1 L’approche biographique dans mon histoire de vie

Matthias Finger

Résumé

À la fin des années 1980 et au début des années 1990, Matthias Finger était l’un des protagonistes de l’approche biographique dans la recherche sociale et l’éducation des adultes. À cette époque, sa principale contribution a été de jeter les bases épistémologiques et théoriques de l’approche biographique. Dans cette contribution, l’auteur résume l’épistémologie de l’approche biographique telle qu’il la comprend et la situe dans sa propre histoire de vie. Ce faisant, il distingue trois étapes dans sa propre histoire de vie, au cours desquelles son usage de l’approche biographique a évolué vers une définition toujours plus collective et toujours plus institutionnelle.

Abstract

During the late 1980s and early 1990s, Matthias Finger was one of the proponents of the biographical approach in social research and adult education. At that time, his main contribution was to ground the biographical approach epistemologically and theoretically. In this contribution, the authors summarize the epistemology of the biographical approach as he understands it and locates it within his own life history. Doing so, he distinguishes three stages in his own life history, during which his usage of the biographical approach has evolved towards an ever more collective and an ever more institutional definition.

Introduction

Dans ce texte, j’aimerais revisiter mon histoire de vie à la lumière de l’approche biographique, plus précisément à la lumière du rôle que l’« approche biographique » y a joué et continue à jouer. L’approche biographique a effectivement joué un rôle central dans la première étape de ma vie, comme je vais l’expliquer ci-dessous. Durant cette première étape j’ai été amené à élaborer ma propre définition d’une approche biographique autant à un niveau épistémologique, que politique et pédagogique. Cette étape coïncide avec ma carrière professionnelle en éducation des adultes. J’ai quitté le monde professionnel de l’éducation des adultes à la fin 1994 pour me consacrer à une carrière professionnelle dans le domaine toujours académique de la gestion et de la gouvernance des infrastructures. Pendant les 20 prochaines années, l’approche biographique y joue un rôle moins important et plus technique, à la fois dans la recherche et dans la formation, probablement mieux qualifiée de « méthode biographique ». Alors que ma carrière professionnelle approchait sa fin, a émergé une troisième étape avec encore une autre conception de l’approche biographique beaucoup plus orientée vers la résolution de problèmes collectifs grâce à la mise en valeur des expériences personnelles et professionnelles des acteurs impliqués, une approche que j’ai qualifié d’« apprendre une issue ». Dans un certain sens, il s’agit d’un retour sur et d’une continuation de la première étape de mon parcours de vie. Ces trois étapes structurent également le déroulement de ce texte.

L’« approche biographique » comme position politico-épistémologique (-1994)

Issu d’un milieu d’enseignant·e·s de Suisse Allemande et grandissant dans une période influencée par les évènements de « 68 » – j’avais alors 13 ans –, j’ai voulu faire des études qui rompaient avec ce milieu. Je serais volontiers allé à l’étranger, notamment aux États-Unis, mais les finances de mes parents ne le permettaient pas et j’ai donc commencé des études en Science Politique à l’Université de Genève en 1975, le seul endroit où l’on pouvait faire de la Science Po en Suisse. Genève, à l’époque, était également la ville réputée la plus alternative et la plus internationale de la Suisse.

La Science Politique

Mais j’ai vite dû déchanter, car il n’y avait pas de « politique » dans les études de Science Po. Y régnait une approche technocratique qui consistait à aseptiser les phénomènes sociaux en les mathématisant, pour autant qu’ils étaient même abordés. Seulement plus tard j’ai compris que l’enseignement « scientifique » des sciences politiques faisait partie d’une stratégie de « modernisation » imposée par les États-Unis à l’Europe et qui consistait à remplacer l’enseignement desdites humanités, plus discursives et souvent plus critiques, par de la « science » dont le rôle principal était (et est toujours) de promouvoir l’épistémologie du développement et de contribuer à façonner les sociétés en ce sens.

Dans l’immédiat j’étais malheureux avec ma formation de spécialiste en méthodes quantitatives (en sciences politiques). Mais je ne voulais pas abandonner mes études pour autant et, surtout, je ne voyais pas ce que je pouvais faire d’autre. J’ai donc terminé mon Bachelor et ensuite mon Master en Science Po, mention méthodes quantitatives. J’ai même réussi à décrocher un poste d’assistant me permettant d’entamer une thèse de doctorat. Mais mes intérêts et mes activités personnelles étaient motivés par mes préoccupations écologiques et pacifistes. Le monde était en train de réaliser les limites de la croissance (Meadows et al., 1972), c’est-à-dire l’impossibilité d’une croissance économique et d’un développement industriel ad eternam, alors que c’était précisément cela que l’on nous enseignait à l’Université. Aussi, l’Europe était en train de devenir le théâtre de la Guerre froide avec une possibilité plus que réelle d’une guerre nucléaire. Aujourd’hui, nous savons que nous avons évité la guerre nucléaire en Europe de justesse, voire par pure chance.

Dans mon temps libre, je m’engageais dans des activités locales de défense de l’environnement, ainsi que dans le mouvement pacifiste. Le système Suisse obligeait à l’époque chaque homme à un service militaire annuel pendant dix ans, et je me suis résolu à refuser ce service après six ans, ce qui m’a valu trois mois de prison et un statut de criminel. J’ai énormément lu, notamment grâce à un professeur de philosophie devenu par la suite un ami, Jacques Grinevald, qui enseignait un cours plus que marginal à l’Université sur le catastrophisme. Et j’ai commencé à écrire dans les domaines de l’écologie politique, de la critique du développement industriel, et je me suis de plus en plus intéressé à la critique de la science – naturelle et sociale – en tant que contribution à ce modèle de développement destructeur et surtout à la relation entre science et guerre (Finger et al., 1983). C’est dans ce contexte que j’ai rencontré mon épouse qui n’a cessé de m’encourager et de me soutenir dans cet engagement jusqu’à aujourd’hui.

L’épistémologie est politique

Je souffrais de plus en plus de cette séparation entre d’une part le monde académique, aseptisé et désengagé, qui pouvait certes conduire à une carrière professionnelle et d’autre part mes engagements sociaux, mes convictions personnelles et mes critiques de cette science fondamentalement problématique. Mais c’est ma perception de « l’horizon bouché de la civilisation industrielle » et donc de la futilité de l’activité universitaire telle que je la vivais qui m’a amené à vouloir sortir de cette schizophrénie et à chercher à relier engagement personnel et activité professionnelle académique, c’est-à-dire à essayer de traduire mon engagement personnel dans le monde académique (Finger, 1987). Dans un premier temps, j’ai choisi un sujet de thèse (de doctorat en science politique) autobiographique, puisqu’il portait sur le processus de prise de conscience socio-politique, cherchant notamment à comprendre comment des militants pacifistes en étaient arrivés à leur engagement social et politique.

Mais si je voulais avoir une quelconque chance de faire passer un tel sujet dans cet environnement académique, je devais développer une justification épistémologiquement inattaquable d’une telle recherche socialement engagée, ainsi qu’une méthodologie solide à la hauteur de mon ambition. J’ai donc commencé par étudier les écrits desdits « théoriciens critiques » de l’École de Francfort qui avaient déjà dénoncé l’absence d’engagement de l’intelligentsia face à la montée du nazisme à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, étude grandement facilitée par ma connaissance de langue allemande. J’ai surtout été influencé par la « Dialectique de la Raison » de Horkheimer et d’Adorno qui faisaient la distinction entre rationalité instrumentale, incarnée par les sciences (y compris sociales) d’une part et la Raison d’autre part (Adorno et Horkheimer, 1983). La première sert d’instrument de domination des humains sur la nature, ainsi que des humains sur les humains, alors que la deuxième contribue à ladite « émancipation », c’est-à-dire à l’épanouissement social et culturel des humains.

Pour ce qui est des fondements épistémologiques proprement dits, j’ai trouvé les arguments chez Jürgen Habermas, un représentant de la deuxième génération des théoricien·ne·s critiques qui dénonçait, lui aussi, l’absence de réflexions critiques dans les sciences sociales, ainsi que leur contribution à l’ingénierie sociale, illustration de la mise en application de la raison instrumentale (voir Habermas, 1990). Habermas proposait notamment de réhabiliter la tradition des humanités avec leur aspiration à comprendre les phénomènes sociaux et humains en les opposant aux sciences sociales qui se limitent à expliquer le fonctionnement social en vue de mieux contrôler et manipuler les humains. Or, les humanités avaient précisément et délibérément été discréditées par les promoteur·rice·s (américain·e·s) des sciences sociales modernisatrices d’après-guerre, car elles auraient contribué à faciliter la montée du nazisme.

C’est en passant par Habermas que j’en suis arrivé aux fondements épistémologiques de ce que je voulais faire, à savoir contribuer à une meilleure compréhension des phénomènes sociaux et non pas à une manipulation plus efficace des humains. Ces fondements épistémologiques je les ai trouvés d’une part dans la « science » ou plutôt dans l’art de la compréhension – à savoir l’herméneutique (Wilhelm Dilthey, 1833-1911; Hans-Georg Gadamer, 1900-2002) – en tant que méthodologie plus appropriée pour comprendre les phénomènes sociaux et culturels. D’autre part, cette herméneutique traditionnelle et apolitique, d’inspiration théologique, fut considérablement enrichie et sécularisée par l’herméneutique critique et discursive de Habermas qui en faisait une méthodologie émancipatrice de compréhension des phénomènes sociaux en engageant un dialogue avec les personnes qui devenaient ainsi des sujets, et plus seulement des objets de la recherche.

L’éducation des adultes plus ouverte à l’innovation épistémologique

Quelqu’un me parlait d’un professeur à la Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Éducation de l’Université de Genève avec qui je pourrai m’entendre, et c’est ainsi que j’ai fait la connaissance de Pierre Dominicé. Pierre se battait également contre l’establishment académique, mais cette fois en sciences de l’éducation, car ses collègues ne voulaient pas reconnaître que la formation des adultes était épistémologiquement différente de celle des enfants. Aussi, avec sa formation de théologien, Pierre concevait la formation et surtout l’autoformation – « l’histoire de vie en formation », comme il disait – comme un processus herméneutique permanent de la réinterprétation du vécu à la lumière des expériences du présent (voir surtout Dominicé, 2000). Nous étions faits pour nous entendre et je dois à Pierre l’ouverture vers un monde totalement nouveau, celui de l’épistémologie de la formation, ainsi que la possibilité de faire une carrière académique tout en étant engagée personnellement et politiquement. Je me suis donc inscrit en Master en Éducation des Adultes et Pierre m’a engagé comme assistant, parallèlement à mon assistanat en science po.

Pierre m’a mis en relation avec Gaston Pineau, le spécialiste des histoires de vie (voir Pineau et Marie-Michèle, 2012), et, grâce à une bourse, j’ai pu passer une année à Montréal avec Gaston. À Montréal j’ai également trouvé la « base empirique » de ma thèse de doctorat (toujours en science po) en la personne de Bjarnie Paulsen, un militaire professionnel devenu anti-nucléaire. Je me suis donc mis à reconstruire, avec Bjarnie, son processus de prise de conscience politique. Néanmoins, je ne pouvais pas simplement appliquer les approches méthodologiques de Pierre ou de Gaston, car celles-ci poursuivaient en fin de compte des objectifs pédagogiques, à savoir la facilitation de l’autoformation. Mon objectif principal, par contre, était celui de la recherche, à savoir la compréhension des processus de prise de conscience politique, que je comprenais certes comme des processus d’autoformation. Mais pour moi, l’autoformation du sujet était un outil pour arriver à la connaissance, tout en reconnaissant cependant que la recherche pouvait également être un outil de formation.

Je me suis d’abord orienté vers l’École dite de Chicago du tournant du 20ème siècle qui avait déjà utilisé une méthode biographique, notamment avec pour but d’illustrer, au travers de parcours de vie d’immigrants, les transformations sociales profondes résultant de l’urbanisation rapide de l’époque. Inspirée par la phénoménologie allemande, l’École de Chicago était convaincue que l’on pouvait comprendre le général (les phénomènes sociaux) à partir du particulier, par exemple l’histoire de vie d’un paysan polonais immigré à Chicago (Thomas et Znaniecki, 1998). Mais cette méthode biographique d’origine phénoménologique, n’était pas suffisamment discursive, critique et engagée à mon goût. Elle ignorait la dimension auto-formatrice, pourtant un outil essentiel pour comprendre un phénomène social. Je me suis alors tourné vers l’herméneutique discursive théorisée par Habermas, mais malheureusement jamais mis en application pratique dans la recherche sociale. Et c’est ainsi que j’ai développé ce que j’ai appelé « l’approche biographique » (voir notamment Finger, 1984).

Mais, quand je suis revenu de Montréal avec mon « matériel » biographique – c’est-à-dire le processus de prise de conscience politique de Bjarnie Paulsen en tant que liée inséparablement à son histoire de vie de militaire devenu fondateur des militaires anti-nucléaires – j’ai dû constater que c’était un peu trop pour le département de science politique. Et ceci à la fois pour ce qui est de la méthodologie (l’approche biographique), du sujet (conscientisation politique) et de la nature engagée de la recherche. On me fit gentiment comprendre que l’histoire de vie d’une personne, aussi intéressante qu’elle soit, n’était statistiquement pas significative et qu’il me faudrait plus de « n » pour une thèse en sciences sociales. Grâce à Pierre Dominicé j’ai pu partir de la base empirique (histoire de vie de Bjarnie Paulsen) pour écrire et finalement défendre, en 1986, une thèse de doctorat en éducation des adultes, intitulée : La formation enjeu de la recherche sociale. Étude sur les fondements épistémologiques et théoriques d’une prise de conscience socio-politique au travers de la personne. Je lui serai toujours reconnaissant.

Expériences américaines

Muni de cette thèse en éducation des adultes (1986), ainsi que d’une thèse méthodologiquement plus classique (essentiellement descriptive) mais néanmoins engagée (elle portait sur le mouvement pour la paix en Europe) en science po deux ans plus tard, j’ai pu trouver deux postes à mi-temps de professeur assistant visiteur (science po et éducation des adultes) à l’Université de Syracuse dans l’état de New York en 1989. L’exil américain était devenu de toute façon nécessaire, car en tant qu’objecteur de conscience, je n’avais aucun avenir professionnel en Suisse. Aussi, il était devenu clair pour moi que l’éducation des adultes était beaucoup plus compatible avec mes intérêts politico-épistémologiques que les sciences po. Ceci d’autant plus que Pierre Dominicé m’avait introduit auprès de Jack Mezirow, professeur en éducation des adultes à l’Université de Columbia à New York, qui avait développé un champ de recherche unique sur la formation des adultes en tant que transformation de perspective (Mezirow, 1991). Jack était le seul professeur à faire explicitement un lien entre formation des adultes et théorie critique, en s’appuyant notamment également sur la théorie critique de Habermas. Arrivant justement à l’âge de la retraite, j’ai eu la chance unique de pouvoir lui succéder. Et c’est ainsi que je suis devenu professeur associé à Teachers College de l’Université Columbia en 1992.

Mais sans Jack Mezirow, le département de l’éducation des adultes de l’Université Columbia n’était plus le même, aussi parce que son seul disciple direct, Stephen Brookfield, avait quitté le département en même temps. Je me suis retrouvé bien seul, voire incompris, avec mes idées politico-épistémologiques très Européennes d’une formation critique des adultes. J’ai dû m’apercevoir que la théorie et la pratique américaine de la formation des adultes était intellectuellement pauvre, s’appuyant pour l’essentiel sur une forme de pragmatisme simpliste, dépourvu de réflexions épistémologiques. On y parlait certes d’apprentissage organisationnel, une piste que je considérais comme prometteuse, mais malheureusement sans une quelconque réflexion institutionnelle et structurelle, d’ailleurs une faiblesse intellectuelle notoire du pragmatisme américain. Pour pallier cette faiblesse, nous avons écrit avec mon doctorant par la suite devenu ami, José Manuel Asun, aujourd’hui recteur d’une Université privée au Mexique, un livre sur l’apprentissage collectif face aux défis sociétaux, surtout les défis écologiques. Sur un plan théorique, nous nous sommes appuyés notamment sur l’analyse institutionnelle d’Ivan Illich et avons intitulé ce livre « apprendre une issue » (« learning our way out », Finger et Asun, 2001).

Pour ce qui est des fondements théoriques et épistémologiques de l’éducation des adultes en Europe, ce n’est guère plus brillant, car ils consistent pour l’essentiel en de la psychologie humaniste simplifiée. Ainsi, la pédagogie des adultes peut se résumer par la facilitation du développement personnel. Aussi, l’approche est purement individuelle, voire individualiste, et manque de considérations sociales et collectives. Il y a certes, dans l’éducation des adultes, une tradition Européenne sociale et politique à commencer par l’alphabétisation, l’éducation ouvrière et la conscientisation à la Paolo Freire, mais cette tradition n’a pas réussi à pénétrer la forteresse académique. Aussi, elle est également relativement simpliste d’un point de vue épistémologique, inspirée qu’elle est par l’idée marxiste de la conscientisation des masses; la masse étant plus ou moins la somme des individus qui finissent par reconnaître, grâce à leur conscientisation, qu’ils et elles partagent le même sort et les mêmes intérêts. Afin de mieux comprendre cet individu moderne qu’on essayait de conscientiser, j’avais par ailleurs rédigé un important texte intitulé « l’individu dans la modernité », en m’appuyant à nouveau sur les théoriciens critiques, notamment Herbert Marcuse, auteur de « L’homme unidimensionnel » (Finger, 1986). J’y argumentait notamment qu’une formation purement individualiste visant exclusivement le développement personnel ne pouvait pas conduire au changement social, car elle finirait par rendre les individus soit totalement unidimensionnels (formatés), soit cyniques et désabusés (Finger, 1994).

Bref, je commençais à entrevoir les limites intellectuelles de la discipline académique de l’éducation des adultes, limites autant épistémologiques (manque de profondeur), que théoriques (absence de dimension institutionnelle) que politiques (peu d’engagement social) (Finger, 1990, 1991). Néanmoins, les années entre 1978 et 1994 sont certainement la période de mon histoire de vie intellectuellement la plus créative, la plus riche et la plus satisfaisante. C’est durant cette période que j’ai développé mon approche personnelle d’une épistémologie engagée liant formation et recherche (Finger, 1989).

La « méthode biographique » comme outil de recherche-formation (1995-2020)

Une occasion se présenta en Suisse pour un poste de professeur en management des entreprises publiques à l’Institut Des Hautes Études en Administration Publique (IDHEAP), une institution de formation professionnelle continue pour fonctionnaires rattachée à l’Université de Lausanne. Venant de Columbia, le fait d’avoir un casier judiciaire (en tant qu’objecteur de conscience) ne semblait plus importer. Je pensais pouvoir mettre en pratique mes connaissances en éducation des adultes en les appliquant à des défis concrets de gestion dans le secteur public. Le secteur public me semblait plus approprié que le secteur privé, car il s’agissait de soutenir des objectifs de service public dans l’intérêt général. Et j’ai effectivement beaucoup apprécié de pouvoir former des professionnels, plutôt que de publier des papiers sur la théorie de la formation des adultes.

Et je crois que mes étudiant·e·s, des professionnel·le·s, ont beaucoup apprécié ma manière d’enseigner qui bâtissait sur leurs expériences personnelles et professionnelles pour les amener à transformer (quelque peu) leurs perspectives sur leurs pratiques habituelles et de les amener ainsi à les faire évoluer. Mais, j’étais déjà trop influencé par le pragmatisme américain et surtout trop critique vis-à-vis de l’État – à la fois machine de guerre et agence de développement industriel (Finger, 1991b) –, pour pouvoir croire que le secteur public avait réponse à tous les problèmes, à commencer par les problèmes que l’État avait lui-même créé (la militarisation) ou pour lesquels il était fortement complice (destruction de l’environnement). Après tout, les sciences sociales, management public compris, sont essentiellement des idéologies qui ont pour but de promouvoir et de légitimer le développement industriel qui finira par détruire les bases même de notre existence. Bref, je cherchais autre chose.

M’étant entretemps fait une certaine réputation en matière de management des entreprises publiques actives dans la communication, les transports et l’énergie, j’ai pu obtenir un poste de professeur en management des industries de réseaux (infrastructures) à la prestigieuse École Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL) en 2002, poste que j’ai occupé jusqu’à ma retraite en 2020. Là, je n’avais plus affaire à des professionnel·le·s qui avaient déjà un bagage expérientiel avec lequel on pouvait travailler, mais à de jeunes étudiant·e·s. À un niveau pédagogique j’essayais de rester fidèle à mes principes d’éducation des adultes, c’est-à-dire je cherchais à ancrer mes enseignements dans les histoires de vie des étudiants en les obligeant à écrire des travaux et surtout des thèses de doctorats qui faisaient sens pour eux. J’ai également eu la chance de pouvoir enseigner les méthodes qualitatives aux doctorant·e·s ingénieur·e·s, ce qui me permettait de les faire réfléchir aux aspects épistémologiques de la recherche et de leur rapport au savoir.

Je devais bien sûr également faire de la recherche, mais comme j’étais déjà nommé je n’avais plus besoin de me conformer à des standards méthodologiques prévalant chez les ingénieur·e·s et les économistes, à savoir les méthodes quantitatives et les modèles mathématiques. Je poursuivais mes recherches purement qualitatives portant sur la gouvernance et la régulation des infrastructures, en puisant dans les apprentissages que les expert·e·s travaillant dans ces domaines avaient elles et eux-mêmes acquis. Je capitalisais dans mes écrits également sur des projets de recherche-action avec des praticien·ne·s à la recherche de solutions institutionnelles à des problèmes concrets de gouvernance des infrastructures. J’avais d’ailleurs développé une approche originale de recherche-formation, qui consiste à faire réfléchir des experts en groupes de 25 à 35 personnes sur leurs expériences professionnelles (et personnelles) avec pour but de formuler des politiques et des régulations en matière des infrastructures.

Bref, dans cette deuxième étape de mon histoire de vie, l’approche biographique devenait essentiellement une méthodologie de recherche-formation. Je mettais en pratique, autant que je pouvais, ma conviction épistémologique, à savoir que toute connaissance digne de ce nom est obligatoirement le fruit d’une interprétation personnelle, et donc d’une autoformation, d’autant plus riche si elle se fait en groupe.

L’approche biographique pour « apprendre une issue » (2014-)

La troisième étape de mon histoire de vie commence il y a environ huit ans avec ma décision de mettre sur pied une formation professionnelle continue encore plus orientée vers la résolution de problèmes, mais aussi plus engagée socialement. Plus concrètement, j’ai décidé de mettre en pratique, dans la mesure du possible, le concept de « learning our way out » (« apprendre une issue ») décrit dans notre livre du même nom et publié en 2001 (Finger et Asun, 2001). Épistémologiquement, il s’agit d’une combinaison entre pragmatisme et théorie critique (« perspective transformation »), mais de manière plus collective et plus engagée et surtout appliquée à la résolution de problèmes institutionnels, c’est-à-dire des problèmes de gouvernance liés aux défis qui se posent aux grandes métropoles urbaines.

Très concrètement, j’ai mis en place des modules de formation continue de deux semaines (quatre à cinq modules par an), chacun dans une autre ville, à savoir New York, Detroit, Mexico, Séoul, Delhi, Istanbul, etc. Durant ces modules, environ 15 à 20 professionnel·le·s venant du monde entier sont exposé·e·s à des problèmes concrets de gouvernance des infrastructures urbaines (énergie, transport, communication, eau) et réfléchissent avec professionnel·le·s locaux comment les résoudre. Toutes ces discussions sont modérées par moi-même et visent à favoriser la réflexion critique et collective dans une perspective de recherche-action. Chaque participant devait suivre cinq de ces modules et écrire un travail dans lequel il capturait son propre apprentissage en la matière, le tout sur une période de deux ans[1].

Malheureusement, la COVID-19 a mis fin à cette expérience en 2020. Mais, avec mon ami José Manuel Asun nous sommes en train de redémarrer un projet similaire, mais plus ambitieux encore, en prenant cette fois la métropole de Veracruz (Mexique, 2 millions d’habitants) comme laboratoire. Nous avons identifié quatre problèmes pressants, à savoir la construction d’un port et son insertion dans la zone métropolitaine, le problème de la mobilité, les infrastructures vertes ainsi que la réhabilitation des zones urbaines abandonnées. Il s’agit chaque fois d’un problème de gouvernance, car la zone métropolitaine de Veracruz comporte une dizaine de communes politiques, de grandes inégalités sociales, une croissance démographique, une exposition à des tempêtes tropicales, pour ne mentionner que les défis les plus criants. Pour chacun de ces quatre thèmes, l’Université forme un cercle composé des acteurs intéressés les plus importants de la métropole, et qui ont forcément des intérêts divergents, voir conflictuels. De la même manière, l’Université crée en son sein des groupes interdisciplinaires d’étudiant·e·s et de professeur·e·s pour répondre à chacun de ces quatre défis. Le pari de cet apprentissage collectif est que l’Université va (devoir) évoluer vers une nouvelle organisation, plus interdisciplinaire, plus focalisée sur des problèmes, avec un rôle beaucoup plus actif des étudiants, donnant ainsi lieu à un nouvelle forme de recherche-formation par l’action sur le terrain. Les acteur·rice·s de la pratique doivent, quant à eux, apprendre à résoudre collectivement leurs problèmes en réfléchissant de manière critique à des solutions institutionnelles durables.

Même s’il ne s’agit pas ici d’une approche biographique proprement dite, chaque acteur impliqué – à la fin ce sont toujours des personnes – doit se former ou plutôt s’autoformer au travers de ce processus de résolution collective de problèmes. Non seulement chaque acteur·rice impliqué·e sera amené·e à transformer sa propre perspective sur l’enjeu en question, mais en plus, ensemble et grâce à la transformation de leurs perspectives, ces mêmes acteurs développeront, on l’espère, de nouvelles structures institutionnelles non seulement plus appropriées aux enjeux en question, mais également plus durables.

Conclusion : réflexion critique sur ma propre démarche

Dans ce texte, j’ai essayé de comprendre le rôle qu’a joué l’approche biographique dans mon histoire de vie. Ceci m’a amené à structurer mon histoire de vie en trois étapes. On pourrait se poser la question de savoir si cette structuration aurait été différente si l’approche biographique n’avait pas été le focus de ce texte. En fait, je ne le pense pas, en tous les cas pas pour la première étape. Car, en effet, lors de cette première étape l’approche biographique a été centrale dans l’élaboration d’une épistémologie qui m’est propre. L’essentiel de cette épistémologie figure en fait déjà dans ma thèse en éducation des adultes de 1986. Elle consiste en une combinaison entre herméneutique (Dilthey, Gadamer), théorie critique (Horkheimer, Habermas) et conception de l’autoformation (Dominicé). Il faut également relever que la construction de cette épistémologie s’est faite dans une période historique particulière – les années post-68 – avec comme l’arrière-plan de « l’horizon bouché » de la civilisation industrielle (limites à la croissance, Guerre froide). Il y a donc parallélisme entre la construction de mon épistémologie et ma réaction personnelle vis-à-vis de l’épistémologie du développement telle qu’elle est incarnée, entre autres, par les sciences sociales.

À la fin de cette première étape de mon histoire de vie se rajoutent deux dimensions supplémentaires à mon « épistémologie personnelle », à savoir la dimension collective d’une part et la dimension institutionnelle d’autre part. Le contexte historique est celui du néolibéralisme des années 1980, l’individualisme notamment américain et mes expériences professionnelles en tant que professeur en éducation des adultes à l’Université Columbia. À nouveau l’évolution de mon épistémologie est étroitement liée à ma réaction personnelle vis-à-vis de l’individualisme de la modernité et l’approche individualiste de l’éducation des adultes. J’ai essayé de cerner cette nouvelle épistémologie qui en résulte par le concept de « learning our way out ». Toutefois, il a fallu attendre la troisième étape de mon parcours de vie pour commence à mettre cette nouvelle épistémologie en pratique. Entre ces deux étapes (1995-2014) j’ai pour l’essentiel été absorbé par ma carrière professionnelle, qui est donc également la période la moins formatrice pour moi. Elle m’a néanmoins permis de mieux comprendre les enjeux de l’apprentissage collectif et du fonctionnement des institutions.

Références

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  1. Voir : www.iglus.org

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