INTRODUCTION

Annie-Claude Prud'homme, en collaboration avec Jean Noé Alcéus

[Dans ce texte, la rédaction épicène est utilisée aussi souvent que possible. Dans certains passages, les doublets sont privilégiés puisque des expressions épicènes telles que corps professoral ou personnel enseignant ne permettent pas d’exprimer la subjectivité des personnes et les relations entre elles. Par ailleurs, pour utiliser un terme épicène, le nom élève est employé comme un terme général qui désigne toute personne qui suit des cours, bien que le nom étudiant ou étudiante soit plus approprié pour désigner une personne qui fait des études supérieures, notamment au niveau collégial au Québec. On retrouvera donc aussi le nom étudiant ou étudiante dans les témoignages des enseignants et enseignantes du Cégep de Rimouski, un établissement de niveau collégial. Le terme apprenant ou apprenante, qui désigne une personne engagée dans un processus d’apprentissage, est également employé comme générique par rapport à élève, étudiant, écolier et apprenti. Il reflète la vision selon laquelle la personne qui apprend est la première responsable de son apprentissage et y exerce un rôle actif (Source : Grand dictionnaire terminologique, en ligne, Office québécoise de la lange française). Enfin, nous utilisons indifféremment les noms enseignant ou enseignante et professeur ou professeure, qu’on retrouve parfois dans sa forme familière : prof, pour respecter le registre de langue des interlocuteurs et des interlocutrices.]

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Les liens étroits entre Haïti et le Québec sont bien connus. Leur histoire remonte à l’époque coloniale, alors que leurs territoires étaient des possessions française ou britannique. Puis l’enracinement de la communauté haïtienne au Québec, dans les années 1960, a été une étape déterminante. Les liens se sont alors resserrés et la relation a évolué, ponctuée de défis et de complicités (Exama 2018; Icart 2006). Pour accueillir les nouveaux arrivants et les nouvelles arrivantes au Québec et pour soutenir les échanges interculturels, des organisations communautaires ont vu le jour, par exemple La Maison d’Haïti et le Bureau de la communauté haïtienne de Montréal, et l’Association haïtienne de Québec. Plus récemment, des publications journalistiques témoignent des liens qui perdurent : les articles publiés par Yves Boisvert (2020a, 2020b, 2023) et Chantal Guy (2022) dans le média numérique québécois La Presse en sont des exemples; Guy avait d’ailleurs contribué au collectif Haïti-Québec Bonjour voisine, publié chez Mémoire d’encrier (Poitras 2013). Cette maison d’édition québécoise dirigée par Rodney Saint-Éloi, qui est d’origine haïtienne, continue de faire connaître l’œuvre de nombreux auteurs et autrices d’Haïti. Il en va de même des Éditions science et bien commun (Ésbc) qui, grâce à leur collection Ayiti (Blanc et Madhère 2017; Gourgues 2022; Lainy 2020), contribuent de belle façon à la justice cognitive et à une meilleure connaissance des voix haïtiennes à travers le monde. D’ailleurs, les journaux haïtiens ont souligné, au printemps 2021, le décès de la fondatrice et directrice des éditions Ésbc, l’anthropologue, éthicienne et professeure Florence Piron; en particulier, le journal quotidien haïtien Le Nouvelliste a relaté l’hommage fait par le Réseau des jeunes bénévoles des classiques en sciences sociales à l’Université de technologie d’Haïti à cette « amie d’Haïti »…

En 2008, le gouvernement du Québec et le gouvernement de la République d’Haïti ont signé une entente pour soutenir les échanges entre les deux cultures : la Déclaration commune portant sur la coopération dans les domaines de la culture et des communications. Cette collaboration a été réaffirmée en 2018 et s’est élargie à d’autres domaines, comme en témoigne l’Entente de coopération entre le gouvernement du Québec et le gouvernement de la République d’Haïti. Enfin, en 2022, Québec a lancé la Stratégie territoriale pour l’Amérique latine et les Antilles, pour favoriser l’établissement de nouveaux partenariats. C’est dans ce contexte qu’une relation s’est développée entre le Cégep de Rimouski et le Collège La Sainte-Famille (CSF) des Gonaïves : financée par l’Entente de coopération, une délégation du Cégep de Rimouski s’est rendue en Artibonite en janvier 2018 pour faire l’analyse des besoins de perfectionnement des enseignantes et des enseignants du CSF, notamment de ceux et celles qui étaient sur le point d’implanter le « nouveau secondaire » dans l’esprit de « l’approche par compétences[1] ». Cette délégation était composée d’Odette Lefebvre, formatrice pour les niveaux préscolaire et primaire, de moi-même, chargée de projet et formatrice pour le niveau secondaire, ainsi que de Marie-Ange Faro et de Daniel Bénéteau, deux personnes impliquées dans divers projets afin d’améliorer l’accès aux soins de santé, à l’éducation et à l’eau potable en Haïti (Tremblay 2020) qui nous ont soutenues, notamment en prenant en charge les aspects logistiques et linguistiques du voyage. L’équipe a aussi bénéficié de l’apport de Jean-François Girard, alors conseiller en développement des projets internationaux au Cégep de Rimouski.

À la source de ce projet se trouve la vision d’un citoyen très engagé d’Haïti : le Père Gérard Dormeville. Fondateur et directeur général du CSF, ce prêtre catholique est engagé dans la pastorale sociale de l’Église depuis près de 30 ans maintenant. Dans son article « Christianisme et développement économique » (2019) publié dans le journal du CSF, il présente sa réflexion sur le rôle social de l’Église, en cohérence avec des encycliques, des réflexions des Pères de l’Église, des prises de position de pasteurs d’Amérique latine des années 1970 et 1980 ainsi que le document L’Église dans la Cité produit par la Conférence Épiscopale Haïtienne (C.E.H.) en 1972. Inspiré par la pensée de Saint Thomas d’Aquin — « il faut à l’homme un minimum de bien-être pour pratiquer la vertu » —, Père Dormeville croit en une Église de proximité, une Église impliquée dans le développement socioéconomique d’Haïti. Par conséquent, depuis les débuts de son sacerdoce, il n’a pas limité son rôle aux activités cérémonielles religieuses : il a pris des responsabilités supplémentaires comme la direction de la Caritas diocésaine des Gonaïves ou celle de Mains Unies, et il a fondé le CSF pour offrir une éducation aux plus vulnérables. Toujours conscient que ses interventions sociales dépendent de bailleurs de fonds, Père Dormeville a voulu diversifier ses appuis et créer des partenariats avec des citoyens et citoyennes, et des organisations de diverses nations et confessions. Sans aucun doute, son engagement indéfectible envers les populations les plus pauvres d’Artibonite, son esprit de développement et son ouverture sont à la base de la collaboration entre le CSF et le Cégep de Rimouski, collaboration qui a permis la rencontre de Jean Noé Alcéus et moi en 2018. Jean Noé a été le porteur principal du projet pour la partie haïtienne, et ce, dès 2018, après le changement de poste du coordonnateur pédagogique précédent, Père Rubens Valcin, avec qui le Cégep avait établi les premiers contacts.

À la suite du séjour de l’équipe du Cégep de Rimouski aux Gonaïves, les troubles politiques et sociaux, le pays lock[2], et la pandémie mondiale ont amené leur lot de défis, mais ne nous ont pas empêchés de préserver des liens. En février 2021, Jean Noé et moi avons misé sur la technologie pour continuer le perfectionnement du personnel enseignant haïtien à distance : une première pour nos deux organisations. Ce projet est venu consolider la fraternité haïtienne québécoise et renforcer la coopération entre le Cégep et le CSF. Nous avons collaboré pour organiser et animer des ateliers sur la planification de cours, Jean Noé à titre de coordonnateur pédagogique du CSF et de professeur de sciences sociales, et moi-même en tant que chargée de projet et formatrice. Des enseignant·e·s du Cégep ont été invités à participer à des périodes quotidiennes de partage de pratiques pédagogiques en visioconférence.

Dès la planification des formations, nous avons communiqué ensemble régulièrement pour nous entendre sur les valeurs guidant notre projet, sur les objectifs et sur le processus à mettre en place pour les atteindre. Un groupe d’enseignant·e·s des Gonaïves a aussi été consulté pour valider l’approche et l’adapter. Très tôt il a été décidé d’ancrer la démarche dans le respect d’autrui et l’accueil sans jugement, le respect de l’autonomie professionnelle, la coopération et la collégialité, valeurs chères à nos organisations[3]. Pour éviter de mettre en place une relation inégale dans laquelle les membres de la délégation québécoise auraient eu le statut d’experts et ceux et celles du CSF, le statut de novices, des activités axées sur la pratique réflexive et la collaboration ont été proposées de manière à faire émerger les savoirs issus des expériences professionnelles des enseignant·e·s ainsi que leur capacité à trouver des réponses à certaines interrogations pédagogiques.

Cette approche a fait surgir une question que j’ai proposée aux enseignant·e·s du CSF en 2018, inspirée par ma lecture du livre de Meirieu Le Plaisir d’apprendre (2014) : quelle expérience d’apprentissage vécue dans votre enfance, votre adolescence ou votre âge adulte, à l’école ou à l’extérieur de l’école, a eu une influence sur la personne que vous êtes devenue? Les personnes qui souhaitaient partager leur réponse ont été invitées à témoigner. La même démarche a été proposée à des enseignant·e·s d’expérience du Cégep impliqué·e·s dans la formation du nouveau personnel enseignant.

Au fil des années, Jean Noé et moi avons poursuivi notre dialogue en visioconférence et par courriel pour échanger nos points de vue sur les activités pédagogiques et interculturelles que nous avons réalisées, sur les témoignages des enseignant·e·s, et sur les apprentissages qui en ont découlé pour nous-mêmes. Nous avons également échangé avec Marie-Ange Faro, Haïtienne d’origine résidant maintenant à Rimouski, titulaire d’une maîtrise en éducation, professeure de créole et intervenante sociale, qui a participé au voyage aux Gonaïves en 2018 et à la formation à distance en 2021, afin de connaître son point de vue sur ces échanges, son départ d’Haïti à la suite du tremblement de terre de 2010 et son immigration à Rimouski lui donnant une perspective intéressante sur les cultures haïtienne et québécoise.

En 2022, la situation à Haïti s’est encore détériorée et le CSF a été durement touché : les gangs ont dévalisé l’école et l’ont vidée de tout son matériel, ce qui a entraîné sa fermeture temporaire. Les échanges entre Jean Noé et moi se sont interrompus, faute de moyens technologiques suffisants, mais ils ont pu être rétablis en janvier 2023, au moment où les portes du CSF se sont rouvertes. Le présent ouvrage résulte donc d’une relation professionnelle et amicale qui a traversé les obstacles et les années. Composé de récits d’expérience d’apprentissage, de dialogues pédagogiques et de regards croisés sur deux cultures, il témoigne d’une rencontre qui a fait surgir, à la croisée des différences et des ressemblances, de précieux apprentissages.

La première partie correspond au dialogue entre Jean Noé et moi qui a pris forme en 2018 aux Gonaïves et qui s’est poursuivi au cours des années suivantes par des échanges de courriels et des rencontres en ligne. Ce dialogue raconte l’histoire de notre rencontre au nord d’Haïti, en Artibonite, du projet de formation que nous avons réalisé ensemble et du projet d’écriture qui a pris forme. Les thèmes suivants sont abordés : le voyage et les peurs qu’il suscite, la langue française et la langue créole, l’éducation et le système scolaire, la profession enseignante et le rapport au travail, la santé et la maladie, le respect de soi et de l’autre, les récits de vie et le dialogue, la foi et la résilience, etc.

La deuxième partie, formée de trois chapitres, donne la parole à des enseignant·e·s d’Haïti et du Québec. Les deux premiers chapitres regroupent les témoignages d’enseignant·e·s que j’ai interviewés aux Gonaïves en 2018. Ces témoignages ont été enregistrés puis retranscrits en respectant le style oral des locuteurs et locutrices. Les enseignant·e·s du CSF qui ont témoigné sont Jean Noé Alcéus (sciences sociales), Francesca Auguste (créole), Jean Bien-Aimé (littérature), Lysias Cossier (mathématiques), Magnès Cossier (littérature), Nicole Narcisse (français et savoir-vivre) et Fabius Permélus (espagnol et musique). Les enseignant·e·s du Cégep qui ont participé ont comme point commun d’avoir fait partie de l’équipe de formateurs et de formatrices du nouveau personnel enseignant du Cégep (un microprogramme de 2e cycle en insertion professionnelle en enseignement au collégial [MIPEC] offert par Performa, Université de Sherbrooke); il s’agit de Mélanie Arsenault (architecture), Caroline Dupont (littérature), Barbara Hébert (foresterie), Gina Lévesque (soins infirmiers), David Pelletier (biologie), Nathalie Poirier (génie du bâtiment) et Hélène Rhéaume (travail social).

À leurs récits d’expérience d’apprentissage s’ajoute un troisième chapitre constitué d’un échange pédagogique entre enseignant·e·s d’Haïti et du Québec. Cet échange a eu lieu en 2021 lors de la formation à distance sur l’approche par compétences offerte au personnel haïtien. Les questions didactiques et pédagogiques suivantes sont abordées : l’actualisation des contenus de cours, le matériel didactique, le rapport à la langue d’enseignement, la didactique du français, l’éthique et la politique, la géographie et l’interdisciplinarité, l’utilisation de l’image en classe, l’enseignement de la foresterie, la sensibilisation aux questions environnementales, etc. Les enseignant·e·s qui ont participé aux discussions proviennent de disciplines telles que français, philosophie, géographie, biologie, informatique, mathématiques, foresterie et cinéma. Les enseignant·e·s du Cégep dont les propos ont été transcrits sont : Jérôme Bossé, Sarah Doiron, Caroline Dupont, Barbara Hébert, Caroline Laberge, Marcel Landry, Gabrielle Thibeault-Brisson. Les enseignant·e·s du CSF inscrit·e·s à la formation en ligne des 12 et 13 février 2021 qui étaient invité·e·s à participer aux échanges libres sont : Josué Antoine, Francesca Auguste, Jean Bien-Aimé, Kenaz Brunis, Carl Aubain Dorvil, Lysias Cossier, Magnès Cossier, Choubert Gustave, David Jean, Wilmarc Jean Baptiste, Jean Riclaire Jean-Pierre, Chesnel Jeune, Wilbert Jeune, Bauny Joseph, Gesnel Méus, Rino Paphius, Jean Claude Philogène, Nicodème Rislin et Homere Zidor. Jean Noé était présent également.

La troisième et dernière partie de l’ouvrage propose des regards croisés sur les récits d’expérience d’apprentissage et l’échange de la deuxième partie. Un chapitre donne la parole à Marie-Ange Faro. Elle raconte sa propre expérience des cultures haïtienne et québécoise ainsi que les apprentissages qui en ont résulté, pour ensuite observer les différents rapports à l’enseignement des enseignant·e·s du CSF et du Cégep. Enfin, le dernier chapitre de l’ouvrage est la suite du dialogue entre Jean Noé et moi. Nous proposons une lecture des récits d’expérience d’apprentissage et de l’échange pédagogique entre les enseignant·e·s du CSF et du Cégep, à la lumière de savoirs expérientiels et de références théoriques. Nous y discutons de la situation pédagogique, des rapports au savoir, du rôle de l’erreur dans l’apprentissage, de la relation pédagogique et du climat d’apprentissage. Il y est aussi question des défis de la profession enseignante, du développement professionnel, de l’importance de la pratique réflexive et de « l’apprentissage tout au long de la vie ».

Insérés dans les trois parties, des encadrés permettent un éclairage théorique sur les propos tenus. La pensée d’un·e ou plusieurs auteurs ou autrices est synthétisée et parfois accompagnée d’extraits de leur œuvre. L’objectif n’est pas de faire une revue de littérature exhaustive sur un thème, mais plutôt de proposer des pistes aux lecteurs et lectrices qui voudraient connaître le point de vue d’experts et d’expertes sur le processus qui a mené à la création des dialogues et témoignages contenus dans le présent ouvrage, ainsi que sur les notions de pédagogie et de didactique auxquelles ils font référence.


  1. Pour en savoir plus sur l’approche par compétences, il est possible de consulter notamment le site du Centre de pédagogie universitaire de l’Université de Montréal : https://cpu.umontreal.ca/enseignement-apprentissage/organisation-programme/approche-programme/. Aussi, l’article « L’actualisation de programmes centrée sur le développement de compétences : entrevue avec Robert Howe » est disponible sur le site d’Eductive (2023). https://eductive.ca/ressource/lactualisation-de-programmes-centree-sur-le-developpement-de-competences-entrevue-avec-robert-howe/.
  2. L’expression pays lock est apparue dans la littérature haïtienne en 2019 quand l’opposition politique et la plus grande partie de la population du pays ont pris la décision de fermer toutes les entrées et les sorties des grandes villes pour exiger la baisse des prix des produits de première nécessité qui ne cessaient de grimper. Par la suite, le président Jovenel Moïse a démissionné, et ce, avant la fin de son mandat qui devait se terminer en février 2022. Le pays lock s’est traduit par des manifestations, des barrages des routes, des incendies de véhicules et d’établissements privés et publics, etc. Selon un journaliste du Nouvelliste, cet « enfermement récursif de la population dans les foyers » serait « une nouvelle forme de résistance anti-systémique en Haïti » (Occilien 2019). Selon Jean Noé Alcéus, pays lock signifie que le pays est fermé, et cette expression est sensiblement plus dure que l’expression « pays bloqué » qui a aussi été utilisée : le pays lock est une forme de résistance radicale et extrémiste pratiquée par le peuple et l'opposition politique en vue de renverser le gouvernement élu.
  3. Ces valeurs sont définies dans le rapport produit à la suite du projet (Lefebvre et Prud’homme 2018).

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