Jean Noé Alcéus, enseignant de sciences sociales

J’étais à l’École normale supérieure, après ma philosophie, pour faire des études en sciences sociales. Après les trois ans du cycle d’études, on avait introduit à l’École normale une étude en continuité, une année d’étude de plus. Je travaillais alors aux Gonaïves comme professeur, mais cette formation me demandait d’aller à Port-au-Prince pour participer à un cours de licence en histoire et géographie. Il y avait d’un côté des travaux, des cours à préparer aux Gonaïves, et de l’autre côté, des cours à prendre à Port-au-Prince : j’étais professeur et apprenant en même temps. Cela m’a demandé une sorte de dynamisme pour pouvoir organiser l’horaire pour me rendre à Port-au-Prince les weekends.

Ce qui m’a motivé à réaliser ce projet, c’est le désir d’aller plus loin. Après trois ans passés à l’École normale, j’avais une certaine capacité. Mais un proverbe canadien nous dit : « Plus on est formé, plus on est capable de gagner sa vie ». J’avais appris un jour ce proverbe au tribunal : il y avait un inculpé qui se défendait et, en se défendant, il avait lancé ce proverbe qu’il avait appris lors d’un séjour au Canada. Il avait fait pas mal de formations qui lui permettaient de gagner sa vie. Ça m’intéressait! Je me suis dit : trois ans ne suffisent pas, il me faut plus de connaissances, plus de formations.

Je me suis donc arrangé pour laisser Les Gonaïves le vendredi et pour me rendre à Port-au-Prince en après-midi et étudier là-bas vendredi, samedi et dimanche… Je devais revenir le lundi aux Gonaïves pour continuer mes travaux de professeur. Cela a été difficile! Et ça a duré un an environ. Au cours de la série de formations, pas mal de gens ont abandonné. Mais moi j’ai persisté, malgré la fatigue. Même au jour des évaluations, certains étudiants arrivaient, regardaient le texte et, voyant qu’ils n’étaient pas en mesure de répondre, abandonnaient. Moi, j’ai dit : « Jusqu’au bout! » J’ai fait les examens et je suis arrivé à passer les trois tests. On a eu un test avec un professeur français qui s’appelait M. Thomas, un test avec un professeur haïtien qui était le recteur de l’Université de Limonade et qui travaillait en France, M. Théodat, et un autre test avec une professeure haïtienne, Mme Gustie Gallard. Nous avions été une vingtaine à démarrer le programme, mais à la fin, nous n’étions plus qu’une dizaine.

Cette expérience m’a donné la volonté et le courage de continuer même quand c’est difficile. Je suis arrivé à comprendre que l’apprentissage n’est pas facile. Au cours de cette formation, le professeur de géographie nous a raconté quelque chose de sa vie qui m’a personnellement touché. Enfant, il vivait avec sa mère et ne voyait son père que très rarement, bien que ce dernier lui donnait tout ce dont il avait besoin. Devenu jeune puis adulte, mon professeur a voulu se marier. Alors il a écrit à son père pour le mettre au courant de son projet de mariage. Son père lui a répondu par une courte phrase : « Ne fais pas ça ». Le professeur n’a pas porté attention à ce qu’avait dit son père et ne lui a pas posé de questions. Il avait compris que son père lui avait simplement déconseillé de se marier étant donné que lui-même ne vivait pas dans le lien du mariage. Le professeur a réalisé son projet sans tenir compte de ce qu’avait dit son père. Après avoir eu deux enfants avec son épouse, quelque chose s’est passé et il a pris la décision de divorcer et de se marier à une autre femme. Plus tard, ayant trouvé plus de problèmes avec la seconde épouse, il a rencontré son père pour lui dire tout ce qui lui était arrivé dans le mariage. C’est à ce moment que son père lui a expliqué ce qui était arrivé avec sa mère et pourquoi il lui avait demandé de ne pas se marier. Le professeur a compris alors la complexité du mariage et a exprimé son regret d’avoir divorcé de sa première femme à cause d’un malentendu de peu d’importance qu’il aurait pu gérer s’il avait su l’histoire de son père avec sa mère. Mon professeur nous a conseillé de mesurer nos engagements et de ne pas prendre de décision sur le coup de l’émotion. À mon avis, son père ne lui avait pas conseillé de renoncer au mariage, mais plutôt de mesurer les enjeux du mariage avant de s’impliquer. J’ai compris que quand on rencontre des difficultés dans la vie, il ne faut pas chercher à couper le pont mais plutôt à le souder pour continuer la route.

Je suis devenu professeur de sciences sociales dans la classe de philosophie. Je travaille au CSF depuis 2008. Je crois que quand on enseigne, il faut viser le bien-être des enfants. J’ai lu ça dans un article : le prof peut avoir tous les problèmes du monde, mais il ne doit pas oublier qu’il a la fonction d’accompagner les enfants. Et les enfants n’ont pas besoin de connaître les problèmes du prof, ils ne viennent pas pour les entendre. Ils viennent pour trouver quelque chose. Le prof, lui, doit faire un effort de dépassement pour satisfaire les élèves, pour ne pas faire porter à ses élèves ses problèmes personnels.

Un jour, j’ai eu à enseigner dans une salle de classe à l’école presbytérale de l’Estère. Une élève a dit quelque chose qui ne m’était pas favorable. J’ai entendu ce qu’elle a dit. Je lui ai demandé de reprendre, et elle a répondu autre chose. Mais les élèves qui se trouvaient autour avaient entendu et se disaient : « On va voir ce que le professeur va faire! » Parce que l’élève, avec son propos, m’avait insulté. J’avais demandé à l’élève de reprendre, et elle avait repris en disant une autre chose. Je l’avais laissé faire, mais les autres étaient choqués. Ils me demandaient : « Pourquoi? Pourquoi ne pas réagir? Pourquoi accepter ce que l’élève a dit? On a entendu clairement ce qu’elle a dit avant. » Je me suis dit à moi-même : « L’élève peut avoir un petit problème avec elle-même, mais elle se ressaisit. Elle ne continue pas sur la même lancée, je dois la laisser tranquille. » Les élèves étaient, je dirais, surpris de voir ma réaction. Parce que je comprenais que l’élève pouvait avoir un petit problème à la maison et que ça lui montait au cœur en salle de classe, ça lui donnait une réaction qui n’était pas correcte, mais on ne pouvait pas la sanctionner. Quand on enseigne, il faut viser le bien-être des enfants. Voilà, ça, ce sont des expériences comme professeur, puis comme travailleur ici.

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La relation qui transforme Copyright © 2024 by Annie-Claude Prud’homme et Jean Noé Alcéus is licensed under a License Creative Commons Attribution - Pas d’utilisation commerciale - Partage dans les mêmes conditions 4.0 International, except where otherwise noted.

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