Introduction

Marie-Claude Bernard, Hervé Breton, Livia Cadei et Varvara Ciobanu-Gout

La notion de tournant est mobilisée de manière régulière pour signaler une dynamique de mutation synonyme de changement de paradigme, une transformation des cadres de pensées, la redéfinition d’une logique, d’un mode d’existence ou d’une pratique. Tout est alors affaire de degrés. Le terme « narrativist turn » apparaît dans le domaine de la littérature anglophone avec Kreiswirth en 1992. Il est cependant possible de considérer que la notion de tournant a connu une ère faste durant les années 1990/2000. C’est en effet à cette époque que Schön (1991) fait paraître son ouvrage intitulé The Reflective Turn: Case studies in and on educational practice. De même, dans la francophonie, le philosophe Grondin fait paraître en 2003 Le tournant herméneutique de la phénoménologie. En 2011, ce sont Goodson et Gill, en sciences de l’éducation, qui publient The narrative turn in social research[1]. Chacun de ces usages signale une dynamique de changement qui s’inscrit dans une logique de transformation, voire de rupture avec les théories et pratiques précédentes[2].

En 2023, les pratiques narratives font dorénavant partie intégrante des pratiques de recherche en sciences humaines et sociales. Les débats qui concernent leur robustesse et la validité des connaissances qu’elles permettent de constituer ne sont pas éteints, loin de là. Cependant, la place et l’importance de ces approches qualitatives qui permettent d’appréhender les phénomènes éprouvés par les sujets, individus, collectifs ou communautés sont manifestes. Cette naturalisation des théories et pratiques narratives s’est déployée, dans le champ francophone de l’éducation des adultes, en étroite association avec le courant des histoires de vie en formation et de la recherche biographique en éducation. Le tournant dont il est question dans ce nouvel ouvrage paraissant en 2023 porte sur les dynamiques contemporaines, à la fois internationales et interdisciplinaires, de diffusion des pratiques narratives en sciences humaines et sociales. Il s’agit essentiellement, même si la perspective sociohistorique est bien présente dans l’ouvrage, notamment dans le cadre de la première partie, et tout spécialement à partir du texte de Matthias Finger, de donner à penser, à partir de douze textes, de la diffusion contemporaine des approches narratives, dans les domaines des sciences de l’éducation, de l’éducation et de la formation des adultes, de la recherche en sciences humaines et sociales.

Interroger le paradigme narratif du point de vue de sa diffusion à l’international permet en effet à la fois de constater la pluralité des formes d’appropriation des récits en tant que modes d’enquête, et en tant que méthodologies d’intervention auprès de sujets ou de communautés. Cette perspective ouvre également la possibilité d’un questionnement épistémologique, la fonction des récits et les modes d’expression de soi ne pouvant être décorrélés des régimes de légitimité du discours (Foucault, 1972) imposés avec plus ou moins de force par le social, la culture, et donc l’histoire du lieu ou des régions dans lesquels la narration de soi advient. Les douze textes présentés couvrent ainsi trois continents, l’Amérique du Sud avec trois textes provenant du Brésil, l’Amérique du Nord avec trois textes provenant du Canada, l’Europe avec cinq textes provenant de la France, de l’Italie et de la Suisse, et l’Afrique avec un texte provenant du Maroc. À la lecture de ces chapitres, une compréhension advient sur la vitalité contemporaine des approches narratives et biographiques, ainsi que les singularités que prennent ces approches au gré des lieux, milieux, cultures locales ou professionnelles.

Une seconde perspective croise la perspective internationale dans l’ouvrage : il s’agit de la perspective interdisciplinaire. Chacun des textes présentés offre en effet l’opportunité d’appréhender le potentiel des approches narratives, en tant que modes d’enquête, dispositifs d’intervention, pratiques d’accompagnement ou démarche de formation de soi. Ainsi, aux côtés des textes interrogeant les approches narratives du point de vue de la recherche scientifique, notamment dans la première partie, pour en penser les apports, limites et points de vigilance, des recherches sont détaillées dans les deuxième et troisième parties pour présenter les dispositifs relevant de l’éducation des adultes, de l’accompagnement des patients en santé publique ou encore l’orientation de jeunes adultes.

Les travaux réunis dans cet ouvrage sont issus du colloque Tournant narratif et paradigme de la recherche biographique en sciences de l’éducation : théories, méthodes et savoirs coordonné par Marie-Claude Bernard, Hervé Breton et Livia Cadei dans le cadre du Congrès de l’ACFAS 2022 organisé par l’Université Laval. L’objectif étant de mettre en commun des expertises scientifiques situées au croisement des approches narratives et des sciences humaines et sociales. Plus particulièrement, il s’agissait d’interroger certains enjeux épistémologiques du tournant narratif et d’en déployer le champ des savoirs en recherche, en formation et en accompagnement et santé. Il en ressort les deux perspectives internationales et interdisciplinaires que nous avons organisé en trois parties.

La première partie ouvre le sujet du tournant narratif en sciences de l’éducation avec deux textes qui définissent, identifient et clarifient certains enjeux épistémologiques et notions attachés aux recherches narratives à partir des ancrages théoriques herméneutique et phénoménologique. Le premier texte, écrit par Matthias Finger, résume les aspects épistémologiques de l’approche biographique qu’il situe dans son histoire de vie. L’auteur qui, dans les années 80, jeta des bases épistémologiques et théoriques de l’approche biographique dans la recherche sociale et l’éducation des adultes, distingue trois étapes. Conjuguant son propre parcours de vie aux périodes historiques du développement des sciences sociales, il considère que l’approche biographique s’intéresse de plus en plus à comprendre les enjeux de l’apprentissage collectif et du fonctionnement des institutions. Il en propose une nouvelle épistémologie par le concept de « learning our way out » (Finger et Asun, 2001). Dans le second texte, Hervé Breton formalise une théorie des régimes narratifs fondée sur une approche du récit en première personne. En différenciant le régime de la description microphénoménologique de la narration biographique en fonction des régimes cinétiques du texte et des échelles temporelles à partir desquelles s’édifie le récit de soi, l’étude proposée spécifie les domaines de l’expérience rendus ainsi accessibles et leur mode de passage au langage au cours de l’enquête narrative. Ces éléments formalisés sont alors l’occasion d’interroger les dimensions épistémologiques et méthodologiques de la recherche narrative dans les domaines des sciences humaines et sociales.

Une deuxième partie présente les approches narrative et biographique en formation, accompagnement et santé empruntées selon des perspectives distinctes en fonction des contextes. Des textes inscrits dans le champ des sciences de l’orientation, l’entreprenariat, l’accompagnement, la santé et la réinsertion présentent des méthodes adaptées à ces contextes. Ils permettent de constituer des savoirs, de relever des dynamiques d’interaction et d’appréhension expérientielle et longitudinale de différents phénomènes étudiés. Le texte d’Ayoub Ait Dra examine les pratiques d’orientation des jeunes adultes au Maroc, à partir d’une perspective critique des logiques d’accompagnement fondées sur un paradigme adéquationniste, prédictif et réifiant. C’est à partir de cette lecture critique que le sens et la pertinence des approches narratives et biographiques sont analysés, par l’étude concrète des dispositifs et des effets de formation générés par le travail du récit de soi sur les processus d’auto-orientation tout au long de la vie. Issu de sa thèse de doctorat, le texte de Varvara Ciobanu-Gout s’intéresse à la compréhension, à partir du champ de l’éducation, d’une profession en pleine mutation : l’entrepreneuriat. Elle propose d’approcher cette profession par l’entremise d’une recherche biographique. Son étude permet de mettre en avant des caractéristiques de la professionnalisation propre à l’entrepreneuriat sous un triple processus : d’acquisition de savoirs, d’identité professionnelle et de création d’activité. Elle met également en exergue une période de flottement pendant laquelle l’entrepreneur·e cherche sa place en accord avec ses savoirs et ses valeurs. À l’instar de Delory-Momberger (2021), l’autrice souligne la condition biographique en tant qu’un état de société où les individus (ici l’entrepreneur·e) construisent le monde social à partir de leurs constructions biographiques singulières selon lesquelles ils donnent sens et forme à leurs expériences. Le troisième texte présente les résultats d’une recherche dirigée par Livia Cadei où elle se penche sur le paradoxe du deuil. Processus qui, d’un côté diminue la possibilité de communiquer, mais de l’autre aiguise la recherche profonde de sens. Si une expérience n’est pas soutenue par le langage et si les mots pour l’exprimer ne sont pas disponibles, sa signification s’estompe. L’autrice souligne ainsi l’importance des mots, en tant qu’organisation signifiante, qui rendent accessible l’expérience et son élaboration. Bien que difficile et dramatique, l’adoption d’un point de vue narratif rappelle la formation comme une dimension régulatrice des parcours de développement et de changement des sujets, marquée par des processus de production et de réélaboration de significations.

Le texte de Marie-Claude Bernard porte sur la mise en commun en groupe de discussion de récits de vie de personnes atteintes par une maladie chronique. Elle s’attarde en particulier sur les aspects méthodologiques d’une recherche combinant des récits de vie et des groupes de discussion réalisés avec des femmes atteintes par une maladie rhumatologique membres d’une association de malades à Guadalajara, Mexique. Au moyen d’un récit, la mise en mots de l’expérience de la maladie montre sa pertinence à l’égard de la prise de conscience de l’événement de la maladie dans le parcours de vie. Le partage des récits en groupes de discussion entre pairs ouvre une dimension collective qui permet d’approfondir leur portée en offrant une « relecture » du récit selon d’autres points de vue. Une relecture qui peut transformer le regard que l’on porte sur soi, sur la maladie, ainsi que celui qu’on porte sur autrui. Le dernier texte de cette deuxième partie développe également des aspects méthodologiques. Issus d’une recherche doctorale portant sur le phénomène des mineurs polyvictimes en Côte d’Ivoire, l’autrice, Grace Perside Poeri, rend compte des difficultés liées au terrain. Sa recherche s’intéresse à la vie personnelle de ses mineurs pour envisager des cadres d’intervention sociale dans un but humanitaire. Face à la complexité des problèmes liés à la vie des mineurs polyvictimes, les données auxquelles nous donnent accès ce type de recherche sont importantes pour la mise en œuvre d’interventions de protection efficaces centrée sur les polyvictimes tout en tenant compte de leur environnement. Le sujet, très peu documenté et à forte pertinence sociale, fait appel à une méthodologie permettant d’approcher la signification de phénomènes subjectifs, sans les dénaturer.

Une troisième partie regroupe des textes qui partagent des programmes universitaires et des expertises de formation sous les approches narrative et biographique. Trois proviennent du Brésil, un de l’Italie et un cinquième du Québec, au Canada. Intitulé Le soi et l’autre dans la construction de l’identité narrative, le texte de Maria Amália Cunha et Maria Helena Menna Barreto Abrahão présente le mémorial académique à des fins d’avancement professionnel, analysé dans l’herméneutique ricœurienne. L’originalité de ce texte tient à sa structuration en deux temps : un premier qui expose le sens donné à la narration par l’autrice du mémorial, et un deuxième, le sens donné par l’évaluatrice de ce mémorial. Au cœur de ce travail d’écriture il y a l’effort de compréhension de soi et de l’autre, qui est traversé par la quête de reconnaissance. Le texte de Priscila de Oliveria Coutinho, Maria Amália de Cunha et Juliana Batista dos Reis, se penche sur l’usage de la socioanalyse dans la formation d’enseignants et d’enseignantes. Un dispositif pédagogique articulant sociologie et recherche-formation et qui prend la forme d’une autobiographie à orientation sociologique est proposé dans le cadre d’un cours de premier cycle en sociologie de l’éducation dans une université publique au Brésil. L’analyse de ces textes autobiographiques produits par les étudiants et étudiantes met en évidence la force du dispositif en tant que ressources d’autoréflexion et de compréhension des relations sociales. Dans son texte, Davide Lago rend compte de manière détaillée et concrète la logique et la structure d’un dispositif d’accompagnement et de formation des adultes via les pratiques de l’autobiographie raisonnée provenant des travaux d’Henri Desroche. En décrivant avec précision et détail chacune des étapes et sessions du dispositif de formation, ce chapitre permet d’appréhender concrètement les pratiques de l’autobiographie raisonnée auprès de groupes d’adultes en formation, en Italie. Le texte propose également, dans ses dernières sections, une réflexion sur les effets générés auprès des groupes d’adultes en termes de compréhension, d’engagement et de valorisation des biographies des participantes et participants. Denise Gisele de Britto Damasco et Laurizete Ferragut Passos présentent le programme de Master professionnel en éducation, Formation des formateurs de l’Université pontificale catholique de São Paulo. Il y est question d’exposer la structuration de ce Master et plus particulièrement l’activité de tutorat proposée aux étudiants et étudiantes en première année. Conçue dans une approche narrative, cette activité est basée sur la collaboration entre les pairs et vise à faire émerger l’écriture de soi comme premiers pas dans ce master professionnel. Intitulé « Mobiliser le récit de vie pour appréhender le rapport non traditionnel avec les études », le texte d’Isabelle Vachon et de Claire Moreau rend compte d’une recherche s’appuyant sur 40 récits de personnes aux parcours scolaires non linéaires. Ses récits d’étudiantes et d’étudiants au postsecondaire au Québec ont permis de mettre à jour les voix et les réflexions sur l’expérience et les parcours de ces personnes au vécu appréhendé à partir d’indicateurs d’échec et d’abandon scolaires. Les autrices portent un regard réflexif sur des aspects méthodologiques de leur recherche, sur la relation qui s’établit dans les interactions entre les chercheuses et les personnes interrogées et sur leur rôle. En conclusion, elles soulignent le potentiel des récits de vie dans la reconnaissance des savoirs d’expériences et de transformation sociale parce qu’ils permettent notamment de libérer la parole de personnes aux parcours particuliers.

Cet ouvrage s’adresse à des chercheurs et chercheuses autant qu’à des étudiants et étudiantes impliqué·e·s dans des travaux scientifiques situés à la croisée des approches narratives et du paradigme de la recherche biographique. Sa circulation en ligne et en libre accès par la maison d’édition Science et bien commun permet sa diffusion au public francophone et plus particulièrement en Afrique et en Haïti.

Références

Atkinson, P. (1997). Narrative turn or blind alley? Qualitative health research, 7(3), 325-344.

Delory-Momberger, C. (2021). La recherche biographique en éducation : émergence, projet et enjeux. Le sujet dans la cité, 12, 27-37.

Foucault, M. (1972). L’ordre du discours. Gallimard.

González Monteagudo, J. (2008). Approches non francophones des histoires de vie en Europe : Note de synthèse. Pratiques de formation. Analyses, 55, 9-83.

Goodson, I. F., & Gill, S. R. (2011). The narrative turn in social research. Countrepoints, 386, 17-33.

Grard, J. (2017). Approche(s) narrative(s) et récit à la première personne. Généalogie et politiques de l’enquête. Vie sociale, 4(20), 85-98.

Grondin, J. (2003). Le tournant herméneutique de la phénoménologie. Presses Universitaires de France.

Kreiswirth, M. (1992). Trusting the Tale: the narrativist turn in the human sciences. New Literary History, 23(3), 629-657.

Schön Donald A. (1991). The Reflective Turn: Case studies in and on educational practice. Teachers College Pres


  1. En 1997, le sociologue Atkinson, auteur ayant publié de nombreux ouvrages sur les recherches qualitatives et, plus particulièrement sur l’ethnographie, publie un article critique intitulé « narrative turn or blind alley? ». Il aborde des questions liées à l’utilisation de l’analyse narrative en sociologie et anthropologie contemporaines dans le domaine des recherches en santé. Il ne s’oppose pas aux enquêtes narratives, mais il fait une mise en garde sur la nécessité de les inscrire dans des démarches systématiques solidement fondées afin de ne pas les traiter comme des solutions uniques. Voir aussi la note de synthèse de González Monteagudo (2008) sur les approches narratives dans un contexte international et européen non-francophone où il situe les histoires de vie en éducation dans le tournant narratif en abordant les changements épistémologiques et les débats que ces approches soulèvent sur la mémoire historique et le témoignage social.
  2. Pour une mise en contexte qui tient compte d’aspects politiques du « tournant narratif » dans les approches narratives, voir Grard (2017).

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