14 Accoucher en contexte de précarité sanitaire à l’Extrême-Nord Cameroun : quand les accoucheuses traditionnelles réinvestissent le marché thérapeutique

Ibrahim Bienvenu Mouliom Moungbakou

Résumé

Accoucher reste un défi majeur à l’Extrême-Nord du Cameroun. Dans cette région qui a pourtant l’indice synthétique de fécondité le plus élevé du pays (6,8 enfants par femme), les femmes continuent à risquer la mort en donnant la vie. La raison est que cette région reste le parent pauvre de l’offre des soins de santé obstétrique au Cameroun. Moins de cinq spécialistes couvrent les besoins des populations en santé obstétrique dans toute la région. Dans certaines localités, les femmes sont obligées de parcourir plus d’une dizaine de kilomètres en motocyclette, à dos d’âne ou à dos d’homme pour accéder à ces soins dont l’issue leur assure, dans leurs différentes cultures, une existence certaine. Pour répondre à cette précarité de l’offre des soins obstétriques, les accoucheuses traditionnelles ont réinvesti, en grand nombre, le marché des soins. Ces entrepreneuses des soins, dont l’existence sur le marché thérapeutique africain et camerounais en particulier est aussi vieille que le monde, ravissent carrément la vedette aux thérapeutes modernes de nos jours. Sans formation officielle, elles se servent essentiellement des thérapies inspirées des savoirs ancestraux ou des ethnométhodes pour assurer à leurs clientes un accouchement dans la décence et la stricte intimité.

Mots-clés : accouchement à domicile, accouchement institutionnel, précarité sanitaire, accoucheuse traditionnelle, marché thérapeutique, Extrême-Nord

Abstract

Giving birth remains a major challenge in the Far North of Cameroon. In this region, which has the highest total fertility rate in the country (6.8 children per woman), women continue to risk death by giving birth. The reason is that this region remains the poor relation in the provision of obstetric care in Cameroon. Fewer than five specialists cover the needs of the population in obstetric health in the entire region. In some localities, women are obliged to travel more than ten kilometres by motorbike, on donkeys or on men’s backs to access this care, the outcome of which ensures them, in their various cultures, a certain existence. In response to this precarious supply of obstetric care, traditional birth attendants have reinvested in large numbers in the care market. These care entrepreneurs, whose existence in the African and Cameroonian therapeutic market in particular is as old as the world, are taking the spotlight from modern therapists these days. Without formal training, they essentially use therapies inspired by ancestral knowledge or ethnomethods to ensure that their clients have a decent and strictly private birth.

Keywords: Home births, institutional deliveries, precarious health, traditional birth attendants, therapeutic market, Far North

Introduction

Selon les estimations inter-agences de l’ONU, environ huit cent trente (830) femmes meurent chaque jour de complications obstétricales ou de maladies liées à la grossesse (ONU, 2010). N’guessan et al. (2010) confirment cette forte prévalence de la mortalité maternelle en notant que, par an, plus de 600 000 femmes décèdent des suites d’une grossesse ou d’un accouchement dans le monde. Après une cartographie de ces décès maternels qui font de nombreux orphelins et de nombreuses orphelines à travers le monde, plusieurs auteurs et autrices sont parvenu-e-s à la conclusion qu’ils surviennent à 99 % en Afrique subsaharienne. C’est précisément le cas de Tchango Ngalè (2015) qui note que, sur un total de 287 000 décès maternels enregistrés dans le monde en 2010, 99 % sont survenus dans les pays en voie de développement, dont plus de la moitié en Afrique subsaharienne. Kanté et Pison (2010) parviennent également à la même conclusion. Selon eux, le ratio de la mortalité maternelle serait de 900 décès pour 100 000 naissances dans cette partie du globe, contre 160 en Afrique du Nord et 36 dans les pays industrialisés.

Au Cameroun, les statistiques concernant la santé maternelle ne sont pas des plus réjouissantes. D’ailleurs, Tchango Ngalè opine que les indicateurs y relatifs vont s’aggravant depuis le début des années 1990. Pour l’exemplifier, il note que de 430 décès pour 100 000 naissances enregistrées en 1998, le taux de mortalité maternelle est passé, dans ce pays aux faibles moyens de prise en charge, à 669 décès pour 100 000 naissances en 2004, puis à 782 décès pour 100 000 naissances en 2011 (Tchango Ngalè, 2015). Aujourd’hui, il est de 406 décès pour 100 000 naissances (INS, 2018). L’Organisation mondiale de la santé va plus loin en indiquant que le Cameroun occupe le 15e rang mondial en matière de mortalité maternelle (OMS, 2016). À l’Extrême-Nord où l’indice synthétique de fécondité est le plus élevé du pays[1], les statistiques sont plus alarmantes. Dans cette région considérée comme le parent pauvre de l’offre de soins au Cameroun, le taux de mortalité maternelle est de 1 000 décès pour 100 000 naissances (INS, ibid.); soit cinq fois plus important que les chiffres enregistrés dans toutes les provinces françaises entre 2015-2017.

Pour justifier cette détérioration sans cesse croissante des indicateurs de santé maternelle en Afrique noire, certain-e-s chercheurs et chercheuses pointent du doigt les conditions socioéconomiques des populations, le manque d’éducation sanitaire des femmes en âge de procréer et les pesanteurs culturelles (Koblinsky et al., 1999; Kanté et Pison, 2010; Okonofua et Ogu, 2014). D’autres aussi se sont intéressé-e-s à l’influence de l’offre des soins sur la santé maternelle (Olivier de Sardan et al., 1999; Bénié Bi Vroh et al., 2009; Kanté et Pison, ibid., Mba et al., 2011). Mais, il est à noter qu’en dépit d’une abondance des travaux portant sur les causes de l’aggravation des indicateurs de santé maternelle en Afrique, il n’y a presque pas d’étude empirique qui pose le problème de l’accouchement à l’Extrême-Nord du Cameroun, région caractérisée par une précarité criarde de l’offre des soins. Pour combler ce vide heuristique, la présente étude questionne l’offre des soins de santé obstétrique dans cette partie du pays. Elle s’intéresse ainsi au rôle des accoucheuses traditionnelles dans ce marché thérapeutique. Autrement dit, ce texte rend compte des effets de l’insuffisance des structures sanitaires, de la faiblesse des plateaux techniques et du manque de professionnel-le-s de santé sur les itinéraires thérapeutiques empruntés par les parturientes à l’Extrême-Nord. Pour y arriver, deux principales interrogations structurent les analyses : quel est l’état des lieux en termes d’offre des soins de santé maternelle à l’Extrême-Nord Cameroun? Et comment les femmes se prennent-elles en charge quand elles veulent accoucher dans cette région? La réponse à ces deux questions invite à structurer la section résultats en deux parties, à savoir : l’état des lieux de l’offre des soins de santé maternelle à l’Extrême-Nord Cameroun; les itinéraires thérapeutiques des parturientes dans cette partie du pays. Mais, avant d’amorcer les analyses basées sur du matériau recueilli sur le terrain, il est nécessaire de dresser un aperçu de la méthodologie ayant permis la collecte des données.

Méthodologie

Les résultats présentés dans cet article font suite à une enquête qualitative effectuée entre janvier et mars 2018 dans les districts de santé de Mogodé, Bogo, Koza et Moutourwa. Ces espaces sanitaires, tous situés dans la région de l’Extrême-Nord, ont été choisis en raison, non seulement de leur poids démographique, mais aussi et surtout de la forte mortalité maternelle qui y est régulièrement enregistrée (INS, 2018). Ainsi, outre la recherche et l’analyse des données secondaires, deux techniques qualitatives ont été mobilisées pour collecter les matériaux sur le terrain. Il s’agit de l’observation directe et des entretiens individuels.

L’observation directe a permis de déterminer, grâce à un état des lieux des infrastructures sanitaires à l’Extrême-Nord, que cette région en est le parent pauvre au Cameroun. Aussi, cette technique nous a donné la possibilité de regarder de près les « scènes hospitalières » (Pouchelle, 2008) qui impliquent les professionnel-le-s de la santé maternelle, les accoucheuses traditionnelles, les femmes enceintes et les parturientes dans cette région caractérisée, comme on l’a dit, par une précarité criarde de l’offre des soins de santé maternelle. Pendant le séjour d’enquête, nous avons été attentif aux interactions qui se déroulent dans les maternités, notamment dans les services d’accueil, les salles d’attente, les services de consultation prénatale et les salles d’accouchement. Nous avons également observé les interactions entre les accoucheuses traditionnelles et les parturientes, les procédés thérapeutiques utilisés par ces professionnelles d’un autre genre pour délivrer les soins obstétriques aux femmes des localités d’étude. Et, pour rendre cette phase de récolte des données plus interactives, nous nous sommes installé quelquefois dans les couloirs des maternités et dans les domiciles des accoucheuses traditionnelles pour écouter les usagères qui, à travers leur « racontabilité », exprimaient ce qu’elles pensent de ces différents itinéraires thérapeutiques de santé maternelle.

Pour approfondir ces données d’observation, les entretiens individuels ont également été menés auprès de 11 professionnel-le-s de santé, 10 accoucheuses traditionnelles, 08 parturientes et 6 relais communautaires sur des thématiques liées aux itinéraires thérapeutiques des parturientes à l’Extrême-Nord. Ces personnes-ressources, sélectionnées en raison de leur proximité avec la santé maternelle, ont ainsi été interviewées sur les déterminants de l’orientation thérapeutique des parturientes, notamment la distance à parcourir pour desservir une formation sanitaire, la prise en charge dans les maternités, le matériel d’intervention des matrones et la pratique obstétrique de ces dernières. Après cette étape de terrain, une analyse de contenu a été effectuée pour rendre toutes les données collectées intelligibles.

État des lieux de l’offre sanitaire à l’Extrême-Nord Cameroun

Dans cette sous-section, il s’agit de faire un état des lieux de la couverture sanitaire à l’Extrême-Nord Cameroun. Pour ce faire, rappelons une fois de plus que cette région reste, jusqu’aujourd’hui, le parent pauvre de l’offre des soins de santé au Cameroun. D’ailleurs, les dernières Enquêtes démographiques et de santé (EDS) font remarquer qu’on y enregistre la couverture sanitaire la plus préoccupante du pays (INS, 2018). Ici, les populations, notamment celles qui habitent en zone rurale, parcourent encore à pied, à dos d’âne, à dos d’homme ou encore en motocyclette plus d’une quinzaine de kilomètres pour se rendre dans une formation sanitaire (INS, 2018).

Cette couverture sanitaire s’est dégradée à partir de 2012, période au cours de laquelle certaines formations sanitaires ont été fermées du fait des exactions du groupe terroriste Boko Haram. Aujourd’hui, on y compte, selon les propos d’un responsable de la Délégation régionale de la santé de l’Extrême-Nord rencontré au cours de l’enquête, 1 lit d’hôpital pour 1 412 habitant-e-s, 1 médecin pour 44 000 habitant-e-s; soit trois fois moins que la moyenne nationale, 1 infirmier-e pour 22 400 contre 1/10 000 en moyenne nationale (entretien avec S1, Maroua, 15 février 2021). Ces statistiques ne sont pas loin de celles que présentent Mba et al. (2011) qui notent que, dans cette région, l’on dénombre 1 médecin pour 61 873 habitant-e-s, 1 infirmier pour 7 700 habitant-e-s.

Ces statistiques sont plus préoccupantes lorsqu’il s’agit de la santé maternelle. Dans toute la région de l’Extrême-Nord en effet, seulement deux gynécologues y officient comme véritables spécialistes de la santé de la reproduction. De plus, l’on y compte, selon les propos du responsable de la Délégation régionale suscité, une sage-femme pour plus de 20 000 personnes. Et, pour justifier cette insuffisance du personnel qualifié en matière de santé de la reproduction, il affirme : « la distance géographique d’avec le grand Sud (environ 2 000 kilomètres), le climat et l’insécurité établie par Boko Haram n’encouragent pas les professionnels de santé à venir travailler à l’Extrême-Nord » (entretien avec S1, Maroua, 15 février 2021).

Par ailleurs, soulignons qu’en plus de cette aversion des professionnel-le-s de santé aux affectations à l’Extrême-Nord, l’insuffisance des structures d’accueil des femmes enceintes et des parturientes est manifeste dans cette région. En effet, dans certaines localités, elles sont presque inexistantes; forçant ainsi les parturientes sympathiques à la médecine moderne à parcourir de longues distances pour se faire prendre en charge. Aussi la référence d’un cas compliqué à une formation sanitaire mieux équipée est-elle un véritable chemin de croix. En l’absence d’un moyen de transport adéquat, les femmes en quête de soins obstétricaux parcourent péniblement de très longues distances. Ce qui est un énorme supplice pour ces parturientes déjà affaiblies par la grossesse. C’est ce qu’affirme ce relais communautaire officiant au district de santé de Mogodé :

Dans cette localité, les femmes qui ont compris l’importance de l’hôpital souffrent terriblement de la grossesse à l’accouchement. Celles qui habitent dans les montagnes par exemple sont obligées de faire, si elles ne trouvent pas de moto ou d’âne, plus de deux heures de marche à pied pour arriver au Centre de Santé Intégré (CSI). Et en tant que relais communautaire, j’ai laissé mon numéro de téléphone dans tous les ménages de la localité pour qu’elles puissent m’appeler quand elles font face à ce genre de situation. Aussitôt que c’est fait, je vais les chercher avec ma moto pour les ramener au CSI. Là-bas, les structures de dialogue ont trouvé le moyen de m’appuyer en carburant (entretien avec S2, relais communautaire, Mogodé, 20 février 2021).

Outre cette insuffisance des structures de santé maternelle, soulignons que celles qui sont existantes ne disposent pas de matériel d’intervention adéquat pour assurer des accouchements sécurisés à ces nombreuses femmes qui en demandent. Dans cette région en effet, certaines formations sanitaires, notamment celles établies en milieu rural, sont presque toujours en rupture du matériel de première nécessité à l’instar des gangs chirurgicaux, des médicaments et du sang pour pallier aux hémorragies. Cette précarité des plateaux techniques dans la région de l’Extrême-Nord a été relevée en ces termes par un professionnel de santé en service au district de santé de Bogo :

Dans nos aires de santé, la situation est difficile à gérer. Je vous assure que les infirmiers en poste sont parfois obligés de faire appel à d’autres ressources pour faire accoucher les femmes. Ils manquent parfois les instruments essentiels de premiers soins tels que les ciseaux, les gangs chirurgicaux, le coton, les papiers hygiéniques, etc. Vous convenez avec moi que dans ces conditions, la gestion des complications obstétricales est un véritable chemin de croix pour ces agents de santé de niveau opérationnel (entretien avec S3, infirmier, Bogo, 07 février 2021).

Dans ce contexte où il est difficile de trouver une formation sanitaire suffisamment équipée qui assure le suivi des grossesses sans risques et des accouchements sécurisés aux femmes, quelles stratégies ces dernières développent-elles à l’Extrême-Nord pour accomplir ce devoir (enfantement) qui leur confère pourtant une certaine considération sociale? De plus, quel rôle jouent les accoucheuses traditionnelles dans cette chaîne thérapeutique suivie par les parturientes de la région? La réponse à ces questions constituera l’ossature de la seconde section de ce travail.

Recours aux accoucheuses traditionnelles comme palliatif à la précarité sanitaire à l’Extrême-Nord

À l’Extrême-Nord Cameroun, les parturientes, pour faire face à la précarité manifeste de l’offre des soins, accouchent à domicile, soit seules, soit en présence d’un proche et d’une accoucheuse traditionnelle. Autrement dit, elles empruntent d’autres itinéraires thérapeutiques pour ne pas parcourir de longues distances sans la moindre garantie de trouver un-e soignant-e à la formation sanitaire. En effet, lorsque leurs grossesses arrivent à terme, certaines d’entre elles préfèrent accoucher seules à la maison, parfois avec l’aide des membres de leur famille. Dans la majeure partie des cas, ces femmes sont équipées en matériel d’intervention de première nécessité (une lame de rasoir pour couper le cordon ombilical, une serviette pour couvrir le nouveau-né ou la nouveau-née à la sortie, des écorces et des breuvages pour accélérer le travail, etc.). S4, une femme rencontrée dans le district de santé de Moutourwa, raconte son expérience ainsi qu’il suit :

Ma mère, avant de mourir, m’a dit que l’accouchement le plus valeureux est celui qui se passe loin des regards indiscrets. Ainsi, au 9e mois de ma grossesse, j’ai acheté tout le matériel qui pouvait m’aider quand le travail allait commencer (les gangs chirurgicaux, les ciseaux, la serviette et un beau pagne pour accueillir mon bébé). Quelques jours auparavant, je suis allée chercher les plantes qu’on fait souvent bouillir pour boire et accélérer le travail. Alors, dès que j’ai commencé à sentir mal au dos, j’ai commencé à boire cette décoction. Et c’est finalement autour de 7 heures du soir, lorsque j’ai senti le bébé venir, que je me suis dirigée vers un endroit propre de la maison, j’ai étalé le pagne et à peine me suis-je accroupie que la tête du bébé est sortie. Sans faire du bruit, je l’ai sorti avec précaution et j’ai coupé le cordon ombilical à l’aide du ciseau que j’avais acheté bien avant. Je n’ai appelé ma belle-sœur qui habite avec moi que pour venir m’aider à laver le nouveau-né et faire le nettoyage parce que je me sentais faible. Le lendemain, toutes les femmes du village se sont rassemblées chez moi pour me féliciter pour cet acte courageux (entretien avec S4, Moutourwa, 25 janvier 2021).

Les propos de cette répondante révèlent que les accouchements à domicile ou dainyugo haa sarre en langue peule, surtout quand ils se déroulent dans la stricte discrétion, sont considérés dans les localités de la présente étude comme un acte de bravoure. Mieux, les femmes qui accouchent seules ou en présence d’un proche ont plus de considération sociale que celles qui le font dans une formation sanitaire. D’ailleurs, dans les localités de la présente étude, « accoucher dans la solitude est une question de pudeur et d’honneur » (entretien avec S7, Moutourwa, 15 février 2021). Au lendemain de cet acte courageux, les nouvelles accouchées reçoivent de nombreux présents dans leurs communautés et, dans tous les discours, elles sont citées comme des références, des exemples de bravoure. S5, une dame ayant accouché seule à Bogo explique :

Lorsque j’ai commencé à avoir mal au dos, mon beau-père qui est un marabout m’a fait boire une eau avec laquelle il a lavé la tablette sur laquelle sont inscrites des lettres du Saint Coran. Ceci dans le but d’accélérer le travail. Et quand je suis retournée à la maison, le bébé est venu. J’ai fait des efforts pour contenir la douleur. Je suis allée, avec beaucoup de difficultés bien sûr, chercher un pagne et des ciseaux dans la valise. Lorsque j’ai étalé le pagne, je me suis agenouillée et l’enfant est sorti avec beaucoup de facilité. J’ai fait des efforts pour couper le cordon ombilical pour pouvoir prendre l’enfant dans mes bras, avant d’appeler ma belle-mère qui habite juste à côté. Quand elle est arrivée, elle était très émue. Elle a rapidement nettoyé le sang, elle a lavé le bébé et est allée chauffer de l’eau pour mon bain. C’est quand on a fini toutes ces péripéties qu’elle a alerté les gens du village. C’était la fête. Chaque femme venait me voir avec un cadeau. Et depuis ce jour, lorsque je passe dans la rue, c’est tout le monde qui parle de moi. Je suis devenue une référence ici au village. Mon fils aussi y est traité avec beaucoup d’égards (entretien avec S5, Bogo, 10 janvier 2021).

En outre, notons qu’au-delà de ces accouchements discrets souhaités et socialement valorisés dans les localités choisies pour la présente étude, d’autres femmes, moins courageuses, font simplement recours aux accoucheuses traditionnelles qui, depuis de longues années, permettent aux femmes de délivrer dans la communauté, sans avoir à expérimenter les insuffisances du système de santé. Ces accoucheuses, encore appelées matrones du village ou danyoobe en fulfulde, sont de vieilles femmes ou de jeunes à qui les anciennes ont transmis un certain savoir, notamment celui de faire accoucher. Elles possèdent des connaissances thérapeutiques qui n’ont rien à voir avec celles promues par la médecine moderne. Elles connaissent les vertus des plantes, les interdits sociaux qui peuvent causer des complications à l’accouchement, les composés thérapeutiques qui peuvent assurer une grossesse sans risque, accélérer le travail et faciliter l’accouchement. Enfin, elles ont développé des stratégies qui leur permettent d’assurer des accouchements sécurisés. Cette jeune accoucheuse parle en ces termes de ce savoir acquis :

J’ai été initiée depuis toute petite par ma mère qui était très réputée dans ce village pour les accouchements. À chaque fois qu’elle était sollicitée, elle m’amenait avec elle pour que je voie comment ça se passe. Quand elle allait en brousse chercher les écorces, elle m’amenait également avec elle. Et pendant qu’on y était, elle m’expliquait les vertus de chaque plante qu’elle cueillait et les procédés de son utilisation. À la maison, elle m’enseignait pratiquement ce qu’il faut faire quand on est en face d’une femme en travail. Quand elle est morte, les femmes du village m’ont rapidement fait confiance. Aujourd’hui, je suis l’une des accoucheuses les plus sollicitées du village (entretien avec S6, Bogo, 25 janvier 2021).

Ces matrones du village sont discrètes, flexibles et surtout promptes à voler au secours des femmes du village en détresse. Très nombreuses dans la région de l’Extrême-Nord, elles font accoucher les femmes dans la stricte discrétion comme l’exigent les traditions locales. En général, les accouchements se passent entre la danyoobe, la parturiente et, éventuellement, une accompagnatrice. La danyoobe donne à la parturiente des décoctions pour faciliter le travail et, au moment de l’accouchement, elles prononcent certaines paroles rituelles avant d’extraire le bébé. Ensuite, elle coupe le cordon ombilical à l’aide d’une lame de rasoir et récupère le placenta qu’elle remet à la famille pour enterrement. C’est ce que raconte cette accoucheuse traditionnelle :

En général, c’est moi qui vais vers les parturientes parce que je suppose qu’elles n’ont plus assez de force pour arriver chez moi. Et lorsque j’arrive, je donne des décoctions à la patiente pour accélérer le travail. Et, pendant que ça évolue, j’ai des paroles rituelles qui m’ont été enseignées par ma grand-mère que je récite pour qu’elle ait moins de douleur. Et, quand je sens que l’enfant approche, je prends rapidement un pagne que j’étale au sol avant de la mettre à genoux. Quand l’enfant arrive, je continue à réciter ce que m’a appris ma grand-mère et, après l’avoir reçu, je coupe le cordon ombilical, je récupère le placenta que je remets à la famille pour enterrement. Après, je récite des choses sur le nouveau-né avant de le remettre définitivement à la famille. Le nettoyage, le lavage du bébé et de la nouvelle accouchée, toutes ces tâches incombent aux membres de la famille (entretien avec S7, accoucheuse traditionnelle, Mogodé, 02 mars 2021).

Pour ce qui concerne les coûts des soins, il est à noter que le travail des danyoobe se rétribue au franc symbolique dans la région de l’Extrême-Nord. Ce qui est important, c’est la reconnaissance et le respect dont elles jouissent dans leur communauté. De plus, le paiement peut ne pas se faire dans l’immédiat. Les parents du nouveau-né ont la possibilité de différer le paiement ou de s’organiser plus tard pour aller « saluer » la danyoo. S7 dit à ce sujet :

Ici, nous vivons dans la pauvreté. Pour cela, on ne peut pas imposer un taux élevé pour le travail que nous faisons. En général, les familles nous donnent ce qu’elles peuvent, parfois, longtemps après l’accouchement. Ce qui est important c’est le respect qu’on nous donne dans le village » (entretien avec S7, Mogodé, 02 mars 2021).

Cette existence en grand nombre des matrones dans les localités de la présente étude et, surtout, leur promptitude à voler au secours des femmes en travail ont favorisé une sorte d’incurie vis-à-vis des formations sanitaires qui, bien que défaillantes, délivrent les soins obstétriques parfois à de vils prix. Ici, 73 % des femmes ont recours à ces soins quand elles veulent délivrer aux accoucheuses traditionnelles, comme le relèvent Bonono et Ongolo-Zogo (2012). D’ailleurs, selon ces auteurs, la région de l’Extrême-Nord détient, au regard de ces statistiques, la palme d’or en termes d’accouchement traditionnel au Cameroun.

Au cours de l’enquête, cette confiance établie entre les femmes et les accoucheuses traditionnelles a été relevée par plusieurs répondant-e-s. Certaines femmes par exemple ont déclaré qu’elles préfèrent ces danyoobe plutôt que de parcourir de longues distances pour aller se faire accoucher par des soignant-e-s sans véritable qualification. Un professionnel de santé en service à Koza affirme à ce sujet :

Ici, les femmes préfèrent, au-delà des exigences culturelles, les accoucheuses traditionnelles parce que celles-ci sont non seulement présentes dans tout le village, mais aussi flexibles puisqu’elles leur donnent la possibilité de différer le payement de leurs actes médicaux (entretien avec S8, Koza, 06 mars 2018).

Une cliente habituelle des accoucheuses traditionnelles soutient à son tour : « Nous préférons aller chez les danyoobe parce qu’elles ne vivent pas loin de nous. Aussi, elles ne nous dérangent pas pour de l’argent comme c’est le cas à l’hôpital et leurs pratiques sont proches de ce que nous connaissons » (entretien avec S9, Koza, 06 mars 2021).

En plus de la disponibilité et de la flexibilité de ces accoucheuses traditionnelles, elles savent se montrer humbles quand l’état de santé d’une parturiente vient à s’aggraver. En général, elles s’activent à trouver rapidement le moyen de locomotion pour conduire cette dernière dans une formation sanitaire. Quelquefois, elles accompagnent les parturientes jusqu’au centre de santé où elles continuent à psalmodier des paroles rituelles pour faciliter leur accouchement. C’est précisément ce qu’a fait la danyoo qui a suivi S10 jusqu’à sa délivrance au district de santé de Moutourwa. Elle raconte :

Lorsque j’ai commencé à ressentir les douleurs au bas ventre, mon mari a fait aussitôt appel à la danyoo du village. Quand elle est arrivée, elle m’a donné un breuvage pour calmer mes douleurs et accélérer le travail. Malheureusement, cette thérapie n’a pas produit les effets escomptés. Elle a récité plein de choses sur moi, mais la situation est restée inchangée. Le temps est passé et la danyoo a commencé elle-même à s’inquiéter. Après une journée d’intenses douleurs, je croyais que j’allais mourir. Mais, la danyoo et mon mari, bien qu’inquiets, ne cessaient de me rassurer. À un moment, les deux ont décidé de m’amener à l’hôpital du district de Moutourwa situé à une quarantaine de kilomètres d’ici. La danyoo a fait appel à son neveu conducteur de moto-taxi qui s’est aussitôt présenté. À son arrivée, on m’a mis sur la même moto que la danyoo qui a continué, chemin faisant, à réciter les paroles rituelles sur moi. Après plus d’une heure de route, nous sommes arrivés à l’hôpital et, à la maternité, il n’y avait personne. Un monsieur qui avait vu mon état à l’arrivée a appelé le major qui a pris tout son temps. D’ailleurs, il est arrivé 30 minutes après. Et lorsqu’il est arrivé, il m’a conduit dans la salle d’accouchement où la poche des eaux s’est éclatée seulement quelques minutes après et l’accouchement a suivi. Vous comprenez que s’il avait mis plus long, j’aurais accouché dans la salle d’accueil (entretien avec S10, Moutoiurwa 16 février 2021).

Discussions

L’ambition de ce texte était de rendre compte, grâce aux techniques qualitatives, de la prévalence des accouchements traditionnels comme palliatif à la précarité de l’offre des soins de santé obstétrique dans la région de l’Extrême-Nord Cameroun. Immergé pendant trois mois dans les districts de santé de Mogodé, Koza, Bogo et Moutourwa, nous avons mobilisé l’observation directe et les entretiens individuels pour récolter les matériaux susceptibles de traduire cette réalité avec pertinence. Il en est ressorti qu’en dépit des efforts techniques, organisationnels et financiers consentis ces dernières années par le Ministère de la santé et ses partenaires pour assurer des accouchements sécurisés à toutes les femmes camerounaises, celles de la région de l’Extrême-Nord continuent, en grande majorité, à avoir recours aux accoucheuses traditionnelles.

Cette forte préférence des accoucheuses traditionnelles n’est pas une exclusivité de l’Extrême-Nord Cameroun. En effet, il a été démontré que les matrones restent, jusqu’aujourd’hui, les principales actrices des accouchements en Afrique noire, notamment dans les milieux ruraux. Dans un collectif, Olivier de Sardan et al. (1999) démontrent qu’en milieu rural nigérien par exemple, les femmes, pour la plupart, recourent prioritairement aux accoucheuses traditionnelles quand elles veulent donner la vie. Et, pour justifier cette préférence, ils évoquent la précarité de l’offre des soins, notamment le manque des personnels qualifiés et de nombreux problèmes d’évacuation. À ce sujet, ils écrivent que « les centres ruraux (dispensaires) existent sous la responsabilité d’un(e) simple infirmier(ère) – les sages-femmes sont concentrées dans la capitale et, sinon, dans quelques villes secondaires –, avec d’énormes problèmes d’évacuation » (1999, p. 1). Ils mobilisent également les raisons culturelles pour expliquer le recours massif des femmes vivant en milieu rural nigérien vers les accoucheuses traditionnelles. À cet effet, ils rapportent que les accouchements dans la discrétion sont préférés aux accouchements à publicité ou sous assistance d’un-e professionnel-le de santé (ibid., p. 2). C’est dire que, comme dans les localités cibles de cette étude, la société nigérienne accorde plus de valeur aux accouchements qui se sont déroulés dans la stricte discrétion.

S’intéressant aux facteurs influençant le lieu d’accouchement dans le district de Nyaruguru au Rwanda, Munyemana et Kakoma mobilisent trois principaux facteurs pour y justifier la survivance des accouchements sans assistance médicale : la distance entre le domicile et le centre de santé, la multiparité et les décisions thérapeutiques qui appartiennent aux hommes. C’est la raison pour laquelle ils estiment que, pour promouvoir les accouchements institutionnels, il faut améliorer l’accessibilité géographique en multipliant les formations sanitaires communautaires, sensibiliser les gestantes au cours des consultations prénatales sur la nécessité d’accoucher à l’hôpital et plaider pour les femmes afin qu’elles puissent participer au choix de leur lieu d’accouchement (2010, p. 24). Ces recommandations sont tout aussi valables pour la région de l’Extrême-Nord, car comme à Nyaruguru au Rwanda, la distance géographique entre les consommatrices des soins obstétriques et les structures de santé, et le manque d’éducation sanitaire favorisent les accouchements traditionnels.

Bénié Bi Vroh et al. (2009) insistent à leur tour sur l’inaccessibilité géographique et financière, l’ignorance des femmes et la mauvaise perception des services de maternité. Pour ces auteurs en effet, ces différents facteurs ne permettent pas aux femmes, dans la commune de Yopougon à Abidjan, de recourir aux accouchements institutionnels. Comme dans la région de l’Extrême-Nord, la distance et l’éducation sont, selon ces auteurs, des éléments qui contribuent à l’alourdissement des taux d’accouchements traditionnels et, par conséquent, à l’aggravation des indicateurs de santé maternelle en Côte d’Ivoire. Pour améliorer les conditions sanitaires et assurer une maternité sans risques aux femmes dans les deux zones d’étude, il faut, comme l’indiquent ces auteurs, multiplier les structures de santé et accentuer l’éducation sanitaire des femmes en âge de procréer.

Conclusion

À l’issue de cette recherche dont l’ambition était de constituer un corpus de savoirs sur la survivance des accoucheuses traditionnelles comme palliatif à la précarité de l’offre en soins de santé obstétrique à l’Extrême-Nord Cameroun, il en ressort que les femmes de cette région accouchent pour la plupart à domicile. Mieux, 76 % des femmes de cette partie du pays délivrent à la maison soit seules, soit sous l’assistance d’un-e proche ou d’une accoucheuse traditionnelle appelée danyoo. Pour justifier ce comportement thérapeutique à risque condamné par la quasi-totalité des professionnel-le-s de santé, certaines répondantes de notre enquête indexent l’inaccessibilité géographique des structures de soins, la quasi-absence des personnels qualifiés et la précarité du plateau technique dans les formations sanitaires existantes. D’autres estiment qu’il est préférable d’accoucher à l’abri des regards indiscrets parce que ceci est source de considération sociale. Les répondantes qui mobilisent cet argument socioculturel opinent, comme Sanogo et Giani (2009), que les accouchements à publicité ou dans un hôpital sont sans valeur sociale. Une question se pose donc : ne faut-il pas commencer aujourd’hui, comme c’est le cas dans d’autres pays, à renforcer les capacités de ces nombreuses accoucheuses traditionnelles qui travaillent dans la région de l’Extrême-Nord afin qu’elles puissent assurer des accouchements plus sécurisés dans leurs communautés respectives?

Références

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  1. À l’Extrême-Nord du Cameroun, la moyenne d’enfants par femme est de 6,8 (EDS-MICS, 2012).

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