9 L’usage de la socioanalyse dans la formation des enseignant·e·s. Une articulation entre sociologie et recherche-formation

Priscila de Oliveira Coutinho et Maria Amália de Almeida Cunha

Résumé

Dans ce chapitre, nous décrivons et analysons un dispositif pédagogique utilisé dans le cadre du cours de sociologie de l’éducation pour les licences (1er cycle) dans une université publique au Brésil. Ce dispositif, élaboré par les étudiant·e·s sous la supervision des enseignant·e·s, prend la forme d’une autobiographie à orientation sociologique. Nous partons de l’idée que la sociologie offre des outils puissants pour penser les trajectoires individuelles. Nous reconstituons brièvement les articulations entre les perspectives biographiques en sociologie et en éducation. Ensuite, nous décrivons la façon dont nous employons le dispositif en classe, puis nous analysons quelques extraits de textes autobiographiques que les étudiant·e·s ont produits tout au long du semestre. Nous croyons que le dispositif favorise l’apprentissage de l’objectivation sociologique et de l’écriture de soi, toutes deux étant d’importantes ressources d’autoréflexion et de compréhension des relations sociales.

Abstract

In this chapter, we describe and analyze a pedagogical device used in the sociology of education course for undergraduate degrees in a public university in Brazil. This device, developed by the students under the supervision of the teachers, takes the form of a sociologically oriented autobiography. We start from the idea that sociology offers powerful tools to think about individual trajectories. We briefly reconstruct the links between biographical perspectives in sociology and in education. Then, we describe how we use the device in class, then we analyze some extracts from autobiographical texts that the students have produced throughout the semester. We believe that the device promotes the learning of sociological objectification and self-writing, both of which are important resources for self-reflection and understanding of social relations.

Resumo

Neste capítulo, descrevemos e analisamos um dispositivo pedagógico utilizado no âmbito do curso de sociologia da educação para as licenciaturas em uma universidade pública no Brasil. Desenvolvido pelos alunos sob a orientação das professoras, o dispositivo assume a forma de uma autobiografia sociologicamente orientada. Partimos da ideia de que a sociologia oferece poderosas ferramentas para se pensar as trajetórias individuais, e reconstituímos brevemente as articulações entre as perspectivas biográficas na sociologia e na educação. Em seguida, descrevemos a maneira como utilizamos o dispositivo em nossos cursos, para então analisarmos alguns excertos de textos autobiográficos produzidos pelos-as estudantes ao longo do semestre. Acreditamos que o dispositivo favorece o aprendizado da objetivação sociológica e da escrita de si, sendo ambos poderosos recursos de auto reflexão e de compreensão das relações sociais.

Introduction

Dans ce chapitre, nous proposons la description et l’analyse d’un dispositif pédagogique que nous, les autrices, mobilisons dans le cadre du cours de sociologie de l’éducation pour les licences (1er cycle) à l’Université Fédérale de Minas Gerais, Brésil. Ce dispositif – travaillé de différentes façons par d’autres enseignants et enseignantes, selon d’autres orientations et formats – est élaboré par les étudiant·e·s sous la supervision des enseignant·e·s et prend la forme d’une autobiographie à orientation sociologique. Nous pensons que son intérêt repose sur la possibilité d’offrir des outils d’analyse d’objectivation sociologique et des repères pour la production de l’écriture de soi qui agissent dans le sens d’une démocratisation de la capacité à raconter un parcours de vie. L’articulation entre expérience individuelle et espace social est un exercice susceptible de fournir un atout symbolique que la sociologue Christine Delory-Momberger (2021) nomme « capital biographique », inégalement réparti dans notre société et plus souvent approprié par les classes moyennes et supérieures.

Le dispositif évoqué dans ce texte est au cœur des enseignements dispensés par les autrices, de sorte que le processus de formation auquel nous faisons référence – bien qu’il se concrétise dans les textes mêmes que produisent les étudiant·e·s – se déroule tout au long du semestre, impliquant aussi bien le choix de la bibliographie et des autres activités, qui servent de support à ce texte final, que le dialogue constitué en classe.

Dans les sections suivantes, nous tentons de reconstituer une brève analyse de la manière dont la perspective biographique croise la sociologie et l’éducation. Ensuite, nous décrivons l’appropriation de l’autobiographie à orientation sociologique dans nos cours, puis nous analysons quelques extraits issus des textes autobiographiques que les étudiant·e·s ont écrits dans le cadre du cours de sociologie de l’éducation.

Socioanalyse : une articulation entre sociologie et recherche-formation

Selon les mots du sociologue brésilien Florestan Fernandes, la sociologie est l’« auto-conscience scientifique de son temps » (Fernandes, 1963, p. 95). La spécificité de ce type de savoir réside dans le fait qu’il montre et modifie, à la fois, les conditions de réalisation sociale de ce que la science révèle (Martins, 2020).

Pour Émile Durkheim, il appartiendrait à la sociologie de décrypter scientifiquement la société sur laquelle devrait porter le travail pédagogique. Au Brésil, c’est cette conception qui, alliée à la philosophie pragmatiste de John Dewey, anime le groupe d’intellectuel·le·s qui idéalisent l’école publique destinée à de grandes populations. Le projet d’articuler les sciences sociales et l’éducation est exemplairement déclaré dans le Manifeste des Pionniers de l’Éducation Nouvelle [Manifesto dos Pioneiros da Educação Nova] de 1932. Aux États-Unis et en France, aussi, la sociologie était censée examiner la vie scolaire afin d’améliorer les politiques d’investissement public. Le célèbre rapport Coleman (1966), ainsi que l’ensemble des études de Baudelot et Establet (1971), et de Bourdieu et Passeron (1970), regroupés plus tard sous le nom de « théories de la reproduction », ont contribué à la consécration de l’idée qu’il fallait examiner scientifiquement la vie sociale pour la transformer, soit radicalement, soit progressivement.

De cette production intellectuelle qui date des fondements de la sociologie, nous avons hérité la conviction que l’examen de la réalité doit précéder le travail pédagogique. Cela s’est produit principalement dans le cadre des diagnostics sociaux qui précèdent l’élaboration des politiques éducatives. Cependant, plusieurs échelles d’analyse ont toujours été présentes dans le champ sociologique, de sorte que nous recevons de nombreuses invitations à réfléchir sur la vie sociale retrouvée « dans les plis les plus singuliers de chaque individu » selon l’expression de Lahire (2013, p. 11).

La production d’une sociologie plus attentive aux formes de perception, d’action et d’élaboration individuelles a été sensible aux méthodes et aux théories qui privilégient la capacité narrative et descriptive des agents. Si la sensibilité phénoménologique de Georg Simmel a été mise à profit par une recherche sociale attentive à la vie quotidienne et aux trajectoires individuelles à l’École sociologique de Chicago, avec Alfred Schutz et son projet d’un fondement phénoménologique de la sociologie compréhensive, le potentiel analytique d’une sociologie interprétative s’est considérablement élargi. De Harold Garfinkel à Pierre Bourdieu, en passant par Erving Goffman, Anthony Giddens et le constructivisme de Peter Berger et Thomas Luckman, les fondements théoriques proposés par Schutz ont contribué à façonner une compréhension de la réalité dans laquelle les interactions sociales et les attitudes individuelles méritent d’être soulignées et étudiées.

Parallèlement à ce processus de focalisation sur le monde quotidien et sur les manières de justifier les attitudes et les discours individuels, les récits et histoires de vie ont vu leur traitement renouvelé par un groupe de chercheur·euse·s qui ont intégré un large mouvement des sciences humaines et sociales nommé tournant narratif. Ayant dans l’œuvre de Paul Ricœur son ancrage matriciel, plusieurs domaines, liés à la santé, à l’aide sociale, à la psychologie, à l’éducation etc., se sont engagés dans la réflexion de la question ricœurienne primordiale, celle du rapport entre identité et narration :

L’idée au cœur de l’approche narrative est la suivante : c’est à travers la mise en récit que nous donnons sens au monde qui nous entoure, nous situons en son sein, et construisons notre identité, cette « identité narrative » par laquelle nous existons. Cette approche va de pair avec une vision constructiviste, non seulement du monde social mais aussi des récits biographiques. Dans une démarche constructiviste on considère, sans pour autant nier la matérialité du monde, que nous participons à sa configuration, à la construction des places respectives et du sens que prennent les êtres, dans le cas présent, à travers nos récits. (Grard, 2017, p. 88)

À la frontière entre l’éducation et les sciences sociales, le tournant narratif a eu des répercussions sur les approches où les intentions formatives s’associaient aux expériences de recherche. Le courant pédagogico-biographique, qui émerge à la fin des années 1970 et se développe au cours des années 1980, explore l’approche biographique comme instrument à la fois de formation et de recherche, comme support d’une pédagogie d’autoformation et de projet qui s’appuie sur l’expérience de vie des apprenant·e·s. Le concept « d’autoformation » en sciences de l’éducation a été conçu comme un projet, une production de sa vie susceptible de provoquer l’élaboration d’un sens, si largement illustré par Paulo Freire, Carl Rogers, Gaston Pineau et Pierre Dominicé. Il s’agit de l’appropriation de leur pouvoir de formation, dont la responsabilité revient tant aux éducateur·rice·s qu’aux personnes apprenantes, et du développement personnel et socioculturel (Josso, 1997, p. 132). L’utilisation de différents dispositifs pédagogiques, ancrés et dans le langage et dans l’expérience, entraîne l’émergence de différentes écoles de pratiques biographiques intégrées dans une démarche de recherche-formation.

L’élargissement et la formalisation de la perspective narrative dans le contexte de l’éducation des adultes, mouvement qui trouve chez Gaston Pineau (1983) et l’« Histoire de vie en formation » un apport central, engendrent des réflexions méthodologiques, épistémologiques et théoriques qui problématisent les démarcations séparant recherche et éducation. Si dans la recherche en sciences sociales, en général, nous n’avons aucune prétention particulière à l’autoformation du sujet de recherche, dans la perspective autobiographique en éducation, les objectifs d’autoformation « colonisent » les objectifs de recherche, de sorte qu’il devient nécessaire de repenser la relation entre chercheur·euse et recherché·e, ainsi que les hiérarchies entre l’explication du·de la chercheur·euse et le sens que la personne recherchée attribue aux rapports et descriptions produits. De même, les thèmes à aborder relèvent bien plus d’une hiérarchie de pertinence construite par le narrateur ou la narratrice que des intérêts a priori du·de la chercheur·euse. Il faut aussi repenser l’appropriation analytique du récit, qui ne sera plus censé être une sorte d’illustration des formulations du sociologue et deviendra une tâche d’explication du sens et de la logique qui précèdent et sous-tendent le récit. Enfin, si l’on pense à une sorte de micropolitique de la recherche-enseignement, elle tend à brouiller les rapports de force établis de la situation de recherche dans la mesure où le·la narrateur·trice apprenant·e – recherché·e connaît la valeur que les élaborations produites dans son monde intérieur ont sur le champ académique, tout en ayant accès à des manières de s’interpréter soi-même et de connaître plus profondément le processus de recherche universitaire. Ainsi, comme l’indique Josso (2010, p. 91) :

(…) lorsque l’instrument de recherche, en premier et dernier lieu, est le sujet humain, et que l’observation relève du domaine des qualités et des sensibilités psychiques, il est nécessaire d’introduire un processus d’apprentissage dans le processus de recherche, de telle manière que leur co-évolution crée les conditions les plus favorables à l’observation (…) D’autre part, les ingérences du processus de recherche dans la vie des personnes obligent, encore plus impérativement que dans d’autres cas, à négocier, et donc à clarifier le degré d’implication et les usages du matériel mis à disposition pour la réflexion.

Si la sociologie traite les récits à la première personne de manière encore hésitante, en tâtonnant les limites entre l’objectivité des enjeux structurels et le caractère incalculable et glissant des problèmes intimes, c’est en psychologie que parler de soi trouve un terrain pavé par des traditions théoriques et des querelles méthodologiques consolidées. Tout en maîtrisant la dispute fructueuse entre psychologie et sociologie, présente depuis la fondation de cette dernière, avec les textes durkheimiens classiques sur la méfiance que la sociologie doit garder à l’égard des explications psychologiques des phénomènes sociaux, Vincent de Gaulejac (2006) entre dans cette bataille, armé d’un répertoire pour interpréter des récits de vie.

L’auteur est un précurseur de la sociologie clinique, un courant qui a articulé les dimensions sociales et psychiques à partir d’autobiographies de romancièr·e·s, d’entretiens, de récit oraux ou écrits. Beaucoup de ces récits ont été élaborés dans le cadre de l’expérimentation « Roman familial et trajectoire sociale », constituée de groupes « de recherche et d’implication » (Gaulejac, 2006, p. 17) qui ont travaillé pendant 20 ans avec des personnes désireuses non seulement de partager leurs histoires, mais aussi d’en produire, avec les groupes, des interprétations. La collaboration méthodique entre psychologie et sociologie dans la compréhension de sentiments tels que l’amour, l’humiliation et la honte produit de puissantes ressources pour réfléchir sur la cohabitation entre l’extérieur et l’intérieur, l’objectivité et la subjectivité, la réalité et la représentation, en scrutant les frontières disciplinaires entre les sciences humaines et sociales.

Au fil des années dans lesquelles nous avons travaillé avec les autobiographies des étudiant·e·s, nous avons appris à reconnaître des thèmes sensibles à leurs trajectoires, et nous avons observé que certains des sujets privilégiés par la sociologie clinique y sont fréquemment évoqués. L’un d’eux est la honte. Étant un ensemble complexe d’affects, d’émotions, de fantaisies, de réactions et d’expériences qui s’amalgament, Gaulejac (2006) la nomme un « méta-sentiment ». Quoique facilement repérable par celles et ceux qui l’éprouvent à l’instant même de son émergence, étant donné sa force émotionnelle, il est difficile d’en déterminer les causes. D’un côté, le sentiment de honte peut regrouper des aspects structuraux (liés à la condition de classe, par exemple), situationnels, interpersonnels et intrapersonnels. D’un autre côté, il entretient souvent un rapport étroit avec les secrets, omissions et mensonges. En ce qui concerne le premier ensemble de caractéristiques, l’objectivation sociologique s’avère fort utile. Ainsi peut-on, par exemple, élaborer et alléger la honte de ne pas parler une langue étrangère à l’aide d’explications des sciences sociales autour de l’héritage culturel. En ce qui concerne le deuxième groupe de questions, dévoiler un secret dans une autobiographie à une professeure de sociologie encourage l’autoanalyse et son effet thérapeutique.

Ainsi reconnaît-on dans cette approche une intention de plus en plus impérieuse de dissoudre les frontières qui gouvernent, dans le quotidien de la salle de classe, l’existentiel et le social. La prise en compte de la souffrance qui se matérialise souvent, pour les universitaires, dans les situations d’abandon, d’évasion ou d’absence de conditions pour poursuivre leurs études, souligne l’importance de la sociologie clinique, renforcée par la méthode des récits de vie. Cette approche s’établit au cœur des articulations entre analyse et expérience, objectivité et subjectivité, raison et émotion.

La description d’un dispositif pédagogique

Dans la section précédente, nous avons cherché à démontrer la vigueur de la perspective biographique. Nous passons maintenant à l’analyse de la façon dont nous avons mobilisé cette perspective dans notre travail de formatrices d’enseignant·e·s. Nous cherchons à élucider un mouvement que nous avons mené, nous les autrices, ainsi que par d’autres collègues qui sont responsables du cours de sociologie de l’éducation, destinée aux étudiant·e·s de 14 cours de licence à l’Université Fédérale de Minas Gerais. Chaque enseignant·e d’un groupe d’environ 10 professeur·e·s, chacun·e à sa manière, propose aux étudiant·e·s un projet d’écriture autobiographique. On considère, de manière générale, qu’il s’agit des travaux les plus profitables du semestre.

Nous pensons que ce mouvement exprime moins l’adhésion des enseignant·e·s au champ déjà vaste des études biographiques et autobiographiques que la perception, dans la pratique, de l’efficacité de ce type de dispositif pédagogique. Cette efficacité s’exprime au moins dans trois dimensions :

1) comme ressource pour appréhender les concepts et processus sociologiques centraux du cours;

2) comme développement de « l’imagination sociologique », mobilisable dans leur futur travail d’enseignant·e, mais aussi dans d’autres contextes de leurs vies;

3) comme processus de connaissance de soi, quelque chose d’absolument central à l’exercice de l’enseignement réflexif, et qui devient d’autant plus important que les défis à relever sont grands.

Dans cette invitation à une socioanalyse sous forme de journal d’affiliation, de récit autobiographique ou d’analyse de leurs processus de socialisation (étude de trajectoires), les étudiant·e·s, accompagné·e·s des enseignant·e·s, apprennent une nouvelle façon de parler d’eux-mêmes et d’elles-mêmes. À cette occasion, dans laquelle les étudiant·e·s s’engagent dans un processus d’approfondissement académique autour des contextes, des relations, des situations et des expériences qui nous façonnent en tant que sujets, nous encourageons l’exercice d’une certaine liberté expressive. Nous croyons que cette libération momentanée du régime de l’écriture académique peut bénéficier à la présentation d’enjeux intimes, mais non pas dans le mode de la pure confession, plutôt dans le registre de l’articulation entre les éléments que les étudiant·e·s sont en mesure de cerner directement (qui sont-ils et elles? d’où viennent-ils et elles? qu’ont-ils et elles vécu? que pensent-ils et elles?) et la façon dont la sociologie les analyse.

D’un autre côté, en tant que professeur·e·s responsables du cours de sociologie de l’éducation, nous avons trouvé dans les récits autobiographiques des étudiant·e·s un riche matériau empirique pour le perfectionnement du cours et même pour la compréhension des aspects plus subjectifs des processus de socialisation familiale et scolaire. En plus de constituer un dispositif pédagogique efficace et d’apporter des expériences qui améliorent le cours de manière très concrète, une dernière et plus délicate raison y est présente : face à une crise sociale d’ampleur, qui s’est radicalisée au fil de la pandémie du Covid-19, les récits autobiographiques et toute la préparation pédagogique qui y aboutit ont un effet thérapeutique chez les étudiant·e·s s’engageant dans la démarche, ce qui peut collaborer à l’affiliation au cursus universitaire. Nous sommes nombreuses et nombreux à essayer de nous engager dans cette dimension thérapeutique, de manière non systématique et expérimentale, face à la prise de conscience d’une triste réalité qui aggrave l’inégalité scolaire brésilienne déjà largement documentée : celle de la croissance des maladies mentales chez nos étudiant·e·s.

Par la suite, nous avons découpé des extraits d’un étudiant et d’une étudiante, Carlos et Bianca[1], qui ont suivi le cours de sociologie de l’éducation au premier semestre de 2021 et qui se sont servis du dispositif du journal d’affiliation pour tenter d’objectiver le monde social dont ils font partie, en prenant toujours comme axe d’analyse le répertoire sociologique de la discipline proposée. D’ailleurs, l’idée du journal d’affiliation s’est inspirée de la proposition de Coulon (2008). En s’appropriant les ressources qu’offre l’ethnométhodologie, l’auteur propose aux étudiant·e·s universitaires de parvenir, par le truchement du journal, à une auto-analyse des trois phases typiques du processus de socialisation scolaire : le temps de l’étrangeté, le temps de l’apprentissage et le temps de l’affiliation. Il faut remarquer que bien souvent les étudiant·e·s en fin de parcours disent ne pas se sentir affilié·e·s. Des problèmes financiers et des insécurités concernant les ressources culturelles et techniques acquises sont généralement présents dans les récits de celles et ceux qui se sentent désaffilié·e·s.

Carlos

Carlos est un étudiant en Physique. Pendant les cours, il s’exprimait de manière timide et discrète. Dans son journal d´affiliation, il fait une analyse douloureuse des petites violences quotidiennes qui, pour lui, ont toujours été partagées entre la maison et l’école. En filigrane, il est possible de percer le sentiment d’humiliation qui l’affectait toujours qu’il subissait des violences physiques de la part de sa mère :

Les premières années de la vie conjugale de mes parents ont été turbulentes, c’est le moins qu’on puisse dire, et cela m’a affecté de manière agressive et directe. Mon père avait un problème d’alcool et la relation entre les deux allait mal, ils se disputaient beaucoup. Ma mère, la plupart du temps à la maison, occupée aux tâches ménagères, était violente et me battait. Ce scénario m’a fait me détacher du sentiment d’appartenance à la famille, des pensées et coutumes religieuses qu’on essayait d’imprimer sur moi. Enfin, j’ai grandi avec la perception que, en plus des problèmes dans leur relation, il y avait d’autres choses personnelles qui affectaient ma mère, des choses du passé qui, même aujourd’hui, la font pleurer la nuit, et c’est pour ça et pour d’autres raisons que je ne me sens pas perpétuellement blessé ni ne me mets en posture de juger ni ma mère ni mon père, bien que je ne puisse pas affirmer que cette époque s’effacera un jour par la douleur ou les transformations qu’elles ont infligé sur moi.

Le début de sa scolarité redoubla son sentiment d’indignité. Les tensions vécues en famille ne trouvent pas de refuge à l’école, au contraire, la réalité du monde dans lequel il vit montre de la dureté, engendrant silence et incompréhension. Le garçon qui pleure est bientôt stéréotypé à l’école comme indiscipliné. Comme le rappelle Gaulejac (2006), la honte est un sentiment douloureux et sensible dont il est préférable de ne pas parler. Cependant, elle doit être vue comme une souffrance sociale et psychologique.

L’école était un tiers monde, à part ma maison et celle de ma grand-mère, c’était là où je me suis fait mes premiers amis et où j’ai commencé à découvrir de nouvelles façons d’être, d’une certaine façon je ne me sentais pas réprimé comme chez ma grand-mère ou à la maison. Pour être honnête, dans la première étape de l’enseignement, à l’école primaire, j’étais un élève avec des problèmes de discipline. Une fois, peut-être à l’âge de sept ou huit ans, j’ai pleuré à l’école parce que j’avais été battu juste avant, chez moi. Pas à cause de la douleur, mais à cause des sentiments de colère et de ressentiment que j’ai ressenti après m’être senti physiquement violé. Je crois qu’après m’avoir entendu attribuer mes pleurs à l’agressivité de ma mère, l’enseignante et quelqu’un du conseil ont commencé à associer mon comportement indiscipliné à un foyer instable et violent. Je n’y pensais pas avant et ni pense pas aujourd’hui, aussi bien à cause des souvenirs de ce que je faisais que du fait qu’il me semble très difficile d’associer aussi directement un fait, une raison aux comportements, de manière générale, d’un enfant.

L’expérience de mort imminente à l’occasion d’une noyade a fait de Carlos un garçon encore plus introverti. Cet événement augmente encore plus la distance entre ses croyances et valeurs et celles de sa famille. Alors que cette dernière attribuait son salut au monde religieux, Carlos s’engage dans une voie de repli sur lui-même, d’introspection et d’inhibition. Les petites violences quotidiennes et les souffrances vécues au sein de la famille et à l’école, l’agacement, le malaise causé par le sentiment d’indignité, laissent des marques profondes sur lui :

Au cours de la première année de l’école élémentaire II, j’ai vécu une expérience de mort imminente. Contrairement à mon premier souvenir, au moment de l’accident, j’ai encore un vif souvenir d’avoir eu désespérément besoin d’air, tandis que mes poumons, débordés, ne retrouvaient que de l’eau et encore plus d’eau, jusqu’à ce que mes muscles n’eussent plus d’oxygène pour se tordre et ont enfin cédé. Après une réanimation et deux semaines à l’hôpital, heureusement et étonnamment sans séquelles physiques, il est difficile de dire ce que signifie une expérience de mort imminente pour un préadolescent, ou n’importe qui d’autre, en fait. Ce n’était certainement pas une expérience religieuse pour moi, comme pour tous les membres de la famille, j’étais déjà loin de cette façon de penser. Je me souviens de m’être senti fragile, comme si je n’avais jamais vraiment imaginé ce que signifie mourir. Quant à ce qui peut être concrètement perçu, c’est-à-dire le comportement, j’ai le sentiment que, pour le dire simplement, « je suis devenu introverti », même si cela ne m’a en rien empêché de me faire de nouveaux amis ou quoi que ce soit dans ce sens. Dans quelle mesure une personnalité peut-elle changer à cause d’un événement?

La même école qui semblait opprimer ou exacerber la douleur causée par sa famille est celle qui se présentera comme un champ de possibles. C’est à travers l’école, la discipline et le désir d’étudier que Carlos découvre un nouveau monde et envisage un destin différent, autre que celui de son père, opérateur de fonderie, dont le corps était toujours épuisé :

Dans cette phase de l’enseignement, qui est celle où l’on entre en contact avec des connaissances et des structures de pensée plus rigoureuses et élégantes, c’était dans cette phase que les jeux de l’enfance ont progressivement cessé de m’intéresser et que j’ai commencé à tomber amoureux et à voir la valeur de la culture d’étude et de l’appréciation des sciences et des arts, même si je ne m’en apercevais pas très nettement à l’époque. Bien que je n’aie pas reçu d’encouragement direct au sein du noyau familial concernant les questions scolaires, car mes parents n’ont pas eu la chance d’avancer leurs études au-delà de l’alphabétisation, le fait que je n’étais pas contraint de travailler me garantissait l’opportunité de m’intéresser à ce monde qui était au-delà des choses que je connaissais auparavant. En fait, il est intéressant de se demander pourquoi certaines personnes dans ce type de foyer sont si vivement intéressées par l’apprentissage. Cela va certainement au-delà de l’ascension sociale, car à mon avis ce n’est pas la façon la plus simple ou la plus directe de le faire.

Une fois au lycée, Carlos fait connaissance avec le programme d’aide aux étudiants de l’UFMG et commence alors à planifier, ou plutôt à concrétiser, selon ses mots, le rêve d’entrer dans l’enseignement supérieur :

En entrant au lycée, j’ai eu peur d’obtenir un emploi dans le même métier de mon père, opérateur de fonderie, un travail très malsain mais qui recrutait beaucoup dans ma ville, étant alors le sort attendu des pauvres hommes là-bas. Mon frère a fini par suivre le même chemin et pendant un moment, j’ai eu l’impression qu’on s’attendait à ce que je le suive aussi. J’ai toujours eu honte et peur de montrer à quel point ce métier me paraissait ignoble, aussi bien à cause de l’insalubrité, qui a récemment entraîné des complications dans une pneumonie dont mon père a été victime, qu’à cause de la fatigue visible qui les empêche de profiter leur temps loin du travail. Je n’ai pas pris de posture particulièrement active ou motivée devant ce scénario. Bien que pauvre, j’idéalisais la continuité jusqu’aux études supérieures, « les neurosciences, peut-être », ai-je dit un jour sans prétention quand quelqu’un du conseil m’a demandé où j’aimerais aller après le lycée. En fait, jusqu’à la terminale, lorsque j’ai découvert le programme d’aide aux étudiants de l’UFMG, je n’imaginais pas la concrétisation de cette idéalisation de poursuivre jusqu’aux études supérieures.

Tout au long du récit de Carlos, nous pouvons voir comment ce type d’écoute active l’a aidé à travailler des thèmes aussi délicats et actuels, lui permettant d’objectiver sa place dans le monde. En pensant au choix des mots, comme il le dit lui-même, c’est comme s’il se donnait la possibilité de ne pas taire la violence subie. Si, comme nous l’avons vu, la honte est toujours une nuisance, génère toujours un malaise, élaborer ce sentiment implique de lâcher une parole. Il est non seulement légitime, mais nécessaire de comprendre sa genèse et son développement.

Ce sentiment va et vient, de sorte que lorsque je me retrouve libéré de l’angoisse qui nébulise même les pensées les plus cohérentes, je me sens heureux d’avoir choisi le domaine de la physique à la fin du lycée et dans ce dilemme, à une époque de pandémie, d’avoir choisi d’étudier pour devenir enseignant, un avenir dont la proximité temporelle me réconforte et où je crois pouvoir avoir suffisamment d’autonomie financière pour suivre mon évolution dans l’enseignement et éventuellement travailler comme enseignant dans l’enseignement supérieur, c’est ce que je souhaite.

J’arrive donc au terme de cette brève autobiographie, avec le sentiment d’avoir tissé ces événements en mots dans un parti pris, celui de la perception de soi dans le cadre du parcours scolaire, au milieu d’un océan d’autres possibles. Ces soi-disant événements, qui dans d’autres moments et contextes de ma vie se sont déroulés de différentes manières, ont fini par prendre cette forme ici, si explicite et objective. Je me suis rendu compte, lors de la rédaction du journal, à quel point cette explication, ce choix de mots pour traiter de ces choses si personnelles et si souvent non dites, peut apporter une lucidité sur soi. Pour cette raison, je tiens à exprimer ma gratitude à l’enseignante pour ses brillants encouragements.

Bianca

Bianca est étudiante à l’École de Beaux-Arts. Son récit évoque également le sentiment de non-appartenance et d’humiliation ressenti par de nombreux·euses étudiant·e·s culturellement éloigné·e·s de l’univers académique. Son journal témoigne des innombrables contradictions qui marquent l’arrivée de l’étudiante pauvre à l’université. La description du lieu où elle a vécu semble avoir pour but de décrire l’origine de ses ancêtres. Selon ses propres mots, décrire l’espace géographique dans lequel elle a grandi est important pour sa biographie. Elle cite : « C’est le cas où l’homme est influencé par le milieu géographique : il est influencé par le climat, le relief, le milieu végétal. Il est alpiniste dans les montagnes, nomade dans la steppe, terrestre ou marine, façonne ses habitudes, ses idées, parfois ses aspects somatiques » (Dardel, 1990, p. 9).

Bianca décrit le jardin, les plantes, les fleurs et les arbres, les rivières et, pour décrire la nature, elle évoque le monde sensoriel qui passe avant tout par le filtre de la vue et de l’odorat.

Au fond du jardin de ma tante, qui était aussi le fond du jardin de ma grand-mère et qui était aussi le fond du jardin de mon autre tante et, si je marchais un peu plus loin, c’était aussi le fond du jardin d’environ huit oncles et cousins, il y avait un espace vert. Sur le côté gauche se trouvait une APP, Aire de Préservation Permanente, qui s’étendait jusqu’au sommet d’une colline où commençait le pâturage. Au centre, il y avait un court en terre battue avec deux bâtons de bambou qui servaient d’appui pour un filet de volley-ball (ma tante jurait que c’était une corde à linge).

Après ce filet, en entrant dans un court chemin large de moins d’un mètre, il y avait un potager avec tout ce que vous pouvez imaginer : laitue, frisée, lisse et violette; chou vert; radis; moutarde; carotte; persil; ciboulette et bien d’autres verdures. Après le potager, en marchant toujours en ligne droite, il y avait un ruisseau qui descendait d’une source qui jaillissait de l’intérieur d’un grand trou fait par l’ancienne poterie (à l’intérieur de l’APP, oups). Au bord du ruisseau, une rangée de jabuticabeiras[2] parfaitement alignés ornait le terrain de football (mon oncle jurait que c’était un pâturage pour les vaches). Toujours en ligne droite, après le champ se trouvait un ruisseau, provenant de la même source, mais qui était un peu plus large. Dans son fond, il y avait des milliers de galets, et deux chutes de moins d’un mètre se sont formées en deux points différents du cours d’eau (on jurait que c’étaient des cascades). Le ruisseau était bien protégé par d’énormes bambous et plusieurs serpents qui vivaient dans leurs trous magnifiquement sculptés au bord de l’eau. Après le ruisseau il y avait une plantation de café, là c’était déjà la propriété privée de gens dont on ne connaît que le nom de famille, jamais vus, jamais sentis et qui ne se sont jamais assez approché jusqu’à nous voir faire voler un cerf-volant dans le pâturage.

À droite, une rangée de maisons se dessinait à l’intérieur d’un chemin de terre. Toutes appartenant à la famille. Plus près de ces maisons, mes oncles ont fait deux puits pour élever des tilapias, je n’y suis allée qu’une seule fois car il fallait traverser un très grand marécage et j’étais encore petite, marrant car aujourd’hui j’ai bien plus peur d’aller en brousse qu’alors. Avant d’atteindre le marais, il y avait un groupe d’arbres, encore quelques jabuticabeiras, d’autres que je ne sais pas ce que c’était, mais ce qui comptait vraiment, c’était le châtaignier. Énorme. J’aimais tellement cet arbre que, même si jeune, j’avais déjà peur qu’il disparaisse. Je ressentais de la détresse quand j’étais près de lui aussi bien parce qu’il était énorme et, en tant que petit enfant, se rende compte de la petitesse de son corps semble effrayant que parce que je craignais carrément sa mort. Nous avions l’habitude de cueillir les châtaignes et de prendre de grosses pierres pour pouvoir casser leurs coques. C’était une joie quand j’arrivais à me procurer des châtaignes tout entières et une tristesse quand j’en mangeais quelqu’une déjà pourrie avec un goût de rance. Sous le châtaignier il y avait la maison de mon arrière-grand-mère, tout le monde en parle très bien, je ne l’ai pas connue. La maison était belle. Toit en tuiles brunes en forme de pyramide, fenêtres en bois allongées et murs jaunes. Ce n’était pas effrayant du tout, elle devait être très heureuse, sa maison l’était.

Comme le châtaignier et tant d’autres arbres, Bianca décrit ses origines comme une métaphore pour parler de ses racines, de ses origines à la campagne et de la fierté qu’elle ressent des générations et générations qui ont pris soin de la terre et de la nature pour qu’elle, Bianca, ait la chance de s’épanouir. S’épanouir, c’est être la première génération à entrer dans une université publique.

La première génération à mettre le pied sur une université fédérale. Dans une capitale, ce qui signifie beaucoup aussi. Je crois que mon processus d’affiliation commence avec la découverte de l’université; étant donné la réalité de mon quartier et de ma famille, mes parents m’ont toujours encouragé ainsi que mes sœurs à étudier, elles en avaient peur car ici ça se passe exactement comme dans le texte de Daniel Thin lorsqu’il décrit la logique de la famille populaire, où il existe des milieux tels que les écoles ou encore les ONG et les institutions d’assistance qui ont peur que les enfants et les adolescents soient laissés à la rue. Mes parents ont toujours eu cette peur, et la plupart du temps, avec raison. J’ai beaucoup étudié à la primaire et au collège ainsi qu’au lycée. À la fin de la 5e année du primaire dans une école municipale, j’ai réussi un test de bourse pour une école privée, où j’ai obtenu mon diplôme. C’est dans cette institution privée que j’ai découvert ce qu’était l’ENEM[3]. En sixième année du primaire, ils parlaient déjà de l’ENEM avec les étudiants, quelque chose que mes amis du public n’allaient entendre qu’au lycée, le cas échéant. C’est pourquoi je pense que mon affiliation commence là, car auparavant aucune image de l’université ne s’était encore formée dans ma tête, littéralement.

Mais être la première génération à atteindre l’université tant désirée n’est pas un chemin sans désenchantements. Bianca y découvre les préjugés de classe et de race, en plus du sentiment que ce monde ne lui appartient pas. Il y a un certain désenchantement par rapport à la position conquise qui lui fait craindre de ne pas mériter d’être à cette place. Bianca est souvent affectée par un sentiment d’illégitimité qui lui cause colère et tristesse. Ne pas avoir l’air d’appartenir à cette place conquise révèle les effets de l’absence de savoirs préalables, ainsi qu’une certaine gestion de la littératie académique.

C’est aussi cette année-là que se sont produites des situations qui m’ont fait douter de ce processus universitaire. Une de mes amies a subi des attaques racistes de la part de deux enseignants. Je me souviens qu’un jour je revenais pour un cours l’après-midi et voilà qu’elle s’en allait, bien devant le feu vert je l’ai regardée et je me suis aperçue que quelque chose n’allait pas. J’ai demandé si tout allait bien, elle a commencé à pleurer et nous nous sommes embrassées. Vous vous rendez compte de ce détail? À l’entrée principale de l’université, une étudiante qui y est légitimement pleure d’avoir subi quelque chose qui est considéré comme un crime. Cet environnement est-il vraiment accueillant pour tout le monde? Nous transformons l’accueil en peur. J’ai peur d’aller dans la classe de ce professeur qui aurait pu prendre sa retraite il y a plus de 20 ans. J’ai peur d’aller dans la classe de cette autre qui croit vraiment que la vie est un conte de fées, comme dirait Slipmami[4] : « Je t’aime pas parce que tu penses que la vie est une fraise ».

L’autre jour, c’est moi qui suis rentrée à la maison en pleurant. Nous étions en train de mettre en place l’exposition collective finale dans le couloir du troisième étage. Ma professeure a paniqué quand elle a vu mon tableau peint avec des bordures blanches : « Une peinture n’a pas de bordure! Une peinture avec bordures, c’est du jamais vu ». Le problème c’est que je ne le savais pas. Pourquoi ne puis-je pas apprendre de mon erreur? Je me suis fait totalement grondée devant la classe et j’ai encore entendu : « Soit tu peins cette bordure maintenant, soit on n’accrochera pas ton tableau au mur ». Simple. JE NE L’AI PAS PEINTE. Je connaissais mes intentions, je savais ce que je voulais avec cette bordure, c’était le résultat d’études et de recherches. Je suis rentrée chez moi en pleurant de rage.

Le lendemain, jour de l’évaluation finale, la même professeure qui avait paniqué a dit : « Wow, Bianca, je la regardais plus tard, et j’ai bien aimé la bordure. Elle est bien assortie au mur blanc ». EXCELLENT! Cette fois, j’ai ri. J’ai ri parce que je trouvais vraiment drôle qu’elle oublie que l’art choque et que l’art n’a pas de règles de conduite et que l’art sert à faire sortir de sa zone de confort et que l’art libère des assujettissements et que l’art n’a pas de conventions ou de livret à suivre. J’ai beaucoup ri. J’ai rappelé à ma professeure que nous faisions de l’art et que nous ne répondions pas aux attentes.

Dans ce processus de découverte de sa véritable place à l’université, Bianca découvre le poids des attentes des autres (généralement des professeur·e·s) sur elle-même. Dans le spectre de la sociologie, les études sur le rapport au savoir montrent que les étudiant·e·s n’interprètent pas de la même manière les attentes des enseignant·e·s (Charlot, 1996). Ce type de « décodage » demande une expertise linguistique pour savoir comment interpréter les attentes et éventuellement les subvertir. Certain·e·s élèves issu·e·s de milieux populaires résistent moins que d’autres aux étiquettes stigmatisantes lorsque leur rapport quotidien au savoir n’est pas satisfaisant, ce qui les conduit souvent à l’incompréhension et à l’échec. Ce n’était pas rare que Bianca envisage d’abandonner l’université tant rêvée, un lieu interdit aux générations qui l’ont précédée.

Dans son journal, Bianca donne un sens à son histoire, attribuant à ces expériences une forme propre dans laquelle elle parvient non seulement à se reconnaître, mais aussi à se faire reconnaître par les autres. C’est ainsi que cela se passe lorsque nous décidons de nous approprier notre vie, en racontant notre histoire. En quelque sorte, nous ne vivons notre vie que dans la mesure où nous la biographions, lui accordant, au sens étymologique du terme, la forme d’une écriture (Delory-Momberger, 2021, p. 3). « Ces fragments d’histoires ne sont qu’un territoire émergent d’un continent plus vaste qui s’enracine dans l’attitude la plus fondamentale de l’être humain : la représentation de son existence dans le temps et la configuration narrative de la succession temporelle de son expérience » (Delory-Momberger, 2021, p. 5).

Considérations finales : défis de l’enseignement et effort biographique

Comme l’affirme Coulon (2008), le monde social est constamment disponible, descriptible, intelligible, reportable et analysable. Nous le faisons consciemment, en décrivant nos actions, nos sentiments, nos opinions sur le monde. Pour ce sociologue, les repères les plus compétents s’expriment, en règle générale, à l’écrit et à l’oral, dans l’intelligence pratique, dans notre capacité orthographique, lexicale et sociale à enregistrer le monde de la vie. En tant qu’enseignant·e·s, à travers le dispositif décrit ici, nous cherchons à aider l’étudiant·e à faire un exercice de socioanalyse, c’est-à-dire à lui offrir les outils pour qu’il·elle puisse apprendre à objectiver son environnement social d’origine, à identifier les principales caractéristiques de son univers de socialisation, à penser de manière relationnelle pour ne pas rester prisonnièr·e des hiérarchies culturelles, à dénaturaliser la trajectoire scolaire et, à ce titre, mobiliser une posture réflexive chez le sujet apprenant, pour qu’il se sente à l’aise et autorisé à parler de lui-même ou d’elle-même.

L’un des plus grands défis relevés lors de l’utilisation de la perspective biographique dans les formations d’enseignant·e·s réside dans la perception, pour le sens commun, que ce choix théorico-méthodologique serait « moins scientifique » que les perspectives plus objectivistes. On y ajoute la diversité des pratiques et le manque de systématisation des différences existantes dans les dispositifs maniés, et cela s’avère un grand défi dans un univers encore méconnu du champ universitaire, ce qui justifie la nécessité de se pencher sur un « inventaire de principes » susceptible d’organiser de telles pratiques. Il y a aussi un problème théorico-méthodologique fondamental : sur quelle base un récit sera-t-il compris? Quelle connaissance visera-t-on? Quelle histoire devra-t-on reconstituer? De quoi parlera-t-on? Il faut aussi reconnaître que chaque individu a son propre rythme d’intériorisation, de maturation et d’objectivation, comme l’observe Josso (1997, p. 142). La capacité d’élaborer un récit dépend beaucoup de la mémoire, et le temps pour le faire n’est pas linéaire. Ainsi reconnaissons-nous que dans un cours avec un volume horaire de 60 heures, il reste encore beaucoup à faire. D’autre part, nous reconnaissons que même en un temps réduit, les effets produits par les récits surmontent les défis et les limites imposé·e·s par le temps.

Comme l’affirme Grard (2017), la perspective biographique est devenue une tendance qui traverse plusieurs disciplines. Ses vertus éthiques, politiques et épistémologiques sont importantes, et passent par le protagonisme attribué à la mémoire des « gens communs » (et la conséquente remise en question de l’histoire officielle), le privilège méthodologique du récit à la première personne et l’invention de modèles d’analyse moins concentrés sur l’explication et plus sur l’explicitation. Dans le cas de l’utilisation de cette perspective par la sociologie, il faut être attentif aux limites entre le récit et l’interprétation sociologique. Ainsi, en tant que chercheur·euse·s, si nous traitons le récit comme un objet en soi, en nous concentrant sur la construction du texte ou en renonçant à la tâche analytique qui nous concerne, nous abandonnons notre métier de sociologues. Du point de vue de l’utilisation de la perspective biographique comme ressource didactique, notre rôle est donc non seulement de nous assurer que nous avons fait un bon exercice d’apprentissage de l’imagination sociologique et de la pensée conceptuelle rigoureuse tout au long du cours, mais aussi d’objectiver le choix d’utilisation de ce dispositif. Si l’on entend ici mettre en évidence les effets thérapeutiques de l’approche, il faut aussi souligner que les perturbations individuelles vécues et rapportées par les étudiant·e·s ont des causes très concrètes et objectives, parmi lesquelles l’appauvrissement d’une grande partie de la population, l’abandon de l’éducation publique au Brésil, les instabilités économiques et institutionnelles qui génèrent ou exacerbent les troubles personnels.

De cette façon, nous soulignons la dimension formative et thérapeutique de l’exercice de la socioanalyse dans la formation des enseignant·e·s, non pas simplement pour faire un éloge de la perspective biographique, mais aussi pour admettre que souvent, face à tant de dilemmes, c’est la voie qui nous semble la plus plausible de prendre. En outre, nous pensons qu’une telle démarche peut inspirer nos étudiant·e·s à manier ce type de dispositif et la sensibilité qui l’accompagne dans leur future pratique pédagogique.

Références

Baudelot, Christian et Establet, Roger. 1971. L´école capitaliste en France. Paris : François Maspero.

Bourdieu, Pierre et Passeron, Jean-Claude. 1970. La reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement. Paris : Minuit.

Coleman, James et al. 1966. Equality of educational opportunity. Washington, DC : Office of Education; US Department of Health, Education and Welfare.

Coulon, Alain. 2008. A Condição de Estudante- A entrada na vida universitária. Salvador : UFBA.

Charlot, Bernard. Du rapport au savoir: éléments pour une théorie. Paris: Anthropos, 1996.

Dardel, Éric. 2011. O Homem e a Terra: natureza da realidade geográfica. São Paulo : Perspectiva.

Delory-Momberger, Christine. 2021. « Da condição à sociedade biográfica ». Educar em Revista (37): 1-16. https://www.scielo.br/j/er/a/5p834hfdB9WTpkgJFt7DmMn/?lang=pt.

Fernandes, Florestan. 1963. A sociologia numa era de revolução social. São Paulo : Cia. Editora Nacional.

Gaulejac, Vincent de. 2006. As origens da vergonha. São Paulo : Via Lettera.

Grard, Julien. 2017. « Approche(s) narrative(s) et récit à la première personne. Généalogie et politiques de l’enquête », Vie sociale (20) : 85-98. https://www.cairn.info/revue-vie-sociale-2017-4-page-85.htm.

Josso, Marie-Christine. 1997. Cheminer vers soi. Paris et Lausanne : L’Age d’Homme.

Josso, Marie-Christine. 2010. Caminhar para si. Porto Alegre : ed. PUCRS.

Lahire, Bernard. 2013. Dans les plis singuliers du social. Individus, institutions, socialisations. Paris : La Découverte.

Martins, José de Souza. 2020. « Desafios póstumos da sociologia de Florestan Fernandes ». Estudos Avançados (34): 223-242. https://doi.org/10.1590/s0103-4014.2020.34100.014.

Pineau, Gaston et Marie-Michèle. 1983. Produire sa vie : autoformation et autobiographie. Montréal/Paris : Éditions Saint-Martin/Éditions Edilig.


  1. Prénoms fictifs.
  2. Arbres fruitiers brésiliens dont le petit fruit est la jaboticaba.
  3. L’ENEM (Exame Nacional do Ensino Médio/Examen National des Lycées) est l’équivalent du bac au Brésil.
  4. Slipmami est une chanteuse brésilienne de 22 ans, et Bianca cite un vers de sa chanson Acha que a vida é um morango [Tu crois que la vie est une fraise].

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