Préface

José González-Monteagudo

Cet ouvrage propose un voyage innovant dans l’univers biographique et narratif, par rapport aux domaines social, éducatif et sanitaire. L’équipe qui coordonne l’ouvrage est composée d’un homme et de trois femmes, travaillant dans trois pays : le Canada, l’Italie et la France. Cette donnée initiale anticipe la volonté de dialogue, d’ouverture et d’altérité qui se confirmera à la lecture de l’ouvrage.

La diversité et la pluralité de ce volume se reflètent dans plusieurs dimensions. La première dimension est géographique. En effet, outre les trois pays mentionnés, nous trouvons des contributions produites au Maroc, en Côte d’Ivoire, en Suisse et au Brésil. Nous avons ainsi accès à des manières de penser et de développer des méthodologies narratives dans sept pays du Sud et du Nord, correspondant à l’Afrique, l’Amérique et l’Europe. Cette volonté d’établir un dialogue large et pluriel est une caractéristique centrale de l’ouvrage. L’inclusion de pays du Sud et du Nord favorise ce dialogue et permet de comprendre les formats, les rhétoriques et les perspectives de l’univers biographique et narratif dans des contextes situés, allant de Montréal à Abidjan, de Belo Horizonte à Padoue et de Marrakech à Genève. Cette variété spatiale est nécessaire aujourd’hui, car elle nous aide à transcender nos cadres nationaux, linguistiques, épistémologiques ou formatifs étroits et limités. Cette largeur de vue nous aide à construire des ponts, à mieux nous comprendre et nous connaître, à surmonter les dangers potentiels de l’arrogance épistémique et cognitive, à nous confronter à d’autres façons de travailler avec le biographique, à développer des relations académiques et de recherche plus horizontales et plus justes. Il est donc très pertinent que le titre de l’ouvrage comprenne la dimension internationale comme l’un des axes transversaux.

Une autre caractéristique du livre que j’apprécie positivement est la variété des positions institutionnelles et professionnelles des auteur·rice·s. Cela reflète également une pluralité qu’il convient de souligner, puisque nous trouvons des contributions de collègues occupant des postes senior, ainsi que des contributions de personnes qui en sont au début de leur carrière de chercheur·se ou qui utilisent simplement des méthodologies narratives dans des contextes sociaux ou à des niveaux d’enseignement non universitaires. La variété des contextes institutionnels et de formation, des perspectives théoriques, des approches de recherche, des méthodologies, des techniques et des résultats produits montre aussi clairement que la lecture d’ouvrages comme celui-ci nous aide à approfondir et à complexifier nos propres perspectives dans l’univers biographique et narratif.

Le titre de cet ouvrage fait explicitement référence au tournant narratif. Ce tournant s’est approfondi au cours des deux dernières décennies, poursuivant une tendance qui avait été anticipée dans les deux dernières décennies du vingtième siècle. En effet, la crise du fonctionnalisme, du structuralisme, du béhaviorisme et, en général, des approches expérimentales et quantitatives, a favorisé le développement des paradigmes qualitatifs : recherche-action, ethnographie, analyse du discours, interactionnisme, phénoménologie et histoires de vie. Une nouvelle sensibilité, plus subjective, narrative, dialogique et implicative, a commencé à imprégner la recherche sociale, les pratiques de formation et les interventions sociales. À la base de ces paradigmes alternatifs, il faut situer ce que l’on appelle le tournant interprétatif, linguistique et narratif, auquel Paul Ricœur, Clifford Geertz, Jerome Bruner, Gaston Pineau et bien d’autres ont tant contribué.

Les contributions successives du livre nous aident à approfondir les liens et les ponts qui existent entre les approches narratives et d’autres courants de la recherche qualitative, tels que la phénoménologie, l’ethnographie, le constructivisme, l’interactionnisme symbolique, des questions qui sont abordées dans la plupart des chapitres. Il en va de même pour la relation entre la recherche, la formation et l’intervention. La continuité entre ces trois termes me semble être une nécessité actuelle si nous voulons continuer à approfondir et à légitimer les perspectives biographiques et narratives.

La lecture de ce volume nous aidera à réfléchir aux avantages qu’il y a à développer la flexibilité, la créativité et l’innovation par rapport aux questions méthodologiques, en construisant des réponses spécifiques et situées qui sont pertinentes pour nos besoins, nos problèmes, nos contextes, nos objectifs et nos contextes de recherche, formation et intervention. Cet artisanat intellectuel, souligné par C. W. Mills dans son livre The Sociological Imagination (et explicitement réfléchi par les autrices du chapitre 8, Maria Amália de Almeida Cunha et Maria Helena Menna Barreto Abrahão), est une dimension transversale de cet ouvrage.

Le livre comporte trois parties. La première partie se compose de deux chapitres. Le premier contient un récit autobiographique de Matthias Finger, l’un des pionniers du tournant biographique, qui raconte son parcours et ses contributions dans un contexte changeant de positions professionnelles, de sujets de travail, d’intérêts de recherche et de caractéristiques sociales. Cette autobiographie épistémique, scientifique et professionnelle comprend des réflexions pertinentes sur des approches telles que l’herméneutique, le pragmatisme et la théorie critique. Contrairement aux carrières de recherche linéaires et basées sur la continuité, le récit réflexif et contextuel de Finger illustre la mobilité géographique et institutionnelle. Les thèmes successifs de ses recherches et de ses domaines de travail révèlent également les diverses utilisations des approches narratives dans un monde caractérisé par des changements rapides et profonds.

Le chapitre 2, d’Hervé Breton, adopte une approche phénoménologique des récits de vie. Utilisant de manière pertinente et créative les apports de la phénoménologie, l’auteur souligne l’importance de la description microphénoménologique, liée aux expériences vécues, aux expériences corporelles, aux impressions, aux sensations, aux affections et aux perceptions des espaces et des lieux. Les relations entre le vécu référencé et le vécu narré peuvent être étudiées en considérant la vitesse qu’adopte la narration. Breton propose le récit de vie et le récit biographique comme stratégies pour favoriser les processus de réflexion et de prise de conscience des modes de participation au monde. Cette proposition a sans aucun doute des implications importantes pour l’éducation et la santé, deux domaines sur lesquels l’auteur a travaillé ces dernières années.

La deuxième partie du livre est consacrée à la formation, à l’accompagnement et à la santé. Le chapitre 3, rédigé par Ayoub Ait Dra, traite de l’orientation scolaire au Maroc. L’auteur critique les approches dominantes de l’orientation dans son pays, basées sur des tendances positivistes et objectivistes et sur des critères psychométriques. Dans ce contexte, l’auteur propose l’utilisation des méthodologies biographiques dans l’orientation des élèves d’un centre de formation professionnelle. En effet, les ateliers biographiques du projet (Delory-Momberger) sont la stratégie spécifique choisie pour développer une proposition d’orientation basée sur le savoir sensible, expérientiel et narratif des participant·e·s, qui vise à développer la conscientisation et l’émancipation des sujets. Cette proposition se situe dans le contexte de la crise des sociétés tribales. Cette crise ouvre la voie à la nécessité de développer la responsabilité personnelle et l’autonomie.

Le chapitre 4 est rédigé par Varvara Ciobanu-Gout et traite des entrepreneur·e·s, un groupe qui peut être un bon analyseur des défis, opportunités et incertitudes de la société d’aujourd’hui. Le chapitre se propose d’analyser la professionnalisation et la formation à l’entrepreneuriat, en utilisant deux approches biographiques qui ne sont généralement pas travaillées ensemble : la perspective ethnosociologique proposée par Daniel Bertaux et les récits de vie en formation de Pineau, Dominicé et d’autres. Les itinéraires des entrepreneur·e·s sont souvent pluriels, discontinus, instables et incertains. Il ne fait aucun doute que l’étude et l’accompagnement des processus biographiques de ce groupe peuvent apporter beaucoup dans trois domaines identifiés par l’autrice : l’acquisition de connaissances, la construction de l’identité professionnelle et l’accompagnement pour entreprendre et consolider des initiatives d’activité économique et sociale.

Livia Cadei est l’autrice du chapitre 5 qui porte sur l’expérience de la souffrance et de la douleur dans un échantillon de 61 femmes et six hommes, tou·te·s jeunes étudiant·e·s universitaires dans la ville italienne de Brescia. Ce texte analyse les histoires de ces étudiant·e·s, en décrivant comment ils vivent la souffrance et le deuil (étant donné qu’ils ont une vingtaine d’années, la mort de leurs grands-parents apparaît souvent comme un thème central du traumatisme et du deuil) et en identifiant les ressources et les stratégies qui leur permettent de surmonter les problèmes qu’ils rencontrent. Les réflexions des jeunes universitaires sur la mort sont des témoignages d’une grande valeur personnelle et même formatrice.

Le chapitre 6, contribution de Marie-Claude Bernard, porte sur l’éducation thérapeutique, dans le vaste champ de la médecine narrative, qui s’est appuyée sur les travaux de Rita Charon et d’autres chercheurs. Marie-Claude Bernard s’attache à documenter les bénéfices tirés des groupes de discussion avec les patients. Plus précisément, elle a travaillé avec cinq femmes atteintes d’une maladie rhumatologique. La mise en récit du groupe, travaillée de manière critique à partir de l’approche des Histoires de vie en formation, constitue un acte social qui contribue à améliorer les perspectives des personnes malades. Bernard nous montre la richesse de ce champ de travail récent, qui met les méthodologies narratives au service de l’accompagnement et de la formation des personnes malades.

La deuxième partie du livre se termine par un texte de Grace Perside Poeri, une autrice qui travaille au Canada, mais qui est originaire de la Côte d’Ivoire, le pays où le travail de terrain a été effectué. L’autrice a travaillé avec sept mineurs polyvictimes et deux intervenant·e·s dans un contexte post-conflit, il y a environ une dizaine d’années. Les approches utilisées comprenaient des perspectives constructivistes, phénoménologiques et interdisciplinaires. Les récits produits dans le cadre de cette recherche sont des témoignages bruts et puissants de la pauvreté, de la violence, de la vulnérabilité et de l’inégalité. L’autrice évoque les difficultés et les dangers associés au travail sur le terrain, notamment le risque d’être agressée par des mineurs et les obstacles à la réalisation de la recherche, dans un contexte où les acteurs impliqués espéraient obtenir de l’argent de l’autrice en échange de la facilitation du travail sur le terrain.

La troisième partie se compose de cinq chapitres. Le premier est une contribution depuis Belo Horizonte, dans l’État brésilien du Minas Gerais, par Maria Amália de Almeida Cunha et Maria Helena Menna Barreto Abrahão. Le texte se concentre sur le mémorial académique, qui est un exercice autobiographique dans les contextes universitaires brésiliens, axé sur l’écriture de la vie professionnelle. La première autrice a rédigé son mémorial académique comme condition pour obtenir un poste de « professeur titulaire », tandis que la seconde autrice était chargée d’en superviser. Après l’explication et la justification du mémorial, le texte présente la perspective de chaque autrice séparément. Ce texte mentionne Ricœur, Mills et Bourdieu comme auteurs de référence. Ce dernier souligne l’importance d’une approche auto-socio-analytique. Cette perspective a été adoptée par les autrices comme base pour la rédaction du mémorial académique.

Le chapitre 9 a la même origine géographique et est rédigé par Priscila de Oliveira Coutinho et Maria Amália de Almeida Cunha. Il se concentre sur la formation des enseignant·e·s et propose un exercice d’autobiographie à orientation sociologique dans le cadre d’un cours de sociologie de l’éducation. Les bases théoriques et méthodologiques proviennent de deux courants francophones : les récits de vie en formation et la proposition de Vincent de Gaulejac, connue sous le nom de « Roman familial et trajectoire sociale ». Le texte présente l’analyse de deux cas, Carlos et Bianca, basés sur les récits de ces deux étudiant·e·s.

Davide Lago, d’Italie, écrit le chapitre 10, qui est basé sur le concept de « communautés de pratique » (Wenger) en tant qu’axe transversal d’une proposition de formation destinée à 13 étudiant·e·s italiens en master. La formation narrative se compose de deux phases. La première est basée sur la production individuelle d’une « autobiographie raisonnée » (H. Desroche). Dans la deuxième phase de la formation, des sessions d’écriture collective sont organisées, fondées sur les autobiographies réalisées par les étudiant·e·s participant·e·s. Le produit final du processus est l’enregistrement d’un podcast et la rédaction d’une lettre de bienvenue pour les nouveaux étudiant·e·s de l’université. Cette formation narrative montre l’utilité de combiner le travail individuel et en groupe pour approfondir les avantages formatifs des récits de vie. Ce texte permet de comprendre à la fois l’influence des approches biographiques francophones au Brésil et la manière dont ces propositions ont été adaptées aux contextes de formation brésiliens par les enseignant·e·s, les formateurs·rices et les chercheurs·euses.

Le chapitre 11 est une autre contribution brésilienne, depuis São Paulo. Denise Gisele de Britto Damasco et Laurizete Ferragut Passos présentent la conception d’un cours de master sur la formation des formateurs, à un moment qui coïncide en partie avec la pandémie de Covid-19. Ce cours de master offre aux étudiant·e·s la possibilité de préparer des projets de recherche de manière collaborative, sur la base de réunions en petits groupes pour encourager l’écriture personnelle et professionnelle.

Le dernier chapitre a été rédigé par Isabelle Vachon et Claire Moreau, et documente la relation avec les études des étudiant·e·s suivant un cheminement « non traditionnel ». Ce travail a été réalisé dans la province de Québec et rassemble 40 récits de vie d’étudiant·e·s de l’enseignement professionnel et universitaire. Le travail de terrain a consisté en des entretiens en ligne. Les récits sont analysés individuellement et collectivement. Une attention particulière a été portée aux itinéraires et aux identités des étudiant·e·s « non traditionnels ». Ce type de travail peut être très utile pour promouvoir l’accès, la continuité et l’achèvement des études professionnelles et universitaires.

Je souhaite donc une très bonne lecture à celles et ceux qui aborderont ces pages, afin que chacun et chacune puisse continuer à construire et à approfondir de nouvelles propositions de formation, de recherche et d’intervention, en prenant l’univers biographique et narratif comme perspective de travail. Cet ouvrage nous montre des sentiers ouverts et constitue une opportunité de continuer à renouveler l’héritage déjà riche de cet univers en constante expansion.

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