prioritaire.

C’est en effet au regard de comparaisons et standards internationaux que le gouvernement aurait été appelé à réagir par des actions urgentes visant à faire reculer les indicateurs de SMI. Une de ces actions urgentes, portée notamment par une partie du secteur de la santé, par les PTF et une structure américaine extérieure privée à but non lucratif —appelons-la SAP—, est d’investir massivement dans les soins de santé primaire (SSP) (voir : Doc_santé_comm_Réforme2019). Cette idée a été également retenue dans le document officiel de la réforme (Doc_cadre_Réforme2019). Pour d’autres acteurs et actrices, tel que l’ONG américano-malienne, la solution précise à ce problème est leur « modèle des soins de santé proactifs »[2], assortie d’une gratuité des soins et d’un accompagnement par les ASC ciblant les femmes enceintes et les enfants. De l’avis de certain-e-s fonctionnaires du secteur de la santé, ce modèle aurait porté ses fruits en matière de réduction de la mortalité :

Avec [leur] modèle, on a vu qu’ils ont pu diminuer le taux de mortalité chez les enfants jusqu’à 7 pour mille. Sept! Donc quand ils ont comparé à des études, je sais pas… en Europe, en Amérique je crois c’était à peu près les mêmes résultats. […] Donc c’est vraiment ce qui a émergé. Parce que notre objectif vraiment c’est la réduction de ces taux de mortalité maternelle, néonatale et infantile. Eux ils sont arrivés à prouver ça. (KI24_010819)

Pour les rédacteurs et rédactrices de la réforme, la santé communautaire s’attaque précisément à l’ensemble de ces problèmes. Leur discours reconstruit ainsi le raisonnement, en démontrant que ces problèmes s’insèrent naturellement dans le mouvement de la santé communautaire :

Nous avions la même vision qui était de mettre le focus sur la santé communautaire parce que… nous ne pouvons pas nous attaquer à toute la réforme du système de santé. […] En prenant les soins de santé communautaire comme porte d’entrée de la réforme, évidemment vous allez non seulement adresser des problèmes de gouvernance, vous allez adresser des problèmes d’offre de soins, vous allez adresser des problèmes de demande de soins. […] Vous avez réponse à tout. (KI10_240719)

Or, plusieurs répondant-e-s contestent précisément l’idée de bâtir une réforme uniquement à partir du niveau communautaire :

La santé communautaire c’est 90% des problèmes. Donc j’en suis conscient […] Tu ne peux pas bâtir quelque chose seulement sur les agents de santé communautaire et des CSCOM. Il faut que le reste fonctionne. Si le reste ne fonctionne pas, c’est une question de confiance. […] Tu perds la confiance de la communauté, parce qu’eux ils voient le système : ah on a amené l’enfant, mais finalement ils n’ont pu rien faire. […] Si l’enfant a un neuropalu, et qu’il est évacué au CSREF, il faut qu’il puisse être pris en charge. […] Le système de santé ne peut pas se penser autre que de façon systémique. Et tu ne peux pas dire bon je règle ça d’abord ensuite je règle ça, non! Tu peux dire je priorise ça, mais ça je n’oublie pas non plus, il faut que ça soit cohérent. (KI11_240719)

Ce répondant a lui aussi l’expérience des CSCOM. Partant de ce vécu de la santé communautaire, il affirme s’être battu, dès le début des années 1990, pour un meilleur accompagnement des ASACO dans leur rôle de contrôleur financier et des médecins qui, pour lui, doivent se montrer volontaires dans le choix d’aller en CSCOM : « d’abord, que ça soit un engagement personnel ». Pour autant, selon lui, une réforme du secteur santé devrait se concevoir à partir d’une représentation systémique de la santé et non uniquement à partir de la « porte d’entrée » de la santé communautaire.

Quels présupposés sous-jacents sous-tendent ces représentations du « problème »?

Les problèmes évoqués dans les discours font émerger les présupposés sous-jacents des acteurs et actrices qui les mettent en avant. C’est très clair pour ce qui concerne la SAP, venue appuyer le gouvernement dans la rédaction de sa réforme et présentant l’ensemble de ces problèmes comme étant liés au manque d’investissement dans les SSP :

[…] ambition… d’avoir un fast track sur la santé primaire […] qui s’inscrit dans une stratégie plus large au niveau de la santé. […] On peut pas tout faire d’un coup, donc priorisons la santé primaire parce que euh… c’est là où y a le…, les low-hanging fruits [solutions à portée de main], justement parce qu’il y a très peu d’investissements du gouvernement, et on va… prioriser la gratuité sur les différents groupes qui sont les plus vulnérables du Mali, avec les indicateurs les pires. […] Prioriser la santé primaire, tout le monde sait que c’est là que vous avez le plus de retour sur investissement, et qu’aujourd’hui vous n’investissez absolument pas dans cette santé primaire (rire), et c’est pour ça que les indicateurs sont… sont relativement mauvais. (KI01_160719)

Cette nécessité d’un « retour sur investissement », que l’on peut aisément associer au courant de pensée néolibéral, se retrouve aussi dans les discours de répondant-e-s de la SAP sur l’utilisation des services de santé par les populations. D’ailleurs, la SAP privilégie le modèle de l’ONG américano-malienne, promouvant une stratégie de gratuité ciblée sur la SMI, pour son coût-efficacité présumé. On retrouve une fois de plus le langage néolibéral du retour sur investissement.

Ce choix suscite des réactions mitigées. Certain-e-s répondant-e-s se montrent sceptiques quant à la pérennisation de ce modèle qui n’a jusqu’alors pas été mis à l’échelle. En effet, il n’a été piloté dans deux localités du pays (un site rural et un site urbain) :

Même jusque-là [l’ONG] n’a pu couvrir qu’un quartier de Bamako, ce n’est même pas une commune hein. (rire) C’est ce que je leur ai dit : oh, vous êtes dans un quartier depuis 2008… […] Et ensuite ils ont ajouté un district-là… À Bankass, ils sont allés là-bas, c’était pour pouvoir faire des comparaisons urbaines, semi urbain, rural… pour voir un peu. Mais jusque-là c’est insignifiant ! Quand on prend la population globale du pays, la population couverte par [l’ONG], ça c’est insignifiant. C’est pourquoi l’État ne pourra pas faire comme [l’ONG] est en train de faire aujourd’hui. […] Ce n’est pas possible. Il faut essayer de faire quelque chose pour soulager la population mais pas… textuellement comme [l’ONG]. (KI24_010819)

Chez les répondant-e-s de la SAP, on observe un mélange intéressant de langage néolibéral et de volonté d’ancrage dans le mouvement de la santé communautaire. Ce mouvement semble pourtant à première vue incompatible avec le courant néolibéral. Pourtant, le document qu’ils et elles ont produit pour le compte du ministère de la santé s’intitule bien « Vers la réforme de la santé communautaire au Mali » (Doc_santé_comm_Réforme2019). En analysant, on comprend en réalité que pour la SAP, le point de départ est la nécessité de privilégier un retour sur investissement à la fois pour les populations et pour l’État, qui se trouve concentré au niveau des SSP. Ceci ne désigne en réalité aucunement une quelconque adhésion au mouvement pour la santé communautaire tel qu’il est érigé en 1978 et puisant ses racines dans un idéal de justice sociale et de nécessité de rendre des comptes aux populations (Fawcett et al., 2000). En fait, c’est davantage l’idée du déploiement des ASC qui prévaut et qui légitimerait l’utilisation de la formule « santé communautaire » par de nombreuses structures américaines :

La santé communautaire, pour moi c’est clair que c’est la base. C’est simple hein, 80-90% des problèmes de santé provient de cela. S’il y a un bon système de santé communautaire, quand je dis santé communautaire je ne parle pas que les ASC hein, parce que bon, les américains ils font la confusion tout de suite. (KI11_240719)

L’emploi de l’expression « santé communautaire » semble donc davantage relever de la rhétorique, masquant les vraies intentions de la SAP, sans doute avec l’objectif de rassurer les esprits et démontrer qu’on s’inscrit dans la continuité des réformes historiques du Mali. La santé communautaire est en effet un pilier essentiel et historique dans la construction du système de santé malien.

En revanche, dans les discours de l’un des porteurs et rédacteurs principaux de la réforme au ministère de la santé, l’intention de montrer un engagement pour la santé communautaire et pour l’idéal de justice sociale ressort davantage :

Parce que moi, j’ai toujours fait focus sur les soins de santé communautaire. […] Au lieu de nous lancer dans les études, que l’argent de ces études-là soit traduit en action pour sauver cette femme qui est dans une charrette avec une grossesse à terme à risque, qui n’arrive pas atteindre un CSCOM […]. Où est l’équité? Alors moi je suis médecin de santé publique, donc voilà comment je raisonne […] : à partir du moment où nous allons nous fixer cet objectif-là [la santé communautaire], nous allons… sortir du ministère des hôpitaux pour être un ministère de la santé, c’est-à-dire, on va inverser la tendance qui consiste à mettre plus d’argent dans les hôpitaux, nous allons mettre plus dans la prévention. Nous allons mettre plus d’argent à ce niveau-là. (KI10_240719)

Alors que d’aucun-e-s parlent de redevabilité aux communautés, pour certain-e-s autres fonctionnaires, il s’agit de devoir rendre des comptes aux partenaires techniques et financiers :

Il est important que nous puissions avoir un environnement qui fait que les gens aient confiance en nous pour nous aider. […] Nous, personnel de santé, il faut que nous acceptions cette redevabilité, nous devons être redevable; sinon les aspects liés à la gouvernance comme on l’a dit ça va être de vains mots, quoi. […] Il faut créer cette confiance pour que les autres nous accompagnent. (KI13_260719)

Cette lecture du problème de la gouvernance relève d’un tout autre paradigme sous-jacent, particulièrement éloigné du paradigme de la santé communautaire : celui du nouveau management public, impulsé par les PTF (Kerouedan, 2015). Avec cette vision de la redevabilité, l’État ne s’adresse toutefois pas aux interlocuteurs et interlocutrices qui comptent réellement : les populations.

De nombreux et nombreuses fonctionnaires des secteurs de la santé et de la protection sociale ont aussi largement embrassé l’approche managériale. Ainsi, le problème de la gouvernance s’expliquerait surtout par la mauvaise gestion publique des ressources humaines et de l’approvisionnement, notamment de médicaments et les retards dans le paiement à l’acte. Enfin, cette grille de lecture permet également de faire ressortir les problèmes de corruption, tout en reconnaissant que toute sanction s’avère difficile à appliquer dans le contexte malien :

Tout le monde a peur, quand tu sanctionnes quelqu’un. Si tu ne fais pas attention là, chez nous, c’est toi-même qui vas partir. C’est un peu politique, tu ne sais pas le poids de la personne, s’il a un parent haut placé… C’est le social qui prédomine chez nous. Ils vont dire : « toi aussi, pourquoi tu n’as pas laissé, qu’est-ce que ça gâte? », et finalement c’est toi qui es la méchante. On va dire cette personne-là, elle est mauvaise. (rire) (KI24_010819)

Il est aussi possible de faire ressortir les intérêts sous-jacents des acteurs et actrices du secteur de la protection sociale, à savoir celui de pouvoir, à travers les contenus de la réforme axés sur la qualité des soins, encourager davantage les populations à adhérer aux mutuelles de santé. L’intention de « vendre des assurances » (KI01_160719), prêtée aux acteurs et actrices de la protection sociale, est à nuancer. Les mutuelles ont un poids minimal dans le paysage assurantiel malien, et l’assurance maladie obligatoire fait l’objet d’un monopole de l’État. Toutefois, il semble clair que l’enjeu est pour le secteur de la protection sociale de susciter l’adhésion des populations à un régime unique de couverture du risque maladie, comprenant des mécanismes assurantiels susceptibles de manquer d’attractivité. Or, la qualité des soins couverts par les assurances et mutuelles constitue précisément un facteur d’attractivité essentiel. Pour le secteur social, l’amélioration de la qualité est donc un levier au service de la demande de soins.

Les secteurs santé et protection sociale partagent ainsi des représentations différentes des mauvais indicateurs de santé. Elles reflètent un ancrage dans des courants de pensée différents. On relève, d’une part, l’idéal de solidarité et de santé communautaire chez les acteurs de la protection sociale, et d’autre part, une hétérogénéité de philosophies du côté des acteurs et actrices de la santé (approches managériale et néomanagériale, mais aussi pour partie l’approche interventionniste et le mouvement de la santé communautaire ciblé sur la SMI).

Comment cette représentation du « problème » est-elle apparue?

Ces différentes représentations et catégories d’explication des problèmes émergent de façon saillante dans les textes et les discours en fin 2018 et début 2019 : d’une part, au moment de l’adoption de la loi sur le RAMU portée davantage par le secteur de la protection sociale (sur lequel nous reviendrons dans la section suivante), et, d’autre part, au moment de l’élaboration de la réforme —portée davantage par le secteur de la santé.

En juillet 2018, le ministre de la santé contacte la SAP pour l’aider à élaborer le document de réforme. Les raisons invoquées pour cet appel sont multiples, elles incluent notamment le souhait du ministre de faire venir de (nouveaux et nouvelles) acteurs et actrices extérieur-e-s pour s’assurer d’un regard possiblement neutre et distancié :

Dans une… dans une réforme aussi importante, aussi structurelle, alors si vous prenez des éléments qui sont assez partisans, assez impliqués… (soupire) Vous risquez de n’avoir qu’une seule vision. Est-ce que vous voyez, il faut avoir un détachement; et quand vous voulez avoir un détachement, c’est mieux de faire rentrer de nouveaux acteurs, mais qui ont quand même cette expertise… (KI10_240719)

La SAP aurait été recommandée par des relations du ministre aux États-Unis au Center for Vaccine Development et à l’Institute of Health Metrics and Evaluation (IHME) et, proches de la SAP.

On vient à l’invitation des gouvernements dans les pays, euh… on n’a pas d’agenda […]. Ce qui fait que […] quand ils ne veulent plus qu’on les aide, on repart (rire). […] Nous on suivait la demande du… du ministère [du Mali] donc euh… donc après, le rôle des PTF euh… c’est d’appuyer le ministère, dans ce qu’ils font, euh… mais je sais qu’y a eu beaucoup de… y a eu beaucoup de bruits, y a eu beaucoup de rumeurs, y a eu beaucoup de discussions… nous, on essaie de pas se mêler de ça, on n’est pas dans le groupe des PTF, on était invité à l’invitation du ministère, on les appuyait. (KI01_160719)

Une équipe de la SAP s’est déplacée plusieurs fois (en octobre 2018, puis surtout en janvier 2019) pour participer à la rédaction du document, y compris en réalisant des études permettant de scénariser et chiffrer différentes options :

On travaillait beaucoup avec le cabinet du ministère, le SEGAL ainsi que la DGS. Euh… on a euh… on a chiffré ces différents scénarios, on a regardé avec le ministère des finances, […] quelles sont les évolutions des allocations budgétaires de l’État du Mali pour la santé sur les quatre dernières années, on a projeté… Et l’un dans l’autre, on a fait toutes ces analyses, et on est retourné voir le ministre, on lui a dit, voilà… on a… on a… On a un petit peu plus de données à vous présenter, pour informer votre decision-making process. (KI01_160719)

La SAP opère fréquemment, dans les discours, une transposition au Mali de modèles identifiés ou élaborés (par elle-même) dans d’autres pays (notamment, le Sénégal). De plus, les méthodes de cette structure sont décrites comme étant ‘business-oriented’ :

À partir du moment où on est sorti d’ateliers et… et de discussions, on s’est mis plutôt behind the scenes, ce qui est la manière dont on travaille normalement, et qu’on a travaillé avec euh… avec le ministère de la santé, toutes les divisions […] Y a beaucoup de gens chez nous qui venaient, dont mon boss d’ailleurs […] qui venaient de McKinsey et autre, donc c’était vraiment le… le business approach to public health problem, et encore une fois euh…on n’est pas des implémenteurs, euh… on est vraiment plus dans l’assistance technique. (KI01_160719)

On retrouve ici le champ lexical néolibéral et la propension de ce type de structures, à mi-chemin entre le non-lucratif et le cabinet de conseil américain (McKinsey), à embrasser ce courant de pensée. Une représentante de la SAP a d’ailleurs fait ses premières armes dans un autre cabinet de conseil américain. Ce type de langage, qui se traduit aussi dans des approches et méthodes peu « traditionnelles », n’est pas sans susciter de (vives) critiques parmi les PTF, qui parlent de « lobbying » pur et simple :

C’est le côté, « j’y vais à fond, je lâche rien, je suis sur le dos des gens », […] sans arrêt! Donc je crois que c’est ça le lobbyisme… à l’américaine. Ça doit être ça, alors nous, c’est un truc… c’est une autre planète pour nous ici […] je pense (rire) alors moi… je pense pour les Maliens aussi d’ailleurs, ça a dû leur faire tout drôle, et du coup […] ça met un petit peu un doute sur… est-ce qu’y a pas un intérêt derrière? Parce je sais que nous on recrute une assistance technique pour travailler sur le financement de la santé […]. Et elle, quand elle a su tout de suite que le poste était là, elle a dit euh… : « Est-ce que moi je peux pas être recrutée sur ce poste? » On lui a dit : non. (KI18_290719)

Au niveau du ministère, il semble y avoir eu des désaccords sur l’approche de la SAP mobilisée « en urgence » pour aider à l’élaboration de la réforme à l’automne 2018 puis en janvier 2019, alors qu’une équipe de trois consultants nationaux était déjà impliquée. Notons aussi que plusieurs répondant-e-s n’ont pas souhaité commenter l’implication de la SAP. Son intervention s’est accompagnée de consultant-e-s internationaux au moment de l’élaboration de la réforme. Il est question de mobiliser une nouvelle équipe de consultants internationaux et consultantes internationales pour l’opérationnalisation de la réforme :

Enfin le programme malien maintenant, euh… y a besoin d’avoir une équipe je crois d’une dizaine d’assistants techniques [internationaux], […] pour la mise en œuvre… […] Ils comptent sur nous après pour être partenaire, pour les financer. Et donc là ça aussi, ça a un peu agacé les gens […] : on n’est pas associé au départ, et après on vous présente l’addition. (KI18_290719)

Une certaine méfiance règne ainsi chez les PTF « traditionnels » au sujet des intentions sous-jacentes des représentant-e-s de cette structure américaine rattachée à une fondation philanthropique. Pendant que certain-e-s évoquent la probabilité d’intérêts personnels (comme évoqué par le répondant cité précédemment), d’autres avancent l’idée d’intérêts commerciaux plus larges, en lien avec cette approche néolibérale :

Avec notamment la manière dont travaillait [la SAP], […] qui pose question aussi, sur cette… cette précipitation à tout prix… […] On peut se poser la question quand même […]… Et y a des enjeux… des enjeux financiers sous-jacents pour les États-Unis, […] moi j’ai… J’ai travaillé pas mal avec la Gates sur une question de planification familiale… si tu veux, l’activité philanthropique est un peu reliée quand même à l’activité euh… financière hein, euh… Donc avec peut-être, ici [pour la SAP], des formes d’implication sur… sur l’industrie pharmaceutique… […] Donc euh… je pense que si vous faites un petit travail de recherche, (silence) un petit paragraphe sur la dimension euh… la géopolitique sanitaire, euh… sur… sur l’industrie pharmaceutique, sur les… sur la captation des données, sur euh… sur tout ça. (KI15_260719)

Les intentions véritables de la SAP font donc aussi débat parmi les PTF. Le caractère exogène de la SAP impliquée dans l’élaboration de la réforme est reconnu par certain-e-s fonctionnaires du secteur de la santé, constatant sa faible connaissance du Mali — à commencer par la langue officielle, le français :

KI24- Ils [la SAP] ne connaissaient pas le Mali, donc ils ont demandé beaucoup de documents, hein… […] Il y avait Véronique[3] quand même qui parle français.

Q- Les autres ne parlaient pas français?

KI24- Mais non, les autres-là, on parlait et Véronique leur traduit en anglais…. Eux, ils ont sorti un document aussi qui était avec [haut fonctionnaire] surtout.

Q- Vous n’avez pas participé à ce document-là?

KI24- Non, seulement ils sont venus prendre les documents.

Il semblerait donc que, malgré la volonté de donner le sentiment que « tout le monde était impliqué », au final, le document diffusé par la SAP a été largement développé par elle-même, sans grande concertation avec les décideur-e-s malien-ne-s. Ceci pose l’épineuse question de l’appropriation de ce processus par le ministère :

Ce que j’ai vu dans la… dans la proposition que j’ai vue qui est… qui est vraiment rédigée par [la SAP], avec d’ailleurs des termes typiquement américains; quand tu vas dans « Propriétés », que tu regardes le nom de la personne, c’est une Américaine; […], donc ce truc-là, est-ce que ça a été approprié par… par le ministère? (KI04_220719)

Après sur la forme, c’est vrai que les choses ont été faites euh… […] Pour moi, c’est quand même une impulsion extérieure, euh… c’est pas… voilà, c’est pas quelque chose d’endogène quoi cette réforme, c’est comme ça que j’interprète. (KI15_260719)

Les représentant-e-s de la protection sociale apparaissent méfiant-e-s sur la réalisation de la réforme du système de santé, qui a suivi un processus perçu comme accéléré et peu inclusif. Le manque d’implication des acteurs et actrices du secteur protection sociale dans le processus d’élaboration de cette réforme conduit à une faible compréhension de la réforme et à un déficit d’intérêt. De plus, certain-e-s perçoivent cette réforme comme une potentielle menace à l’opérationnalisation du RAMU :

Donc si déjà les personnes âgées de plus de 70 ans ont des soins gratuits, les enfants ont les soins gratuits, les femmes ont les soins gratuits, il ne reste plus grande chose, hein. Il n’y a plus pratiquement d’effet stimulateur pour un peu adhérer à un système de couverture maladie […]. Donc il faut qu’on mette des garde-fous pour pouvoir garantir la priorité du RAMU qu’on va mettre en place. (KI12_250719)

En outre, il est possible que les aspirations professionnelles de certain-e-s porteurs et porteuses de la réforme au ministère expliquent, au moins en partie, leur engagement. Deux répondants indépendants ont sous-entendu que l’un des fonctionnaires du Ministère les plus impliqué-e-s se serait étroitement rapproché de la SAP par intérêt personnel.

S’ils et elles ne critiquent pas le fond de la proposition majeure de la réforme —la gratuité des soins pour certaines populations— bon nombre des PTF « classiques » critiquent le manque d’inscription de la réforme dans la continuité des initiatives et cadres stratégiques déjà en chantier, tels que le PRODESS IV. Les PTF « classiques » disent préférer une approche plus intégrée du système de santé et donc nécessairement via des méthodes reposant « sur du temps très long » (KI15_260719), et en dialogue étroit avec les ministères concernés. Cela fut le cas du programme pilote PADSS II sur financement d’un PTF français : deux options étaient proposées, soit la gratuité, soit le renforcement des mutuelles. Les acteurs et actrices du gouvernement s’étaient prononcé-e-s en faveur du renforcement des mutuelles : le PTF français avait octroyé le financement sur cette base, respectant ainsi la volonté du gouvernement. De façon générale, la prépondérance des acteurs et actrices américain-e-s fait l’objet de critiques. Du fait de leur puissance par rapport aux autres PTF, on leur reproche notamment de privilégier une méthode peu attentive aux priorités gouvernementales :

Et puis les Américains ils ont effectivement une puissance de conviction, de réaction euh…, nous on est complètement à la ramasse, hein […], nous à côté, […] on n’a aucune capacité de… contradiction. […] Mais tu sais, c’est pareil hein, les Américains, ils discutent pas vraiment avec le gouvernement euh… sectoriel; les Américains, ils signent je crois tous les quatre ans une […] note de coopération globale, et puis après, ils font un peu leurs affaires avec les ONG américaines. Alors bien sûr, y a des points de contact avec le ministère […], mais bon quand t’as un bailleur qui arrive avec… je crois qu’ils décaissent 120 millions d’euros par an juste pour la santé… tu dis pas non, hein. (KI15_260719)

Cette citation soulève des enjeux de pouvoir importants entre PTF – expliquant, au moins en partie, le poids de certains « big players » et leur force de persuasion qui leur octroient des opportunités pour l’adoption d’initiatives, qu’elles soient ou non ancrées dans les cadres politiques sectoriels définis par le gouvernement malien. Au contraire, les PTF « plus petits » ont pour habitude de présenter « plusieurs options sur la table » et de s’inscrire dans les priorités nationales.

Le « problème » peut-il être conceptualisé différemment?

Pour les représentant-e-s du secteur de la protection sociale, le problème n’est pas restreint aux mauvais indicateurs de SMI. Il est plus large que cela : ce sont les mauvais indicateurs de santé dans leur ensemble qui sont problématiques. Ainsi, ce secteur se focalise sur les barrières à l’accès aux soins et appelle à des réformes s’attaquant à la demande. La réponse se situe pour eux et elles dans un système solidaire assurantiel pour le secteur formel (assurance maladie obligatoire, AMO), mutualiste pour le secteur agricole et informel, et d’assistance pour les plus pauvres (RAMED), couplé à une amélioration de la qualité des soins. C’est précisément la proposition du RAMU. Or, la loi sur le RAMU adoptée fin 2018 a suivi un processus institutionnel classique, inclusif de toutes les parties concernées et donc nécessairement long. Les représentant-e-s du secteur de la santé sont en réalité nombreux et nombreuses à soutenir la réforme systémique du RAMU. Comparé à la gratuité, le RAMU permettrait selon eux et elles de faire moins peser le fardeau des dépenses de santé sur le budget de l’État. Le recours massif aux ASC, mais surtout la mise à l’échelle nationale de la gratuité sont en effet critiqués par presque l’ensemble des répondant-e-s. De nombreux et nombreuses fonctionnaires expriment leurs doutes quant au financement pérenne d’une telle initiative. La réforme semble en effet faire l’impasse sur les questions de viabilité financière.

Plus important encore, avec cette représentation des problèmes focalisée sur la SMI, telle que portée par la réforme de 2019, la réforme fait l’impasse sur la fragmentation des PTF et des ONG et sur la coordination des financements. Bien que la stratégie de financement par les partenaires extérieur-e-s ne soit pas pérenne, on continue de se reposer sur ce modèle pour l’opérationnalisation de la réforme[4] :

Pour la réforme il y a les GAVI qui annoncent je crois 12 millions de dollars et Fonds Mondial aussi 10 millions de dollars… il y a la Banque mondiale aussi qui veut nous accompagner. Pratiquement c’est tous les PTF. (KI24_010819)

De la même manière, un conseiller technique du ministère déplore les « coûts cachés » de l’expertise internationale (les missions, leur rémunération, etc.), mais défend la possibilité de faire appel à celle-ci pour élaborer, et plus tard, opérationnaliser la réforme. Au-delà des silences, ce sont donc les contradictions à répétition des différent-e-s acteurs et actrices interrogé-e-s qui posent question.

Ce qui fait moins débat dans cette représentation du problème, c’est la voix des communautés, hormis pour une représentante de l’ONG américano-malienne qui y fait explicitement référence à partir d’une enquête (voir ci-dessus). Certes, plusieurs répondant-e-s, y compris dans les ministères, reconnaissent les difficultés d’accès aux soins dues à la pauvreté et la nécessité de favoriser « l’implication des communautés dans la résolution de leurs problèmes de santé » (KI17_290719) et de rendre des comptes au « pauvre patient-e » :

Tout ce que nous mettons dans l’humanitaire… C’est énorme. Mais qu’est ce qui arrive… concrètement à cette femme qui est à 45km de Labezanga […] : qu’est-ce que cette femme bénéficie? Rien, rien, tout est mis dans le système. Est-ce que vous voyez? Et […] quand vous prenez une agence, une ONG ou n’importe qui qui vient alors je serais intéressé qu’on fasse des études, pour voir combien ça coute! Mais en réalité le pauvre patient, il a combien? Et pourquoi nous n’allons pas rêver? (KI10_240719)

Ce discours se voit en réalité contredit de façon importante, notamment chez les hauts-fonctionnaires du secteur de la santé, dans leur majorité des professionnel-e-s de santé, quand ils et elles réduisent les problèmes du niveau communautaire à la corruption des membres d’ASACO. On note une certaine forme d’élitisme, voire de mépris, dans leur discours. Cet élitisme est potentiellement incompatible avec le mouvement pour la santé communautaire et l’idéal de justice sociale :

Il y a eu accentuation des problèmes parce que tu [membre de l’ASACO] gères quelqu’un qui est plus instruit que toi. […] Alors que les directeurs techniques de centre… il y a les médecins, quelqu’un qui a BAC +7, c’est un intellectuel. Si un paysan, ou bien en tout cas un élu doit le gérer, il faut le faire avec tact! Malheureusement, on a vu que les idées étaient divergentes. Quand les uns veulent le bien de la population, la bonne gestion du centre, par contre d’autres veulent leur poche, ne visent que ça. […] Quelqu’un qui est là qui bosse tous les jours […] et [un autre] vous dit de ne pas vous intéresser au côté finances, de s’occuper seulement aux techniques… C’est un intellectuel, il ne peut pas comprendre ça. Donc c’est là où les problèmes ont commencé. (KI24_010819)

On a ici le principal argument du secteur de la santé pour justifier la reprise de la gestion des centres aux mains des professionnel-le-s. Mais cette reprise en main pose question et suscite une levée de boucliers des acteurs et actrices de la santé communautaire, notamment de la Fédération Nationale des Associations de Santé Communautaire. La redéfinition du rôle des ASACO n’est pas claire dans la réforme :

Et puis on occulte complètement la question de la gouvernance de l’ASACO. D’après ce que j’ai compris dans la présentation [pendant l’atelier annonçant la réforme], ils disent : ils sont méchants, voilà. Euh… mais oui, mais bon voilà, […] le problème c’est qu’il y a jamais eu de… de tutelle, y a des tutelles administratives, y a des tutelles techniques qui devraient avoir eu lieu, et comme le poisson pourrit par la tête, ils sont pires, donc les ASACO, pourquoi on leur demanderait d’être honnêtes? (KI04_220719)

Enfin, la déconnexion qui émerge entre la loi sur le RAMU, votée à peine quelques mois auparavant, et l’annonce de la réforme du système de santé révèle un certain manque de vision au plus haut niveau de l’État sur la nécessaire concertation entre les deux secteurs (voir le chapitre de Touré et Ridde). La reprise en main par le ministère du portefeuille de la protection sociale à la mi-2019 facilitera peut-être le pilotage concerté du RAMU :

Comme maintenant les deux volets sont au sein du même ministère, en principe s’il y a une bonne coordination au sein du ministère, ils doivent pouvoir vraiment faire la cohérence entre l’offre et la demande. (KI12_250719)

Ce bouleversement institutionnel pourrait en outre faciliter l’articulation de la réforme de 2019 à celle du RAMU. Toutefois, les répondants dans leur majorité expriment leur méconnaissance ou incertitude sur ce sujet.

Comment et où cette représentation du « problème » a été produite et diffusée?

L’ambitieuse réforme du système de santé malien annoncée début 2019, qui s’attaque au problème de la SMI, puise sa source au milieu des années 2010, lors de concertations visant à tirer des leçons des succès et échecs du système de santé ces 30 dernières années (Graphique 2). Le momentum politique se construit autour de l’urgence de redonner de la confiance dans l’action de l’État et de ses structures au Nord et Centre dans le contexte de massacres intercommunautaires fin 2018 et début 2019, et du sentiment d’insécurité mêlé à la pauvreté. Un climat de grogne des partis politiques d’opposition règne également en 2018-2019. Pour les décideur-e-s politiques malien-ne-s, et aussi pour une partie des PTF, l’enjeu est en effet avant tout d’annoncer une réforme populaire, suscitant la cohésion nationale et ayant l’objectif de rassurer les populations dans un contexte de crise politique, humanitaire et sécuritaire. Cet objectif est tout à fait assumé par les décideur-e-s :

Nous nous sommes dit que, aujourd’hui… il faut forcément subventionner, aujourd’hui au Mali subventionner la santé est obligatoire pour avoir la paix. Voilà un des aspects importants que les gens ont tendance à oublier. Et là il n’y a pas de prix. C’est la réponse que je donnerai parce que nous allons utiliser la santé comme un vecteur de paix. (KI10_240719)

De la même manière, l’émergence du RAMU se construit autour de discours sur la pacification de la population malienne à partir de 2013.

Les PTF sont eux aussi conscients de cette stratégie « d’apaisement » symbolique pour les populations, visant notamment à tendre vers la paix sociale. Ils sont en revanche plus sceptiques sur l’opérationnalisation et le financement d’une telle proposition.

Comme évoqué plus haut, des enjeux de pouvoirs sont apparus autour de l’élaboration de la réforme et de son contenu final. Aux yeux des hauts-fonctionnaires malien-ne-s, qui ont fortement été impliqué-e-s dans les discussions sur la réforme avant l’appel à la SAP, la réforme promue finalement se focalise sur le renforcement de la santé communautaire, alors qu’il y a, d’après eux et elles, d’autres chantiers extrêmement importants, comme la réforme hospitalière. En interne, ces désaccords sur le contenu à prioriser ont mené à plusieurs versions d’un même document de réforme. Le document produit par cette structure (« main dans la main avec le cabinet du MSHP »), intitulé initialement « Vers la réforme de la santé communautaire au Mali – Une initiative présidentielle pour la réforme progressive de la santé au Mali, 2019-222 » (Doc_santé_comm_Réforme2019) a ainsi été présenté aux PTF. Mais c’est le « document-cadre de la réforme » (nourri par le document précédent) qui a été présenté lors de l’atelier de lancement, dont le titre est « Réforme du Système de Santé du Mali 2019-2030 » (Doc_cadre_Réforme2019). Ce document diffère de façon significative du premier et a tendance à « noyer » les annonces de gratuité et d’investissement en santé communautaire dans d’autres priorités —à ce jour peu détaillées dans le document. Ainsi, ces désaccords mènent à un revirement assez significatif par rapport au discours initial : on part d’une attention portée sur la santé communautaire pour arriver à une réforme beaucoup plus large, couvrant l’ensemble de la pyramide sanitaire.

En revanche, fin février 2019, l’effet d’annonce à la télévision, par le président a été réel et chargé de symboles —en particulier sur la cohésion sociale et, en filigrane, sur la paix dans le pays. L’annonce de lancement de la réforme porte principalement sur la gratuité des soins pour différentes catégories de populations. Bien que les répondant-e-s reconnaissent une implication des différent-e-s acteurs et actrices dans le processus de réflexion ayant conduit à cette réforme, ils et elles notent tous et toutes une certaine surprise quant au contenu exact annoncé, notamment en ce qui concerne la gratuité :

Et la déclaration faite par le président… […] Les gens savaient qu’il y avait des consultations pour informer que le système de santé est en cours de réforme, on cherche des solutions, il y a tel, tel indicateur pour mieux baisser ceci cela… Mais je ne pense pas que les gens étaient déjà au courant depuis le début qu’il va avoir des gratuités par rapport à telle cible, mais c’est le jour du lancement que tout le monde a pris connaissance vraiment de ce qui est ressorti par rapport à cette réforme-là. (KI12_250719)

La précipitation de l’annonce suscite d’ailleurs des critiques, notamment de la part de PTF. Ils estiment que cette précipitation a donné lieu à des choix manquant de réflexions suffisantes, notamment en ce qui concerne la gratuité. Des fonctionnaires du gouvernement, notamment du secteur de la protection sociale, soulignent les contradictions liées à la mobilisation de fonds externe pour financer une réforme systémique :

Mais un dispositif comme ça… moi… pour sa pérennité, il faut d’abord compter sur les ressources de l’État. Parce que de toute façon le partenaire il peut soutenir… à travers des soutiens pour accompagner mais les prestations elles-mêmes, l’État doit garantir leur pérennisation. Sinon, bon, le partenaire c’est aussi au gré des contraintes qu’il a […] dans le cadre humanitaire c’est effectivement tout à fait imaginable, hein? Mais un dispositif pérenne il faudrait que l’État se donne les moyens lui-même sur son budget de le soutenir. (KI03_190719)

Pour cet acteur, c’est bien à l’État de prendre ses responsabilités en assumant la part la plus importante du financement de cette réforme. La plupart des acteurs et actrices malien-ne-s interrogé-e-s privilégient en réalité l’approche contributive du RAMU (bien que largement subventionnée par l’État qui prendrait en charge une part majoritaire des cotisations de 78% des Malien-ne-s), qui permettrait de créer les conditions de la pérennité. La plupart des PTF questionnent aussi la capacité de l’État à financer la réforme de 2019 dans le contexte d’un budget alloué à la santé constamment en baisse. On relève également une certaine incompréhension des PTF par rapport au flou qui règne sur l’intégration de cette réforme dans le paysage institutionnel de la planification en santé/social : évaluation du PRODESS III, élaboration du PRODESS IV.

De la même façon, les questionnements nombreux et pressants autour de la manière d’opérationnaliser la réforme viennent quelque peu remanier les contours et contenus à prioriser. Ainsi, lors d’un atelier sur l’opérationnalisation de la réforme, six mois après le lancement, on discute d’un changement de scénario concernant le volet gratuité. Ce n’est pas une mise en œuvre de la gratuité par palier géographique, mais une évolution par paquets de soins pour chaque population, tous les deux ans jusqu’en 2025 (en commençant par le paquet de soins pour les femmes enceintes en 2020 et en terminant par les personnes âgées en 2025). Ce choix est officiellement guidé par des raisons d’équité. Ce « ne serait pas juste » que seuls certains CSCOM commencent à bénéficier de la gratuité pour tout le paquet de soins prévu, alors que d’autres attendront 2025 pour cela. Deux ans après l’annonce de cette réforme, la réalité est que les gratuités ne sont pas encore opérationnelles. Après plusieurs versions, le « Plan d’action pour le Mali (MAP) 2020-2033, La voie à suivre » (janvier 2020) comprend un volet gratuité réduit par rapport à ce que prévoyait la réforme de 2019[5].

Ce document est présenté comme « devant servir de fondement à la prochaine génération du PRODESS et à la mise en œuvre du RAMU » (Touré, 2020 : 15). De plus, il est question d’intégrer dans ce document un volet sur la solidarité et la protection sociale, mais les contours de ce volet ne sont pas encore établis. Le contenu de ce volet est rédigé par des assistant-e-s techniques de la SAP (déjà largement impliqué-e-s dans les versions précédentes du Plan d’action), sur la base d’échanges avec des cadres du secteur de la protection sociale (Touré, 2020).

Discussion

L’approche post-structuraliste de Bacchi (2016) a permis d’identifier les présupposés des acteurs et actrices et leurs idéologies sous-jacentes, révélés dans les discours autour des réformes. Cette approche nous a notamment permis d’analyser comment ces idées préconçues façonnent les discours sur les différents problèmes, justifiant ainsi les propositions de solutions (gratuité, mutuelles, déploiement d’ASC, etc.) aux niveaux central et décentralisés. Plus spécifiquement, cette étude nous a permis de retracer les différents courants de pensée qui sous-tendent les différentes représentations des problèmes (Graphique 3). L’ensemble de ces courants de pensée se reflètent dans la réforme du système de santé, révélant ainsi les multiples contradictions à l’œuvre et notamment, pour la SAP, l’usage de rhétorique autour de l’approche de la santé communautaire.

Graphique 3. Courants de pensée qui sous-tendent les représentations du problème. Source : Gautier, L.

L’annonce de la réforme du système de santé et la manière dont elle a été élaborée (sans grande concertation avec l’ensemble des acteurs et actrices), au moment même de l’adoption d’une autre grande réforme (le RAMU), montre l’importante déconnexion entre le secteur de la santé et celui de la protection sociale[6]. Ils étaient traditionnellement séparés mais, depuis mai 2019, se retrouvent dans un même ministère – le Ministère de la Santé et des Affaires Sociales, devenu Ministère de la Santé et du Développement Social en 2020. Le problème est en effet conceptualisé différemment selon ces deux catégories d’acteurs et d’actrices – les premiers et premières se concentrant sur les mauvais indicateurs spécifiques de SMI, alors que les second-e-s produisaient une représentation plus globale du problème, considérant la (mauvaise) santé de la population dans son ensemble. Ainsi, les acteurs et actrices du secteur de la protection sociale privilégient la mise en place de régimes contributifs solidaires et ancrés dans les communautés, fédérés autour d’un régime unique (le RAMU) qui permet aussi une réduction de la fragmentation des initiatives existantes (AMO, RAMED, mutuelles communautaires, gratuité des traitements contre certaines maladies, etc.). Les acteurs et actrices du secteur de la santé quant à eux et elles soutiennent une réforme spécifique du système de santé qui s’attaque à la SMI en prenant pour point d’ancrage les soins de santé primaire et qui propose la gratuité des soins pour certaines catégories de populations — en particulier, les femmes en âge de procréer et les enfants de moins de cinq ans.

Le clivage préexistant entre les catégories d’acteurs et d’actrices, et notamment les deux secteurs, se répercute sur l’appréciation et l’engagement vis-à-vis des initiatives en cours (RAMU vs réforme du système de santé). Ce problème de décalage d’engagement entre les secteurs de la santé et de la protection sociale a déjà été soulevé dans le passé et dans d’autres recherches au Mali (Touré & Ridde, 2020). Dans les prochaines années, il faudra observer si l’inclusion du portefeuille des affaires sociales (y compris la protection sociale) au sein du ministère de la santé peut conduire à une meilleure synergie entre ces deux secteurs, notamment dans le cadre d’une potentielle intégration du volet gratuité de la réforme au sein du RAMU (dont les décrets d’application sont en cours de finalisation). De façon générale, les répondant-e-s qui défendent la réforme évoquent peu les possibilités d’intégration systémique de celle-ci par rapport aux initiatives en cours (comme le RAMU), ni même son inscription dans la continuité des cadres d’orientations existants ou en cours de renouvellement, tels que le PRODESS. Il est possible que le caractère exogène d’une partie du contenu de la réforme (notamment la proposition d’ancrage en santé communautaire et de gratuité des soins) soit à l’origine de ces silences.

Le caractère exogène pose l’enjeu de l’appropriation par les gouvernements d’un travail largement réalisé « behind the scenes » par une structure américaine liée à une fondation philanthropique et employant les techniques du management consulting (Kirkpatrick et al., 2016) et le paradigme néolibéral du retour sur investissement qui l’accompagne (Mills et al., 2001). Le rôle de ce type de structures dans la diffusion de politiques de santé mondiale dans PRFM a été abordé dans plusieurs écrits (Gautier, 2019; People’s Health Movement et al., 2017). Toutefois, des recherches futures comprenant des études de cas spécifiques permettraient d’approfondir les différents enjeux et intérêts sous-jacents de ces structures. Certain-e-s auteurs et autrices reconnaissent notamment le rôle croissant des fondations philanthropiques privées et des cabinets de conseil en gestion dans la politique et les systèmes de santé (Kapilashrami & Schrecker, 2018) qui confèrent un « tournant néolibéral » à la santé mondiale. Dans les pays occidentaux, leur rôle dans l’inspiration de mauvais choix de riposte à la pandémie de COVID-19, et dans l’accélération de la crise des opioïdes, a été vivement critiqué (Castonguay, 2020; Hart & Rice, 2020; Petitjean, 2020).

Des formes de clivage entre classiques (PTF) et nouveaux (SAP et ONG américano-malienne) aux méthodes et styles différents ont également tendance à se manifester. En particulier, la conduite et les façons de faire insistantes de la représentante d’une structure américaine sont mal perçues ou mal comprises par les répondant-e-s PTF. Une certaine méfiance règne chez eux et elles au sujet des « véritables » intentions de cette représentante, et ses manières de faire suscitent des doutes sur la crédibilité du travail réalisé par cette structure auprès du cabinet du ministère de la santé. Faisant référence à d’autres travaux, une répondante a comparé cette représentante à une véritable « entrepreneuse de diffusion »[7]. Les divergences d’approches parmi les PTF sont aussi identifiées dans d’autres recherches, y compris au sujet de la SMI (Deleye & Lang, 2014). Dans cette étude, les auteurs montrent la propension des acteurs et des actrices du secteur privé à collaborer davantage avec des acteurs et actrices non-étatiques, et notamment des ONG internationales (comme l’ONG américano-malienne).

Un paradigme qui semble faire consensus, pour l’ensemble de ces structures extérieures, est le nouveau management public. Les PTF invitent en effet, et de manière croissante, à davantage de pratiques de la redevabilité, employant des outils sophistiqués de suivi d’indicateurs, de prévisions d’atteinte de résultats, etc. (Paul & Renmans, 2017). Toutefois, comme dans le cas de la diffusion du financement basé sur la performance en Afrique[8], cette attention favorise l’idée de rendre des comptes aux acteurs et actrices extérieur-e-s, plutôt qu’une redevabilité sociale devant les populations des pays bénéficiaires de cette action extérieure (Gautier et al., 2019). Pourtant, en de tels temps de crises sécuritaire et de confiance vis-à-vis de l’État, le gouvernement gagnerait à écouter et protéger davantage ses populations (Paul et al., 2013).

Enfin, le financement et l’opérationnalisation par l’État de la gratuité des soins pour plusieurs catégories de services et populations soulève d’importants questionnements. Si l’on place ce type de déclarations en parallèle avec la baisse constante du budget de la santé, ce sujet soulève un enjeu financier d’autant plus inquiétant. Depuis quelques années, la part du budget national allouée à la santé continue de décliner (moins de 4% pour l’année 2019). Non seulement la part allouée à la santé baisse constamment mais en plus, sur cette part, il faut financer aussi la demande (notamment, le RAMU), ce qui fait concurrence au financement de l’offre. En octobre 2019, le gouvernement s’était engagé à augmenter le budget alloué à la santé de 4% à 6% d’ici 2022. Mais les différentes crises politiques et sanitaires qu’a connues le pays en 2020 ont probablement eu des effets sur ces prévisions.

Conclusion

Cette étude emploie une démarche conceptuelle innovante pour analyser les discours des acteurs et des actrices du système de santé malien impliqué-e-s dans différentes réformes. Elle fait ressortir l’émergence d’une nouvelle politique dans le contexte de l’opérationnalisation d’une autre, le RAMU. Or, ces deux réformes reflètent différentes représentations des problèmes, qui soulèvent des intérêts sous-jacents pour leurs partisan-e-s, et qui mettent en lumière des processus d’élaboration, des temporalités et des stratégies de concertation diamétralement opposés. Plus encore, cette double émergence montre un manque de vision commune pour deux secteurs de l’action gouvernementale primordiaux pour le système de santé et sa viabilité : la santé et la protection sociale. Des recherches futures portant sur les impacts de la fusion dans un même ministère de ces deux secteurs seront utiles et permettront notamment d’éclairer les opportunités d’intégration des deux propositions politiques analysées dans cette étude.

Remerciements et Financement

La présente étude fait partie d’un programme de recherche plus large intitulé : « UNISSahel : Couverture Universelle Santé au SAHEL » coordonné par l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD). Ce programme est financé par l’Agence Française de Développement, et il est mis en œuvre par une équipe composée d’ONG/organismes de recherche basées au Mali, au Niger et au Tchad, et de chercheurs et chercheuses de l’IRD[9]. Le programme comprend notamment un ensemble de projets de recherche sur la mise en œuvre et l’impact de l’Initiative I3S.

Les autrices et l’auteur remercient l’Agence Française de Développement pour le financement de la recherche, Mamadou Diabaté pour la facilitation des contacts avec plusieurs répondant-e-s, et Kanuya Coulibaly et Thérèse Gautier-Garancher qui ont participé à la transcription des entretiens.

Références

Bacchi, C. (2016). Problematizations in health policy: Questioning how “problems” are constituted in policies. SAGE Open 6(2). https://doi.org/10.1177/2158244016653986

Castonguay, A. (2020, 6 mai). Au cœur de la bataille pour sauver le Québec. L’actualité. https://lactualite.com/politique/la-bataille-pour-sauver-le-quebec/

Deleye, C. & Lang, A. (2014). Maternal health development programs: comparing priorities of bilateral and private donors. BMC International Health and Human Rights, 14(31). https://doi.org/10.1186/s12914-014-0031-x

Fawcett, S.B., Francisco, V.T., Hyra, D., Paine-Andrews, A., Schultz, J.A., Russos, S., Fisher, J.L. & Evensen, P. (2000). Building healthy communities, in: The Society and Population Health Reader: A State and Community Perspective. The New Press, New York, 75–93.

Gautier, L. (2019). From ideas to policymaking: the political economy of the diffusion of performance-based financing at the global, continental, and national levels. [Thèse de doctorat]. Université de Paris & Université de Montréal.

Gautier, L., De Allegri, M. & Ridde, V. (2019). How is the discourse of performance-based financing shaped at the global level? A poststructural analysis. Globalization and Health, 15(6). https://doi.org/10.1186/s12992-018-0443-9

Hart, B. & Rice, A. (2020). What a spectacularly ill-Advised idea says about McKinsey. Intelligencer.

Kapilashrami, A. & Schrecker, T. (2018). Global Health Watch: Challenging entrenched ideas in global health. BMJ, 360, k956. https://doi.org/10.1136/bmj.k956

Kenouvi, G. (2019). Réforme du système de santé : Opération risquée. Journal du Mali.

Kerouedan, D. (2015). Chapitre 4. Les bonnes pratiques de la Global Health. Améliorer la santé ou bien gérer l’argent? Dans A. Klein (dir.), Les bonnes pratiques des organisations internationales ( 97-112). Presses de Sciences Po.

Kirkpatrick, I., Lonsdale, C. & Neogy, I. (2016). Management consulting in health. Dans E. Ferlie, K. Montgomery & A. Reff Pedersen (dir.), The Oxford Handbook of Health Care Management. Oxford University Press.

Loewenson, R. (1993). Structural adjustment and health policy in Africa. International Journal of Health Services, 23(4), 717–730. https://doi.org/10.2190/WBQL-B4JP-K1PP-J7Y3

Mills, A., Bennett, S., Russell, S., Attanayake, N., Hongoro, C., Muraleedharan, V.R. & Smithson, P. (2001). Health Sector Reform and the Role of Government. Dans A. Mills, S. Bennett, S. Russell, N. Attanayake, C. Hongoro, V.R. Muraleedharan. & P. Smithson, P. (dir.), The Challenge of Health Sector Reform: What Must Governments Do? The Role of Government in Adjusting Economies (1-20). Palgrave Macmillan. https://doi.org/10.1057/9780230599819_1

Paul, E. & Renmans, D. (2017). Performance-based financing in the heath sector in low- and middle-income countries: Is there anything whereof it may be said, see, this is new? International Journal of Health Planning and Management, 33(1), 51-66. https://doi.org/10.1002/hpm.2409

Paul, E., Samaké, S., Berthé, I., Huijts, I., Balique, H. & Dujardin, B. (2013). Aid for health in times of political unrest in Mali: Does donors’ way of intervening allow protecting people’s health? Health Policy & Planning 29(8), 1071–1074. https://doi.org/10.1093/heapol/czt082

People’s Health Movement, Medact, Third World Network, Health Poverty Action, Medico International, Asociación Latinoamericana de Medicina Social (dir.) (2017). Management consulting firms in global health. Dans Global Health Watch 5: An Alternative World Health Report (Section D3). Zed Books Ltd.

Petitjean, O. (2020, 3 juin). Covid-19 : ces consultants au cœur de la « défaillance organisée » de l’État. Observatoire des multinationales. https://multinationales.org/Covid-19-ces-consultants-au-coeur-de-la-defaillance-organisee-de-l-Etat

Quadrant Conseil (2019). L’arbre des problèmes. Quadrant Conseil. https://quadrant-conseil.fr/ressources/documents/Arbre_des_problemes.pdf

Ridde, V. (2004). L’initiative de Bamako 15 ans après : un agenda inachevé. Nutrition and Population (HNP), World Bank Health.

Touré, L. (2020). Une nouvelle politique publique de financement de la Santé dans le cadre de la couverture universelle au Mali. Miseli.

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Touré, L. & Ridde, V. (2020). The emergence of the national medical assistance scheme for the poorest in Mali. Global Public Health. https://doi.org/10.1080/17441692.2020.1855459

Touré, L., Ridde, V. & Queuille, L. (2014). Évaluation des besoins de plaidoyer en appui à la couverture universelle santé au Burkina Faso, Mali et Senegal [Rapport final], Miseli.

Waelkens, M.P. & Criel, B. (2007). La mise en réseau de mutuelles de santé en Afrique de l’Ouest [Colloque international sur les mutuelles de santé], Institut de Médecine Tropicale, Anvers, Belgique, Nouakchott, Mauritanie.


  1. Nous nous référons dans cette étude à la terminologie « ONG américano-malienne » sur la demande des représentant-e-s de cette ONG.
  2. Il s’agit d’un modèle de déploiement massif d’ASC – ASC qui ont pour objectif d’attirer ces groupes de population vers les centres de santé. Ces ASC sont supervisés de façon coordonnée par du personnel formé à cet effet.
  3. Prénom transformé pour raisons de confidentialité.
  4. À l’inverse, le RAMU est présenté comme devant être exclusivement financé par des fonds domestiques, quitte à ce que l’état trouve des financements innovants pour cette politique.
  5. Il est prévu dans la version de ce plan d’action de janvier 2020, sans plus de précision, que : « 100% de la population bénéficiera d’un accès gratuit à un ensemble de services essentiels dispensés à leur porte par les ASC, 100% des femmes enceintes et des enfants de moins de 5 ans bénéficieront d’un accès gratuit aux soins dans tous les centres de santé et toutes les femmes en âge de procréer auront accès gratuitement à la planification, 50% des services seront fournis gratuitement au niveau des CSCOM ».
  6. Voir le chapitre de Touré et Ridde
  7. Voir le chapitre de Gautier et al.
  8. Voir les chapitres à ce sujet dans l'ouvrage
  9. https://www.ceped.org/fr/Projets/Projets-Axe-1/article/unissahel-couverture-universelle

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