Dialogue entre Jean Noé Alcéus et Annie-Claude Prud’homme
ACP : Jean Noé, ne trouvez-vous pas qu’il est intéressant d’entendre des enseignant·e·s parler de l’époque où ils et elles ne savaient pas, où ils et elles étaient en devenir… Ils et elles ont raconté, chacun et chacune, des apprentissages faits grâce à leurs parents, à leurs enseignant·e·s, à leurs ami·e·s et même grâce à leurs élèves sans que ceux-ci ou celles-ci en soient conscient·e·s.
JNA : Le prof, en enseignant, apprend également. Il apprend pendant qu’il enseigne. Et ça, c’est le côté positif de l’éducation : on apprend à tout âge, à tout moment.
ACP : Pourtant, à une des rencontres de formation en ligne, un professeur haïtien a demandé à une enseignante québécoise ce qu’elle fait quand elle se trompe en résolvant un problème au tableau. S’ensuivit une discussion sur le droit à l’erreur. Des professeurs haïtiens ont expliqué que s’ils commettent une faute, ils perdent le respect des élèves. Ils sont perçus comme les maîtres, alors ils doivent tout savoir. Mais les témoignages réunis ici montrent que l’élève apprend de l’enseignant·e, et inversement. La roue tourne sans égards aux relations de pouvoir, à la hiérarchie, aux rapports d’autorité, révélant les vérités multiples et complexes du monde en mouvement. Le chemin de la liberté n’est pas à sens unique et il semble avoir plusieurs embranchements. « Pourquoi se limiter soi-même alors que le monde ne nous limite pas? », m’a répété avec raison le professeur Fabius Permélus. Les enseignant·e·s deviennent transmetteurs de savoir parce qu’un jour, ils et elles ont appris à penser librement grâce à une personne ou à une expérience qui les a fait réfléchir. C’est le cas de Marie-Ange Faro! En effet, plusieurs apprentissages se font dans l’action, et faire un choix en révèle les conséquences, en dit beaucoup sur la liberté et la responsabilité, sur leur étendue, sur leurs limites. Ça peut être formateur pour les étudiant·e·s et élèves de nos collèges respectifs de lire ça, non?
JNA : Non seulement pour les élèves, mais aussi pour les autres profs. Parce que l’enseignant·e qui va lire le texte va porter attention à l’expérience qu’il ou elle fait en classe : quand on enseigne, il y a des choses qui se passent, dont on ne tient pas compte, et des choses qui méritent d’être retenues, gardées. Dans l’enseignement, on doit garder des traces.
ACP : Une forme de pratique réflexive?
JNA : Oui, par exemple pour reconnaître les signes de l’apprentissage. Quand je regarde le témoignage des enseignant·e·s du Cégep, je vois que quand on apprend, il y a une hésitation. Par exemple, le témoignage de Francesca Auguste, celui de Nicole Narcisse et celui de Mélanie Arsenault montrent cette hésitation. Le père de Francesca lui avait parlé de l’enseignement, elle avait hésité, elle a essayé autre chose, puis elle est revenue à ce qu’il lui avait conseillé. Même histoire en ce qui concerne Nicole. Mélanie, elle, ne croyait pas qu’elle pouvait conduire le véhicule à shift. Le constat, c’est que dans l’apprentissage, il y a l’hésitation qui est partout.
ACP : Je n’avais pas vu ça. Une hésitation à se faire confiance et une hésitation à faire des choix? Une amie, Léane Arsenault, m’a déjà expliqué que l’hésitation exprime le doute, et que c’est le doute qui permet de passer du paradigme de l’expertise à celui de l’incertitude, comme l’a montré le psychologue et professeur Yves St-Arnaud (2002). La personne qui est dans le paradigme de l’expertise se sent responsable d’avoir réponse à toute question et vit difficilement la résistance de ceux et celles avec qui elle interagit, alors que la personne qui est dans le paradigme de l’incertitude accepte la résistance et le doute comme opportunités pour découvrir de nouveaux savoirs. Effectivement, c’est le doute qui crée le mouvement : il permet d’ouvrir l’espace nécessaire à un nouvel apprentissage.
JNA : Pour ma part, je comprends que l’hésitation est un élément même de l’apprentissage. C’est l’hésitation qui va faire entrer la confiance. On hésite, on prend confiance et on apprend.
ACP : Oui, c’est bien ça. On mesure l’ampleur du défi, on se demande si on a les capacités qu’il faut, puis on se lance.
JNA : Autre chose : l’apprentissage n’est pas seulement académique. L’apprentissage peut se faire à l’école, à la maison avec la famille et même dans les rues. Je comprends qu’on peut apprendre n’importe où, n’importe quand. Je parle de l’apprentissage en général, pas seulement de l’apprentissage scolaire. Les propos de certains profs sont plus développés que d’autres, mais quand même, chacun et chacune raconte une histoire d’apprentissage ou une expérience de l’enseignement qui montre que partout, on fait des expériences, partout on apprend.
ACP : Je trouve que les récits recueillis nous aident à voir comment on apprend de nos expériences et pourquoi on se donne ce plaisir… ou cette peine!
JNA : Le constat que je fais, c’est qu’on apprend à partir de l’enfance, qu’on naisse à Haïti ou au Québec. Les témoignages nous permettent de découvrir, en dehors des schémas tracés par la recherche en pédagogie, les différentes manières d’apprendre. On finit par comprendre qu’il n’existe pas de forme officielle pour apprendre. On apprend selon les moyens mis à sa disposition, selon les méthodes et les techniques utilisées par ses enseignant·e·s. L’apprentissage peut se faire de façon formelle ou informelle. La rencontre dans un cadre administratif entre un·e enseignant·e et des apprenant·e·s produit la première forme. Tandis qu’écouter la radio ou regarder la télévision pour acquérir de la connaissance conduit à l’apprentissage informel. On admet que tout est à apprendre, que ce soit par soi-même, que ce soit par d’autres. On apprend de ses erreurs aussi bien que de celles des autres. On apprend des plus grands comme des plus petits. Rappelons-nous cet adage : « On a souvent besoin d’un plus petit que soi. » On apprend en regardant ou en observant la nature avec les belles collines, les montagnes de basse et haute altitude, les fleuves contenant les barques et les canots, les rivières où roulent les sables et les pierres, les oiseaux qui s’envolent et qui chantent, les plantes qui se lèvent et qui poussent, la mer avec ses bateaux et ses poissons qui y font la course. On apprend en répondant et en posant des questions parfois stupides, en lisant des histoires merveilleuses, en écrivant en vers et en prose des récits légendaires, en jouant et écoutant de la musique, des chansons, comme le fait maestro Fabius Permélus. On apprend de ses ami·e·s, de ses parents, voire de ses ennemi·e·s. On apprend dans les livres, dans les cahiers de notes, dans les graffitis, dans les journaux, dans les revues et dans les réseaux sociaux, on apprend de ses faiblesses, de ses forces, de ses propres expériences. On apprend tout de Dieu, le créateur de l’univers.
Encadré 4 : L ’apprentissage tout au long de la vie
La notion d’apprentissage tout au long de la vie implique une dissolution des frontières entre l’apprentissage et la vie quotidienne : on peut apprendre de différentes manières et dans différents contextes. Cette notion repose sur l’hypothèse que, dans nos sociétés en constante transformation, « l’appropriation des connaissances et la formation de l’esprit ne sauraient être seulement réservées au moment de la scolarité et des études universitaires » (Merle 2006, 1). Alors que le concept de formation des adultes se traduit souvent par l’adaptation de la main-d’œuvre aux changements du marché du travail, la notion d’apprentissage tout au long de la vie met l’accent sur la mise à jour en continu des connaissances et le développement des personnes (ibid.). L’École est centrale dans une société qui a le projet de dépasser les rapports de domination, mais cela ne peut se faire sans mettre l’École en relation avec les autres instances éducatives, soit « les parents, la famille élargie, les groupes de pairs, le tissu associatif, l’environnement physique, les médias, etc. » (Meirieu 2023, en ligne). Bref, l’apprentissage gagne à être envisagé au sein d’un « écosystème éducatif » (ibid.).
C’est probablement au début des années 1960 que la notion d’apprentissage tout au long de la vie est apparue dans les discussions entre expert·e·s, et au début des années 1970 qu’elle a été intégrée aux politiques publiques (Merle 2006, 1). Sur le site Web de l’Institut pour l’apprentissage tout au long de la vie (UIL), l’UNESCO précise que la notion « couvre des activités d’apprentissage tout au long de la vie pour des personnes de tous les âges (enfants, jeunes gens, adultes et seniors, filles et garçons, hommes et femmes), dans tous les contextes de la vie (famille, école, communauté, lieu de travail, etc.) et à travers toute une gamme de modalités (formel, non formel et informel), ce qui, dans son ensemble, permet de satisfaire un large éventail de besoins et demandes en matière d’apprentissage » (UIL [s. d.], en ligne).
Une enquête récente de l’UNESCO révèle que les environnements politiques nationaux sont des incitatifs majeurs à la progression de l’apprentissage tout au long de la vie et à sa prise en compte dans les établissements d’enseignement supérieur. En effet, la mobilisation du potentiel de l’apprentissage tout au long de la vie repose sur une reconnaissance, une validation et une accréditation des compétences acquises dans des contextes non formels et informels.
L’apprentissage tout au long de la vie est une priorité parce qu’il peut contribuer à la justice sociale et au développement durable :
Au vu des enjeux qui nous attendent, notamment le vieillissement de la population, l’avenir du travail, la numérisation et le changement climatique, il n’y a pas de temps à perdre pour rendre nos sociétés et nos économies plus résilientes. (UNESCO [UIL] et Université ouverte de Shanghai 2023, 25 et 64)
Or, pour Meirieu, les défis qui viennent avec l’apprentissage demandent de redécouvrir tout au long de la vie le désir d’apprendre et la joie de comprendre. Dans Le plaisir d’apprendre, il réunit les témoignages de douze personnalités qui y racontent une expérience d’apprentissage déterminante dans leur vie, qu’elle ait eu lieu à l’école ou à l’extérieur de l’école, car il a la conviction que « dans la course effrénée que vivent nos enfants aujourd’hui, fascinés par la vie en trompe-l’œil et en temps réel, la découverte du plaisir d’apprendre reste l’acte fondateur de toute éducation » (2014, quatrième de couverture).
ACP : À mes yeux également, les expériences d’apprentissage que nous avons réunies se font écho à plusieurs reprises, bien qu’elles soient marquées par une culture propre et qu’elles montrent des rapports au réel différents. Elles sont traversées par une même humanité, une même capacité d’apprendre et une même soif de liberté. Des professeur·e·s se souviennent du dévouement d’un·e enseignant·e disponible pour ses élèves, motivé·e de les aider à surmonter une difficulté malgré ses propres défis, même des années après que ses élèves aient obtenu leur diplôme. Certains parlent d’un·e enseignant·e marquant·e qui n’était pourtant pas le ou la plus flamboyant·e : tout son art se révélait quand il ou elle se penchait vers un élève pour l’aider patiemment. Dans bien des cas, le legs a davantage été une attitude qu’un savoir : la concentration, la connaissance de soi, la confiance en soi, la discipline, la persévérance, l’attention à l’autre, l’entraide… Je pense, par exemple, au récit d’Hélène Rhéaume. Au bout du compte, ce sont des compétences émotionnelles, relationnelles, qui ont traversé les générations.
JNA : Je suis d’accord. Généralement, on apprend pour devenir meilleur·e, pour garantir son bonheur et celui des personnes qui dépendent de nous. On apprend, bien sûr, pour se libérer de la peur, de la faim et de la soif. Le refus d’apprendre est comme se mettre sur la voie de la perdition et de la pauvreté. L’école, l’espace classique d’enseignement-apprentissage, peut être perçue comme un autobus qui assure le trajet du point X au point Y, de Gonaïves à Port-au-Prince, par exemple. Mais pour bouger, l’autobus a besoin d’un conducteur ou d’une conductrice et de passagers et passagères. L’enseignant·e conduit, et les élèves, les apprenant·e·s, sont les passager·ère·s. Ainsi, l’enseignant·e doit s’assurer qu’il ou elle trouve les élèves au point X et les amène au point Y, quel que soit le prix à payer. Cette métaphore m’est inspirée du témoignage de Caroline Dupont du Cégep. Je comprends que l’essentiel du travail enseignant est d’amener l’apprenant·e plus loin dans sa quête de connaissance. Tout le monde peut avoir quelque chose à enseigner et beaucoup à apprendre.
ACP : Votre métaphore de l’autobus est intéressante pour illustrer le rôle de guide de l’enseignant·e. Je vois que la personne qui conduit le véhicule joue un rôle actif. Mais quel est le rôle des élèves dans l’autobus? L’image me semble les limiter à un rôle passif…
JNA : L’élève, au départ, c’est le passager ou la passagère qui veut aller quelque part. Il ou elle a la volonté, mais pas les capacités pour se rendre seul·e à la destination. Dans le bus, il ou elle surveille la destination, la trajectoire, et soutient la personne qui conduit. Si l’enseignant·e fait un mauvais pas, l’élève est là pour le ou la reprendre. L’élève n’est pas inactif ou inactive, ne dort pas : il ou elle se demande si l’autobus va vers le lieu voulu. L’élève donne des directions. Parfois, il y a aussi des gens qui descendent avant d’arriver. D’autres parviennent à destination, mais veulent prendre un autre autobus pour aller plus loin. L’élève ne peut y arriver seul·e, alors il ou elle a besoin d’aide, et l’école est le trajet.
ACP : Avez-vous un exemple issu de votre expérience?
JNA : Cela se produit si dans un cours, la chose dite par l’enseignant·e ne va pas dans le sens de ce que veulent les élèves. Les élèves ont alors le droit de reprendre l’enseignant·e, de rappeler le ou la prof à l’ordre en disant : voilà ce que nous voulons, voilà où nous voulons aller. Par exemple, je pense au cas des profs qui viennent dans la salle et qui passent leur temps à faire des blagues. Parfois, les blagues ne correspondent pas vraiment aux attentes des élèves qui peuvent dire : « Prof, nous ne sommes pas là pour ce genre de blague. Nous sommes là pour telle ou telle chose ». L’enseignant·e doit alors s’ajuster et prendre une nouvelle direction.
Encadré 5 : La situation pédagogique
Pour illustrer la situation pédagogique composée des rapports entre l’enseignant·e, l’apprenant·e et le savoir, Jean Houssaye, professeur émérite en sciences de l’éducation à l’Université de Rouen, a proposé le modèle du « triangle pédagogique[1] ». Ce modèle est porteur de sens pour qui veut réfléchir à sa pratique pédagogique et faire des choix éclairés, prenant en compte tous les aspects de la situation pédagogique : « La situation pédagogique peut être définie comme un triangle composé de trois éléments, le savoir, le professeur et les élèves […]. » (2014, 11) Entre l’enseignant·e et le savoir se dessine la relation didactique, entre l’apprenant·e et le savoir, la relation d’apprentissage, et entre l’enseignant·e et l’apprenant.e, la relation pédagogique, et chacune de ces trois relations est essentielle au succès du processus d’apprentissage. Toutefois, dans la réalité, deux des pôles se constituent comme « sujets », tandis que le troisième doit accepter la place du « mort » ou, à défaut, se mettre à « faire le fou » (ibid.). Le sujet est celui avec qui une relation peut être établie, celui qui compte, qui permet d’exister de façon réciproque, alors que le mort (ou le fou) est « celui qui a établi un trou dans les relations », celui qui n’est pas sujet, qui n’est pas dans la réciprocité, qui est passif :
Toute pédagogie est articulée sur la relation privilégiée entre deux des trois éléments et l’exclusion du troisième avec qui cependant chaque élu doit maintenir des contacts. Changer de pédagogie revient à changer de relation de base, soit de processus. (ibid., 12)
Par exemple, un·e enseignant·e qui met toute son attention sur la relation didactique en se préoccupant essentiellement de la préparation de ses exposés magistraux (le savoir et l’enseignant·e sont ici sujets) laisse de côté de pôle de l’apprenant·e (les élèves sont placé·e·s dans la position du mort), ce qui nuira au processus d’apprentissage. Si l’enseignant·e n’a pas prévu de moyens pour percevoir les possibles incompréhensions pendant son exposé (ce qui s’inscrit dans la relation pédagogique) ou si les élèves ne sont pas invité·e·s à faire des activités pratiques pour mettre en application leurs apprentissages (ce qui s’inscrit dans la relation d’apprentissage), il y a le risque que les élèves ainsi placé·e·s dans la position du mort se mettent à jouer le rôle du fou, c’est-à-dire à décrocher de la situation pédagogique pendant qu’elle se déroule, et peut-être à déranger les autres élèves.
À l’inverse, un·e enseignant·e qui priorise la plupart du temps la relation pédagogique avec les élèves laisse dans l’ombre le pôle du savoir. Le savoir peut alors « faire le fou » en n’étant pas suffisamment structuré. Sans une réflexion didactique préalable, par exemple, l’enseignant·e risque de perdre de vue les apprentissages prioritaires que les élèves doivent faire dans le cadre de son cours, et risque de ne pas expliquer clairement leur importance au groupe et de ne pas bien tenir compte, lors de la planification des activités pédagogiques, des défis particuliers posés par le type d’apprentissage à faire. Bien sûr, la communication entre l’enseignant·e et les apprenant·e·s est un moyen essentiel pour préserver l’équilibre de la situation d’apprentissage.
ACP : Je comprends mieux maintenant. Selon vous, l’élève a le devoir de discuter avec l’enseignant·e. Me vient à nouveau à l’esprit la réaction des enseignant·e·s du CSF quand j’ai dit que l’enseignant·e a le droit à l’erreur. On m’avait répondu : « Non, on est les maîtres dans la classe et si on fait une erreur, les élèves perdent confiance en nous et certains perdent même l’estime de nous. »
JNA : Oui, je me rappelle. J’ai un commentaire que je n’avais pas fait sur cette question. Je vais le faire. Quand l’élève dit « le prof n’a pas droit à l’erreur », c’est peut-être à cause de la façon dont l’enseignant·e se présente. Si, comme prof, je me présente comme maître à penser, comme détenteur de la connaissance — comme le seul connaisseur, le seul détenteur de la raison, celui qui sait tout —, eh bien, si je fais une erreur, les élèves vont me reprendre et dire : « Non, prof, si vous êtes la raison, si vous vous présentez comme détenteur de la raison, vous n’avez pas droit à l’erreur. » Mais si je me présente comme un guide, un auxiliaire, l’élève ne va pas faire ce type de réplique.
ACP : Tout dépend de la posture qu’on prend par rapport au groupe?
JNA : Oui, ça dépend de la posture. Si on se croit détenteur de la raison et de toutes les notions, eh bien, pas le droit à l’erreur. Si vous savez dès le départ que vous êtes un être humain, que vous êtes sujet à l’erreur, si vous vous présentez humblement devant les élèves et si vous mettez les élèves devant la salle, pas derrière, à ce moment-là, les élèves vont collaborer facilement et aider le prof à résoudre le problème.
ACP : Et reconnaître ses erreurs comme enseignant·e est un signe d’honnêteté intellectuelle! En agissant ainsi, l’enseignant·e incarne cette valeur et enseigne quelque chose aux élèves. L’erreur ne nous détermine pas, alors que ce qu’on fait avec nos erreurs, oui! L’erreur est une occasion d’apprentissage et il est important de se donner le droit d’en faire, bien que l’enseignant·e ait le rôle de spécialiste de son domaine. Aylwin (2000) résume très bien ce principe dans son Petit guide pédagogique. Il présente cinq « idées stressantes » dont les enseignant·e·s doivent se méfier : « Il faut que je sois parfait », « Il faut qu’on me louange », « Il faut que tous me regardent et m’écoutent », « Il faut que je supporte n’importe quoi » et « Il faut que je sache tout ». Même les spécialistes n’ont pas réponse à tout, mais ils et elles peuvent toujours être des modèles en ce qui concerne la manière de chercher une réponse. Ce que vous dites me ramène à votre image de l’autobus. Je viens d’imaginer l’autobus qui s’arrête, le ou la prof qui se retourne vers son groupe et lui demande : « Alors, comment était le paysage? Qu’avez-vous vu? Dans quelle direction va-t-on maintenant? Quelles sont vos questions? » Ce que vous dites, c’est que parfois l’enseignant·e devrait se retourner vers les élèves et discuter de ce qui a été appris.
JNA : Oui, on appelle ça un moment de pause! Parce que quand on est fatigué, on a besoin d’une pause avant de reprendre la route, et à ce moment-là, on s’amuse avec les élèves, on pose des questions et on voit si tout va bien, et s’il y a quelque chose à corriger, on le corrige.
ACP : Pour moi, cet espace, il sera peut-être même le plus important. Je ne l’appellerais pas « pause », je l’appellerais « moment réflexif ». Lors de la dernière rencontre avec les profs que j’accompagnais au CSF, par exemple, je n’ai pas abordé de nouvelles notions, j’ai plutôt voulu consolider celles acquises en leur proposant de réactiver les apprentissages et de les appliquer à leur réalité. C’était en même temps une évaluation formative parce que je voyais ce que les profs avaient retenu de l’approche par compétences. Certaines choses étaient justes, d’autres ont dû être révisées, et on a discuté ensemble de tout ça. Cet exercice m’a beaucoup aidée à envisager la suite des formations. Et dans les classes, à Haïti, quels sont les types d’erreurs les plus fréquents? Comment en tenez-vous compte dans la planification de cours?
JNA : En histoire haïtienne, les élèves ont de la difficulté à retenir les dates. Comme s’il y avait surcharge cognitive. Ils ont de la difficulté aussi à associer une citation à son auteur, comme celle de Toussaint Louverture, précurseur de l’indépendance d’Haïti : « En me renversant, on a abattu à Saint-Domingue le tronc de l’arbre et de la liberté, mais il repoussera par ses racines car elles sont profondes et nombreuses. » Ou les paroles de Jean-Jacques Dessalines, le fondateur de la nation : « Tous ceux qui veulent vivre libres s’arrangent autour de moi, mais ceux qui veulent redevenir esclaves des Français sortent du fort. » Les élèves ont aussi de la difficulté à étudier efficacement…
ACP : De la difficulté à utiliser des méthodes de travail intellectuel? Elles manquent aussi à certain·e·s cégepien·ne·s. Des enseignant·e·s les aident à développer des stratégies d’étude en enseignant, par exemple, des techniques de prise de notes, la schématisation ou l’utilisation de tableaux synthèses. Ces enseignant·e·s me disent que le défi, c’est de prendre le temps nécessaire pour faire cet enseignement en classe. Le meilleur moment, c’est lorsque les étudiant·e·s doivent commencer à préparer une évaluation : il leur est alors possible d’appliquer sur-le-champ la méthode apprise.
JNA : L’avantage, c’est que lorsqu’on apprend une stratégie d’apprentissage, c’est pour la vie! Quand j’étais en sixième secondaire, un niveau correspondant à la 7e année fondamentale aujourd’hui, j’ai eu une professeure de sciences sociales qui nous a montré une excellente technique. Je dirais même que sa méthode a transformé ma vie. Elle s’appelait Kettely Alce, dit Miss Kettely. Elle n’aimait pas la récitation par cœur, elle préférait qu’on lui explique la leçon en nos propres mots. Sa méthode consistait, d’une part, à nous expliquer la leçon avant que nous l’étudiions et, d’autre part, à nous faire trouver des expressions similaires à celles qui étaient dans les livres. Cette méthode était très efficace puisqu’elle permettait de comprendre et d’expliquer ce qu’on avait étudié. Pendant tout mon parcours scolaire, j’ai utilisé cette méthode. Devenu professeur, j’ai diversifié mes stratégies, certes, mais j’ai conservé en partie la méthode de professeure Kettely.
ACP : La reformulation demande de faire des liens entre les nouveaux savoirs et ce qu’on sait déjà. C’est justement cet effort cognitif qui est garant de l’apprentissage. En plus, vous avez eu l’initiative d’utiliser la méthode de professeure Kettely dans d’autres contextes que celui de son cours, ce qui a sans doute consolidé votre apprentissage de cette technique. Je vois un lien avec le récit de Lysias Cossier, qui raconte avoir compris des règles orthographiques par lui-même en réfléchissant aux suffixes et aux préfixes, donc en transférant dans un nouveau contexte un apprentissage qu’il avait fait.
JNA : Aussi, les élèves arrivent parfois avec des connaissances apprises dans un cours antérieur, différentes de celles que l’enseignant·e veut enseigner, comme cela a été discuté par les profs, vous vous rappelez? Les élèves apprennent dans un cours qu’il existe quatre saisons et, dans un autre cours, qu’il en existe en réalité deux en Haïti, la saison sèche et la saison pluvieuse. Cela a donné lieu à un débat entre les enseignant·e·s du CSF, qui ne s’entendaient sur le choix didactique à faire à ce sujet. Autre exemple : parfois, les élèves confondent la notion de « classe » et d’« ordre social »; dans l’Ancien Régime, en France, il existait des « ordres sociaux », mais les élèves utilisent l’expression « classe sociale » qu’ils et elles apprennent dans un autre cours pour se référer à l’« ordre social ».
ACP : Ces questions sont de belles occasions pour les équipes pédagogiques de parler avec les élèves de rapports aux savoirs, pour expliquer que le savoir est rattaché à un contexte et que souvent, plusieurs points de vue sont possibles. Il est important d’apprendre aux élèves à avoir un esprit critique, une curiosité intellectuelle et une rigueur, par exemple, en citant leurs sources d’information. La connaissance doit être mise en contexte. C’est ce type de pause réflexive que vous faites en classe parfois, quand vous arrêtez l’autobus pour discuter avec les élèves?
Encadré 6 : Les rapports aux savoirs
La situation pédagogique, telle qu’illustrée par le triangle pédagogique de Jean Houssaye présenté à l’encadré 5, comprend la relation didactique et la relation d’apprentissage, deux catégories de rapports au savoir qui sont étroitement liées. En effet, la manière dont les enseignant·e·s parlent des savoirs qu’ils et elles transmettent a une influence sur la conception qu’en auront les élèves. Il est donc important que chaque enseignant·e et formateur ou formatrice prenne conscience de sa perception des savoirs à enseigner.
En effet, « [u]n rapport au savoir de type relatif » chez l’enseignant·e serait favorable au développement d’une pensée réflexive chez les élèves (Doudin et al. 2003, 19). Pour adopter cette posture, l’enseignant·e doit s’interroger sur ses croyances et ses connaissances, et reconnaître les limites de ces dernières, car leur valeur dépend de leur relation à autre chose, par exemple à un contexte particulier (Prud’homme 2015b, 38). Dans son article « Quelle place pour les rapports aux savoirs en éducation? », Mathieu Gagnon, professeur en sciences de l’éducation à l’Université de Sherbrooke, propose quelques pistes de réflexion pour le personnel enseignant. Par exemple :
· Lorsque les élèves perçoivent les savoirs comme immuables, ils et elles formulent plus difficilement des hypothèses de travail.
· Si les élèves croient que les savoirs sont une série de faits sans lien les uns avec les autres, ils et elles sont moins motivés à apprendre, s’autorégulent moins et comprennent avec plus de peine les textes complexes.
· Les élèves qui perçoivent les habiletés d’apprentissage comme des capacités innées (ex. : un don pour les mathématiques) accordent moins de valeur à l’éducation et résolvent difficilement les problèmes complexes.
· Enfin, les élèves qui pensent que l’apprentissage est un processus rapide ont moins de succès dans les tâches qui demandent plus de temps. (Gagnon 2015, 31)
À la réflexion sur ses savoirs disciplinaires et professionnels pourront s’ajouter d’autres réflexions d’ordre didactique, soit celles sur les savoirs à enseigner déterminés par le programme national et le programme local, sur les difficultés et les obstacles à l’apprentissage vécus par les élèves, sur le matériel didactique et sur les stratégies pédagogiques à privilégier en fonction des contenus de cours. Un·e enseignant·e qui souhaite réfléchir à ses rapports aux savoirs peut se poser des questions sur chacun de ces aspects de la situation pédagogique. Le Groupe de travail sur la didactique de Performa a proposé un modèle pour soutenir ce questionnement (Prud’homme 2015a, 40-41 et 2015b, 6-37; Bizier 2008, 15-16 et 2014, 60-67) :
1. Quel est mon champ d’expertise disciplinaire ou professionnel et quelle incidence a-t-il sur ma façon d’enseigner la matière dans mon cours? À l’inverse, en quoi mes propres défis de compréhension par rapport à certaines notions influencent-ils l’importance que j’accorde à tel aspect de la matière que j’enseigne par rapport à tel autre? (rapport de l’enseignant·e à ses propres savoirs disciplinaires et professionnels)
2. Quelle est la compétence[2] associée au cours que je donne? Quels sont les objectifs d’apprentissage liés à ce cours? Mes collègues ont-ils ou ont-elles la même interprétation que moi des apprentissages les plus importants à faire dans le cours que je donne? Dans un esprit d’approche-programme, quels liens peuvent être faits avec les autres cours? (rapport aux savoirs à enseigner tels que décrits dans les documents officiels du programme)
3. Quelles difficultés rencontrent le plus souvent les élèves lors de l’apprentissage de ces savoirs? Quelle attitude pourrais-je les aider à développer pour les aider à apprendre un savoir, un savoir-faire ou un savoir-être en particulier? (rapport des élèves aux savoirs à apprendre)
4. Comment sont abordés ces savoirs dans les volumes ou les textes utilisés? Quelle approche disciplinaire ou professionnelle est mise de l’avant? Suis-je d’accord avec ces choix? Sinon, quelle influence ma posture a-t-elle sur mon utilisation de ces ouvrages? Est-ce que les élèves sont capables d’utiliser ce matériel de façon autonome? (rapport au matériel didactique)
5. Quelles seraient les meilleures stratégies pédagogiques pour favoriser l’apprentissage des savoirs que j’enseigne? Quelle stratégie d’apprentissage aiderait les élèves à être actifs et autonomes par rapport à l’apprentissage à faire? Quelle méthode d’évaluation serait adéquate pour bien mesurer l’acquisition des savoirs? Est-ce que je connais assez de stratégies pour être en mesure de choisir la plus adaptée à un contexte particulier? (rapport aux stratégies d’enseignement, d’apprentissage et d’évaluation)
JNA : Oui! Et vous savez, en Haïti, quand les passager·ère·s sont à bord de l’autobus, ils et elles conduisent avec le chauffeur.
ACP : Ah oui? Dans les tap tap, c’est comme ça?
JNA : En effet! Parfois, les passager·ère·s tiennent le chauffeur en haleine. Le chauffeur peut avoir sommeil, il peut avoir quelque chose qui lui passe dans la tête, mais les passager·ère·s sont là et peuvent dire : « Voilà, voilà… » Ces personnes conduisent avec le chauffeur.
ACP : Il y a une dimension culturelle à votre métaphore qui m’échappait! Vous êtes beaucoup de personnes dans le véhicule en même temps, non?
JNA : Oui! Et on se dit : « Si je laisse le chauffeur seul, il va pouvoir se distraire, oublier son travail, oublier la route et il pourrait faire des accidents. » Donc les passager·ère·s sont aux aguets, très proches du chauffeur. Parfois c’est le chauffeur qui le demande! Quand il conduit, il veut que la personne qui s’assoit le plus proche de lui soit une personne véritablement active, une belle personne qui pourrait lui parler! Cette personne l’aide à réaliser son travail, son voyage. S’il n’y a personne qui lui parle, qui lui fait des blagues parfois, le chauffeur peut être kagou.
ACP : Kagou?
JNA : Oui! Bouké! Fatigué, déconcentré. Ce sont des synonymes. Le chauffeur veut quelqu’un qui soit super actif à ses côtés. Quelque chose va se passer à distance, et le passager ou la passagère va dire : « Attention chauffeur, il y a telle chose à telle distance ». Si on sait conduire, à une certaine distance d’un obstacle, on doit pouvoir ralentir : une voiture, des animaux qui traversent la route… Par conséquent, le chauffeur n’est pas vraiment seul. Même quand c’est lui qui conduit, les passager·ère·s travaillent, conduisent avec lui.
ACP : Oui, et leur vie est en jeu aussi!
Encadré 7 : Le rôle de l’erreur dans l’apprentissage
Faire une réflexion sur ses rapports aux savoirs, c’est aussi, pour l’enseignant·e, l’occasion de réfléchir à son rapport à l’erreur. L’enseignant·e peut se demander comment il ou elle perçoit ses propres erreurs, liées à ce qu’il enseigne, à ses choix pédagogiques ou à ses interactions avec les élèves, et les erreurs de ses élèves. La manière dont il ou elle réagit face à ses propres erreurs et face à celles des autres aura un impact sur la manière dont les élèves le ou la percevront, et sur la façon dont les élèves réagiront lorsqu’ils et elles vivront des difficultés :
L’erreur, par le discours qu’elle provoque, par le message qu’elle envoie, par les repères qu’elle crée, est bel et bien le principal vecteur de la communication sur ce qui façonne pour l’essentiel la relation didactique : enseigner, apprendre… et montrer que l’on sait. (Ravestein et Sensevy 1993, en ligne)
Ainsi, l’enseignant·e peut être un modèle pour les élèves à plusieurs niveaux, notamment en incarnant un·e apprenant·e en mouvement, capable d’apprendre des défis qui surviennent.
Jean-Pierre Astolfi, spécialiste de la didactique des sciences ayant mené ses recherches à l’Institut national de recherche pédagogique (INRP) et à l’Université de Rouen, a étudié les différentes perceptions de l’erreur selon le modèle pédagogique dans lequel s’inscrit l’enseignant·e. Dans le modèle transmissif, l’erreur est perçue comme une faute (la transmission prof-élève a échoué, à cause de l’élève), et dans le modèle comportementaliste, comme un « bogue » (l’enseignant·e a échoué dans sa conception de la situation d’apprentissage). Dans les deux cas, elle est le signe d’un échec. À l’opposé, dans le modèle constructiviste, l’erreur est une information importante sur le processus d’apprentissage de l’élève, elle est l’obstacle auquel fait face l’élève qui fait l’effort de comprendre le contenu enseigné :
Apprendre, c’est toujours prendre le risque de se tromper. Quand l’école l’oublie, le bon sens le rappelle, qui dit que seul celui qui ne fait rien ne commet jamais d’erreurs. Partis de la faute comme un « raté » de l’apprentissage, nous voilà en train de la considérer, dans certains cas, comme le témoin des processus intellectuels en cours, comme le signal de ce à quoi s’affronte la pensée de l’élève aux prises avec la résolution d’un problème. Il arrive même, dans cette perspective, que ce qu’on appelle erreur ne soit qu’apparence et cache en réalité un progrès en cours d’obtention. (Astolfi 2015, 22-23)
Pour cette raison, Astolfi propose une typologie des erreurs pour soutenir leur analyse, en distinguant huit causes possibles :
. les erreurs relevant de la compréhension des consignes d’une tâche à faire;
. les erreurs dues aux habitudes scolaires de l’élève ou à sa mauvaise compréhension des attentes de l’enseignant·e;
. les erreurs relevant des conceptions alternatives de l’élève;
. les erreurs causées par la complexité opérations intellectuelles impliquées;
. les erreurs entraînées par un mauvais choix de stratégie ou de démarche par l’élève;
. les erreurs causées par une surcharge cognitive (ex. : limites de la capacité de mémorisation);
. les erreurs liées à un apprentissage qui n’a pas été transféré d’un contexte à un autre, d’une discipline à une autre;
. les erreurs dues à la difficulté particulière d’un savoir à apprendre.
Mieux comprendre les erreurs des élèves permet d’ajuster ses interventions pédagogiques en fonction du contexte : « L’erreur permet de discriminer les concepts acquis par les étudiants de ceux à revoir pour consolider les apprentissages » (Brière 2018, 31).
La rétroaction fournie sur une erreur gagne à prendre en compte le type d’erreur en cause pour indiquer à l’élève la manière de la surmonter. Par exemple, après avoir relevé des erreurs causées par le fait que la démarche utilisée par les élèves ne correspond pas à celle à laquelle il ou elle s’attendait, l’enseignant·e pourrait adapter ses activités d’apprentissage à ce type d’erreur. Il ou elle gagnera alors à donner aux apprenantes et apprenants l’occasion d’échanger sur les stratégies pour leur permettre d’observer les différentes démarches possibles (ce qui les amènera peut-être à vivre des conflits sociocognitifs sources d’apprentissage), tout en leur proposant des questions pour vérifier leurs choix et leur progression (Laxague, 2012). Sans aucun doute, la question de l’erreur est indissociable de l’apprentissage.
JNA : Dans tous les cas, les élèves ne sont pas vraiment passifs et passives, mais en action. Et nos élèves partagent certaines valeurs. Pour revenir aux attitudes transmises par l’enseignant·e, je dirais que l’estime de soi, la confiance, le respect, la générosité, le courage, la justice sont celles que les enseignant·e·s et les apprenant·e·s ont besoin de cultiver dans leurs rapports pour une bonne harmonisation de l’enseignement et de l’apprentissage. La confiance est un atout majeur dans la chaîne « enseignement-apprentissage », laissent d’ailleurs entendre Jean Bien-Aimé du CSF et Mélanie Arsenault du Cégep. La confiance est le point de départ de toute bonne entente entre enseignant·e·s et apprenant·e·s. L’élève, tout comme l’enseignant·e, doit se sentir valorisé·e, respecté·e, honoré·e dans son travail pour pouvoir donner de bons résultats. Aujourd’hui, l’enseignant·e a besoin de se mettre à l’écoute de ses élèves comme un père ou une mère qui se met à l’écoute de ses enfants pour connaître leurs besoins, comme le déclare le biologiste David Pelletier dans son témoignage. Mais le pilier qui doit conduire l’enseignant·e dans cette fonction est l’amour pour sa profession. Celui ou celle qui choisit de faire carrière dans l’enseignement doit être une personne modeste, humble, comme le berger ou la bergère qui conduit son troupeau.
ACP : La comparaison que vous faites entre l’enseignant·e et un berger ou une bergère m’apparait très biblique et me rappelle un mot que plusieurs enseignant·e·s d’Haïti ont utilisé pour parler de leur profession : le sacerdoce. Qu’est-ce que cette expression nous dit sur leur vision de leur travail?
JNA : L’histoire de l’enseignement en Haïti remonte à la période coloniale et est très liée à la religion, à l’Église. Il n’était pas permis à n’importe qui d’exercer cette profession : c’était le prêtre qui jouissait de ce privilège. Dans son livre Contribution de l’île d’Haïti à l’histoire de la civilisation, l’historien haïtien Louis Mercier rapporte : « C’est en Haïti que furent bâtis les premières maisons, les premières églises, les premiers monastères, les premières écoles, les premiers forts, les premières villes élevées par ces Européens en Amérique… En 1504, Haïti comptait 15 villes, beaucoup de fortifications, d’églises, de monastères où des moines franciscains et dominicains convertissaient les infidèles, enseignaient en même temps l’alphabet et le catéchisme. » (Mercier 1949, 12) Et même après l’indépendance d’Haïti, avec le concordat du 28 mars 1860, l’enseignement était remis en grande partie aux religieux et religieuses. Étant donné que le prêtre ou le pasteur exerçait un sacerdoce à l’église, il parlait aussi de l’enseignement comme d’un sacerdoce. Aujourd’hui, ceux et celles qui, sans avoir étudié au préalable dans un centre de formation ou une école normale, sont invité·e·s par les religieux et religieuses à enseigner compte tenu de leur capacité académique et de leur bonne conduite, croient qu’enseigner est un sacerdoce. Il faut dire également qu’il fut un temps où l’enseignement était presque gratuit en Haïti. L’article 36 de la constitution de 1816 du président Alexandre Pétion stipule que l’enseignement primaire est gratuit et obligatoire. D’autres enseignant·e·s pensent également que la profession est un sacerdoce du fait qu’ils et elles ne peuvent pas vivre avec le salaire perçu dans l’enseignement. Parfois, ils et elles passent plusieurs mois sans salaire et se voient obligé·e·s de rester dans la profession par amour et compassion pour les élèves, avec l’espoir que les choses s’améliorent. D’un autre côté, l’arrêté du 29 octobre 1984, article 3, stipule que « l’enseignant est tout professionnel de l’enseignement qui exerce une activité formelle au sein des établissements d’éducation dépendant ou reconnus par le ministère de l’Éducation nationale ». C’est ainsi que ceux et celles qui ont étudié dans un centre de formation ou une école normale croient qu’enseigner est un métier, une profession, et s’apprêtent à lutter pour la valorisation de ce beau métier et à faire respecter leur droit. C’est pourquoi ils et elles créent des organisations syndicales d’enseignant·e·s. Il existe de nos jours des organisations non gouvernementales et internationales appuyant et défendant le droit des enseignant·e·s dans le monde entier. La recommandation concernant la condition du personnel enseignant préparée par l’UNESCO et l’Organisation internationale du Travail, adoptée par la conférence intergouvernementale spéciale à Paris le 5 octobre 1966, désigne l’enseignant·e comme toute personne qui a la charge de l’éducation des élèves. En Haïti, la lettre du ministère de l’Éducation nationale nommant un·e enseignant·e dans une école nationale ou un lycée fait maintenant office de lettre d’engagement envers le personnel enseignant. Mais à l’évidence, l’enseignement ne permet pas de vivre dans le luxe. Les enseignant·e·s, au Québec, en Haïti et ailleurs dans le monde, sont d’accord qu’au-delà des intérêts, c’est l’amour qui les motive tous et toutes. Et c’est naturel.
ACP : Le témoignage de Magnès Cossier nous montre tous les sacrifices qu’une enseignante a faits pour ses élèves, par amour. Toutefois, certaines personnes se sont rappelé des expériences plus négatives, desquelles semble pourtant avoir surgi un apprentissage important. Qu’avez-vous pensé de ces expériences? Par exemple, un professeur haïtien a été fouetté et cet événement semble l’avoir poussé à étudier davantage. Au Québec, nous avons connu ce genre de pratique dans le passé. Qu’en pensez-vous? Aussi, une enseignante québécoise, Gina Lévesque, raconte avoir souffert en constatant des injustices, par exemple le fait qu’une enseignante avait des chouchous, c’est-à-dire qu’elle mettait toujours en valeur les mêmes élèves.
JNA : En Haïti, on a aboli le fouet en salle de classe il y a une vingtaine d’années. Mais ma génération et celle d’après ont connu l’utilisation du fouet. Alors oui, on avait admis le fouet dans l’enseignement. Lysias Cossier qui raconte son expérience est d’une époque où le fouet était autorisé. Ceux et celles qui ont 35, 40 ans ont probablement connu le fouet. C’est mon cas aussi.
ACP : Comment avez-vous vécu cela?
JNA : Le fouet, qu’est-ce qu’il fait? Dans le système du commandeur, le fouet rappelle le devoir. On peut ne pas vous toucher, mais quand vous voyez le fouet, vous vous souvenez de vos devoirs, de vos responsabilités. Pour ne pas recevoir de coups de fouet, vous vous arrangez : vous faites vos devoirs, vos études… Donc le fouet est là comme une sorte de rappel. C’est vrai, c’est une sorte d’instrument de punition, mais à la maison, quand le parent met le fouet sur une table, ou du moins s’il le rend visible, l’enfant qui le voit ne pense pas directement à l’objet, mais il pense à ses devoirs. Parce que le fouet n’est pas là pour le punir injustement, mais pour sanctionner quand l’enfant ne fait pas son devoir, son travail. Je dirais que cette pratique n’est pas une bonne chose, mais l’objet rappelle quelque chose.
ACP : Qu’entendez-vous par « le système du commandeur »?
JNA : Dans le système esclavagiste, il y a toujours un commandeur, et le commandeur a en main un fouet. Le commandeur est celui qui surveille le travail des esclaves. L’esclave qui doit travailler à 10 h et qui se trouve quelque part sans rien faire, le commandeur lui indique par le fouet qu’il doit reprendre son travail.
ACP : Le fouet, en Haïti, était donc un héritage du système esclavagiste? Est-ce pour cette raison qu’il a été interdit?
JNA : Dans une certaine mesure, nous pouvons dire qu’en Haïti, le fouet est effectivement un héritage du système esclavagiste, car il est un instrument de déshumanisation. Dans toutes les sociétés, le fouet est utilisé pour les animaux qui n’ont pas le sens de la raison. Mais on doit préciser que même les sociétés qui n’ont pas connu l’esclavage connaissent l’utilisation du fouet, soit dans le système pénal ou scolaire. Alors le fouet est encore utilisé dans notre système pénal, mais aboli dans le système scolaire. Aussi, la majorité des parents utilisent le fouet à la maison pour punir ou sanctionner les enfants.
ACP : Le châtiment corporel était une pratique courante au Québec également, notamment à l’école. La génération de mes parents et les précédentes ont connu cette pratique. Je comprends que vous ramenez le fouet à sa dimension symbolique. Cela m’amène à penser que d’autres objets peuvent jouer ce rôle. Le fouet rappelle un devoir, mais d’autres objets peuvent-ils rappeler les conséquences de ne pas faire ses devoirs, des conséquences d’ordre moral par exemple?
JNA : Oui, dans une salle de classe, on utilise des symboles. Par exemple, on peut avoir un petit drapeau et on dit : « Ça, c’est le symbole ». On peut dire « le créole n’est pas autorisé durant le cours » et donner le symbole à l’élève qui parle créole. À la fin de la journée, l’élève doit s’en aller à la maison avec le symbole, et les parents vont lui demander : « Pourquoi ça? » Le symbole est une sorte de pression. L’enseignant·e peut demander d’écrire quelques lignes pour revenir en classe. C’est aussi un symbole pour rappeler à l’élève qu’il ou elle est coupable ou du moins qu’il ou elle a failli à une mission.
Encadré 8 : La relation pédagogique, les pratiques inclusives et le climat d’apprentissage
Selon Anastassis Kozanitis, conseiller pédagogique à Polytechnique Montréal, les attitudes de l’enseignant·e, qui est responsable de l’ensemble de la situation pédagogique, sont déterminantes pour le processus d’apprentissage. Certains comportements contribuent à l’établissement d’un climat de respect, et ceux-ci dépendent bien sûr de la culture dans laquelle se situe l’apprentissage. Au Québec, les enquêtes d’opinion menées auprès des populations étudiantes du collégial et de l’université indiquent qu’elles préfèrent que l’enseignant·e soit en mesure « de maintenir l’ordre, de faire apprendre, de garder chacun occupé, d’être juste (n’ayant ni favori ni souffre-douleur) en étant également gentil, respectueux, de bonne humeur et en ayant le sens de l’humour » (Kozanitis 2015, 5; la citation est de Langevin, 1996).
En cas de difficulté relationnelle, le dialogue permettrait de trouver des solutions aux défis, davantage que l’usage de la force :
Par ailleurs, malgré la nature des problèmes auxquels il est confronté, le professeur doit toujours considérer la position d’autorité dans laquelle il se trouve par rapport aux étudiants et doit éviter d’adopter des comportements qui risquent de les dénigrer. Par exemple, le sarcasme, la mesquinerie et la tenue de propos blessants peuvent engendrer ressentiment, honte, colère et rancune, et contribuer à dégrader le climat dans la classe. Dans la forte majorité des cas, la création d’un dialogue ouvert et convenable permet de régler les problèmes qui surgissent sur le plan relationnel. (Kozanitis 2015, 6)
La communication interpersonnelle est donc essentielle dans un contexte pédagogique. Différents degrés d’ouverture sont possibles, déterminés par « la personnalité de l’individu qui enseigne, les circonstances, l’historique du groupe, la culture et les coutumes sociales » (ibid.). Ainsi, des enseignant·e·s seront à l’aise de partager certaines de leurs expériences personnelles pour nourrir leurs relations avec les élèves ou pour illustrer l’impact de certains apprentissages sur sa vie, et d’autres, moins (ibid.). Il revient donc à chaque enseignant·e de déterminer le degré d’ouverture qu’il ou elle souhaite adopter, tout en s’assurant de ne pas négliger l’importance de la relation qu’il entretient avec les élèves et d’agir en fonction des valeurs qu’il porte, en cohérence avec celles de l’établissement dans lequel il ou elle enseigne (Desaulniers 2007).
L’environnement éducatif dans lequel s’inscrit la situation d’enseignement-apprentissage est donc à considérer. Les expériences vécues par les élèves dans leur milieu scolaire et la perception qu’ils et elles ont de leur établissement d’enseignement ont un impact sur leur apprentissage :
Être accepté, reconnu et sentir faire partie d’un milieu d’études est en lien direct avec la réussite au collège et à l’université (Strayhorn 2018). En effet, la personne qui développe un sentiment d’appartenance à son environnement et qui participe à la vie étudiante serait plus susceptible de réussir (Samura 2022). (Observatoire sur la réussite en enseignement supérieur [ORES] 2023, 10)
Ainsi, la notion de « climat de vie » est un incontournable pour qui s’intéresse à la réussite scolaire. Cette notion concerne le climat psychologique (les perceptions, les attitudes et les croyances que perçoivent les élèves), le climat comportemental (la façon dont les personnes interagissent au sein de l’établissement); le vécu de certains groupes qui ont pu être marginalisés au sein de l’école; ainsi que la création et le maintien d’un sentiment d’appartenance envers le milieu qui est jugé sécuritaire (ibid., 9-10).
Bien sûr, cela ne veut pas dire que les élèves ne seront pas parfois déstabilisé·e·s! Le concept d’espace sûr (safe space) a ses limites : « Apprendre implique nécessairement d’adopter une posture critique et de remettre en question non seulement les idées des autres, mais aussi les siennes, ce qui peut parfois créer un certain inconfort. » (Loisel 2022, 38) Loisel s’appuie sur la conclusion de Betty Barrett, qui estime que « les professeurs ne peuvent pas, éthiquement, garantir aux élèves que la classe ne produira chez eux que des états psychologiques positifs », tout en ayant le « mandat culturel de s’occuper de la nature holistique des élèves en tant qu’êtres intellectuels, émotionnels, sociaux et spirituels (2010, 9-10) » (ibid.). L’objectif est donc la réalisation du potentiel de chaque personne en tenant compte de son unicité, comme le préconise l’approche inclusive : « Adopter une approche inclusive en éducation, c’est […] valoriser la diversité et contribuer à lever les obstacles à l’apprentissage afin de soutenir la réussite de tous et de toutes (Fortier et Bergeron 2016). » (ORES 2023, 15)
ACP : Dans les témoignages québécois, on trouve aussi des façons de faire qui ne correspondent pas à ce qu’on considère être de bonnes pratiques pédagogiques, par exemple, la condescendance envers des élèves ou la valorisation des plus fort·e·s aux dépens des plus faibles, comme le racontent Gina Lévesque et Barbara Hébert. Qu’en pensez-vous?
JNA : Cela se voit aussi en Haïti. Il arrive souvent qu’on priorise une catégorie d’élèves. Certain·e·s professeur·e·s accordent plus d’importance aux élèves les plus « intelligent·e·s ». Avec ces élèves, ils et elles vont plus vite. On peut même dire que parfois, certains profs considèrent ces élèves comme des auxiliaires. S’il y a quelque chose à faire avec le groupe, ils ou elles confient la tâche à ces élèves, qui deviennent des chouchous comme vous dites. Cela arrive dans tous les systèmes d’éducation, je pense. Mais cela cause un problème. Le ou la prof doit s’intéresser à tou·te·s les élèves, et les élèves les plus faibles demandent beaucoup plus d’attention. Par exemple, moi, j’ai deux fils. Le plus grand a besoin de plus d’attention parce qu’il est moins soucieux. Je peux compter sur le plus petit parce qu’il sait qu’il doit faire ses devoirs, alors que le plus grand demande une attention soutenue. Dans un système scolaire où l’on veut la réussite, le ou la prof doit donner plus d’attention aux plus « faibles » qu’aux plus « forts ».
ACP : Oui, en effet. Quant aux élèves les plus fort·e·s, comment les encourager à se dépasser, à relever des défis, à exploiter tout leur potentiel, tout en apprenant à gérer leur stress de performance?
JNA : Il s’agit d’accorder de l’attention aux plus faibles, mais pas au détriment des plus fort·e·s. C’est que les plus fort·e·s ont déjà un avantage. Quand on dit « les plus fort·e·s », ce sont les élèves qui apprennent plus vite. Si on se met au pas des plus fort·e·s, les plus faibles seront véritablement en retard et ne pourront pas être à la hauteur. Pour faciliter la tâche aux plus faibles, on leur accorde la priorité, mais dans la réalité, c’est pour les conduire au même niveau, si c’est possible. C’est pour permettre aux plus faibles de rejoindre les plus fort·e·s dans la quête de connaissance. On donne le même enseignement aux deux groupes, mais avec plus de souci pour les plus faibles.
ACP : Est-ce votre point de vue personnel ou est-ce une vision partagée par la majorité des profs que vous connaissez?
JNA : C’est difficile. Vous savez, dans le contexte dans lequel on enseigne, le ou la prof n’arrive même pas à déterminer qui sont véritablement les plus fort·e·s et les plus faibles. Avec une classe de cinquante, soixante élèves, c’est difficile pour le ou la prof de le déterminer. Ce sont peut-être les résultats qui les identifient. Cependant, quand l’enseignant·e pose une question, il ou elle peut voir qui est plus habile à répondre, qui répond toujours, qui ne répond pas. Mais l’horaire de l’enseignant·e est limité : après son heure dans une école, il ou elle ne peut rester pour assister un élève en difficulté parce qu’il y a d’autres élèves qui l’attendent dans une autre école. Il y a des écoles élites où on accorde des heures supplémentaires aux profs, soit pour assister les élèves dans leurs devoirs, soit pour aider les élèves qui ont des difficultés. Dans les autres écoles, c’est difficile.
Encadré 9 : La zone proximale de développement, l’étayage et la motivation
Pour qu’une activité soit source d’apprentissage, elle doit se situer dans la zone proximale de développement de l’élève ou du groupe d’élèves, c’est-à-dire qu’elle doit être réalisable tout en posant un défi raisonnable. Autrement dit, si la tâche est trop facile, l’élève s’ennuie et n’apprend pas, alors que si elle est trop difficile, il ou elle se décourage parce qu’il ou elle n’a pas les moyens de la réaliser. Le concept de zone proximale de développement est attribué au psychologue russe Lev Vygotski (1985 [1934]). Ainsi, les objectifs d’apprentissage et le soutien offert doivent être adaptés au niveau du groupe d’élèves et, dans la mesure du possible, à celui de chaque individu (ex. : est-ce que l’élève a besoin d’un indice supplémentaire pour que le défi représenté par cet exercice soit raisonnable?).
Si les zones d’apprentissage sont au nombre de cinq (zone d’ennui, zone de confort, zone d’apprentissage, zone d’inconfort, zone de panique), c’est la zone d’apprentissage qui est « idéale pour que l’apprenant gagne en autonomie et progresse » (Herling [s. d.]b, en ligne). En fait, l’enseignant·e a le défi de trouver la zone d’équilibre permettant à l’élève de réactiver ses apprentissages antérieurs et d’en construire de nouveaux, et il ou elle gagne à réévaluer régulièrement la zone dans laquelle se situent les activités en fonction de la complexité des apprentissages à faire et des apprentissages réalisés par les élèves. Sans aucun doute, les avantages à enseigner en tenant compte de la zone proximale de développement sont nombreux :
. elle guide la préparation des cours et des activités;
. elle permet d’ajuster les stratégies d’enseignement et d’apprentissage en fonction de l’avancement des élèves dans leurs connaissances et leurs compétences;
. elle favorise les expériences de réussite qui contribuent à l’engagement et à la motivation des élèves dans leur processus d’apprentissage;
. elle permet d’augmenter les exigences progressivement pour que les élèves réussissent des apprentissages de plus en plus difficiles;
. elle sert de repère afin de doser l’aide à offrir aux élèves pour ensuite la retirer progressivement afin qu’ils et elles soient de plus en plus autonomes dans leurs apprentissages (Renaud et al. 2016, en ligne).
La réflexion sur le degré de soutien que l’enseignant·e donne à l’élève est donc indispensable à la mise en place d’une zone proximale de développement. Cette assistance de la part de l’enseignant·e, le psychologue américain Jérôme Bruner la nomme « étayage » (Deleau 2016, 358). Puisque l’apprentissage est évolutif, l’étayage est souvent à réévaluer :
Par “étayage”, nous comprenons une aide temporaire que l’enseignant adaptera en fonction des besoins de l’apprenant jusqu’à ce que celui-ci ait les compétences de résoudre le problème de façon autonome. Comme un tuteur, le professeur porte son aide sur les composantes de la tâche que l’élève ne peut pas réaliser indépendamment. (Messager et Vergerau 2018). (Rugis [s.d.], en ligne)
Enseigner en fonction de la zone proximale de développement, notamment en mettant en place un étayage adapté, a bien sûr un effet positif sur la motivation de l’élève, qu’il ou elle soit « fort·e » ou « faible » puisqu’« un élève se désintéresse rapidement d’un succès qui ne lui a coûté aucun effort ou d’un échec dû à son incapacité à réussir une activité » (Viau 2000, en ligne). Effectivement, proposer une activité d’apprentissage suscitant un défi raisonnable est une des conditions pour soutenir sa motivation (ibid.).
Somme toute, la prise en compte de la zone proximale de développement peut avoir un effet direct sur le sentiment de compétence des élèves, sur leur sentiment de contrôle et sur leur plaisir à apprendre, trois déterminants de la motivation des élèves (Herling [s.d.]a, en ligne).
ACP : Je comprends qu’en Haïti, les profs sont payé·e·s pour le nombre d’heures de cours données, rien de plus. Alors ils et elles prennent plusieurs contrats, dans plusieurs écoles, pour avoir un revenu suffisant, et travaillent très fort. Dans ce contexte, l’éthique relationnelle proposée par Mireille Cifali (2019) n’est pas facile à mettre en place… Bien que pour Freud l’enseignement est un des « trois métiers impossibles » (éduquer, guérir, gouverner), Cifali prône le dépassement de cette « impossibilité » par les enseignant·e·s pour se saisir des premiers gestes de l’éthique : se départir du pouvoir, dépasser la théorie, octroyer une place à l’esthétique…
JNA : Dans notre contexte, oui, c’est un défi. Ce que j’essaie de faire, c’est d’écouter. Ce que les autres disent a de l’importance. J’apprends en observant, en regardant. J’essaie de comprendre le contexte, puis d’utiliser ce que j’ai appris au moment opportun. Il n’y a pas de frontières en matière de connaissance, pas de limites. Croire qu’on sait tout empêche le progrès dans notre société. Quand on admet qu’on ne sait pas tout et quand on laisse place à notre curiosité, on gagne en liberté. Je vais vous raconter une histoire. Avant la construction de ma maison, j’avais souvent la visite d’un ami qui me demandait : « As-tu commencé à construire ta maison? Avec ton salaire de prof, tu ne peux pas construire… » J’ai réfléchi, j’ai décidé d’économiser, puis j’ai commencé la construction. L’ami est passé et, en voyant le chantier, il a dit : « Non, ce n’est pas la maison d’un prof… Le salaire de prof ne permet pas autre chose que la consommation quotidienne. » J’avais tiré une leçon : « Ce que les autres disent peut nous influencer positivement ou négativement. En écoutant les autres, on peut prendre de bonnes décisions, parfois en allant dans le sens inverse de ce qu’ils nous disent. »
Encadré 10 : La pratique réflexive et le développement professionnel
Enseigner est une tâche complexe qui demande une grande adaptation à chaque situation. Selon Stanley Valbrun, auteur du mémoire Le métier d’enseignant en Haïti : biographisation et professionnalisation des parcours d’enseignants, la clé est dans l’écoute attentive des besoins des élèves et la pratique réflexive :
[…] l’acte d’enseigner de l’enseignant mérite de prendre en compte toute la dimension humaine de l’enseigné pour accoucher un bon résultat. C’est un processus très délicat et difficile par le fait que chaque personne est unique par sa biographicité, c’est-à-dire possède ses valeurs, ses croyances, ses objectifs, ses références, ses coutumes. On doit faire avec tous ces enseignés sans exclure personne sous aucun prétexte. Le professeur doit lui-même par sa grande capacité d’ouverture et sa façon d’être, de [sic] trouver la méthode appropriée pour l’apprentissage de l’élève. (Valbrun 2016, 11)
Effectivement, selon Donald A. Schön, pédagogue spécialiste de la pratique réflexive, l’enseignant·e doit se donner le droit « d’être surpris, déboussolé ou confus par rapport à une situation qui lui apparait incertaine ou unique » (1983, 68). S’il réfléchit au phénomène qui se présente à lui et à ce que son comportement révèle quant à sa première interprétation, il peut comprendre le phénomène autrement et changer la situation » (ibid.). Le théoricien de l’éducation David Allen Kolb décrit lui aussi la manière dont on peut apprendre de l’expérience : « l’apprentissage expérientiel » est un cycle comprenant l’expérience, l’observation réflexive, la conceptualisation et l’expérimentation (1984, 32-33). Quant à Cifali, dans son travail conjoint avec Myftiu, elle souligne l’intérêt des récits réflexifs des enseignant·e·s, car ils permettent « une construction de connaissances à même l’expérience » ainsi que leur « transmission » (2019, 56).
La pratique réflexive est donc un moyen très porteur pour qui veut progresser dans la profession :
Selon Zuzovsky (2001), le développement professionnel peut se faire par l’acquisition de nouvelles habiletés et de nouveaux savoirs (par le biais de la formation continue par exemple), tout comme il peut reposer sur une réflexion sur la pratique, point de vue qui s’inscrit dans la lignée des travaux de Schön (1994). Cette réflexion sur la pratique peut être faite de façon individuelle, bien que Zola (1992) considère que l’enseignant se développe par les échanges réflexifs qu’il a avec ses collègues au regard de sa pratique professionnelle. (Nault 2007, 14)
Le développement professionnel de l’enseignant·e implique éventuellement une transformation de son identité professionnelle, par exemple si un·e spécialiste dans une discipline ou une profession devient formateur ou formatrice. Par identité professionnelle, on entend « le rôle social et professionnel d’un individu », « la façon dont il se présente en société » (ibid., 14). C’est plus particulièrement lors de l’interaction avec les pairs que se modifie l’identité professionnelle : les collègues enclenchent les « différents processus psychologiques constitutifs de la démarche de construction de l’identité professionnelle (Martineau, Breton et Presseau 2005, 191) » (ibid.). Les échanges entre collègues pourront aider l’enseignant·e à développer une vision partagée de son rôle, de ses responsabilités, de sa profession, tout en donnant l’occasion de mettre en commun les savoirs issus des expériences vécues en classe, à condition que le contexte soit favorable à l’exercice de la pratique réflexive et aux réflexions entre pairs.
- « Le triangle pédagogique est devenu un classique, notamment dans les lieux de formation. C’est un modèle, au sens de modélisation, de compréhension du fonctionnement de la situation éducative. Il est issu d’une thèse d’État en sciences de l’éducation soutenue à l’Université de Nanterre en 1982, intitulée Le triangle pédagogique. Théorie et pratiques de la situation éducative » (Houssaye 2014, 7). ↵
- Pour en savoir plus sur l’approche centrée sur le développement des compétences et sur l’approche-programme qui lui est rattachée, il est possible de consulter notamment le site du Centre de pédagogie universitaire de l’Université de Montréal. ↵