4 Tou·te·s entrepreneur·e·s? L’intérêt de l’approche biographique dans la compréhension d’une profession en pleine mutation
Varvara Ciobanu-Gout
Résumé
L’entrepreneuriat est une profession dans l’air du temps, mais peu étudiée dans le champ des sciences de l’éducation et de la formation. L’approche biographique ouvre une perspective nouvelle pour la compréhension de la professionnalisation propre à l’entrepreneuriat en tant que triple processus : d’acquisition de savoirs, d’identité professionnelle et de création d’activité. Une synthèse de nos recherches a mis en avant quelques caractéristiques du processus de professionnalisation de l’entrepreneur·e. Il comporte une période de flottement pendant laquelle l’entrepreneur·e cherche sa place en accord avec ses savoirs et ses valeurs; il est soutenu par des expériences passées et guidé par des leitmotivs. C’est un processus de transformation silencieuse du sujet qui évolue en même temps que son projet. Les savoirs spécifiques à ce contexte témoignent une fois de plus de notre condition biographique.
Abstract
Entrepreneurship is a trendy profession but seldom studied in the science of education and training. The biographical approach allows a new manner of understanding the entrepreneurship-specific professionalization as a triple process: acquisition of knowledge, professional identity and business creation. A synthesis of our research highlighted some of the characteristics of the entrepreneur’s professionalization process. It includes a floating period during which the entrepreneur seeks their place in accordance with their knowledge and values; this step is supported by past experiences and guided by leitmotifs. It is a process of silent transformation of the subject, who evolves at the same time as their project. The knowledge specific to our context testifies once again of our biographical condition.
Rezumat (roumain)
Antreprenoriatul este o profesie specifică perioadei actuale, însă puţin studiată în domeniul ştiinţelor educaţiei şi formării professionale. Abordarea biografică deschide o perspectivă inedită pentru înţelegerea acestei profesii ca şi triplu proces: de achiziţionare de cunoştinţe, de construire a unei identităţi profesionale şi de creare a propriei activităţi. O sinteza a unor cercetari precedente, ne-a permis să identificam câteva caracteristici specifice procesului de profesionalizare al antreprenorului. Acesta este caracterizat de o perioadă de flotare în timpul căreia antreprenorul işi caută locul, în acord cu cunoştinţele şi valorile sale. Procesul de profesionalizare este susţinut de experienţele anterioare; este ghidat de leitmotive ce se degajă din propria biografie, şi care sunt interpretate ca şi caracteristici identitare. Este un proces de transformare tăcută a persoanei, care evoluează simultan cu proiectul său. Cunoştinţele specifice acestui context profesional, sunt încă o dată, o mărturie a condiţiei noastre biografice.
Introduction
Le paradigme du biographique en tant que modèle de pensée ou manière d’appréhender le monde, pourrait se traduire par la place grandissante qu’occupe la biographie dans la construction de l’existence individuelle. Il s’expliquerait par les grandes mutations que connaissent nos sociétés contemporaines, qui touchent tous les plans de l’existence (individuel, social, économique, technologique) : moins de repères institutionnels, plus de mobilité et de flexibilité professionnelle, multiplication des univers d’appartenance, transformation du rapport au travail etc. (Delory-Momberger, 2021). Ces transformations entrainent une « offre biographique » grandissante. En effet, la socialisation de l’individu n’est plus une « actualisation des patterns biographiques des milieux sociaux et des catégories socioprofessionnelles d’appartenance » (Delory-Momberger, 2021, p. 29). C’est à chacun, à chacune, de choisir parmi les nombreuses possibilités offertes, les mondes sociaux auxquels il ou elle souhaite participer.
L’entrepreneuriat fait partie des récits actuels qui témoignent de ces changements profonds de notre société. Une nouvelle génération d’entrepreneurs et d’entrepreneures est en train de naître, qui ont des préoccupations diverses et des intérêts autres que la recherche unique de profit. Les excès du management et les modèles mis en avant, comme le choix de l’excellence ou la culture de la performance participent de ces changements du contexte économique. Nous assistons à la naissance d’une génération d’entrepreneurs et d’entrepreneures à la recherche d’épanouissement personnel, loin des hiérarchies, de la routine due aux travaux ennuyeux et du risque de déclassement et de licenciement. C’est par ailleurs une spécificité de l’hypermodernité, qui découle selon Marchesnay (2008), « d’un sentiment d’insatisfaction, et surtout de nouvelles aspirations liées autant à des valeurs montantes, voire mutantes, qu’à l’épuisement du modèle post moderne, salarial, fordiste, « consumeur » (à la fois consommateur et destructeur) de biens et services privés et collectifs (nature y compris) » (p. 151).
L’entrepreneuriat est donc une profession dans l’air du temps, encouragée par le développement d’une culture entrepreneuriale, qui valorise des compétences spécifiques aux entrepreneur·e·s, comme la prise d’initiative et de risque, l’innovation et l’autonomie. Elle est soutenue par le développement de nombreux dispositifs dédiés à la création d’entreprise.
Ce changement va de pair avec la transformation sans précèdent du monde du travail. Le développement technologique a entrainé des mutations comparables à la révolution industrielle du XIXème siècle. Selon Crawford (2009, p. 55), « nous sommes au seuil d’une économie postindustrielle au sein de laquelle les travailleurs ne manipuleront plus que des abstractions », ce qui explique pourquoi une carrière d’artisan indépendant est perçue comme ayant plus de sens que celle d’un cadre enfermé dans un bureau à cloisons!
Sous un angle plus technique et organisationnel, l’économie de la connaissance a favorisé l’éclosion de nouvelles activités professionnelles qui valorisent l’expertise personnelle et incitent à la création d’activités de type freelance, de plus en plus appréciées pour leur autonomie et le contrôle de la vie professionnelle qu’elles assurent. Ces activités sont soutenues par les nouvelles technologies qui ont permis l’apparition du travail à distance ou désynchronisé et la naissance d’organisations virtuelles basées uniquement sur ce type de travail.
Ce changement sociétal interroge le domaine de Sciences de l’éducation et de la formation : comment former, éduquer, accompagner à l’entrepreneuriat, vu que cette profession est si peu étudiée? Ce n’est que depuis une dizaine d’années qu’émerge en France un champ de recherche autour de la question de l’éducation à l’esprit d’entreprendre (Champy-Remoussenard, 2021). Et cette notion, « esprit d’entreprendre », comporte encore bien des ambiguïtés (Verzat et Toutain, 2015). En effet, le développement de l’esprit d’entreprendre peut signifier « en même temps, sur un plan économique, une voie pour venir à bout du problème du chômage, un levier pour l’innovation, une stimulation de la création d’entreprise, un atout pour la croissance, la compétitivité et la création de valeur » (Champy-Remoussenard, 2021, p. 24).
Le colloque « Éduquer à l’esprit d’entreprendre, former à l’entrepreneuriat » organisé à Lille en 2020 et les publications issues de cette manifestation scientifique, ont montré les différents défis qui animent les chercheurs et les chercheures qui abordent cette question. Certain·e·s cherchent à comprendre la transformation profonde du monde du travail contemporain et son impact sur les milieux éducatifs et de la formation. L’enjeu de ce domaine « à peine défriché » (de Miribel et al., 2022, p. 6) est scientifique : construire un éclairage pluriel sur la question entrepreneuriale, comprendre comment ce domaine convoque les champs de l’éducation, de l’apprentissage tout au long de la vie, à imaginer, à inventer des nouvelles pratiques professionnelles et de formation. D’autres chercheurs et chercheures s’emparent de la question entrepreneuriale pour interroger les idéologies sous-jacentes à la promotion de l’entrepreneuriat dans notre société, ou discerner quel type de société nous souhaitons pour l’avenir (de Miribel et al., 2022). L’esprit d’entreprendre devient un « analyseur de transformation de la société » (Champy-Remoussenard, 2021, p. 26) sachant que depuis toujours, l’entrepreneur·e « se bat contre la tradition » pour imposer l’activité à laquelle il décide de se consacrer (Baujard, 2022).
Ainsi, le chercheur ou la chercheure qui prend comme objet d’étude l’éducation à l’esprit d’entreprendre, a de fortes chances de se trouver « sur un terrain d’ores et déjà miné » (Champy-Remoussenard et Starck, 2018, p. 12).
Nos travaux de recherche participent à cet effort d’éclairage de la question entrepreneuriale, que nous abordons sous l’angle de la professionnalisation. Nous faisons un état de la question à partir des résultats des deux de nos recherches dont l’objet d’étude était la « fabrique » de l’entrepreneur·e : la première étudie la professionnalisation de l’entrepreneur·e spécialisé·e dans la cosmétique biologique, au regard de son histoire personnelle; la deuxième qui est en cours (Ciobanu-Gout, 2021b), aborde la transition professionnelle de cadres surdiplômés vers l’artisanat, phénomène assez particulier qui prend de plus en plus d’importance en France, où l’on estime que 12% des artisan·e·s sont d’ancien·ne·s cadres.
Quelques considérations préliminaires
L’entrepreneuriat, une profession atypique
Choisir la professionnalisation de l’entrepreneur·e comme objet de recherche est un défi, et cela pour plusieurs raisons. Premièrement, l’entrepreneur·e est un professionnel à visages multiples : une figure héroïque ou un « bricoleur », un individu en recherche de sens dans son travail ou des moyens de subsistance, un·e dirigeant·e d’une entreprise de grande taille ou un·e patron·ne « que de soi » (Cova et Guercini, 2016), etc. Les profils sont très disparates.
Les regards portés sur l’entrepreneuriat sont très variés, chaque chercheur·e tendant à définir l’entrepreneuriat à partir des prémisses de sa discipline d’appartenance. Pour Schmitt (2017) l’entrepreneuriat peut être comparé à un kaléidoscope qui fait apparaître différentes images en fonction des questions que l’on se pose : que fait l’entrepreneur·e? Qui est-iel? Comment structure-t-iel sa pensée? Comment décide-t-iel? En essayant de répondre à une de ces questions précises, nous aboutissons à une vision multiple et trop fragmentaire de l’entrepreneuriat, visions partielles d’un phénomène complexe, dignes de la fable de l’aveugle et de l’éléphant[1] (Chabaud et Messeghem, 2010, p. 101).
Par ailleurs, la complexité du phénomène entrepreneurial, dans les sens ou l’entend Edgar Morin (2005), est de plus en plus souvent abordée dans le champ de l’entrepreneuriat. En effet, étudier l’entrepreneuriat à partir de ses parties composantes (entrepreneur·e, projet, organisation, environnement, idée, marché, etc.) est devenu obsolète. Si on veut comprendre comment l’entrepreneur·e se construit comme professionnel·le, il semble indispensable de prendre en compte cette relation continuelle et réciproque entre l’entrepreneur·e, son projet et l’environnement dans lequel ce projet va se développer.
La professionnalisation de l’entrepreneur·e est un triple processus
Le concept de professionnalisation, largement étudié dans le champ des sciences de l’éducation et de la formation, entendu comme la « fabrique d’un professionnel » (Wittorski, 2008), est vu comme un double processus, celui d’une acquisition de savoirs spécifiques à un métier, et celui d’une construction identitaire (Bourdoncle, 2000). Dans le cas de l’entrepreneuriat, à ce double processus s’en ajoute un troisième : celui de la création d’entreprise. En effet, le projet de l’entreprise est l’œuvre de son créateur ou de sa créatrice, les deux étant dans une relation dialogique car tout changement du projet a un impact sur son créateur ou de sa créatrice et réciproquement :
L’entrepreneur ne peut se définir qu’en référence à un objet (création de valeur), objet dont il fait partie, dont il est lui-même la source ou le créateur et dont il est également le résultat. Nous avons affaire à une dialogique sujet/objet qui résiste à toute tentative de logique disjonctive. (Bruyat, 1993, p. 55)
On voit bien la difficulté d’une étude de la professionnalisation de l’entrepreneur·e, les théories classiques semblant insuffisantes pour étudier et comprendre ce processus complexe, d’où le besoin de chercher à comprendre les particularités de ce processus. Pour ce faire, nous avons mobilisé la théorie de l’agir entrepreneurial (Schmitt, 2015), qui nous a parue intéressante en tant qu’approche globale de l’entrepreneuriat.
L’entrepreneuriat, un phénomène complexe. La théorie de l’agir entrepreneurial
Cette théorie (Schmitt 2015; 2017) étudie l’entrepreneuriat sous l’angle de l’action de l’entrepreneur·e, et elle a cette caractéristique que, chez ce·tte dernier·e, le but et la finalité de son agir « ne sont pas nécessairement conscients ni prédéterminés » (Schmitt, 2015, p. 115).
C’est à partir de cette théorie que nous avons pu introduire dans l’étude de la professionnalisation de l’entrepreneur·e, ce troisième processus, la création d’entreprise. Sans développer les détails de cette théorie, nous ne retiendrons que quelques aspects caractéristiques de ce processus, nous permettant démontrer plus avant en quoi l’approche biographique pourrait contribuer à un éclairage de ce champ de recherche et de pratiques.
Dans cette théorie, l’entrepreneuriat est étudié autour de trois pôles, en interdépendance. Le premier, c’est la personne de l’entrepreneur·e dans un sens global, sans se limiter aux caractéristiques psychologiques et aux compétences. Explorer l’entrepreneuriat autour de ce pôle, vise à comprendre l’image que l’entrepreneur·e se fait du monde qui l’entoure, de son intentionnalité, dans le sens phénoménologique du terme. Si l’on accède aux représentations de l’entrepreneur·e, à l’anticipation qu’il·elle se fait du futur, à son image du monde, alors, ses décisions et ses actions prennent sens. En effet, pour communiquer son idée de projet dans son environnement, l’entrepreneur·e fabrique des artefacts, en fonction de son rapport au monde.
Le deuxième pôle c’est le projet entrepreneurial. C’est un artefact qui joue un double rôle : celui de structuration, car il permet à l’entrepreneur·e de donner une forme à son idée d’affaire et d’anticiper le futur, et celui de communication, car c’est par l’intermédiaire du projet que l’entrepreneur·e explique à son environnement quelle est son idée d’entreprendre. Le projet en réalité est l’esquisse de ce que l’entrepreneur·e pense, imagine, conçoit pour son entreprise. Il porte en lui, d’une manière plus ou moins visible, les valeurs, les représentations de l’entrepreneur·e. L’évaluation du projet se fait en fonction de l’impact que celui-ci a sur l’entrepreneur·e et sur son écosystème. Ainsi, on ne parle pas d’un projet bon ou mauvais, mais de sa cohérence interne, c’est-à-dire, de la capacité de l’entrepreneur·e à organiser sa pensée et à construire son projet en accord avec ce qu’iel est et ce qu’iel souhaite devenir, et de sa cohérence externe, qui fait référence au consensus attendu entre l’entrepreneur·e et son environnement face au projet présenté. Dans la plupart des cas, ce consensus n’est pas atteint immédiatement. En effet, le projet est en évolution constante, suite aux échanges que l’entrepreneur·e développe avec son environnement. Dans cette dimension évolutive, le projet entrepreneurial ne doit pas être vu comme fixé dès le départ. Il traverse d’abord une étape « gazeuse », qui correspond aux premières idées entrepreneuriales non confrontées encore à la réalité de l’environnement. Puis, il arrive à une deuxième étape, de « cristallisation » spécifique au projet consolidé.
Enfin, le troisième pôle, c’est l’écosystème de l’entrepreneur·e, c’est-à-dire les acteur·rice·s qui aideront l’entrepreneur·e à faire avancer son projet. En opposition au mythe de l’entrepreneur·e héros et solitaire, les recherches récentes ont mis en évidence que l’entrepreneur·e n’est jamais seul·e, et que souvent, iel est entouré·e de personnes qui jouent des « seconds rôles », toujours dans l’ombre de l’entrepreneur·e, mais qui ont un impact déterminant sur l’action de celui-ci. Comme on le voit, entreprendre est une articulation entre l’entrepreneur·e, son projet et sa communication auprès des acteur·rice·s de l’écosystème. La même situation peut être interprétée d’une manière différente selon le système de valeurs, les représentations et le passé incorporé de la personne qui l’analyse, car l’interaction entre l’entrepreneur·e et son écosystème est la réunion entre l’aspect technique (du projet) et l’aspect humain.
Comment l’approche biographique participe-t-elle d’une compréhension de la professionnalisation de l’entrepreneur·e?
Pour arriver à saisir la professionnalisation en tant que triple processus, nous avons conçu une méthodologie particulière (Ciobanu-Gout, 2021a) qui articule à la fois la « perspective ethnosociologique » (Bertaux, 2013) et les histoires de vie en sciences de l’éducation (Pineau et Marie-Michèle, 1983). Ces deux approches apparentées au courant biographique, mobilisent des échelles d’analyse différentes. Si l’enquête ethnosociologique vise la description d’un « objet social » et procède par une comparaison des récits de vie, sans prendre en compte l’intériorité des sujets, la recherche biographique en éducation a comme objet d’étude les processus de devenir des individus dans l’espace social (Delory-Momberger, 2019).
Une enquête réalisée en deux temps et trois mouvements
Deux temps, holiste et analytique, alternent de manière régulière dans l’enquête, « permettant d’observer un phénomène comme un ensemble non sécable » (Albero et al., 2019, p. 112).
Le premier temps, holiste, matérialisé ici dans la démarche ethnosociologique, vise à comprendre et caractériser le « monde social » dans lequel l’entrepreneur·e se construit en tant que professionnel : la structuration, les règles qui le gouvernent, les profils des acteurs qui l’habitent. La démarche ethnosociologique présente quelques particularités qui la différencient de la démarche hypothético-déductive. Une première différence concerne le terrain qui est interrogé sans hypothèse construite à l’avance et sans échantillon prédéfini. Ce dernier est construit de manière progressive au fur et à mesure de l’avancement de l’enquête, et est entendu comme une suite de cas permettant la comparaison (Bertaux, 2013). Une deuxième particularité est l’alternance entre le recueil et l’analyse des données. En effet, chaque cas, une fois recueilli, est analysé avant de passer à un nouvel entretien. Nous procédons à une analyse par catégories conceptualisantes, ce qui suppose d’identifier dans chaque récit des phénomènes chargés de signification, capables de décrire le fonctionnement et l’organisation du monde social étudié (ici, le monde de la cosmétique biologique). La catégorie, une fois identifiée, n’est pas figée, elle évolue au fur et à mesure de l’enquête; elle peut même être abandonnée s’il s’avère qu’elle décrit un cas particulier et non général. Les catégories conceptualisantes permettent au chercheur de construire des hypothèses à partir de ce qui est « général dans chaque cas particulier » (Bertaux, 2013, p. 26), et de créer un modèle du monde social étudié :
Le sens que le chercheur donne aux phénomènes observés, naît de la confrontation de cette « réalité » identifiée sur le terrain avec un certain nombre de références théoriques servant de projet de décodage. L’explicitation des catégories identifiées, permet au chercheur de déployer des hypothèses et de créer un modèle d’interprétation des phénomènes observés. L’enquête prend fin quand le modèle d’interprétation de l’objet étudié, construit sur la base des catégories identifiées est « saturé », c’est-à-dire, lorsque les entretiens n’apportent plus de nouvelles informations, de caractéristiques au modèle identifié. (Ciobanu-Gout, 2021a, p. 5)
Le deuxième temps, analytique, vise à expliciter comment le processus de professionnalisation est vécu individuellement, au regard de l’histoire du sujet et du contexte du monde de l’entreprise décrit précédemment. Ce deuxième temps commence une fois la « saturation » atteinte, ce qui indique que l’étendu de l’échantillon est établi.
L’enquête se déroule selon « le principe des trois mouvements » (Albero et al., 2019) : heuristique, qui vise la compréhension de l’activité, analytico-synthétique pour identifier les invariants de l’activité et enfin, extensif en vue de la généralisation du domaine de validité des invariants identifiés.
L’articulation de ces deux techniques d’enquête nous a permis de saisir le réel à partir d’angles de vue différents : l’environnement de l’entrepreneur·e où il se fabrique en tant que professionnel·le, les différents processus vécus au niveau individuel (acquisition de savoirs, construction identitaire) et les différentes temporalités du projet entrepreneurial.
Un regard d’ensemble sur ces deux recherches nous permet d’identifier les types de connaissances spécifiques au domaine de l’entrepreneuriat auxquels on peut avoir accès par la mobilisation de techniques propres à l’approche biographique. Dans notre cas, l’enquête narrative nous a permis d’appréhender la professionnalisation dans une triple dimension : organisationnelle, temporelle et biographique. Elle a révélé aussi l’importance des valeurs qui guident l’entrepreneur·e dans la construction de son projet, et, de manière plus intime, les transformations silencieuses de l’entrepreneur·e au contact de son activité. Nous développons ici ces différents points, tels que nous les avons saisis au travers de nos recherches, sans la prétention de donner une définition de ce qu’est la professionnalisation de l’entrepreneur·e, mais plutôt, de participer à un éclairage sur cette profession en pleine mutation.
Se professionnaliser implique une découverte du monde de l’entreprise
L’apprentissage de l’entrepreneuriat passe par une découverte de l’organisation du domaine d’activité dans lequel l’entrepreneur·e souhaite construire son activité. Chaque domaine d’activité est structuré selon ses propres règles que l’entrepreneur·e doit découvrir pour arriver à une « cohérence externe » de son projet, c’est-à-dire, construire un projet adapté à son environnement. Prenons par exemple, le monde de la cosmétique biologique. Notre recherche nous a montré que ce monde est organisé selon deux critères :
Le premier est visible, il tient à la spécialisation de l’entreprise dans une ou plusieurs branches d’activité : la commercialisation des marques, la formulation chimique et la production (production à la façon inclue). Le plus souvent, les entreprises sont spécialisées dans plusieurs domaines d’activité.
Le deuxième critère, moins visible, tient au positionnement du chef d’entreprise vis à vis du concept bio. Ce positionnement est lié aux valeurs qui animent le dirigeant. À une extrémité, nous pouvons trouver des chefs d’entreprises attachés aux valeurs bio, qui cherchent à élaborer des produits tellement purs que leur réalisation est presque impossible. À l’autre extrémité, nous avons, à l’inverse, des chefs d’entreprises qui produisent de la cosmétique de façon conventionnelle, et dont la motivation est purement mercantile, considérant la production bio comme une opportunité commerciale et n’agissant, ni par conviction, ni par adhésion au concept. (Ciobanu-Gout, 2018, p. 293)
Se professionnaliser implique une interrogation de ses propres valeurs
L’entrepreneur·e prend place dans ce monde en fonction de ses compétences et savoirs professionnels, mais aussi, en fonction de ses valeurs. Selon Lavelle (1991), le mot valeur, intervient « partout où nous avons affaire à une rupture de l’indifférence ou de l’égalité entre les choses, partout où l’une d’elles doit être mise avant une autre, ou au-dessus d’une autre, partout où elle est jugée supérieure et mérite de lui être préférée » (p. 20).
Barbier (2021) propose une distinction entre « les valeurs en acte » qui font référence à « ce que le sujet fait, indépendamment de ce qu’il pense qu’il fait, ou de ce qu’il dit qu’il fait » (p. 24) et « les valeurs déclarées » qui font référence à ce que le sujet souhaite devenir, ce qu’il souhaite faire. Si les valeurs en acte se construisent par la participation du sujet à des activités, par les émotions vécues et partagées dans ces activités, les valeurs déclarées ont plutôt une fonction de communication : elles proposent au public destinataire, des images d’activités dans lesquelles les sujets se disent engagés, des images de soi, d’un soi désiré, visé (Barbier, 2021).
On voit bien l’importance des valeurs en acte pour atteindre cette « cohérence interne » du projet entrepreneurial, c’est à dire, un projet construit en accord avec ce que l’entrepreneur·e est et ce qu’iel souhaite devenir. La manière la plus simple de découvrir les valeurs en acte est, selon Barbier (2021), de s’intéresser aux activités réalisées par la personne et la raison de leur réalisation, sa préférence manifeste pour certaines activités.
Explorer ces activités par une enquête narrative, dans le but d’accéder à ce qui fait valeur pour l’entrepreneur·e, est en effet une démarche adaptée, grâce aux deux régimes narratifs de l’enquête : « le régime biographique, qui permet d’appréhender l’expérience vécue dans la durée (dimension longitudinale du parcours de vie) et le régime micro-phénoménologique, qui procède par exploration et description de séquences courtes de vécu » (Breton, 2020, p. 32).
A contrario, les valeurs déclarées qui ont un rôle de communication jouent un rôle important dans cette « cohérence externe » entendue comme consensus entre l’entrepreneur·e et son environnement face au projet présenté. L’extrait d’entretien présenté ci-dessous montre bien les confrontations entre l’entrepreneur·e et son environnement ainsi que la mise à l’épreuve des valeurs à l’origine de la création de l’activité :
La première fois que j’ai vu le banquier, il m’a dit : « Monsieur Blanchard, mais… vous voulez créer une société de fabrication de cosmétiques. Mais ce n’est pas du tout cela qu’il faut faire! Achetez des cosmétiques en Chine, et vendez-les en France! Car c’est bien plus profitable. » Voilà. J’étais un peu abasourdi sur ce genre de discours, car c’était pas du tout notre projet. Et puis, malheureusement, il y a beaucoup d’entreprises qui sont comme ça dans la recherche du profit. […] moi je ne produis pas pour des gens qui ne font pas de la bio, sinon, il n’y aurait pas de sens. (Ciobanu-Gout, 2018, p. 194)
Donc vous allez retrouver […] une vision particulière de la cosmétique bio justement. […] D’un côté, vous avez les gens de la cosmétique bio qui sont complètement dans les nuages, […] une utopie vis-à-vis de la bio. Voilà… Et vous avez plusieurs niveaux, et à l’autre bout de l’échiquier vous avez l’industriel […], pour qui la bio c’est plus du marketing. Donc, lui, le matin, il va faire du conventionnel, l’après-midi il va faire du bio. Il va avoir deux marques, sur Internet il va passer son temps à faire du… du marketing. Mais le lien avec la terre, ça fait longtemps qu’il ne l’a plus. (Ciobanu-Gout, 2018, p. 198)
Un processus qui a sa propre temporalité
Nous avons constaté dans les parcours des entrepreneur·e·s interviewé·e·s, une période de flottement qui correspond à cette recherche de place dans le monde de l’entreprise décrite plus haut. Cette place est choisie d’abord, en fonction de valeurs, d’objectifs et de motivations à l’origine d’entreprendre. Ensuite, elle est déterminée par les connaissances et les compétences de l’entrepreneur·e qui conditionnent le type de métier choisi.
Cette période de flottement peut prendre des formes différentes, en fonction du type particulier de questions que se pose l’entrepreneur·e, de son parcours antérieur à la création d’entreprise. Elle peut être plus ou moins longue et peut avoir lieu pendant la première période de la création d’entreprise ou bien avant la création.
En effet, nous pouvons considérer que cette période de flottement correspond à la phase « gazeuse » décrite par Schmitt (2017). Dans cette phase, le projet entrepreneurial a une dimension très subjective, il représente la façon dont l’entrepreneur·e voit et s’imagine la réalité. La confrontation de l’entrepreneur·e à son environnement, provoque ensuite une transformation de son projet qui devient plus cohérent, plus objectif, jusqu’à la phase de « cristallisation ». Ainsi, la mise en narration nous permet de faire une description de cette période et d’appréhender le processus de passage entre les deux phases, comme un temps pour « situer ces expériences épisodiques dans une historicité propre à en faire ressortir les liens avec l’expérience sédimentée » (Delory-Momberger, 2020, p. 69).
Une professionnalisation biographique
Chaque entrepreneur·e est confronté·e aux problèmes spécifiques selon son parcours antérieur à la création d’entreprise. L’apprentissage de l’entrepreneuriat se fait de manière personnelle, car « il n’y a d’apprentissage qu’inscrit dans la singularité d’une biographie » (Delory-Momberger, 2006, p. 48).
Dans nos recherches, nous nous sommes intéressés aux savoirs expérientiels que l’entrepreneur·e a acquis en situation pratique et les savoirs existentiels qu’iel a construits dans les différentes situations de la vie. Or, « les savoirs de l’expérience ne peuvent se penser que temporellement, dans l’histoire du sujet, par biographisation » (Breton, 2017, p. 25). Ces enquêtes nous permettent de mieux comprendre comment le sujet se forme au cours de la construction de son projet entrepreneurial. Nous sommes ici proche de la pensée allemande de la Bildung, selon laquelle le sujet prend forme au cours de la vie et « fait signifier les situations et les évènements de son existence » (Dizerbo et Kondratiuk, 2022, p. 26).
Les récits que nous avons recueillis nous ont mis face à des phénomènes particuliers. Un premier, c’est cette préoccupation de l’entrepreneur·e à explorer son passé et faire ressortir des expériences vécues qui justifient l’ancrage du projet dans son parcours de vie : des expériences vécues pendant l’enfance, des histoires des ancêtres mobilisées pour trouver un lien avec l’activité développée, des voyages autour du monde, etc. Prenons l’exemple de Pierre[2], entrepreneur spécialisé dans la production d’huiles essentielles :
Le domaine d’activité de sa future entreprise, la fabrication d’huiles essentielles, est arrivé par tâtonnements. […]. Le déclic s’est produit lors d’une visite au Salon International de l’Agriculture, où il a découvert une entreprise spécialisée dans les plantes aromatiques. Cette société a réveillé en lui des souvenirs d’enfance : des vacances vécues en pleine campagne, milieu qu’il avait toujours idéalisé. C’est à partir de l’image de cette entreprise qu’il construit son projet entrepreneurial. (Ciobanu-Gout, 2018, p. 208)
Un deuxième phénomène, c’est l’existence dans chaque récit d’un leitmotiv, sorte de « caractéristique personnelle, que l’entrepreneur·e met en avant et qu’il considère comme le moteur de ses actions, par exemple, la passion pour le travail, le besoin d’actions risquées; d’une valeur à l’origine d’un style de vie, comme l’écologie; d’une manière d’agir qui imprègne ses activités, par exemple, une mise en question permanente de ses actions » (Ciobanu-Gout, 2022, p. 137). Pour Wulf (2020), la notion de répétition est loin d’être anodine, les répétitions seraient « constitutives non seulement de ce qu’est un individu mais aussi de ce qu’est une communauté » (p. 29). Selon l’auteur, « nous reconstituons et nous rejouons ce qui nous a impressionnés, ce qui nous fait du bien et ce qui nous fait du mal. La conséquence en est que le monde nous apparaît en ordre, que nous y faisons l’expérience de la sécurité et qu’ainsi nous nous rassurons » (Wulf, 2020, p. 30).
Les transformations silencieuses au contact de l’activité
Selon Barbier (2017, p. 60) l’activité est « tout ce que « fait » un sujet au monde, qu’il travaille, qu’il pense, qu’il joue, qu’il rêve, et ce que le monde lui fait quand il le fait ». Elle entraine la transformation du sujet, sur le plan physique, mental et social. L’approche biographique permet de comprendre ces transformations, surtout celles du monde mental et cognitif qui ne sont pas visibles. L’entretien biographique vise à « recueillir une parole tenue par un narrateur à un moment donné de sa vie et de son expérience, et de chercher à y entendre la singularité d’une construction individuelle en relation avec les autres et avec le monde » (Delory-Momberger, 2019, p. 82).
L’enquête sur la transition professionnelle des artisans surdiplômés, par exemple, met en avant ces transformations du sujet au contact du travail manuel. C’est le cas de cet entrepreneur, jeune diplômé d’un master en droit international qui décide de s’installer en tant qu’artisan plombier suite à une activité de réfection d’une cave à musique. Ce travail lui a permis de découvrir le plaisir du travail manuel et la confiance en ses mains :
C’est étrange! Ça a été le déclencheur. Cette cave, ce travail dedans, retrouver ce travail manuel! J’ai toujours été manuel. C’est vrai que les parents poussent les enfants à faire des études, et c’est très important. Mais j’ai toujours été quelqu’un qui touche à tout. […]
Eh bien, il y a des choses… tu construis et ça tient, ça ne se casse pas, ça avance. Tu installes une porte, tu ouvres la porte, tu fermes la porte : ça marche bien! Et tu te dis « Waouh, je suis arrivé à ça, c’est génial! ». Puis on en fait une deuxième une troisième… Puis, tu montes des murs, tu coupes du bois, et tu te dis « finalement, tu gères bien le projet ». (Ciobanu-Gout, 2021b, p. 6)
Une des particularités de la recherche biographique c’est l’introduction de la « temporalité biographique dans l’interface de l’individuel et du social » (Delory-Momberger, 2021, p. 31). Chaque expérience individuelle est inscrite dans un temps biographique et produit une perception unique qui participe à « l’élaboration particulière des espaces de la vie sociale » (Delory-Momberger, 2021). Cette activité incessante d’interprétation, bien qu’elle ne soit pas perceptible par le sujet sur l’instant, participe d’une transformation silencieuse inscrite dans une temporalité, comme nous l’avons saisie dans notre enquête :
À l’origine de cette histoire, il y a un « projet d’avoir ». Mais ce projet a joué un rôle révélateur du « projet d’être ». Il a mobilisé l’être dans toute sa globalité, il a réveillé des passions comme celles liées à l’architecture toulousaine et la vieille brique rouge; il a mis en valeur des capacités insoupçonnées, comme le pouvoir sur l’environnement matériel (par le travail manuel) et sur l’environnement humain (par les capacités relationnelles). C’est une révélation de Soi qui a déterminé une modification du « projet d’être » – être entrepreneur comme son père, comme son grand-père. (Ciobanu-Gout, 2021b, p. 9)
Conclusion
Dans notre société postmoderne chacun est tenu de construire sa place par ses propres moyens et à reconfigurer son histoire au gré des aléas personnels et professionnels. L’entrepreneuriat est de plus en plus souvent un choix professionnel, une manière de faire sa place et de trouver un équilibre dans sa vie en accord avec ses valeurs.
La recherche biographique, bien que très peu utilisée dans le champ de l’entrepreneuriat, ouvre une perspective pour le domaine de sciences de l’éducation et de la formation. L’intérêt s’y trouve dans l’éclairage que ce type de recherche apporte à ce domaine d’activité en pleine mutation. Nos études ont mis en avant des caractéristiques de la professionnalisation, propre à l’entrepreneuriat : c’est un triple processus, d’acquisition de savoirs et d’une identité professionnelle, et de création d’activité; il comporte une période de flottement pendant laquelle l’entrepreneur·e cherche sa place en accord avec ses savoirs et ses valeurs; il est soutenu par des expériences passées et ravivées de manière expresse, pour donner sens au projet et l’ancrer dans un parcours; il est influencé par des leitmotivs – sorte de caractéristiques identitaires qui jouent un rôle de moteur dans le développement de l’activité; c’est un processus de transformation silencieuse du sujet, qui évolue en même temps que son projet.
Les savoirs spécifiques au contexte qui est le nôtre, témoignent une fois de plus de notre condition biographique, c’est-à-dire d’un rapport de l’individu à la société construit dans la biographie du sujet, dans notre cas, l’entrepreneur·e.
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- Dans cette fable, les aveugles sont invités à dire ce qu’est un éléphant. Chacun donnera une définition, en fonction de la partie de l’éléphant qu’il a pu toucher, d’où l’obtention de définitions très différentes. Les chercheurs·eures, qui se concentrent sur une seule partie d’un phénomène, seraient comme les aveugles, incapables de voir un phénomène dans son ensemble, chacun serait amené à définir une problématique particulière pertinente avec son point de vue disciplinaire et, donc, à proposer une définition qui lui serait propre. ↵
- Pour préserver l’anonymat, le nom a été changé. ↵