Échange pédagogique entre enseignant·e·s d’Haïti et du Québec

Dans le cadre de la formation sur l’approche par compétences offerte en ligne au personnel enseignant du Collège La Sainte-Famille (CSF) en 2021, des espaces de partage ont été proposés aux enseignant·e·s du CSF et du Cégep. La priorité a été donnée aux sujets que les enseignant·e·s du CSF voulaient aborder, visiblement influencés par les disciplines d’appartenance des enseignant·e·s du Cégep. Par la suite, les idées émises ont été transcrites, résumées et structurées par thème. Puisque l’activité visait davantage une rencontre entre deux collectivités que l’expression de préoccupations individuelles, la provenance des propos est désignée par « Cégep » ou « CSF ». Les enseignant·e·s qui ont participé aux échanges sont issus de disciplines telles que le français (langue d’enseignement et littérature), la philosophie, la géographie, la biologie, l’informatique, les mathématiques, la foresterie et le cinéma. Les enseignant·e·s du Cégep impliqué·e·s sont : Jérôme Bossé, Sarah Doiron, Caroline Dupont, Barbara Hébert, Caroline Laberge, Marcel Landry et Gabrielle Thibeault-Brisson. Les enseignant·e·s du CSF inscrit·e·s à la formation en ligne des 12 et 13 février 2021 qui ont pu participer aux échanges sont : Josué Antoine, Francesca Auguste, Jean Bien-Aimé, Kenaz Brunis, Carl Aubain Dorvil, Lysias Cossier, Magnès Cossier, Choubert Gustave, David Jean, Wilmarc Jean Baptiste, Jean Riclaire Jean-Pierre, Chesnel Jeune, Wilbert Jeune, Bauny Joseph, Gesnel Méus, Rino Paphius, Jean Claude Philogène, Nicodème Rislin et Homere Zidor. Jean Noé Alcéus était présent à titre de collaborateur et participant à la formation.

Cégep : Quels sont les plus grands défis pour les enseignant·e·s du CSF? Et qu’est-ce qui va bien?

CSF : Enseigner certaines matières est particulièrement difficile, par exemple la physique. On apprend la physique par la foi, en Haïti, parce qu’il n’y a pas de laboratoire pour faire les démonstrations. De plus, il y a une inadéquation entre le temps d’apprentissage et les contenus à voir. Il manque de temps pour enseigner les savoirs, mais aussi les savoir-faire et savoir-être. Au Québec, quels sont les défis?

Cégep : C’est le cas aussi au Québec : le niveau de compétence attendu et les contenus essentiels augmentent au même rythme que le développement de la science, mais le nombre d’années d’études collégiales reste le même, soit deux ans pour le secteur préuniversitaire et trois ans pour le secteur technique.

CSF : De plus, en Haïti, bien que le français et le créole sont reconnus par l’État, le français demeure une langue seconde, et les élèves ont de la difficulté à développer des automatismes avec la grammaire. Parfois, les élèves ne comprennent pas ce qui leur est demandé lors des évaluations parce qu’ils et elles ne comprennent pas bien la consigne rédigée en français. Le problème, à Haïti, c’est que le français « nous tient à la gorge ». C’est la langue de l’occupant.

Cégep : Alors, comment susciter la motivation des élèves à apprendre la langue française?

CSF : Bien que le rapport au français soit compliqué chez nous, cette langue est un outil sur le plan social. Et les livres sont écrits en français. C’est aussi un fait que 80 % des Haïtien·ne·s veulent partir. Beaucoup de personnes sont donc « en transit dans le pays ». Et le français est nécessaire pour entrer dans une culture étrangère.

Cégep : Dans la culture québécoise, par exemple.

CSF : Oui. Les élèves ont de la difficulté à apprendre le créole aussi. Si les élèves ne maîtrisent pas l’alphabet phonétique, il est difficile pour eux d’écrire le créole. À Haïti, l’enseignement du créole n’était pas obligatoire; il l’est devenu récemment, avec le nouveau secondaire. Toutefois, les élèves n’ont pas d’ouvrages en créole; seul le manuel du cours de créole est en créole.

Cégep : C’est comparable avec le défi d’écrire le français au Québec, le français écrit étant différent du français parlé.

CSF : Comment enseignez-vous la grammaire? Avec une approche inductive ou déductive?

Cégep : Plusieurs approches sont utilisées. Un·e enseignant·e en français peut faire faire une tâche complexe et authentique aux élèves (rédiger un texte, comme une lettre pour demander un emploi), et faire ainsi un portrait de ses forces et faiblesses, pour travailler ensuite un aspect à la fois (exemple : l’accord des participes passés si c’est un point faible) et noter la progression de l’élève. Cette approche inductive permet à l’élève de se concentrer sur un type d’erreur à la fois plutôt que sur une abondance d’erreurs notées en rouge sur sa copie. L’élève peut s’exercer en contexte et non dans des exercices à trous. À l’inverse, une autre personne peut travailler avec une approche déductive, avec des exercices ciblés. Il est bon de connaître plusieurs approches pour s’adapter à son groupe, au contexte. Par ailleurs, aucune approche n’est parfaite : chacune a des avantages et des désavantages.

CSF : Vous enseignez aussi l’anglais, langue officielle au Canada et langue de votre voisin, les États-Unis. Quelle est la relation entre le Canada et les États-Unis, et quel enseignement en est fait?

Cégep : Les étudiant·e·s sont très intéressé·e·s par le sujet des frontières, et l’étude de celles-ci est un thème très pertinent pour l’enseignement de la géographie humaine, de la dimension géopolitique. La frontière entre le Canada et les États-Unis est fascinante. C’est une des plus longues au monde qui sépare deux États, ceux-ci partageant une alliance et une interconnexion parmi les plus fortes (politique, militaire, économique et culturelle). Mais ça n’a pas toujours été le cas. L’enjeu de la frontière est pacifié seulement depuis la moitié du dix-neuvième siècle. La dernière partie du territoire à avoir fait l’objet d’une entente est celle des Maritimes, qui a fait l’objet d’un bras de fer diplomatique en raison de l’enjeu du partage des ressources forestières. La question de la frontière a considérablement influencé l’aménagement de part et d’autre, et on peut lire aujourd’hui des traces très claires dans le paysage.

CSF : Intéressant.

Cégep : Un sujet comme les frontières peut faire l’objet d’un projet interdisciplinaire, c’est-à-dire un projet commun pour des cours de plusieurs disciplines, par exemple, la géographie, le français (un texte fictif en lien avec la frontière), les mathématiques (les calculs associés aux frontières) et l’histoire (la politique et les frontières), etc.

CSF : Justement, en ce qui concerne la géographie, on peut dire qu’elle est liée à plusieurs disciplines, par exemple qu’elle a une dimension humaine, n’est-ce pas?

Cégep : Oui, la géographie humaine s’intéresse aux phénomènes et processus humains, ainsi qu’aux relations que les humains entretiennent avec leurs environnements et leurs territoires. Elle s’intéresse à la démographie (structure et caractéristiques des peuplements), à la géoéconomie (niveau de développement, échange et flux, ressources naturelles), à l’urbanisation et l’aménagement du territoire, comme aux questions géopolitiques (nation, minorité et conflictualité).

CSF : Comment l’enseignez-vous?

Cégep : La cartographie est une partie incontournable de la géographie. L’utilisation des cartes et atlas (papier ou numériques) en classe est essentielle. Il est très pertinent d’enseigner la lecture des cartes (topographiques ou thématiques), comme la réalisation de cartes, aussi simple soit-elle. Couplée à une observation et une description de paysage, on peut ainsi faire apprendre aux élèves la représentation de l’espace.

CSF : Si on prenait l’exemple des différences socioéconomiques à Haïti et en République dominicaine, qui partagent l’île d’Hispaniola, que pourriez-vous en dire? 

Cégep : La situation d’Haïti est influencée d’une part par l’impact d’événements passés de son histoire (exploitation coloniale et Révolution haïtienne), et d’autre part par des actions et des intérêts étrangers (sanctions économiques et compétition déloyale, notamment des États-Unis et de l’Europe). Mais bien sûr, les enseignant·e·s du CSF en savent plus que ceux et celles de Rimouski sur leur histoire et sur leur culture. L’événement central de votre Histoire semble être la création de la 1re République noire, qui a eu un impact sur la manière dont les puissances étrangères ont traité Haïti. Est-ce le cas?

CSF : En effet. Haïti et la République dominicaine n’ont pas la même histoire. La République dominicaine a été fondée par des colons venant d’Espagne qui ont exterminé tous les autochtones. Quant à Haïti, ce sont les Français qui ont exterminé les autochtones et qui ont fait venir des esclaves d’Afrique, considérés comme des « biens meubles », en référence au Code noir, document rédigé en France qui définit le statut de l’esclave. Quant à la Révolution haïtienne, elle est tout de même récente. Sans éducation, sans système social établi, le peuple noir devenu libre a eu besoin de temps pour s’organiser. Cela a un impact sur la politique… De votre côté, comment enseignez-vous la politique? Au cégep, vous offrez un cours de philosophie qui porte sur l’éthique de la politique. Comment parler de Justin Trudeau ou de Donald Trump sous cet angle, par exemple?

Cégep : Dans le cours d’éthique et de politique, on met l’accent, entre autres, sur l’aspect individuel, sur le pouvoir du citoyen ou de la citoyenne et sur sa responsabilité. On utilise aussi des exemples positifs, des gestes politiques basés sur certaines valeurs, pour démontrer les liens entre les valeurs et les actions. La politique est aussi abordée dans d’autres cours, par exemple dans les cours de cinéma.

CSF : Quel est l’apport du cinéma à la formation des étudiant·e·s?

Cégep : L’image est très présente dans notre société. Il est utile d’apprendre à la lire. Pour ce faire, des films de différentes périodes sont étudiés. Aussi, le cinéma implique l’écrit et l’oral. Au secondaire, le cinéma est un cours à option. Les étudiant·e·s qui s’inscrivent dans un programme collégial en cinéma font un choix de spécialisation.

CSF : Il y a des images très fortes dans la culture haïtienne, comme la main levée, qui signifie plusieurs choses… La main avec le poignet fermé, c’est la force. Les deux bras levés en forme de « V », c’est la victoire.

Cégep : Les élèves apprennent à comprendre ces images. Dans les cours de cinéma, les élèves apprennent d’abord des mots, des outils, puis ils et elles apprennent à raconter et finalement, à faire un montage. Des débats sont étudiés, comme la crise d’Octobre au Québec. Le cinéma permet de sensibiliser à des faits sociaux, à des idéologies, etc. Il peut aussi être un moyen pédagogique pour atteindre un objectif d’apprentissage qui n’est pas lié au cinéma, mais à une autre discipline. Il y a également des parallèles à faire entre l’enseignement du cinéma et d’autres disciplines. Par exemple, la progression des apprentissages se fait d’une manière semblable en foresterie!

CSF : La déforestation est un problème majeur à Haïti, vous savez. Comment enseigne-t-on la foresterie au Québec?

Cégep : Les élèves apprennent à lire la forêt, c’est-à-dire à la diagnostiquer, et à faire ensuite des suggestions d’aménagement. La progression s’échelonne sur trois années de formation. Comme en cinéma, la démarche d’apprentissage est de type analytique : les élèves apprennent en premier lieu les mots, ensuite les phrases, et finalement, la réalisation d’une tâche complexe, soit un plan d’aménagement.

CSF : Y a-t-il des critères universels qui permettent de diagnostiquer les forêts? Autrement dit, est-ce que les forêts sont définies ou évaluées en fonction d’un même critère?

Cégep : Différents aspects sont étudiés, toutes les forêts ne sont pas pareilles! Il n’y a donc pas de critères de qualité universels, mais plutôt plusieurs contextes différents. Les forêts plus au nord sont différentes de celles plus au sud, même s’il s’agit d’un type de forêt identique. Il y a ici une possible analogie avec l’enseignement et le développement : il faut toujours tenir compte du contexte! De l’environnement et des personnes à qui on s’adresse.

CSF : Des sorties pédagogiques en forêt sont-elles possibles?

Cégep : À Rimouski, les enseignant·e·s de foresterie ont la chance d’avoir accès à une forêt d’enseignement. Aussi, des échantillons sont accessibles, des photos, des collections d’insectes. Il est ainsi possible de voir le lien entre l’insecte et l’arbre hôte. De votre côté, avez-vous la possibilité de faire des sorties avec les élèves?

CSF : Près des Gonaïves, il y a les jardins de la Savane de L’Espoir, gérés par directeur du CSF, Père Gérard, et les jardins de Bassin, un centre écologique. Ces deux sites sont à la disposition des professeur·e·s. Il y a eu aussi, dans le passé, une sortie à la forêt des Pins.

Cégep : Sortir de la classe, qui est un lieu artificiel, en quelque sorte, pour entrer en contact avec la réalité peut aider à montrer les liens entre les apprentissages à faire. La réalité n’est pas compartimentée par discipline comme l’est un programme d’études!

CSF : On peut alors aborder des questions d’actualité comme le lien entre la surpopulation mondiale et le réchauffement climatique… Qu’en dites-vous?

Cégep : Oui, dans les cours de géographie, justement, on s’intéresse aux grands processus naturels et humains, ainsi qu’aux relations qu’entretiennent les humains avec leur environnement. La question des changements climatiques est donc centrale et connaît un engouement certain depuis plusieurs décennies. Il y a deux grands angles à considérer pour répondre à la question du lien entre surpopulation et réchauffement climatique. D’abord, du côté démographique, on théorise depuis longtemps la notion de surpopulation. Est-elle non seulement possible, et est-elle grave? Les premières personnes à s’y intéresser l’ont d’abord abordée sous l’aspect de la capacité à nourrir la population, capacité de production, mais aussi capacité de support du milieu naturel. La Terre est un espace fini; dans l’absolu, elle ne peut pas supporter un nombre infini d’humains, comme de toute autre espèce, d’ailleurs. Il existe nécessairement un point de rupture. Mais dans les faits, cela dépend des activités qui sont pratiquées. Les humains sont capables de formidables efforts d’adaptation et sont capables de générer des activités moins dommageables pour l’environnement. On peut donc relativiser le problème de la surpopulation avec cette capacité. La Chine est un exemple probant, un formidable laboratoire démographique qui comprend une population de plus d’un milliard d’habitant·e·s, tout en ayant connu une très forte croissance économique aux dépens de l’environnement. Elle observe maintenant les conséquences de la surpopulation, du vieillissement de la population, de l’industrie lourde et de l’agriculture à grande échelle, et vit de grands problèmes de qualité de l’air, des sols, des eaux, et de population en général. Le gouvernement chinois a, en réaction, déployé d’énormes efforts depuis une dizaine d’années pour faire front, et il commence à obtenir de beaux résultats. Il y a un lien, dans l’absolu, entre taille de population et émission de gaz à effet de serre, mais en déployant des actions respectueuses de l’environnement, on peut arriver à limiter cet impact. C’est la nature des activités économiques et le mode de vie de la population qui semblent avoir un lien plus fort avec le réchauffement climatique, plutôt que la démographie elle-même.

CSF : Cet exemple illustre bien l’importance des liens entre les disciplines pour comprendre les réalités complexes d’aujourd’hui.

Cégep : Une question aussi centrale que le réchauffement climatique pourrait être abordée dans plusieurs cours, pour être éclairée de différents angles, pour que chacun·e soit plus conscient·e de sa liberté et de sa responsabilité à titre de citoyen·ne du monde, de sa capacité à poser des gestes individuels et collectifs. Pour y arriver, on gagne à poursuivre des échanges pédagogiques comme ceux d’aujourd’hui!

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