Introduction
Le présent ouvrage aborde la problématique des mutations, des dynamiques socioéconomiques et des résiliences des populations du Nord-Cameroun, une zone cosmopolite où les activités socioéconomiques et culturelles des populations s’adaptent aux spécificités environnementales des lieux. Il entend ainsi décrire les systèmes de fonctionnement sociétaux propres aux populations de la savane, du Sahel, aux sociétés paysannes montagnardes installées dans les amoncellements telluriques des rochers et aux peuples situés aux abords du lac Tchad, du lac Maga ou aux infinies platitudes herbeuses du fleuve Logone. Plusieurs facteurs identifiés contribuent ainsi à expliquer ces mutations sociales, politiques, économiques et culturelles survenues dans la zone depuis plusieurs décennies. Dans les présentes analyses qui s’intéressent globalement à la rupture observée dans les pratiques anthropologiques et culturelles des populations du Nord-Cameroun, certains de ces facteurs ont fait l’objet d’analyses approfondies par les auteurs et autrices, dans des approches inter et pluri disciplinaires, participant ainsi à la production du savoir anthropologique sur ces peuples et mettant en valeur la dynamique des moyens de subsistance observée au sein des différentes communautés de la partie septentrionale. Pour expliquer cette dynamique, plusieurs axes sont explorés dans l’ouvrage et concernent notamment l’économie, la santé, la politique, la culture et l’insécurité.
Dans cette perspective, la première articulation de l’ouvrage aborde les questions de migration et d’insécurité au Nord-Cameroun. En effet, la crise humanitaire engendrée par les exactions de la secte islamiste Boko Haram a occasionné des flux migratoires (Bjørn Arntsen), instaurant une profonde dynamique dans les systèmes d’organisation sociaux tout en remettant au-devant de la scène les questions d’insécurité transfrontalière (Henri Mahamat Mbarkoutou) et en ravivant les antagonismes interethniques et transfrontaliers inhérents à l’histoire politique et sécuritaire dans le bassin du lac Tchad. C’est sur ces antagonismes interethniques que revient notamment Robi Layio en essayant de montrer, par sa contribution, l’impact du conflit entre les communautés Arabes Choa, Kotoko et Musgum dans la fragilisation de la cohésion sociale dans la localité de Blangoua.
Dans cet espace géographique, caractérisé par une urbanisation irrégulière, un taux de scolarisation médiocre dans l’ensemble et une tradition de subsistance reposant sur « la civilisation du grenier » chez des peuples vivant dans un milieu qualifié par Seignobos (2017) de « mondes oubliés », la question de la dynamique des mutations sociales et de la résilience reste prégnante dans tous les domaines d’activités socio-économiques et culturelles. Raison pour laquelle elle constitue le deuxième axe d’analyse du présent ouvrage. Dans cette logique thématique s’inscrivent notamment les travaux de Juvintus Guimaye et d’Élie Kazla Wouléo qui s’intéressent au cas spécifique de la communauté mafa du Cameroun dont le système d’organisation social basé sur les castes, la répartition des rôles sociaux et la discrimination entre les Ngwazla (caste des forgerons) et les Vavi (caste des non-forgerons) connaissent de profondes mutations. Ces mutations (socioéconomiques et culturelles) sont également observées chez les Kapsiki de Mogodé et les femmes guiziga de Makassa auxquels Mouadjamou Ahmadou et Rachel Asta Méré font référence dans leurs contributions respectives. Par leurs analyses de données numériques recueillies au moyen de la caméra et questionnées selon l’approche de la dynamique sociale (Balandier, 1970), ces contributions parviennent à montrer comment les religions révélées, la stigmatisation, l’école occidentale, l’insécurité, l’économie du marché mondial, les médias de masse et la migration ont fortement contribué à cette dynamique du statut social des peuples et des catégories sociales marginales dans l’Extrême-Nord Cameroun. L’article de Gilbert Willy Tio Babena revient quant à lui sur cette dynamique par une étude sur les mutations des codes de la déférence autour du lamido Issa Maïgari, avec une approche théorique différente, à travers une analyse multimodale jumelée à de l’interactionnisme linguistique et symbolique. Dans le même axe, Hamidou se sert du matériau visuel pour analyser les stratégies de résilience des réfugié-e-s Mbororo Pitti à Meidougou. Son examen porte spécifiquement sur le volet éducationnel en montrant comment ces communautés jadis nomades, vivant dans la région de l’Adamaoua spécifiquement, s’adaptent à la modernité en intégrant l’instruction à l’école occidentale dans leurs mœurs.
Les questions de santé, d’économie et de développement durable constituent également un pan important des études anthropologiques sur les sociétés du Nord-Cameroun. Dans le domaine de l’économie, la question de la contrebande transfrontalière comme système d’intégration économique des populations vulnérables est abordée par les études d’André Ganava qui s’intéresse aux mouvements des personnes et des biens sur le corridor frontalier Cameroun-Nigéria. L’observation pour laquelle opte l’auteur, à partir de données visuelles, lui permet de constater que cette contrebande se fait au détriment des différentes restrictions institutionnelles. Elle s’érige ainsi en une stratégie résiliente d’intégration, animée par des réseaux marchands qui remettent en cause les cloisonnements géopolitiques hérités de la colonisation (Magrin & Pérouse de Montclos, 2018).
Dans le domaine de la santé, le Nord-Cameroun fait face à des crises sanitaires dont les causes sont aussi bien liées aux problèmes d’hygiène alimentaire, aux manques d’infrastructures adéquates pour les prises en charge sanitaires qu’aux problèmes de représentations sociales et à l’attitude des populations locales vis-à-vis des mesures préventives (vaccin) mises sur pied par les instances gouvernementales pour prévenir certaines maladies à l’instar du coronavirus (Warayanssa Mawoune). Les contributions de Robert Nanche Billa et de Tchoupno Ndjidda épiloguent sur la problématique de la malnutrition (infantile) dans la région de l’Extrême-Nord, en prenant pour cadre d’étude les villes de Maroua et de Kaélé. L’insuffisance des structures sanitaires spécialisées dans les problèmes gynécologiques à laquelle Ibrahim Mouliom Moungbakou fait référence permet d’avoir un aperçu des difficultés infrastructurelles auxquelles le Nord-Cameroun fait face et des stratégies de résilience par lesquelles les populations locales parviennent à répondre à des besoins sanitaires de plus en plus importants. Le Yiga Kaka (Hamadama Aboukakar), une pratique médicinale traditionnelle mboum de Ngan-Ha, fait partie de cette résilience locale face aux problèmes sanitaires en zone rurale.
De manière générale, les différentes contributions du présent ouvrage décrivent des faits anthropologiques et des évènements sociaux interconnectés dont les causes et parfois les conséquences s’imbriquent à différentes échelles, dans la mesure où les problèmes sécuritaires, humanitaires, économiques que connait le Nord-Cameroun ont des répercussions sur d’autres secteurs d’activités dans la région. Ils pourraient ainsi expliquer d’autres phénomènes plus larges. Au final, l’ouvrage explore le vécu, la quotidienneté d’un peuple qui aspire à un idéal de vie dans un contexte « d’ordre et de désordre » (Innerarity, 2015). C’est cette complexité à laquelle sont confrontés l’État à travers ses différents démembrements, les ONG et le milieu de la recherche.
Références
Balandier, G. (éd.) (1970). Sociologie des mutations, Paris : Éditions Anthropos.
Innerarity, D. (2015). « L’ordre et le désordre : une poétique de l’exception », in Démocratie et société de la connaissance, Presses universitaires de Grenoble, Coll. Rien d’impossible, 31-46.
Magrin, G. & Pérouse de Montclos, M.-A. (2018). Crise et développement. La région du lac Tchad à l’épreuve de Boko Haram, Paris : AFD.
Seignobos, Ch. (2017). Des mondes oubliés, carnets d’Afrique, Paris-Marseille : IRD Éditions, Parenthèses.