8 Le soi et l’autre dans la construction de l’identité narrative

Maria Amália de Almeida Cunha et Maria Helena Menna Barreto Abrahão

Résumé

Ce chapitre analyse le processus d’écriture d’un mémorial académique (à des fins d’avancement professionnel), à partir d’une écriture en deux temps. Pour cela, nous utilisons l’herméneutique ricœurienne, suggérant des coupures entre l’identité-idem (le même) et l’identité-ipse (l’ipséité). L’article est structuré entre le temps qui recouvre le sens de cette construction narrative à partir des expériences-mémoires de l’autrice du texte et le temps qui recouvre les sens de l’évaluation, à partir du récit de celles et ceux qui l’ont lu et évalué. Cet effort de compréhension de soi et de l’autre ne cesse d’être traversé par la quête de reconnaissance, reflétée dans une démarche de docimologie entre pair·e·s. C’est dans ce jeu de reconnaissance mutuelle que nous écrivons en deux temps, sachant que l’individu n’est rien, tant qu’il n’est que pour lui-même. 

Resumo 

Este capítulo analisa o processo de escrita de um memorial acadêmico (para fim de promoção na carreira), a partir de um registro em dois tempos. Para tanto, utiliza-se da hermenêutica ricoueriana, sugerindo recortes entre a identidade-idem (mesmidade) e identidade-ipse (ipseidade). O artigo está estruturado entre o tempo que recobre o significado desta construção narrativa a partir das experiências-recordações da autora do texto e o tempo que recobre as significações da avaliação, a partir da narrativa de quem o leu e o avaliou. Este esforço de compreensão entre o si e o outro não deixa de estar atravessado pela busca de reconhecimento, refletido em um processo de docimologia entre os pares. É neste jogo de reconhecimento mútuo que escrevemos em dois tempos, sabendo que o indivíduo nada é, enquanto o é para si só.

Abstract

This article analyzes the process of writing an academic memorial (for the purpose of career advancement), from a two-stage record. For that, it uses the ricouerian hermeneutics, suggesting cuts between the idem-identity (sameness) and ipse-identity (ipseity). The article is structured between the time that covers the meaning of this narrative construction from the experiences-memories of the author of the text and the time that covers the meanings of the evaluation, from the narrative of those who read and evaluated it. This effort to understand the self and the other does not stop being crossed by the search for recognition, reflected in a process of docimology among peers. It is in this game of mutual recognition that we write in two moments, knowing that the individual is nothing, while he is for himself.

Introduction

Selon Ricœur, pour répondre à la question « qui suis-je? », il faut raconter l’histoire d’une vie (Ricœur, 1991). L’auteur nous demande : « Les vies humaines ne deviennent-elles pas plus lisibles lorsqu’elles sont interprétées en termes d’histoires que les gens racontent à leur sujet? » (Ricœur, 1991, p. 138). Pour l’auteur, si la connaissance de soi est une interprétation, l’interprétation de soi, à son tour, trouve médiation dans le récit. La structure narrative, selon Ricœur, est ce qui donne sens à la praxis humaine.

En ce sens, l’auteur plaide en faveur d’une notion d’identité narrative par opposition à la notion d’identité personnelle, soulignant que c’est à travers l’identité narrative que se construit l’identité personnelle. Un récit autobiographique, par exemple, serait, dans cette perspective, une interprétation de soi, d’un individu qui se focalise sur son passé et sur lui-même, cherchant à se reconstituer dans le présent.

Cet article, écrit par la mémorialiste et l´évaluatrice du mémorial, rend compte d’une action vécue en deux temps. Le temps I, exposé dans la première grande partie du texte est le temps du récit, matérialisé dans un mémorial en vue d’une promotion de carrière. Le « je » qu’on y retrouve est précisément celui de la mémorialiste et première autrice. Le temps II, à son tour, compose la deuxième grande partie du texte et constitue le temps de l’expérience signifiante, c’est-à-dire l’interprétation par l’évaluatrice de ce mémorial, lequel dans les deux temps avait et a le sens d’un mémorial de formation. Le « je » qu’on retrouve dans ce volet est celui de l’évaluatrice et seconde autrice de l´article. Les deux « je » se retrouvent enfin dans un « nous » lors de la conclusion, intitulée « Le soi et l’autre dans la construction de l´identité narrative ».

C’est dans l’herméneutique ricœurienne, précisément dans la recherche du sens d’une identité narrative, médiatisée par l’interprétation, que nous cherchons à réfléchir sur la signification mémorialiste en deux temps, suggérant des coupures entre l’identité-idem (mêmeté) et l’identité-ipse (ipséité). L’usage du concept d’identités traduit une polysémie entre le « soi » et « l’autre ».

Cet effort de compréhension entre soi et l’autre est traversé par la quête de reconnaissance (rédaction d’un mémoire en vue d’une évolution de carrière devant un jury). C’est dans ce jeu de reconnaissance mutuelle (Ricœur, 1994) que nous écrivons en deux temps, sachant que l’individu n’est rien, sinon pour soi, en altérité avec ce différent de soi.

Temps I – Les sens de la construction, rédigé par la première autrice 

Nous n’avons accès à nos expériences que par la médiation des mots et des représentations que nous construisons sur elles. Petit à petit, nos expériences prennent la forme de « récits ». Raconter notre histoire acquiert un autre sens lorsque, au sens étymologique, nous biographions notre vie, lui donnant la forme d’une écriture.

D´ailleurs, les formes que les individus emploient pour biographier leur vie ne sont pas leur fabrication ni ne leur appartiennent; de plus, ils ne sont pas en mesure de décider par eux-mêmes, car il s´agit de formes collectives appartenant à l’histoire, à la culture et à la société.

Alors, que signifie écrire un mémorial, sinon une manière de biographier notre propre vie? Et si nous n’arrêtons jamais de nous autobiographier, écrire notre vie professionnelle à la première personne reste un rite de passage. En interrogeant la nature sociologique des rites, Van Gennep (2014) montre que, sans eux, la société humaine n’existerait pas comme quelque chose de conscient, une dimension à vivre et non simplement vécue, comme les gestes les plus lourds de la routine quotidienne. L’auteur décrit ensuite trois rites qui structureraient notre vie :

  1. Rites de séparation : les rites de séparation seraient les préliminaires (comme les rituels funéraires par exemple).
  2. Rites de marge : les rites de marge seraient les liminaux (étapes cérémonielles, plus autonomes de la vie).
  3. Rites d’agrégation : ils seraient comme des post-liminaux (comme la naissance, par exemple).

Le rite qui, selon nous, symboliserait l’écriture d’un mémorial serait l’injonction, ou le rite dit de marge. Les rites de marge, selon Van Gennep, sont situés dans des zones considérées comme neutres, avec la possibilité de mettre en œuvre des rites d’entrée et de sortie, de début et de fin, de mort et de renaissance.

Cependant, tous les rites ont des mécanismes très semblables les uns aux autres, d’arrêt, d’attente, de passage, d’entrée, d’agrégation. Il y a toujours de nouveaux seuils à franchir, car la vie de l’individu est un processus continu de désintégration et de reconstitution.

L’écriture d’un mémorial nécessite donc une pause entre le début et la fin. C’est un regard sur la traversée faite depuis le rivage, c’est un mourir et renaître. « C’est un acte et puis s’arrêter, attendre et se reposer, pour ensuite recommencer à agir, mais d’une manière différente » (Van Gennep, 2014, p. i). Lors de la rédaction du mémorial, il est possible d’observer le processus de transformation individuelle : je regarde mes expériences passées et je vois à quoi ressemblera ma vie personnelle et professionnelle dans le futur. Ainsi, l’écriture d’un mémorial ne cesse pas d’être, métaphoriquement, l’illustration de ce que signifie franchir le seuil, c’est-à-dire rentrer dans un monde déjà connu, mais d’une manière différente. Pour rentrer dans cet « ancien nouveau monde », autorisé par un processus d’évaluation de la progression de carrière, un travail d’auto-socioanalyse se fait nécessaire, car il est en mesure de combiner des éléments de notre vie personnelle et professionnelle, qui sont inextricablement liés.

Dans le livre Expérience de vie et Formation, Josso (2004) affirme que les connaissances expérientielles se font connaître, du point de vue du sujet apprenant, dans des interactions avec d’autres subjectivités.

La situation de construction narrative, dans les termes prescrits par le mémorial, suppose la narration de soi, sous l’angle de sa formation, à travers les ressources et les mémoires-références qui s’organisent dans une structure narrative cohérente, autour du thème de la formation et, pourquoi pas, de sa carrière.

La socialisation de l’autodescription d’un parcours, avec ses continuités et ses ruptures, implique aussi des compétences verbales et intellectuelles qui se situent à la frontière entre l’individuel et le collectif (Josso, 2004). La socialisation de l’écriture suppose que l’auteur·rice et le·la lecteur·rice passent, en même temps, à un processus d’auto et d’hétéroformation.

Sociologie et écriture autosocioanalytique

Nous ne sommes pas ce que nous savons mais ce que nous sommes prêts à apprendre.

(Mary Catherine Bateson, 2019)

 Inspirée par les sciences sociales comme pratique d’un métier, moi, autrice d’un mémorial pour accéder à la classe de professeure titulaire, j’ai essayé de réfléchir à ce métier dans sa dimension théorico-pratique, dimension indissociable de ma vie. Si en général, l’on est socialisé de sorte à dissocier vie et travail, la condition d’écriture du mémorial va à l’encontre de cette convention habituelle.

Pour Mills (2009, p. i) « le travailleur intellectuel se forme en travaillant pour améliorer son métier ». Cela signifie pour Mills qu’il doit apprendre à utiliser son expérience de vie dans son travail intellectuel : à l’examiner et à l’interpréter continuellement. C’est précisément cet exercice qui configure ce que Mills appelait l’artisanat intellectuel, de sorte que l’individu est désespérément impliqué dans chaque produit intellectuel sur lequel il peut travailler (Mills, 2009).

La sociologie nous apprend aussi combien il est possible d’utiliser nos expériences pour comprendre le monde social. Howard Becker, dans son livre Secrets and Tricks of Research, dont le contenu résulte en grande partie des expériences de l’auteur en tant qu’enseignant, déclare que la plupart de ses œuvres étaient autobiographiques, explicitement ou non. Dans ces ouvrages, poursuit l’auteur, « […] il est possible de voir comment on m’a enseigné, les traits des sociologues auprès desquels j’ai appris mon métier, ainsi que ce que pouvait être un travail sociologique et ce que pouvait être une vie sociologique » (Becker, 2007, p. 10). Ainsi, peut-être par métier, nous apprenons à identifier l’idiosyncrasique comme la variante d’un problème général, « mais chaque nouveau problème est suffisamment différent de tous les autres pour nous donner quelque chose à ajouter à notre compréhension de la classe générale des difficultés » (Becker, 2007, p. 10).

L’idée de l’artisanat de Mills (2009) montre que les métiers des sciences sociales, tout comme ceux d’un·e plombier·e ou d’un·e charpentier·e, ont leurs secrets, destinés à la solution de problèmes particuliers. Ce type de compréhensibilité sociologique est analogue à l’apprentissage des compétences d’un métier en observant des artisan·e·s plus expérimenté·e·s et en utilisant leurs astuces pour résoudre des problèmes de la vie réelle (Becker, 2007).

On peut en déduire que toute liturgie impliquant les rites est encore un acte d’interprétation. Le rite qui symbolise l’écriture d’un mémorial académique peut être décrit comme la phase liminale, c’est-à-dire la partie intégrante des rites de marge. Les rites de marge, selon Van Gennep (2014), sont situés dans des zones considérées comme neutres, avec la possibilité d’accomplir des rites d’entrée et de sortie, de début et de fin, de mort et de renaissance. C’est depuis ce point de vue privilégié que, en écrivant mon mémorial ici sous examen, j’ai entamé un travail de compréhension et de recomposition des événements les plus importants de ma vie. Berger (1986, p. 65) qualifie ce phénomène d’« alternance biographique », c’est-à-dire « la perception de soi devant une situation infinie de miroirs dont chacun transforme l’image en un potentiel de conversion différent » (Berger, 1986, p. 75).

Me situer biographiquement dans la phase liminale du rite (entre l’entrée et la sortie) m’a permis d’exercer l’alternance biographique, qui n’est rien d’autre que la capacité de modifier les interprétations et réinterprétations de notre propre biographie.

En mars 2020, quelques jours après que l’UFMG avait décrété la suspension des cours en raison de la crise du coronavirus, j’apprends que l’interstice pour ma progression vers la classe de professeur titulaire aurait lieu en novembre. J’avoue que cette information, au milieu d’un scénario exceptionnel de notre histoire, m’a causé une certaine angoisse, tant cette tâche s’est imposée à moi à un moment de très grande fragilité émotionnelle, conséquence directe de la crise installée à l’occasion du Covid-19. En même temps, j’ai senti qu’il fallait essayer de transformer une crise dont il était encore impossible de mesurer les conséquences en un processus de création, d’un point de vue subjectif qui pourrait être objectivé dans l’écriture de mon mémorial.

Il est vrai que, dans un premier temps, j’ai pensé esquisser la rédaction du texte requis strictement selon les directives prévues dans la résolution de l’Université (Ramírez, 2014). En revanche, si l’exigence de compréhensibilité sociologique était mon devoir professionnel, comment écrire biographiquement sans faire référence à un fait social – la crise multidimensionnelle qui a été déclenchée par la pandémie du Covid-19 – et à ce moment particulier?

La mise en pratique de l’imaginaire sociologique présuppose une disposition qui s’apprend à travers un registre quotidien, selon Mills (2009), et qui découle de notre besoin de réflexion systématique sur la vie quotidienne, car écrire la vie, même ordinaire, nous aide à développer des habitudes réflexives et ainsi garder notre monde intérieur éveillé.

Aussi Pierre Bourdieu (2005) m’a-t-il inspirée dans cette tâche. Dans le livre Esquisse d’une auto-analyse, le sociologue est incité à faire son auto-analyse, c’est-à-dire à s’assumer comme objet sociologique et, donc, à faire la sociologie de lui-même et de son rapport à la sociologie.

La socioanalyse peut être vue comme un savoir construit par les sciences sociales pour servir de médiation dans la réflexion que le sujet porte sur lui-même : plus l’individu prend conscience du social en lui, assurant un exercice réflexif de ses catégories de pensée et d’action, moins il a de chance d’agir à travers l’extériorité qui l’habite (Bourdieu, 1991).

Étudier la société nécessite un va-et-vient constant : il faut examiner le monde, réfléchir à ce que l’on a vu, et revenir sur le monde pour y jeter un autre regard. Nous faisons cela pour mieux comprendre la réalité sociale. Or, avertit Bourdieu, lorsqu’on parle du monde social, c’est presque toujours pour dire ce qu’il devrait être et non ce qu’il est. Le discours sur le monde social est presque toujours performatif : il contient des désirs, des exhortations, des censures, des ordres, etc. Ainsi, si le discours du sociologue se veut constatif, il est presque toujours performatif (Bourdieu, 2019).

En essayant de tracer les lignes de mon mémorial, mon effort heuristique a été davantage guidé par l’idée du constatif que du performatif, puisque j’ai essayé d’analyser ce que je suis, en utilisant la sociologie comme outil d’analyse. Avec les lunettes de mon habitus, j’ai cherché à analyser la société à laquelle j’appartiens et, par extension, mon parcours et ma vie, à partir des dispositions qui m’ont formée, à travers les manières d’être, de penser, d’agir et de ressentir.

Donc, quelque peu motivée par cette idée, celle de l’inséparabilité de la biographie et de la société, je pense avoir commencé la confection de ce mémorial. Si tout mémorial est une écriture autobiographique, j’ai pris le risque d’écrire sur les années qui ont marqué ma vie professionnelle, entremêlées d’expériences subjectives et interprétées à un moment bien particulier de notre histoire.

Il est impossible de scruter la vie sans tenir compte du contexte actuel. L’accélération des temps et des rythmes de travail nouveaux, l’insécurité et l’hésitation de commencer, par le travail à distance, un exercice de travail auquel nous n’étions pas préparés, le sentiment de solitude, ce sont des sentiments qui ont exacerbé ma santé mentale face à une période d´incertitude.

Parallèlement à l’accélération du monde extérieur, j’ai entamé un processus d’introspection de mon monde intérieur. Ce mouvement d’extériorisation de l’intériorité et d’intériorisation de l’extériorité s’est accompagné d’un processus d’immersion réflexive dans les dilemmes vécus et exacerbés par le confinement.

Ainsi, je considère que la rédaction de mon mémorial a coïncidé avec un moment tout à fait exceptionnel de notre vie, marqué par l’isolement vécu comme une imposition résultant d’une pandémie. Ce fait a exigé de moi une posture très réflexive et presque incontournable : cette dimension de notre histoire ne pouvait être dissociée de tout le processus d’écriture de mon mémorial, des mois de confinement et d’une période d’incertitude qui m’ont fait penser ainsi, et non pas autrement. D’un point de vue subjectif, côtoyer près d’un demi-siècle de vie m’a aussi amené à faire le point sur ce que j’ai déjà accompli et ce que j’ai encore l’intention d’accomplir.

Bateson (2019) attire l’attention sur les concepts fondamentaux qui réorientent la vie des femmes en particulier et qui ont été modifiés au cours des dernières décennies : travail, monde domestique, amour, engagement. C’est avec un mélange d’improvisation et de créativité que nous avons vécu, en cherchant un certain équilibre entre l’adéquation des rôles qui nous sont imposés, nos envies et nos responsabilités.

Impossible de parler de carrière sans évoquer les rythmes psychologiques de la reproduction et du vieillissement qui entraînent des ruptures nettes dans nos vies de femmes, plus que dans celles des hommes : grossesse, allaitement puis, comme un miroir, l’adaptation des enfants combinée à notre travail, la capacité de passer d’une préoccupation à une autre, de diviser l’attention, d’improviser lorsque de nouvelles demandes et de nouvelles pressions arrivent.

Cette réflexion sur l’ordinaire de la vie que j’ai formalisée avec des entrées quotidiennes, au moyen d’une écriture marquée par le genre des journaux intimes, reflète le ton que je cherchais pour l’écriture mémorialiste, c’est-à-dire l’intention de coudre, d´arroser des histoires, des projets, des expériences – tout ce qui constitue le tissu de mon existence dans cette traversée. En me concentrant sur le récit de mon mémorial, c’est comme si je nettoyais, ou cousais pour moi et pour les lecteur·rice·s, les 17 années de travail qui marquent mon existence et qui, par conséquent, donnent un nouveau sens à mon institutionnalisation dans le métier que j’ai choisi. Les travaux menés dans les sphères publiques et privées ont toujours été fusionnés.

L’écriture d’un journal dans la composition d’un mémorial académique : qu’ai-je appris de ce processus?

Ma mémoire est là, poussant quelque chose de ce passé dans ce présent.

(Henri Bergson, 2011)

Dans le travail intellectuel, que ce soit dans le domaine littéraire, artistique ou scientifique, il n’est pas rare d’utiliser des dossiers et des réflexions sur notre métier. En sociologie, des sociologues comme W. Mills et H. Becker utilisent le registre de la vie quotidienne comme l’une des dimensions pour exercer l’imaginaire sociologique. En littérature, Virginia Woolf a fait des carnets de croquis : un cahier dans lequel les artistes font des croquis et enregistrent leurs idées et inspirations.

Pour de nombreux auteur·rice·s, les journaux sont des motifs de résistance. Dans le livre Le Cahier interdit, de l’écrivaine Alba de Céspedes (2022), il est possible d’évaluer le poids de son écriture en tant que possibles créations du monde et en tant que pratique d’autoreprésentation. Le hic (ici) et nunc (maintenant) font partie de la dynamique du journal et ce dernier ne pourra jamais abolir le nunc, « le moment où chacun de nous vit, en quelque sorte, le dernier moment du monde, dans la solitude ou dans l’isolement, en synchronie avec les autres, et fixe sa dernière expérience » (Muscariello, 2022, en ligne).

Le récit de Céspedes se déroule dans l’espace confiné de la maison, où il est possible de lire la topographie de l’univers domestique, préparée par Gaston Bachelard, dans laquelle le placard et les tiroirs s’inscrivent comme des « organes de la vie psychologique secrète » et constituent le « centre d’ordre qui protège toute la maison d’un encombrement illimité ». Dans la maison, Valéria Cossati (le personnage narrateur) vit un dilemme : la maison est un espace à la fois emprisonnant et protecteur. Comment résoudre cette aporie? Ainsi, l’écriture d’un Journal va bien au-delà de la pure expression individuelle. Aussi intime qu’il puisse paraître, un journal intime permet toujours d’articuler les voix et les expériences des autres avec les sentiments les plus profonds et les plus souterrains.Le mouvement est donc à la fois interne, vers l’intérieur de la langue, et externe, vers l’extérieur. « Rien n’est plus fascinant », est-il écrit dans la préface de Mrs. Dalloway, de 1927, « que de voir la vérité qui vit derrière ces immenses façades de fiction – si la vie est en fait réelle, et si la fiction est en fait fictive. Et la relation entre les deux est probablement extrêmement compliquée » (Woolf, 2021, p. 13).

Poliak (2002) s’interroge sur le sens de « quoi parler de soi », en étudiant les dispositions sociales de l’autobiographie, ainsi que les dispositions profanes socialement différenciées de l’autobiographie. L’auteur part de récits de vie produits spontanément, pour un usage privé, ou dans une perspective éditoriale, sans négliger tout ce que recèle l’apparente « spontanéité ». Il ne s’agit pas non plus de rester cantonné à une dimension du fait littéraire, qui exclut toutes sortes de produits non romanesques (journaux, mémoriaux, romans autobiographiques, etc.), évalués d’un point de vue esthétique et qui exclut toutes sortes de producteurs du discours de soi.

Pour Poliak (2002), il faut toujours se souvenir de la condition inégale de parler/écrire de soi. Le sentiment d’incompétence linguistique, d’indignité culturelle, entre autres, amène de nombreuses personnes à croire que leur vie « ne mérite pas d’être racontée », perception souvent liée à la « valeur » de la personne, à la conviction d’avoir un « self » qui ne mérite pas d’être enregistré.

L’écriture d’un mémorial a été un immense défi personnel face à un nouveau contexte, celui de la pandémie, dans la mesure où l’on a dû adapter à un régime de temporalité ébranlé, le semestre étant rythmé par différentes phases d´isolement, qui se sont traduites dans l´écriture de ce texte. Au cours de ces mois, je crois que le premier grand défi a été celui de raconter mon expérience à une époque d’incertitude au Brésil et dans le monde. Le récit commençait de manière aride, douloureuse, et l’écriture se configurait peu à peu dans la manière que j’avais trouvée pour éviter que la tristesse et l’angoisse ne paraissent plus grandes que ma capacité à me réinventer. En même temps, je savais que l’écriture était le seul moyen d’objectiver un parcours professionnel qui ne soit pas dissocié des expériences les plus subjectives de ma vie. Si au début j’ai trouvé difficile d’être le sujet du texte, au fil des jours j’ai réalisé que cet exercice pouvait être vécu comme un processus d’auto-expérience et, pourquoi pas, un exercice puissant et vital de survie.

Ainsi, mon récit a été vécu par moi comme un processus d’expérience de soi, au sens où Schutz l’entend, c’est-à-dire comme une manière d’éprouver des attributs totalement différents d’une biographie que l’on a dans la vie de tous les jours. Les événements factuels tenaient à céder la place à mon humour, à mon désir d’attribuer des significations à certaines choses et à certains thèmes.

Même connaissant les exigences de la rédaction d’un mémorial, il ne pouvait ordonner les événements dans un ordre chronologique ni céder à certaines impositions de rythme. Chaque événement existait dans un ordre dicté par le rythme d’une durée. J’écrivais habituellement à la fin d’une longue journée et j’avais le sentiment que c’était le seul jour de mon récit. La seule donnée qui se présentait comme le fil conducteur d’une séquence était l’évolution du Covid-19. C’était le seul scénario téléologique du récit, puisque la peur de vivre une situation de pandémie jamais vécue auparavant a insisté pour être le thème central de mon écriture.

Le deuxième défi était la prise de conscience que, pour entreprendre la tâche d’écrire un mémorial, je devais faire un déplacement délibéré et conscient de lieu. J’avais besoin de comprendre qu’écrire un récit à la première personne recèle une dynamique très différente de celle de lire ou même d´étudier les récits à la première personne. J’ai senti que pour écrire sur mes expériences, il fallait entamer un processus de compréhension de moi-même et du monde, à partir d’une écriture quotidienne, du point de vue de l’expérience de soi, sur les événements qui ont marqué ma vie professionnelle, et d’un scénario de jours et de jours d’isolement, vécus dans un contexte particulier de mon existence.

L’expérience de soi était aussi un temps d’attente, semblable à un processus de guérison, d’assèchement des plaies. Dans l’attente, il est possible de trouver une structure temporelle qui s’impose (Bergson, 2011) et dans cette structure on perçoit l’incongruité des différentes dimensions temporelles.

La succession des événements du monde extérieur s’est imposée à mon rythme temporel biographique. Tous les intermèdes, actes partiels, « sans importance », que j’aurais pu omettre auparavant, sont devenus des éléments nécessaires au cours de mon processus narratif. Ce sont les expériences qui ont été racontées. Mon expérience de moi-même était ici rythmée à la fois par la réalité quotidienne, par l’imposition de tâches, de plans et de conjectures dans un contexte d’incertitudes, et par les intermèdes qui structurent temporellement ma vie. Ainsi, l’expérience de soi peut aussi être définie comme un courant de conscience, c’est-à-dire qu’elle a permis une sorte de compréhension, par le récit, de mes expériences personnelles et professionnelles, dans la perspective d’un processus de succession fixe capable de convertir un maintenant récent (un instant récent) qui devient un maintenant passé (un instant passé), puisque toute expérience effective a nécessairement un horizon du passé et un horizon du futur.

En écrivant sur le sens des expériences personnelles et professionnelles dans ma vie, je revis l’éphémère, le procédural et la transformation provoquée par l’écriture et son état de résonance. Je me demande comment se constitue le monde dans lequel nous sommes disposés ou, plus précisément, quel type de lien ou de rapport avons-nous ou pouvons-nous avoir avec ce monde? Pour Rosa (2019), c’est l’expérience fondatrice à partir de laquelle se développent la subjectivité et la conscience. Comprendre les dispositions de l’individu dans un certain monde doit constituer un effort heuristique pour réfléchir sur les différences et les pathologies socialement générées par lesquelles l’immersion quotidienne des personnes dans le monde et leurs contributions à sa construction sont façonnées. C’est à partir de ce cadre que j’ai pu composer mon mémorial, resignifiant, par le récit, mes vécus et expériences.  

Temps II – Signification de l´évaluation, rédigée par la deuxième autrice 

L’identité narrative, contrairement à l’identité personnelle, a comme possibilité d’urgence l’expérience dans la dialectique du moi constitutif de l’identité personnelle et l’autre constitutif de l’altérité.

(Paul Ricœur, 1991)

En commençant par le début, je souhaite d’abord travailler plus en détail sur un concept déjà expliqué ailleurs (Abrahão, 2008) : le mémorial de formation, dont la compréhension peut être différente d’un mémorial académique ou d’un mémorial institutionnel réalisé en vue d’un concours pour la progression des enseignants dans la carrière universitaire.

Le premier, par définition, concerne le processus et le résultat d’une remémoration avec réflexion sur des faits rapportés, oralement et/ou par écrit, à travers un récit de vie, dont l’intrigue fait sens pour le sujet de la narration, avec l’intention de clarifier et de resignifier des aspects, des dimensions et des moments de la formation elle-même. L’intentionnalité est donc une condition essentielle pour que la formation ait lieu. Celle-ci est le produit de pratiques de formation généralement menées dans des Séminaires de Recherche-Formation (Josso, 2004), des Ateliers Biographiques (Delory-Momberger, 2012) ou des Cercles Dialogiques Investigatifs-Auto(trans)formatifs (Henz, 2015) qui se développent à l’université dans le cadre des formations de premier et de troisième cycle, non seulement, mais surtout dans le domaine de l’éducation, avec une intention visant à la formation continue. Dans ce sens, il s´agit de vivre le moment du récit réflexif des expériences comme composante essentielle de la formation, tant pour les participant·e·s que pour le formateur. Par rapport au narrateur, créateur du mémorial lui-même, il est important de noter que, étant le sujet de la narration (bien qu’il en soit aussi l’objet), il devient conscient du fait que la réflexion entreprise est un élément sine qua non pour la compréhension de la formation elle-même et, aussi, que le moment de la narration, tel qu’il est entendu ici, est aussi un moment formatif. L’intrigue dont je parle va faire sens en tissant les faits, en les mettant en relation avec le contexte socio-politique et culturel du narrateur. Cette intrigue entremêle aussi, dans une même chaîne, le contexte spatial avec celui temporel, de telle sorte que la narration se présente, comme le veut Ricœur (1994), avec un caractère tridimensionnel, dans lequel passé, présent et futur s’entremêlent. Et ce, au sens où le caractère temporel de l’expérience du sujet, tant dans l’ordre personnel que social, est articulé par le récit, surtout lorsqu’il éclaire la dualité temps chronologique/temps phénoménologique. Le caractère temporel tridimensionnel du récit est explicité par la remémoration du passé avec les yeux du présent et permet de prospecter l’avenir. C’est pourquoi l’intrigue narrative elle-même ne cherche pas nécessairement à obéir à une logique linéaire et séquentielle. Conjointement avec la perspective tridimensionnelle du temps raconté, je comprends le récit autobiographique comme une triple dimension : comme un phénomène (l’acte de se raconter réflexivement); comme méthodologie de recherche (récit comme source de recherche); comme processus (d’apprentissage, de connaissance de soi et de (re)signification de l’expérience vécue) (Abrahão, 2006).

Cette construction, en tant que telle, reste le plus souvent occultée dans plusieurs mémoriaux académiques rédigés – à la différence des mémoriaux de formation – pour composer des processus de progression des professeurs dans la carrière universitaire, même parce que cela ne semble pas être l’objectif de cette pratique. Aux fins fixées dans ce processus, le candidat doit présenter et prouver une production académique pertinente en termes d’enseignement, de recherche et de vulgarisation, de direction de recherches, de publications, en plus de la participation à des commissions, coordinations et d’autres fonctions de gestion, par la construction et la soutenance d’un texte – un mémorial académique – ou, d’une autre manière, d’une thèse. J’ai évalué qu’un mémorial de cette nature, généralement descriptif et informatif, constitue un complément du Curriculum Vitae visant l’évaluation par les pair·e·s, selon des critères pas nécessairement de biais formatif, mais évaluant la performance du candidat dans le temps.

La portée du premier et du second est ce qui les différencie en tant que caractéristique et résultat. Cela n’exclut cependant pas que, de temps à autre, des mémoriaux à haut degré de réflexivité sur l’expérience vécue, basés sur une épistémologie dense et la théorie qui en résulte, puissent être présentés et soutenus dans les Examens de thèse, en vue de ces caractéristiques, en tant que de véritables mémoriaux formateurs et transformateurs. C’est le cas, par exemple, du mémorial de Soares (2001), qui est bien connu, et de Josso (2010), ce dernier dérivant d’une thèse de doctorat. C’est le cas aussi du mémorial de Maria Amália, que j’ai eu l’honneur d’évaluer dans le processus académique de progression, et d’écrire ensuite à son sujet ainsi que de préfacer lors de sa publication (Abrahão, 2022).

Maria Amália a eu une période de cinq mois et demi pour écrire son mémorial, à partir de mars 2020, juste à l’arrivée de la nouvelle que le COVID-19, jusque-là diffusé dans des pays lointains, avait débarqué dans notre pays avec une vitesse absurde et infectait les gens à un rythme croissant. Dans ce cadre, elle a conçu et réalisé le mémorial. Le contexte pandémique imprègne nécessairement les réflexions de l’autrice tout au long du texte narratif, en plus d’étayer un ensemble d’informations sur l’avancée pari passu en nombre et en importance de cette maladie. Le récit commence par une introduction (appelée prologue par l’autrice et intitulée Comment donner vie à un texte en temps d’incertitude) qui contient un journal, commençant le 15 mars et se terminant le 29 août 2021, date de remise du mémorial à l’université. Dans ce journal, au jour le jour – parfois un jour oui, un autre jour non – l’autrice raconte réflexivement les mésaventures de la vie familiale en quarantaine, tout en essayant d’écrire les autres éléments constitutifs du mémorial ainsi que les activités professionnelles exercées à distance, confinée qu’elle était dans son appartement avec le mari, un fils de 7 ans et une fille adolescente, vivant des moments souvent tendus, épuisants, ajoutés au souci constant pour la famille, les ami·e·s, les collègues, les étudiant·e·s, les citoyen·ne·s en général et pour elle-même.

Il apporte aussi, bien sûr, des réflexions autour de l´intensification des inégalités socio-économiques et culturelles provoquée par l´enseignement à distance et qui concerne directement les étudiant·e·s brésilien·ne·s, sans oublier de considérer l’expansion de ces inégalités par rapport au travailleur adulte face à la crise économique, largement causée par la pandémie elle-même. En tant que sociologue de l’éducation, l’autrice du mémorial cherche surtout chez les auteur·rice·s du domaine les dimensions conceptuelles pour interpréter ce moment de crise sanitaire et socio-économique. Par conséquent, le Journal qui intègre l’introduction – et, de plus, tout le mémorial – est un élément qui lui donne un sens (ce n’est pas quelque chose de lâche), ce qui est évident si nous prêtons attention aux propres mots de l’autrice Maria Amália (Cunha, 2022, en ligne) : « La seule donnée qui se présentait comme le fil conducteur d’une séquence était l’évolution de la maladie ». D´après ma lecture d´autres mémoriaux académiques, on n’inclut pas d’habitude de journaux dans la version finale remise au jury. Cependant, dans ce cas, cela a du sens.

L’introduction dépasse le nombre de pages qui composent le reste du mémorial, qui ne sont pas non plus peu nombreuses. Cela n’empêche pas que le mémorial dans son ensemble, dans les autres pages qui le composent, mérite également d’être mis en lumière comme un morceau cohérent et puissant de narrativité autobiographique, dans lequel une vie – la vie mémorable d’une femme, épouse, mère, éducatrice, collègue, amie, entre autres rôles sociaux – se démarque et reflète non seulement l’expérience vécue aujourd’hui, mais aussi une trajectoire personnelle/professionnelle vivante, cohérente et pertinente, dans laquelle le caractère temporel de l’expérience racontée dans le mémorial est articulé par le récit, notamment lorsque l’autrice éclaire la dualité temps chronologique/temps phénoménologique. Elle écrit :

Cette expérience du vécu, faite à la première personne, portée dans une dimension temporelle singulière – l’isolement – ne permet pas la distinction entre le plan phénoménologique et le plan physique de mon action. L’horizon de l’action, c’est mon écriture. C’est à elle que je m’adresse tous les jours ou tous les deux jours pour mettre sur papier les processus d’interaction que j’établis avec moi-même et avec les événements qui m’entourent. Dans cette entreprise, mon interprétation de ce qui a été vécu traverse plusieurs « couches temporelles » de ma vie : mon passé, les souvenirs de mon enfance, la panification faite par ma grand-mère et reprise symboliquement et matériellement par moi dans cet isolement, en bref, des processus cognitifs et perceptuels finissent par être évoqués au cours de la transcription de mon expérience. (Cunha, 2022, p. 12)

En dialoguant avec le mémorial de l’autrice, j’ai essayé de garder à l’esprit les dimensions ricœuriennes qui traitent de l’espace-temps humain, du récit dans l’intrigue, du triple présent narratif et du cercle herméneutique.

Je crois que tout au long du récit puissant, mais aussi sensible qu’elle a construit, la dimension spatio-temporelle se distingue aux côtés d’autres dimensions conceptuellement fortes, formant un continuum narratif organique et significatif, non seulement dans ce journal, mais aussi dans les autres parties du mémorial. Je comprends que l’autrice nous entraîne dans un temps appelé par Ricœur (1994) de temps humain, construit à partir de la synthèse du temps du monde – chronologique – et du temps de la vie vécue – séquentiel – transmuté en un autre temps, le temps vécu dans le contexte du récit d’une histoire de vie construit sur l’intrigue, par une synthèse concordante/discordante de l’hétérogène :

Les expériences sont donc très hétérogènes, mais comme le rappelle Schutz, ce sont mes expériences et le fait que chacune d’elles soit liée à ce qui la précède et à ce qui la suit, renvoie à l’essence de la durée, dans laquelle ces expériences sont vécues dans une transition fluide et l’essence de l’acte réflexif de se tourner vers elles en fait des expériences signifiantes, au sens originairement premier du terme, sans pour autant éliminer les horizons temporels de l’avant et de l’après. (Schutz et Luckmann, 2009, p. 120)

Comme ça,

Ce sont des expériences pré-phénoménales qui ne deviennent phénoménales que dans un acte spécifique de se tourner vers. (Cunha, 2022, p. 20)

Selon Ricœur (1983, p. 85) « […] il existe entre l’activité de raconter une histoire et le caractère temporel de l’expérience humaine une corrélation qui n’est pas purement accidentelle », ainsi, « […] le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé sur un mode narratif, et que le récit atteint sa signification plénière quand il devient une condition de l´existence temporelle » (ibidem).

Par ailleurs, le temps humain apparaît aussi dans le mémorial dans une autre dimension : la triple dimension ricœurienne du présent, car, telle que je la comprends, la corrélation entre temps et récit conduit à s’interroger sur l’origine de la narration historique d’une conscience historique, dans laquelle le présent, le passé et l’attente de l’avenir sont entrelacés dans une perspective tridimensionnelle. Dans le mémorial analysé, la perspective tripartite du temps raconté se présente donc aussi dans le temps pensé/expérimenté, avec des ambiguïtés, voire des contradictions au sein de ces trois instances, passé, présent, futur :

Mon expérience de soi était ici rythmée à la fois par la réalité quotidienne, par l’imposition de tâches, de plans et de conjectures dans un contexte d’incertitudes, et par les intermèdes qui structurent temporellement ma vie. Ainsi, l’expérience de soi peut aussi être définie comme un courant de conscience, c’est-à-dire qu’elle a permis une sorte de compréhension, par le récit, de mes expériences personnelles et professionnelles, dans la perspective d’un processus de succession fixe capable de convertir un en un maintenant récent et qui devient maintenant passé, puisque toute expérience effective a nécessairement un horizon du passé et un horizon du futur. (Cunha, 2022, p. 21)

De même que dans le mémorial j’envisage le temps humain ricœurien inscrit dans le triple présent de l’histoire, je perçois que l’autrice du mémorial nous fait aussi connaître sa propre vie vécue dans un espace humain qui dépasse l’espace du monde de la contradiction – espace géométrique et espace vécu – ordonné de manière descriptive, ce qui convertit l’espace vécu par la réflexivité en un espace narratif, subjectivé, plein de sens. L’autorécit réflexif articule ainsi le temps et l’espace humains. Ces articulations spatio-temporelles sont très bien élaborées par l’autrice, comme on peut voir ci-dessous :

En attendent que les jours passent, j’ai réfléchi aux différentes possibilités de raconter une histoire. Selon Dubar (2005), il est possible de choisir à la fois un axe synchronique, lié à un contexte d’action et à une définition de la situation, dans un espace donné, marqué culturellement, et un axe diachronique, lié à une trajectoire subjective et à une interprétation de la situation historique personnelle, socialement construite. Ainsi, je pense que cette réflexion est imprégnée à la fois par l’axe synchronique (défini par la situation dans un espace donné, marqué culturellement) et par l’axe diachronique, défini par une interprétation très subjective de mon identité professionnelle. (Cunha, 2022, p. 42)

L’action humaine racontée présuppose une conformation des faits disposés dans une organisation logique qui travaille avec des éléments interprétatifs, tant de la part de ceux qui les énoncent, que de la part de ceux qui les écoutent ou les lisent, constituant l’intrigue narrative à travers des (pré)dimensions (re)(con)figuratives qui recouvrent le sens concordant/discordant d’une totalité narrative signifiante, relative à l’intrigue tissée à partir de l’ensemble des événements singuliers signifiés dans le champ pluriel plus large des relations humaines sociales. Ricœur (1994) évoque ce mouvement à travers trois dimensions de la narrativité : celle de Mimesis I, comprise comme préfiguration, moment de précompréhension du monde posé et de l’action; celle de Mimesis II, posée comme la configuration de l’action, le moment interprétatif du récit; celle de Mimesis III, qui affecte la reconfiguration de l’action, un moment de réflexion du narré qui se déploie dans de nouvelles pré-configurations, configurations, reconfigurations. Ce Cercle Herméneutique (Ricœur, 1994) est, à mon avis, l’âme du mémorial sous examen, qui donne le sens le plus puissant à la compréhension de ce qui a été vécu par l’autrice et par nous, les lecteur·rice·s.

Cette démarche a d’abord été vécue comme aporie, puis comme maïeutique et, enfin, comme une épistémie[1] qui, pour moi, réside dans une possibilité analytique pour l’étude des biographies et des autobiographies, des récits de vie et des récits.

Comme premier effet, l’habitude de tenir un journal a produit en moi un sentiment d’aporie. Je me suis retrouvée dans un grand vide au milieu de nombreuses incertitudes et face à la demande de plus en plus pressante d’une nouvelle réorganisation domestique, conjuguée à un travail professionnel. Je me suis rendu compte que pour sortir de la succession de crises vécues et amorcer une dynamique capable de révéler les hypothèses conceptuelles requises dans un mémorial, je devais renégocier le processus car je préparais mon dossier quotidien.

Je voudrais souligner qu’à côté et simultanément à la lecture plus académique du mémorial, il m’a été également possible d’avoir une lecture plus littéraire – certes, l’une n’élimine pas l’autre – me permettant non seulement d’apprécier la cohérence réflexive du récit de l’autrice, mais aussi la beauté de l’écriture en termes formels et en possibilités narratives sensibles, comme telles également formatrices. Cette observation me permet d’évoluer à chaque dialogue que j’établis avec ce mémorial. En le relisant, je (re)connais Maria Amália; comme à chaque fois que j’écris sur elle, elle me (re)connaît (Ricœur, 2006). D’autre part, chaque fois que Maria Amália écrit ou parle du mémorial, tout en étant la même (mêmeté), elle est une autre (ipséité). Je comprends que l’identité narrative se reconstruit à travers cette altérité (Ricœur, 2006; 1991).

Le soi et l’autre dans la construction de l’identité narrative

Concluant cette écriture à partir des deux identités qui lui sont propres – celle de la narratrice du mémorial et celle de l’évaluatrice qui le lit – nous pensons avoir construit un processus compréhensif de nos identités, les appréhendant comme des identités narratives (Ricœur, 1991) vécues dans l’altérité d’une amitié en gestation et nourrie dans ce processus. Identités narratives qui, en plus de nos individualités (mêmeté), nous constituent par l’exercice de ce récit mémorialiste rendu possible par le « moi » qui se construit dans l’altérité (ipséité) comme un autre différent de ce moi. Lorsque nous racontons la vie, à la fois du point de vue de la narratrice (Maria Amália), qui la saisit dans une écriture, et de l’évaluatrice (Maria Helena), qui l’envisage en tant que lectrice, nous la (ré)élaborons, car aussi bien au moment de la narration qu’au moment de l’évaluation des faits vécus, nous avons fait l’effort réflexif de les organiser en une histoire, une intrigue, dans laquelle l’hétérogénéité des expériences apportées à cette histoire – l’histoire de la narratrice – génère une nouvelle synthèse, un récit avec un nouveau sens, une nouvelle compréhension, une autre construction : une histoire de qui l’a écrit, configurée par l’écrivaine et reconfigurée par l’évaluatrice, comme on peut voir dans les deux moments de cette écriture.

Cet effort réflexif ne se fait donc pas dans la solitude; une histoire s’inscrit dans un mouvement poïétique de constitution de soi-même comme un autre à travers la construction d’identités narratives, entendues, avec l’inspiration de Ricœur (1991), comme étant différentes de nos identités personnelles, puisque l’identité narrative a la possibilité d’émerger de l´expérience dans la dialectique du soi, constitutif de l’identité personnelle, et de l’autre, différent de soi, constitutif de l’altérité.

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  1. C’est moi qui souligne en gras, montrant que je considère, dans le présent texte, l’aporie, la maïeutique et l’épistémie comme étant liées aux trois mimésis ricœuriennes.

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