10 Histoires de vie, récits partagés et communautés de pratique. Autobiographie raisonnée et écriture collective en contexte universitaire

Davide Lago

Résumé

Ce chapitre vise à présenter les retombées du laboratoire Biographies et savoirs communautaires mis en place en contexte universitaire, à la Faculté de théologie de la Vénétie (Facoltà teologica del Triveneto), sur le campus de Vicence. Parmi les étudiant·e·s de niveau maîtrise/master en sciences des religions, à qui ce laboratoire a été proposé, treize l’ont volontairement choisi (jeunes et adultes). Ils et elles ont participé à douze sessions de travail de deux heures chacune. Créée en 2005 à Padoue, la Faculté de théologie de la Vénétie est un établissement privé qui compte sept campus régionaux dans le nord-est de l’Italie. D’autres facultés théologiques existent en Italie, même si, depuis 1873, elles ne peuvent pas faire partie des universités publiques.

Riassunto

Questo capitolo presenta le ricadute del laboratorio Biografie e saperi comunitari, tenutosi in contesto universitario alla Facoltà teologica del Triveneto (nell’istituto collegato di Vicenza). Rivolto alle studentesse e agli studenti della laurea magistrale in scienze religiose, il laboratorio è stato scelto volontariamente da tredici di loro, giovani e adulti, che hanno preso parte a dodici sessioni di lavoro di due ore ciascuna. Creata nel 2005 a Padova, la Facoltà teologica del Triveneto è un’istituzione universitaria che conta sette istituti superiori di scienze religiose collegati in rete nel Nordest. In Italia esistono altre facoltà teologiche, anche se dal 1873 non possono far parte delle università pubbliche.

Introduction

Le tournant narratif peut être caractérisé par quatre thèmes, selon les travaux de Pinnegar et Daynes (2007) : la relation spécifique entre le·la chercheur·euse et l’objet d’étude; les paroles qui deviennent un objet de recherche à la place des chiffres; l’accent mis sur le détail et pas seulement sur le général; l’ouverture aux différents modes de connaissance du monde et de compréhension de l’expérience humaine. « On explore des milieux auparavant considérés comme peu significatifs sur le plan de la recherche : la vie quotidienne, les contextes professionnels, l’histoire personnelle et celle des groupes sociaux » (Biasin et Chianese, 2022, p. 9). Il s’agit d’une forme de connaissance différente, dont l’essor peut être favorisé par l’intervention du·de la chercheur·euse ou du·de la formateur·rice d’adultes, et ce par le biais d’outils d’analyse spécifiques. Dans le cas du laboratoire Biographies et savoirs communautaires, l’autobiographie raisonnée, en tant que dispositif susceptible de valoriser le sujet en formation, ainsi que sur l’écriture collective ont été privilégiées, afin de permettre aux histoires de vie de converger vers un horizon commun.

Le laboratoire Biographies et savoirs communautaires

Destiné aux étudiant·e·s du niveau maîtrise/master, le laboratoire a été conçu selon cinq objectifs.

Le premier objectif avait pour but de proposer une formation transdisciplinaire. En effet, les deux animateurs opèrent dans les domaines de la psychologie et de la philosophie de l’éducation et ont déjà travaillé ensemble dans un organisme communautaire. Depuis des années, cette transdisciplinarité est fortement encouragée au sein de l’établissement. Or, comme des contraintes pédagogiques entravent cette approche dans les cours obligatoires, il a fallu créer des séminaires et des laboratoires adaptés. Chaque année, les étudiant·e·s doivent suivre des séminaires qu’ils et elles peuvent choisir à partir d’une liste prédéterminée par l’établissement.

Le deuxième objectif du laboratoire cherchait à favoriser l’engagement personnel de toutes les participantes et de tous les participants, en dépassant le plus possible l’approche de l’enseignement magistral, qui reste encore dominant. Considérant que ces personnes sont, pour une bonne partie, des adultes, il s’avère que la richesse de leur parcours de vie demeure parfois méconnue. De plus, même dans les cas où elle est déjà reconnue, elle n’est pas forcément valorisée. Il arrive alors que même celles et ceux qui terminent leur parcours universitaire, avec un très haut niveau de satisfaction personnelle, ont parfois l’impression d’avoir marqué l’établissement juste d’une manière latérale. Certes, nous pourrions objecter que cela arrive dans la grande majorité des universités. Néanmoins, si une certaine autoréférentialité de l’établissement par rapport aux étudiant·e·s peut sembler inéluctable, il reste que dans un petit établissement – c’est le cas du campus de Vicence – ce phénomène peut être plus facilement surmontable.

Pour le troisième objectif, nous visions la valorisation des biographies de celles et ceux qui prenaient part au laboratoire dans une logique de transformation du rapport à soi et aux autres (Draperi, 2016; Galvani, 2020). Autrement dit, une fois constatée la richesse d’un parcours, est-il possible de remanier la représentation de soi-même dans une logique d’autonomisation (empowerment)? Est-il possible de repérer des fils rouges dans les histoires de vie, et cela, tant dans une dimension personnelle que dans une dimension intrapersonnelle? Est-il possible de faire sortir sa propre biographie d’un certain solipsisme pour la faire rayonner dans un contexte collectif?

Un quatrième objectif consistait à expliquer des connaissances tacites propres aux communautés où les apprenantes et les apprenants sont impliqué·e·s, et cela, à partir notamment de la communauté universitaire. Pour ce faire, nous nous sommes appuyés sur les travaux de Nonaka et Takeuchi en transitant par les quatre phases qu’ils ont proposées : celle de la socialisation, celle de l’extériorisation, celle de la combinaison et celle de l’intériorisation (1994).

Enfin, pour le cinquième objectif, nous voulions entrainer les personnes présentes dans un processus d’écriture en vue de la rédaction de leur mémoire. En effet, le travail final (une sorte de chef-d’œuvre) a consisté à écrire un texte collectif, livré à la direction du campus, mais destiné aux étudiant·e·s de première année de la rentrée suivante, dans une logique de relève. Or, bien que cette expérience d’écriture collective ne soit pas transposable d’emblée dans la rédaction d’un mémoire, nous avions misé sur le fait que la façon de construire le texte aurait pu aider les participant·e·s à la construction de leur travail personnel.

Déroulement du laboratoire

Première étape (six sessions)

Visant la constitution d’une véritable « communauté de pratique » (Wenger, 1998), nous avons choisi de consacrer les six premières sessions du laboratoire à l’« autobiographie raisonnée » (Desroche, 1990; Draperi, 2016; Lago, 2021). Pourquoi ce choix?

Selon Wenger, une communauté de pratique évolue à travers cinq stades caractérisés par différents niveaux d’interactions entre les membres et par des activités spécifiques.

Au stade potentiel (premier stade), les membres font face à des situations similaires, sans le bénéfice du partage des pratiques et se trouvent et découvrent des points communs. Au stade coalescent ou d’unification (deuxième stade), les membres partagent un parcours et reconnaissent leurs potentialités. Pour ce qui est des activités, elles et ils explorent les connexions, définissent une initiative collective et négocient des ententes communautaires. Au stade de maturation (troisième), les membres s’engagent dans le développement d’une pratique. C’est le moment où le niveau d’engagement est le plus intense. Concrètement, elles et ils s’impliquent dans des activités partagées, créent des produits, s’adaptent à l’évolution des circonstances et renouvellent leurs intérêts, leurs engagements et leurs relations. Le stade disséminé (quatrième) révèle que, même si l’engagement intense des membres ne peut pas durer longtemps, la communauté demeure vivante, ce qui constitue un élément de force et une source de connaissances. Du point de vue pratique, les membres restent en contact, communiquent, se retrouvent ou se téléphonent pour un conseil. Au dernier stade, appelé mémorable, la communauté n’est plus centrale, mais, pour les membres, elle représente encore une partie importante de leur identité. Elles et ils se racontent des anecdotes, conservent les produits et collectionnent des souvenirs.

Le choix de pratiquer l’autobiographie raisonnée a permis aux participant·e·s de dépasser rapidement les trois premiers stades d’une communauté de pratiques : du stade potentiel au stade de maturation, en passant par le stade d’unification. Déjà à partir de la deuxième session de travail, l’implication dans un parcours qui leur demandait un effort personnel, ouvert sur la réalisation d’un produit collectif, a été bien acceptée.

L’autobiographie raisonnée est d’abord un entretien en profondeur, ancré dans la relation dialectique entre une personne-projet et une personne-ressource (Desroche, 1984, 1990). La première correspond à la personne interviewée, et sa position est centrale, tandis que la seconde représente celle qui se limite à noter ce que la personne-projet se remémore et à veiller au bon déroulement de l’entretien. Le rôle de la personne-ressource « est plutôt celui de soutenir le processus d’autodécouverte et de mise en récit que la personne-projet effectue pendant qu’elle déploie sa biographie » (Surian, 2011, 69). Tout ce que la personne-projet se remémore est annoté par la personne-ressource sur des feuilles, divisées en quatre colonnes, qui permettent de mettre en évidence les faits concernant sa formation formelle, sa formation non formelle, ses activités sociales et ses activités professionnelles. Une petite colonne initiale est réservée à la datation.

À la fin de l’entretien, le manuscrit qui en est issu (appelé bioscopie) est rendu à la personne‑projet. Cette dernière s’appuie sur cette bioscopie pour rédiger une notice de parcours de 3‑4 pages. Cette double phase (en duo et ensuite personnelle) introduit une dimension collective, par le biais du partage des notices de parcours dans un groupe de pairs (Draperi, 2016) qui se configure parfois comme une coopérative de production de savoirs (Galvani, 2014). Outre la reconnaissance réciproque, « le partage des différentes interprétations et la compréhension de leurs différences permettent la prise de conscience et la décentration des préjugés et des conditionnements à travers lesquels chacun a construit sa propre expérience » (Galvani, 2014, p. 104‑105). Cette dimension collective peut ensuite déboucher sur la rédaction d’un projet préalable à une recherche-action, sur la publication d’une histoire de vie ou encore, et c’est le cas présenté ici, sur la rédaction d’un texte collectif. Pour résumer, nous pouvons affirmer avec Draperi (2016) que cette pratique « est un moment privilégié qui à la fois suscite la réflexion sur soi et fonde le lien social » (p. 19).

Bien que pratiquée différemment, l’autobiographie raisonnée s’ancre dans des règles impératives. D’abord, elle « porte sur les faits publics vécus par la personne‑projet » (Draperi, 2016, p. 11). À la personne-ressource « revient la responsabilité d’éviter ou d’interrompre l’expression des traumas si elle se présente » (Ibid.). Deuxièmement, « la personne-ressource ne parle pas d’elle » (Ibid.). Elle « n’est pas experte non plus du parcours de la personne-projet » (Ibid.). Elle « a une posture bienveillante et s’attache particulièrement aux faits positifs, constructifs, exprimés par la personne-projet » (Ibid.).

Tout compte fait, « l’entretien autobiographique est traversé par l’idée d’une recherche de cohérence, d’émancipation ou de libération de l’esprit, une recherche qui jamais ne nous éloigne du concret et du présent, mais qui nous les donne à voir différemment » (Draperi, 2016, p. 19). Néanmoins, cet aspect « intime » de l’autobiographie raisonnée est dialectiquement orienté vers l’extérieur, car cette pratique ne se limite pas à faire émerger une cohérence interne, mais « permet d’analyser les rapports d’interdépendance entre le micro-niveau de l’histoire de la personne, le méso-niveau des organisations ou groupes dans lesquels elle s’est intégrée, et le macro-niveau sociohistorique » (Galvani, 2014, p. 103).

Contrairement aux attentes, un grand nombre de participant·e·s (10 sur 13) ont choisi de profiter de deux sessions de partage de notices de parcours pour révéler certains faits cachés (ou quasi cachés) de leur propre parcours de vie. Nous utilisons l’expression « faits cachés » parce qu’il ne s’agit pas de faits réellement refoulés, mais plutôt de faits qui auraient théoriquement pu être connus par les autres (certaines données sont repérables sur Internet, par exemple), mais que les personnes intéressées n’avaient jamais racontés aux collègues et, souvent, n’avaient racontés à personne, et cela, depuis longtemps. Les animateurs ont accepté d’intégrer ces données, en laissant la plus grande liberté d’expression aux participant·e·s. Fort·e·s de leurs compétences psychopédagogiques, ils ont estimé que la formule même du partage des notices de parcours permettait très bien de rester dans les limites de la pratique. Elle représente moins un outil d’analyse de groupe qu’une pratique d’auto-, éco- et co-formation, pour reprendre la trilogie de Gaston Pineau (2014, p. 131) qui fait référence aux « trois maîtres en éducation identifiés au début de l’Émile (Rousseau, 1762) : soi, les autres et les choses ».

Ce grand recours au récit plus intime peut étonner, surtout si l’on considère que ce choix a été fait par les étudiant·e·s plus âgé·e·s (l’âge moyen des dix membres concerné·e·s étant de 43 ans). Cette envie de se raconter, de se dévoiler même, a-t-elle trait à cette culture du narcissisme, dont nous parlait Christopher Lasch à la fin des années 70? Peut-être. Et pourtant, dans la session d’évaluation finale, d’autres motivations se sont imposées. D’abord, certain·e·s ont compris que des moments de ce type n’arrivent pas souvent et qu’il faut en profiter; un groupe qu’on « connaît » déjà bien, une activité encadrée, un moment qui fonctionne en guise de bilan… Tout cela a encouragé une prise de parole qui a dépassé les attentes initiales. D’autres ruminaient depuis longtemps sur la nécessité de régler un contentieux avec leur propre passé. Elles et ils avaient même recherché l’occasion d’y travailler. Tout compte fait, l’étonnement peut résider ici dans le fait que ce moment est arrivé lors d’une activité universitaire, dans un contexte formel d’apprentissage. Mais il s’avère que le contexte du séminaire, géré très différemment d’un cours magistral, a joué un rôle favorable à ce type d’apprentissage.

Seconde étape (six sessions)

La pratique de l’autobiographie raisonnée a facilité la création de petits groupes de travail, qui ont su faire face efficacement aux tâches requises pour terminer les six dernières sessions, complètement dédiées à l’écriture collective. Il en est sorti un texte de cinq pages, divisé en six petits chapitres, que les membres ont décidé de réserver pour les futur·e·s étudiant·e·s de première année. Livré à la direction du campus, le texte est devenu une lettre de bienvenue et aussi un balado (podcast) destiné aux réseaux sociaux.

Concrètement, une fois les notices de parcours partagées, chaque étudiant·e a pu présenter les fils conducteurs de son propre parcours de vie. Affichés sur un tableau, ces nombreux fils conducteurs ont été rassemblés, selon leur contenu, formant six groupes. À leur tour, ces groupes sont devenus les six chapitres du texte collectif à rédiger.

En avançant dans le travail de construction du texte, le groupe s’est bientôt rendu compte que plusieurs parties des contenus étaient en lien avec la métaphore du voyage. Peu à peu, les six chapitres ont alors adopté un style narratif caractéristique (cadre marin) et le contenu a été rédigé en imaginant la préparation d’un voyage en bateau.

Au final, le texte comprend une courte introduction titrée « Bienvenue à bord! » et six petits chapitres : 1) Les tempêtes de la vie; 2) Contre le vent; 3) Continuer à ramer; 4) L’étoile polaire; 5) Interpréter les cartes de navigation; 6) Prendre la mer!

À partir des fils conducteurs des participant·e·s, le texte est donc devenu un encouragement pour les futur·e·s étudiant·e·s, une sorte d’héritage des « seniors » pour les « juniors ».

Parcours et détournements

Réalisée avec les participant·e·s, l’évaluation du laboratoire a permis de vérifier que seulement trois des cinq objectifs déclarés au départ ont été pleinement atteints.

1) Proposer une formation transdisciplinaire

Les compétences psychopédagogiques mobilisées par les animateurs ont été appréciées, surtout dans le scénario de synthèse personnelle opéré par les étudiant·e·s (étant placé dans la phase finale du parcours universitaire, le laboratoire a été vécu comme une opportunité de ce type). Si les occasions de voir deux ou trois professeur·e·s qui partagent un laboratoire ne manquent pas, il arrive parfois que ce partage soit plutôt vertical, c’est-à-dire qu’elles et ils partagent surtout leur horaire en classe (chacun, chacune : une heure, une session…). Pour des raisons strictement organisationnelles, cela a été aussi le cas de ce laboratoire, étant donné que la première session se trouvait sous la responsabilité d’un enseignant et la seconde d’un autre. Néanmoins, les deux ont assuré leur présence à tout moment, en mobilisant leurs compétences en synergie continue.

2) Favoriser l’engagement personnel

Plusieurs participant·e·s ont affirmé avoir été surpris·e·s par le niveau d’engagement expérimenté. Certainement, la pratique de l’autobiographie raisonnée a joué un rôle incontournable, car elle les « sélectionne » dès le départ. En effet, une fois la démarche expliquée dans la toute première session de travail, une personne a préféré ne pas continuer et changer de laboratoire, ce qui était prévu par le règlement de l’établissement. Les autres ont accepté d’accomplir les tâches prévues, même si ça venait avec des soucis pour certain·e·s. Tous ces soucis ont été balayés lors de la deuxième session : le fait de travailler en duo leur a permis de se situer facilement par rapport à la démarche et de prendre conscience que les deux postures, de personne-ressource et de personne‑projet, aident beaucoup à remplir la tâche. De nouveaux soucis sont apparus ensuite en vue de la rédaction des notices de parcours et de leur partage au groupe. En revanche, ces soucis étaient accompagnés de l’envie de partager, de parler de soi-même aux collègues et de voir la richesse de leur propre parcours reconnue. Une fois les notices partagées, les soucis se sont réduits au minimum et le groupe a travaillé à grande vitesse. Même la rédaction du texte collectif, se révélant une expérience nouvelle, pour beaucoup, n’a plus posé de véritables difficultés.

3) Valoriser les biographies des participant·e·s

Pour certain·e·s, le laboratoire a fourni l’occasion de « faire le point » sur leur propre parcours. Pour d’autres, il leur a donné une occasion unique de raconter des détails biographiques longuement cachés. Pour toutes et tous, il a représenté un moment de reconnaissance différemment décliné, selon la polysémie repérée par Ricœur : la reconnaissance comme identification, la reconnaissance comme acte de découverte de soi-même, la reconnaissance mutuelle, la reconnaissance comme gratitude (Ricœur, 2004). Ces quatre déclinaisons se trouvaient présentes à parts égales. Sans doute, l’identification a touché surtout les plus jeunes à la recherche d’une identité un peu plus définie ou de mots-clés leur permettant de se présenter plus aisément. L’acte de découverte de soi-même a aussi été décliné différemment. En effet, si, pour les plus jeunes, le laboratoire leur a permis de nommer, pour la première fois, certaines phases et quelques réalisations de leur vie, les plus âgé·e·s ont vu cette découverte comme la compréhension du comment elles et ils ont su faire face à des événements qui auraient pu devenir troublants. La reconnaissance mutuelle s’est présentée sous plusieurs facettes dont la plus intéressante est la suivante : certain·e·s participant·e·s ont fait la découverte du partage des fils conducteurs biographiques avec des collègues dont les jumelages étaient considérés comme moins « probables » (senior/junior, mère de famille/jeune globe-trotter, employé·e/musicien·ne…). Finalement, le quatrième type de reconnaissance est apparu le plus facile à saisir, car à tout moment durant le laboratoire et même après, les membres du groupe n’ont pas cessé de s’adresser de multiples expressions de gratitude réciproque.

Par rapport aux objectifs suivants, par contre, des détournements majeurs se sont imposés.

4) Formaliser les connaissances tacites des communautés où les participant·e·s sont impliqué·e·s

Au départ, l’idée était de profiter des connaissances mutuelles des participant·e·s pour constituer deux ou trois groupes qui auraient pu rédiger des textes différents. Idéalement, ces textes auraient pu valoriser les savoirs tacites propres aux différents milieux communautaires où chacune et chacun était impliqué·e. Or, compte tenu du degré d’unité atteint, grâce au partage des notices de parcours, le groupe a décidé de travailler sur la seule « communauté » qui les reliait toutes et tous, c’est‑à‑dire le campus de Vicence. C’est à partir de cette constatation qu’a été conçue l’idée de préparer leur texte pour les futur·e·s étudiant·e·s qui fréquenteront l’établissement.

5) Entrainer les participant·e·s dans un processus d’écriture en vue de la rédaction de leur mémoire

Vu la décision des membres du groupe de destiner leur texte collectif aux futur·e·s étudiant·e·s, le choix d’adopter un langage universitaire dans la version définitive a été abandonné à la faveur d’un style plus libre; pas de notes de bas de page, pas de bibliographie… Le texte issu du laboratoire demeure un récit inédit, unique et intelligible pour un public plus vaste.

Conclusion : trois témoignages

Annoncé dans l’introduction, le choix de pratiquer l’autobiographie raisonnée jumelée à l’écriture collective avait pour but de valoriser le sujet en formation ainsi que de faire converger les histoires de vie vers un horizon commun. Les trois verbatims qui suivent semblent confirmer le bien-fondé de ce choix, visant à agencer la dimension personnelle (normalement introspective et rétrospective) et la dimension collective (plutôt perspective).

A, 55-60 ans

À vrai dire, j’avais choisi l’autre laboratoire, car je suis une personne introvertie… C’est ça mon caractère. C’est plus facile d’écouter le professeur et de prendre des notes… Ça a été émouvant. Partager des éléments personnels me fait me sentir partie d’un groupe, finalement… quatre ans après mon arrivée dans cet établissement.

B, 55-60 ans

Ça a été pour moi un laboratoire choisi les yeux fermés. Je dois remercier A, qui m’a invitée à le suivre ensemble. Je ne croyais pas être capable d’arriver à partager ma vie. Je me suis sentie accueillie et acceptée.

C, 25-30 ans

Un atout : en écoutant les histoires de vie des autres personnes, nous arrivons à mieux nous comprendre nous-mêmes. Il nous arrive de donner un sens à des expériences que nous avons vécues et qu’auparavant nous n’arrivions pas à nous expliquer.

Les trois témoignages choisis (et rendus anonymes) nous révèlent au moins cinq éléments majeurs qui sont repérables dans une démarche biographique.

D’abord, ce que nous appellerons autoreprésentation de la personne joue un rôle important. Si une personne se considère comme introvertie, un laboratoire qui demande de l’engagement personnel sera plus difficile. Et pourtant, il est possible qu’un moment arrive où elle se rende compte qu’il faut oser, et cette opération semblera plus aisée si elle est accompagnée par un·e ami·e (le fait que B remercie A de l’avoir invitée, signifie que A, personne soi-disant introvertie, a pris l’initiative d’inviter B).

La façon classique de gérer un cours est sécurisante. La routine, représentée par la leçon magistrale, les notes à prendre, la salle avec les tables placées toujours de la même manière… Tout cela a le pouvoir de rassurer les étudiant·e·s, et aussi les professeur·e·s. Mais ce pouvoir rassurant a un prix, que nous comprenons mieux quand A affirme, à propos du laboratoire : « Ça a été émouvant » (c’est le deuxième élément). Qu’est-ce qui a provoqué cet état émouvant? La posture des animateurs? D’avoir choisi, de temps en temps, de s’asseoir en rond en déplaçant les tables? Il reste que, d’après l’évaluation en groupe, les moments les plus intenses ont été les sessions en duo et celles du partage en groupe des notices de parcours. Dans le cas de A, il se peut aussi que l’effort émotif demandé pour accéder au laboratoire ait renforcé ce côté émouvant réellement vécu.

Troisième élément : finalement, A déclare son appartenance au groupe, quatre ans après son arrivée dans l’établissement, et B révèle se sentir acceptée. Cela nous renvoie aux travaux de Coulon (1997) et aux trois temps vécus par les étudiant·e·s à leur entrée en milieu universitaire : le temps de l’étrangeté, le temps de l’apprentissage et le temps de l’affiliation. Comment se peut-il que le temps de l’affiliation arrive avec au moins trois ans de retard? Quel effort est-il demandé à une personne qui se trouve dans un établissement où elle ne se sent pas complètement intégrée? C’est sans doute pour cette raison, durant l’évaluation à la fin du laboratoire, qu’une proposition a été formulée : déplacer ce dernier en première année de licence. À vrai dire, il se peut aussi que le laboratoire ait permis de régler des cas liés au pouvoir et à la symétrie entre les étudiant·e·s adultes et les professeur·e·s. Cela mériterait un approfondissement ultérieur, notamment pour les établissements où l’âge moyen du corps estudiantin est plus élevé que celui du corps professoral.

Quatrième élément : une activité universitaire peut être choisie « les yeux fermés », comme nous le rappelle B. La présentation des activités prévues, repérable dans la brochure de l’établissement et dans les réseaux sociaux, semble ne pas avoir influencé le choix de B. Ce choix a été provoqué grâce à l’invitation reçue de A. Ces aléas demeurent toujours possibles, notamment dans les activités plus libres. Ils ne sont ni prévisibles, ni maîtrisables par les animateurs. Ils demandent juste qu’on leur laisse leur espace, en prévoyant un système de recrutement suffisamment souple pour permettre à l’imprévu et/ou à « l’impensable en formation » (Perticari, 2007) de trouver sa place.

Nous notons un dernier élément à retenir dans le témoignage de C d’où émerge toute la pertinence de l’affirmation de Draperi, déjà cité, sur l’importance de voir différemment son propre parcours de vie. C’est ce qui déclenche un parcours d’auto-formation. Mais cela arrive après le partage des notices de parcours, donc après la reconnaissance mutuelle. Auto-formation et co‑formation se nourrissent donc entre elles, dans une dynamique cyclique aux effets imprévisibles. Et l’éco-formation? Elle s’est montrée puissante pendant la phase d’écriture collective. Les participant·e·s y ont pris conscience du rôle joué dans leur parcours par les événements marquants, les moments inattendus, les voyages, les échecs, les deuils et toutes les rencontres-révélations avec le monde animal/végétal/minéral, avec le cosmos et pour certain·e·s avec la transcendance. Comme semble le dire C, c’est cette nouvelle prise de conscience qui fournit la clé pour « donner un sens à des expériences que nous avons vécues et qu’auparavant nous n’arrivions pas à nous expliquer ».

Références

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Coulon, A. (1997). Le métier d’étudiant. L’entrée dans la vie universitaire. Paris : Presses universitaires de France.

Desroche, H. (1990). Entreprendre d’apprendre. D’une autobiographie raisonnée aux projets d’une recherche-action. Paris : Éditions ouvrières.

Draperi, J.-F. (2016). Parcourir sa vie. Formation à l’autobiographie raisonnée. Valence : Presses de l’économie sociale.

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Galvani, P. (2020). Autoformation et connaissance de soi. Lyon : Chronique sociale.

Lago, D. (2021). L’autobiographie raisonnée : histoire d’une pratique de trans-formation. Dans H. Prévost, M.C. Bernard et D. Lago (dir.), Histoires de vie et récits en formation. Pratiques sociales et démarches personnelles. Lyon : Chronique sociale, 23-38.

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Ricœur, P. (2004). Parcours de la reconnaissance. Paris : Gallimard.

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