3 La solidarité ethnique à l’épreuve des conflits communautaires à Blangoua dans la région du lac Tchad

Robi Layio

Résumé

Les frontières territoriales ont disloqué les communautés entre différents États modernes. Cependant, la culture, qui constitue un déterminant anthropologique de l’individu, n’a pas été phagocytée par ce projet de territorialité. Ainsi, dans un contexte de compétition autour des ressources dans le département du Logone et Chari, les conflits communautaires qui en découlent laissent entrevoir des solidarités ethniques transfrontalières. Le présent article s’intéresse ainsi à cette mobilisation communautaire sous l’auspice de l’appartenance ethnique. Il examine ce qui légitime la mobilisation des communautés autour des intérêts communs, en dépit de la répartition territoriale et de la différence de nationalité. L’analyse anthropologique, à partir de la thèse instrumentaliste ou mobilisationniste de l’ethnicité, révèle qu’en dépit des clivages qui existent entre les membres d’une même ethnie et de la différence de nationalité, ceux-ci finissent toujours par faire front commun lorsque leurs intérêts partagés sont menacés.

Mots-clés : ethnie, solidarité, conflit, communauté, lac Tchad, Blangoua

Abstract

Territorial borders have dislocated communities between different modern states. However, culture, which is an anthropological determinant of the individual, has not been phagocytosed by this territoriality project. Thus, in a context of competition for resources in the Logone et Chari department, the resulting community conflicts suggest cross-border ethnic solidarities. This article looks at this community mobilisation under the auspices of ethnicity. It examines what legitimises the mobilisation of communities around common interests, despite territorial distribution and nationality differences. Anthropological analysis, based on the instrumentalist or mobilisationist thesis of ethnicity, reveals that despite ethnic cleavages and differences in nationality, members of the same ethnic group always end up forming a common front when their shared interests are threatened.

Keywords: ethnicity, solidarity, conflict, community, Lake Chad, Blangoua

Introduction

Le lac Tchad est fondé sur une histoire partagée par de groupes de populations établies, dont certaines sont à cheval sur les frontières nationales (Rangé et Abdourahamani, 2014; Renoudji et al., 2014; Koultchoumi, 2016). Cette logique de peuplement s’applique parfaitement à celle de l’arrondissement de Blangoua où l’on trouve une multitude de groupes ethniques avec des foyers nationaux et transnationaux. Cependant, l’installation de ces peuples aux régimes socioprofessionnels divers a « suscité d’autres types d’antagonismes que les conflits pour le contrôle de l’espace » (Saïbou, 2012, p. 18). Ces conflits communautaires qui opposent différentes ethnies, à savoir les Arabes Choa, les Kotoko, les Musgum et les Massa tirent leurs origines des difficultés d’accès aux ressources naturelles, des velléités hégémoniques interethniques, des clivages et des stéréotypes sociaux observés au sein d’une même communauté. Dans ces conflits, l’appartenance ethnique et les affinités identitaires sont exploitées pour créer une solidarité autour de la défense des intérêts des communautés.

En effet, la question de l’ethnicité et des conflits communautaires dans le département du Logone et Chari a fait l’objet de nombreux travaux scientifiques. Antoine Socpa (2000) et Saïbou Issa (2004, 2012) se sont par exemple intéressés aux dynamiques de ces conflits à l’aune de la démocratie et du multipartisme au Cameroun. Ces auteurs sont partis des causes socio-historiques pour expliquer les conflits communautaires qui ont suivi les premières élections démocratiques au Cameroun en 1992. Dans le sillage de ces contributions, nous situons notre étude dans l’approche communautariste des conflits. Ceux-ci transcendent les frontières nationales et consolident ainsi l’unité de l’ethnie à travers ses membres de part et d’autre des frontières nationales pour faire face aux groupes ethniques antagonistes. Dès lors, nous nous proposons, dans la suite de notre propos, de faire le point sur les choix théorico-méthodologiques. Ce faisant, nous pourrons mieux étayer les velléités hégémoniques à Blangoua et les affrontements intercommunautaires anciens et récents. Nous verrons que l’instrumentalisation de l’ethnie est l’une des principales explications de la survivance des conflits communautaires dans cette zone.

Choix théorico-méthodologiques

La méthode qualitative paraît la mieux adaptée pour analyser les faits sociaux que sont les conflits et la mobilisation socio-ethnique. La construction théorique de notre sujet s’établit autour de la thèse instrumentaliste ou mobilisationniste de l’ethnicité développée par Philippe Poutignat et Joselyne Streiff-Fenart. En substance, les thèses primordialiste et instrumentaliste de l’ethnicité « postulent une spécificité des attachements ethniques basée sur le caractère ineffable, irrationnel et profondément ressenti des sentiments qu’ils inspirent » (Poutignat et Streiff-Fenart, 2015, p. 3). Autrement dit, les liens ethniques – tout comme les réalités linguistiques et culturelles qui les caractérisent – préexistent aux interactions sociales (Martiniello, 1995). La thèse instrumentaliste de l’ethnicité nous permet ainsi de situer le facteur ethnique dans les interactions entre groupes ethniques telles que celles des conflits communautaires. Ainsi, en observant de près les velléités hégémoniques en vogue à Blangoua, au regard du conflit arabe choa-kotoko des années 1990 et du récent conflit arabe choa-musgum, nous parviendrons à apprécier la place de l’ethnie dans les types de rapports qu’entretiennent les individus. L’ethnie constitue ainsi une ressource mobilisable dans la conquête tant du pouvoir politique que des biens économiques.

Les données nécessaires à l’élaboration de ce travail ont été collectées par le biais des techniques de l’observation directe et des entretiens directifs et semi-directifs. Selon Paul N’da (2015), l’observation de manière générale consiste à regarder se dérouler, sur une période donnée, des comportements ou des événements et à les enregistrer. L’observation directe est donc utile en ce sens qu’elle permet aux chercheurs et chercheuses d’identifier la manifestation des comportements directement observables qu’ils et elles enregistrent. Ils et elles peuvent alors confronter leurs observations avec les « dires » des acteurs et actrices qui leur sont confiés par le biais des entretiens. Nous avons séjourné plusieurs fois dans la localité de Blangoua et dans d’autres localités du département du Logone et Chari de 2017 à 2021. Ces différents séjours nous ont permis de vivre de près la quotidienneté socioculturelle et les types de rapports que les communautés locales entretiennent entre elles. Les entretiens individuels ont été menés en profondeur auprès de dix informateurs[1] minutieusement choisis au sein des communautés belligérantes, sur la base de leurs positions sociales et du lien plus ou moins direct qu’ils ont avec les conflits communautaires dans la région.

Terrain de recherche

Pour matérialiser ce travail méthodologique et théorique, les données ont été principalement collectées dans la localité de Blangoua. Cette zone du bassin du lac Tchad est l’un des dix arrondissements que compte le département du Logone et Chari dans l’Extrême-Nord du Cameroun. Blangoua a vu sa population se transformer au gré des migrations et crises diverses (Beauvilain, 1989; Tourneux et Woin, 2009). Plusieurs sociocultures ont été attirées par la richesse hydrique et l’important écosystème de la localité dans les années 1970. Quelques informateurs ont aussi été abordés à Kousseri, Zimado, Logone Birni et Maga, afin de mieux cerner les dynamiques socio-ethniques lors du conflit arabe choa-musgum qui s’est propagé dans cette partie de la vallée du Logone.

Pour ce travail, nous nous intéressons essentiellement aux Kotoko, aux Arabes Choa, aux Kanouri, aux Kanembu et aux Musgum. Les Kotoko sont considéré-e-s comme les autochtones et les Arabes Choa, jadis connu-e-s comme des nomades, se sont massivement sédentarisé-e-s et occupent un nombre important de localités de la région du lac Tchad. Les Kanouri, peuple originaire de l’État du Bornou au Nigéria, sont très ancien-ne-s en pays kotoko. Ils et elles sont connu-e-s pour leur maîtrise du Saint Coran et c’est la présence des mallum (maîtres coraniques) issus de cette communauté qui a attiré les talibés mendiants localement appelés Foukoura ou Almadjiri venus acquérir les connaissances auprès d’eux. Ces Foukoura sont majoritairement issus de la communauté kanembu, une communauté tchadienne avec laquelle les Kanuri sont historiquement et linguistiquement lié-e-s. Le dernier groupe est le Musgum. Considéré-e-s comme les seigneurs de la pêche et du commerce du poisson, les Musgum firent partie des migrant-e-s saisonnier-e-s qui investissaient la région du lac Tchad en période coloniale. Ce peuple et les Massa, voisins dans la vallée du Logone, se sont installé-e-s à Blangoua et dans plusieurs îles du lac Tchad depuis de nombreuses décennies.

Velléités hégémoniques à Blangoua

Les conflits dans la région de l’Extrême-Nord en général et dans le département du Logone et Chari en particulier ont des tendances très variées. Les plus récurrents sont entre autres ceux d’accès aux ressources foncières, agropastorales et halieutiques, identitaires et les frictions religieuses. Ces différents conflits sont inhérents à l’histoire de cet espace dont l’attractivité économique a attiré nombre d’hommes et de femmes réfugié-e-s économiques et climatiques. Cependant, comme le relève Saïbou Issa (2012, p. 59) : « la diversité et les clivages ethniques ne favorisent pas la cohésion [sociale] ». Les rapports intra et intercommunautaires laissent ainsi entrevoir des velléités conflictogènes. Toutefois, malgré les clivages, ces communautés arrivent à se liguer lorsqu’elles sont opposées à une autre.

Les conflits latents intra-ethniques : les clivages kotoko, ngorodo et tchang-mbwal-bé

Le combat d’hégémonie est une réalité latente dans les habitus des actrices et acteurs sociaux de la localité de Blangoua. Cette dernière fut, depuis des décennies, le fief des Kotoko originaires de Goulfey sur les autres Kotoko; surtout le sous-groupe appelé Ngorodo (les Kotoko de Blangoua) par les Tchang-mbwal-bé (sous-groupe originaire de Goulfey). Les Tchang-mbwal-bé ne se voient pas se livrer aux travaux « déshonorants » – à savoir la laverie, le bambé (doker), le transport avec le koro mali (ânes), etc. – comme le font les autres jeunes de Blangoua. Ils et elles se contentent des recrutements sporadiques à la Mairie grâce à leur statut de lettré-e-s et à leurs proches qui travaillent dans les services publics de la ville. On voit les hommes tchang-mbwal-bé assis sous les arbres derrière la résidence du Wakil (représentant du sultan) à jouer aux cartes ou au Ludo, faisant des débats sur ce qui se passe à Goulfey et les années de gloire de son sultanat. Les jeunes ngorodo, hommes et femmes, ont pour la plupart, un niveau de scolarisation plus ou moins bas. Ils et elles sont très dynamiques. On les retrouve dans les secteurs de la débrouille, ce qu’ils et elles appellent le tchoua-tchoua (Layio, 2018, scannez le QR code ci-dessous) dans leur jargon. Ils et elles se mêlent à peine aux tchang-mbwal-bé dont ils et elles dénigrent le comportement. Ce dénigrement se résume d’ailleurs dans les pratiques discursives courantes par le stéréotype populaire suivant : « Tu n’as rien, mais dès que tu gagnes cinquante milles, tu vas te confectionner une gandoura. Tu t’habilles, tu marches et joues au chef ». Les tchang-mbwal-bé, hommes et femmes, bien qu’ils et elles soient installé-e-s à Blangoua, ne se sentent pas de la localité. Entre les deux groupes de jeunes kotoko dont les relations sont assez tendues, un petit malentendu peut tourner à la bagarre et ressusciter des hostilités très anciennes.

Image 1. QR code du film Tchoua-tchoua, Survival Strategy, 25’ (Layio, 2018) Mot de passe : Wappih04

Toutefois, la différence ou la mésentente entre les Kotoko de Goulfey et les originaires de Blangoua n’a jamais autant été ressentie que ces dernières années. Bien que les populations kotoko de Blangoua, plus précisément celles qui sont de Ganatir, ne se soient pas toujours senties confortables dans leurs positions de sujets du Sultan de Goulfey, personne n’osait affirmer ce malaise de manière explicite. Néanmoins, on ressentait quelques mécontentements lors de la désignation des personnalités politiques (conseillers municipaux, maire et adjoints au maire) comme lors des élections couplées législative et municipale de 2013. Lors de ces élections, un candidat originaire de Goulfey était pressenti à la tête de la mairie de Blangoua. Il était alors courant d’entendre les jeunes clamer dans les coins chauds de la ville : « Nous n’accepterons jamais que quelqu’un de Goulfey nous commande ici ». Au final, c’est un Kanembu originaire du Tchad qui héritera du poste. Dans la logique des jeunes Ngorodo, il est préférable que ce soit une autre personne qui hérite de cette mairie, tant que ce n’est pas un natif de Goulfey.

Yamboul : un propos clivant à la base de la conflictualité du rapport entre les Kotoko et les néo-bourgeois Kanembu

À Blangoua, quelques stéréotypes gangrènent les rapports sociaux entre les Kotoko et les Kanembu. En effet, le kanouri est un continuum linguistique qui s’est développé autour du lac Tchad, notamment à travers le royaume du Kanem-Bornou. Le kanembu serait donc une autre variante du kanouri parlé par le peuple du même nom, peuplant principalement les rives nord du lac Tchad et le Tchad. Dans l’esprit des Kotoko, le Kanembu est une personne inférieure. Cette opinion est communément partagée et relayée dans les conversations locales. C’est d’ailleurs ce qui nous a été rapporté par Abali (37 ans) lors de notre entretien du 5 mai 2021 : « Même si un Kanembu devient Président de la République, il reste un foukoura. Il est inférieur à nous parce que c’est nous qui l’avons nourri. Ils sont venus hier hier de l’autre côté (Tchad) et ils veulent parler fort? »

Il est vrai que les jeunes de Blangoua, les ngorodo particulièrement, ne se lassent pas de qualifier les autres jeunes venu-e-s d’ailleurs de « hier hier » (ceux et celles récemment installé-e-s) ou de Tchadien-ne-s (étranger-e-s). Ces termes sont utilisés avec plus de teinte lorsqu’il s’agit de désigner les Kanembu à qui on reconnaît une ascension sociale importante ces dernières décennies. En effet, les Kanembu viennent à Blangoua en tant que foukoura. Ils et elles viennent dans cette localité à économie florissante pour réciter le Saint Coran et pratiquent la mendicité pour survivre. Aujourd’hui, ce sont les membres de cette communauté qui détiennent l’essentiel du pouvoir économique de la localité.

En principe, la désignation foukoura renvoie aux talibés mendiants. Mais, à Blangoua, elle s’applique à toute la jeunesse kanembu. Pourtant, il existe des enfants Kanembu né-e-s dans la localité de Blangoua qui ont une vie décente dans les familles. Ces jeunes ne se sentent pas à l’aise face à cette appellation aux connotations péjoratives de foukoura. Ce sont ces personnes qui ont commencé à manifester leur mécontentement en répondant aux jeunes kotoko qui les appellent foukoura par le terme Yamboul[2]. C’est une sorte de réaction pour mettre un terme à cette appellation stigmatisante. En effet, les jeunes kotoko, qui ont grandi avec ces enfants kanembu et qui s’expriment dans leur langue, ont connaissance de ce mot. Mais aucun-e adolescent-e, ni adulte n’a jusqu’ici pris le courage de réagir à cela. C’est donc très récemment que l’appellatif Yamboul est apparu et fut utilisé en réaction à cette stigmatisation des Kotoko.

Dans ce rapport, les Kanembu sont dans une logique d’autodétermination ethnique, tandis que les Kotoko s’attachent au principe du don tel que formulé par Marcel Mauss (1950, p. 258) : « le don […] rend encore inférieur celui qui l’a accepté, surtout quand il est reçu sans esprit de retour ». À Blangoua, les jeunes kanembu continuent de recevoir les dons et se sentent par ricochet inférieur-e-s. L’ascension sociale, économique et politique qu’ont connue certain-e-s membres de cette communauté n’a rien changé à cette représentation sociale. Ce rapport aux allures de guerre froide qu’entretiennent ces communautés reste préoccupant, si tant est que de telles velléités hégémoniques soient à l’origine des oppositions sanglantes entre Arabes Choa-Kotoko, Arabes Choa-Musgum et Musgum-Kotoko.

Les affrontements intercommunautaires dans la région du lac Tchad

Les conflits communautaires sont monnaie courante dans le département du Logone et Chari. Souvent motivé-e-s par des compétitions autour des ressources et des jeux de positionnement politique, les Arabes Choa se sont opposé-e-s aux Kotoko, les Kotoko aux Musgum et les Arabes Choa aux Musgum. Dans cet article, nous nous intéressons précisément aux conflits arabo-kotoko et arabo-musgum.

Le conflit arabo choa-kotoko

Bien que l’opposition entre Kotoko et Arabes Choa soit ancienne et latente, reposant sur les motifs d’autochtonie et d’allochtonie, l’ouverture démocratique des années 1990 a été un tournant décisif dans la cohabitation entre ces deux communautés. Mettant à jour des jeux d’intérêts et de positionnement politique qui se sont appuyés sur l’appartenance ethnique, ce vent de démocratie qui a soufflé sur le Cameroun a été un facteur déterminant des affrontements entre Arabes Choa et Kotoko. Selon Saïbou Issa (2012), la mobilisation des communautés arabes choa et kotoko dans la perspective des premières élections législatives multipartistes a instrumentalisé l’ethnicité. Vraisemblablement, « la perspective d’une redistribution des postes politiques et administratifs locaux et nationaux sous-tend l’activation des clivages enfouis » (Saïbou, ibid., p. 118). Cette instrumentalisation ethnique va opposer les deux communautés et aboutir à de violents affrontements d’une longue période d’inimitié. En effet, le changement de paradigme politique dans le département du Logone et Chari, à la faveur de l’ouverture démocratique, a été favorable aux Arabes Choa qui en ont profité de par leur statut de groupe majoritaire (Saïbou, 2012). C’est donc pour les Arabes Choa le moment idoine de s’affranchir de l’oligarchie kotoko, longtemps soutenue par l’administration coloniale, puis renforcée par les autorités du Cameroun indépendant. Ce qui fait dire à Saïbou Issa que « l’élite arabe a pris conscience de la valeur politique de son poids démographique » (Saïbou, ibid., p. 110). Cependant, comme ce fut le cas lors de la succession des crises sociopolitiques au Tchad, avec une diffusion des belligérants dans les abords Sud du lac Tchad, ce conflit communautaire a rapidement pris une allure transfrontalière. Les informations recueillies auprès des populations vont dans le sens d’une mobilisation collective des membres des deux communautés pour répondre à l’appel de leurs élites. Ils et elles ont dû taire « leurs divergences pour développer une réaction collective » (Saïbou, ibid., p. 118).

Comme le fait remarquer Saïbou Issa, parlant des effets de la guerre civile tchadienne des années 1970 à l’aube des années 1990, « si le Cameroun fut directement concerné par la situation politique tchadienne, c’est d’abord et tout naturellement parce que c’est un pays voisin et Kousseri est juxtaposée à N’Djamena » (ibid., p. 77). Ainsi la mobilisation massive des Arabes du Tchad dans le conflit arabo-kotoko est liée à la juxtaposition de leurs localités à celles du Cameroun près du lac Tchad. Dans l’arrondissement de Blangoua, ce conflit a fait écho à deux niveaux. D’abord le déplacement massif des Kotoko des villages voisins vers la ville de Blangoua afin d’y trouver sécurité auprès des forces de défense et de sécurité. C’est le cas de localités telles que Ganatir, Chaoué, Ngamé, etc. qui se sont vidées de leurs populations, et l’apurement de la localité de Massaki des troupes de malfaiteurs par l’armée. Les sources locales soutiennent que c’est dans ces localités que les mercenaires arabes choa venant du Tchad se retrouvaient pour planifier leurs assauts contre les localités kotoko. Selon Saïbou Issa (2012), les Arabes accusés de connivence avec les malfaiteurs ont contribué à les orienter vers des villages arabes, comme ce fut le cas pour Massaki, afin de prouver leur innocence.

Le conflit arabo choa-musgum

Initialement, l’affrontement qui a éclaté entre les Arabes Choa et les Musgum, de juillet à août 2021, avait pour épicentre l’arrondissement du Logone Birni. Cependant, ce conflit va rapidement se diffuser dans d’autres arrondissements de la région, mobilisant les membres de ces communautés belligérantes. Les efforts de médiation menés par les autorités administratives et les leaders des deux communautés vont apaiser les tensions pendant quelque temps. Mais, dans la journée du 5 décembre, une altercation entre les éleveurs arabes et les agriculteurs autour d’un abreuvoir à Ouloumsa va mettre le feu aux poudres. Les informations recueillies auprès des sources arabes choa font état du fait que, lorsque les Arabes sont arrivés dans cette localité, située le long du fleuve pour abreuver leur bétail, les Musgum s’y seraient opposés. Les Arabes n’ont pas trouvé normal que leurs animaux soient privés de l’eau qui est considérée comme une ressource naturelle. C’est ainsi qu’une altercation s’est déclenchée et la situation a malheureusement dégénéré. Les Musgum soutiennent qu’ils ont demandé aux éleveurs arabes de patienter un peu avant de faire paître leurs animaux, le temps pour eux de terminer les récoltes de leurs cultures. Les Arabes ont voulu forcer le passage pour abreuver leurs animaux. Ces deux versions convergent en ce sens qu’elles relient toutes deux l’origine de l’altercation à l’accès à un abreuvoir.

En réalité, il faut remarquer que ce conflit n’est pas isolé. En effet, plusieurs autres villages où se trouvent ces deux communautés ont été le théâtre d’affrontements entre elles. Les données recueillies sur le terrain font état du fait que, dans l’arrondissement de Maga, les Arabes Choa qui s’étaient installé-e-s dans la localité de Tékélé pour fumer du poisson ont été apeuré-e-s par la situation. Ils ont donc pris la résolution de quitter les lieux et de se replier vers Maroua pour plus de sécurité. Alors qu’ils et elles s’apprêtaient à quitter Maga dans le véhicule d’une agence de transport interurbain de la place où ils et elles ont passé la nuit, ils et elles ont été intercepté-e-s par les Musgum qui les soupçonnaient de partir renforcer leurs frères et sœurs du Logone Birni. C’est in extremis que les forces de l’ordre ont réussi à extirper ces Arabes pour les sécuriser à la Brigade de Maga. Selon le trihebdomadaire L’Œil du Sahel, la foule en furie va se rabattre systématiquement « sur les Arabes Choa exerçant le petit commerce dans la ville de Maga » (Tourna, 2021, p. 5) et sur leurs magasins de la place du marché afin de les vandaliser et les brûler. Cette information a été confirmée par un enseignant de l’École Publique de Maga qui affirme que la tension s’est même fait ressentir dans les établissements scolaires. Il souligne que ce sont « les enseignants qui ont caché les enfants arabes et ont permis aux forces de maintien de l’ordre de les exfiltrer ». Ensuite, il y a eu une vaste opération d’extirpation des Arabes Choa de la ville par la brigade de Maga.

Un climat de terreur et de méfiance s’est rapidement diffusé partout où les deux communautés sont établies. À Blangoua, les Musgum et les Massa, qui constituent une même entité locale, ont préféré retirer leurs enfants des établissements scolaires. Ali Moulla, un conseiller municipal issu des communautés musgum (son père) et arabe choa (sa mère), nous révèle ceci : « une altercation entre enfants peut nous plonger dans le désarroi. C’est pour cela que j’ai conseillé à ‘‘nos gens’’ (les Musgum et les Massa) de garder leurs enfants à la maison, le temps que la situation se tasse ». Des sources locales témoignent que son leadership avéré sur les deux communautés a considérablement aidé à maintenir l’harmonie au moment où la rumeur jouait les trouble-fêtes. Il se raconte qu’il a pu calmer les tensions dans la localité de Koutoula où les pêcheurs musgum sont restés sur le qui-vive. « Chacun a apprêté des armes de guerre au cas où il venait à se voir attaquer par les Arabes Choa, plus nombreux dans la localité ». Aussi, avons-nous appris que certains Arabes Choa de la région ont déplacé leurs familles au Tchad, seuls les hommes sont restés sur place.

L’instrumentalisation de l’ethnie dans les conflits dans la zone du lac Tchad

L’instrumentalisation de l’ethnie est une réalité dans le contexte des dynamiques transfrontalières des conflits intercommunautaires. En effet, selon Poutignat et Streiff-Fenart (2015), la thèse primordialiste de l’ethnicité implique les pratiques d’inclusion et/ou d’exclusion des un-e-s et des autres au sein de l’organisation ou des situations sociales. La thèse instrumentaliste de l’ethnicité soutient, quant à elle, que l’ethnie est artificiellement créée et maintenue pour son utilité pragmatique ou comme une « arme » utilisée pour obtenir des avantages collectifs. C’est effectivement ce volet instrumental de l’ethnie qui se révèle dans la mobilisation communautaire lors des conflits dans le bassin du lac Tchad. Les conflits arabo-kotoko et arabo-musgum ont ainsi laissé entrevoir cette instrumentalisation ethnique.

L’effort de guerre : la solidarité collective des Musgum

La socioculture musgum n’a pas moins de clivages que leurs voisin-e-s kotoko. Dans cette communauté, nous avons le clan des Moulouï qui habitent la cité de Pouss, les Moundjouk qui peuplent le nord du sultanat de Pouss jusqu’à Zimado dans l’arrondissement de Logone Birni, les Mavlamaï du Lamidat de Guirvidig, proches des Peul-e-s, avec une bonne dose de brassage avec les Kanouri et les Bégué à la frontière avec les Massa. Initialement, la rencontre entre les différentes composantes ne fait pas bon ménage, car il existe dans leurs rapports des velléités ethnocentriques des Moulouï sur les autres. « Lorsque les habitants de Pouss entrent en conversation avec les autres, ils emploient le terme mpassaï ou mpassaïda; c’est-à-dire ‘‘nous les Pouss’’ ou ‘‘nous les Musgum’’ parce que pour eux, ils sont les vrais Musgum », nous confie un interlocuteur à Blangoua. Il en est de même pour les Bégué qui ont un accent proche du Massa et dont les interventions intriguent les autres entités, ou encore les Moundjouk qui sont traité-e-s de Tchadien-ne-s et les Mavlamaï de Kanouri, etc. Dans la vallée du Logone, ces clivages sont souvent au centre de la conflictualité des rapports entre les membres de cette communauté. Des sources rencontrées sur le terrain relèvent que ces clivages ont, à plusieurs reprises, tourné aux affrontements, bien qu’à Blangoua cela ne se ressente pas.

Cependant, lors du conflit arabe choa-musgum, les entités distinctives de cette communauté ne se sont pas ressenties. Tous les Musgum se sont senti-e-s concerné-e-s dès que la rumeur a commencé à répandre la nouvelle d’un éventuel affrontement. « C’est tout le monde qui appelait ses proches de la zone pour s’enquérir de la situation », nous confie un interlocuteur Musgum rencontré à Maroua. Certaines sources affirment que les Musgum de la berge tchadienne du Logone en ont fait leur affaire et n’ont pas attendu quelques signes particuliers pour entrer en guerre. En ce moment, c’est l’esprit musgum qui parle en ce peuple et non le Moundjouk, le Bégué, le Moulouï, le Mavlamaï ou le Musgum musulman ou chrétien, ou encore le Musgum tchadien ou camerounais. C’est cet attachement culturel profond des Musgum autour de la cause ethnique qui a donné lieu à des jacassements de certain-e-s membres de cette communauté qui racontaient à qui veut les entendre que les Arabes Choa se sont attaqué-e-s à la mauvaise communauté. Même dans les espaces publics et des services administratifs à Maroua, Kousseri, Garoua, etc., il y avait des Musgum qui se targuaient d’avoir été sollicité-e-s pour l’effort de guerre si les affrontements continuaient à persister.

En effet, si l’on a observé une implication directe des Musgum de la rive tchadienne du Logone dans ce conflit, c’est parce que, de part et d’autre de la frontière, il s’agit de la même communauté. Un Musgum de Pouss que nous avons rencontré à Blangoua explique le lien étroit qui existe entre ces populations et la légitimité de cette action collective en ces termes :

Mes grands-parents ont eu des différends avec le chef de leur village d’origine au Tchad. Ce dernier voulait confisquer leur bétail. Ils ont traversé nuitamment pour s’installer aux encablures de Pouss du côté du Cameroun. Maintenant, j’ai aussi des oncles de deux côtés et nous nous fréquentons.

C’est donc logique de voir les membres de la famille venir porter secours aux leurs de l’autre côté de la rive. Aussi, cette mobilisation collective aurait pu avoir la même ampleur si c’étaient les Arabes Choa, les Kotoko, les Massa, les Toupouri, etc. qui s’étendaient de l’autre côté de la frontière, à proximité de l’espace sociogéographique du conflit.

« Nos gens » : repli identitaire musgum-massa sous ancrage géoculturel

« Nous les Musgum et Massa, on a comme une sorte de puce en nous. Dès qu’on l’active tout le monde est activé ». Telle est la quintessence d’une conversation entre nous et un jeune Musgum dans une espace public à Maroua, le 17 novembre 2021. Le coffret culturel des Musgum assimile ainsi quelques emprunts des cultures kotoko, massa, peule et quelques bribes bornouan, en raison de l’aire géographique et du rapprochement historique (Cabot, Diziain et Deschamps, 1955; Koultchoumi, 2016). Dans l’imagerie populaire à Blangoua et dans d’autres localités des abords du lac Tchad, les Musgum et Massa sont les mêmes peuples. Waldiga nous donne l’explication suivante lors d’un entretien :

Quand on grandissait, on a toujours cru qu’il n’y avait pas de différence entre les deux groupes ethniques. C’est très récemment qu’on a découvert qu’il s’agit de deux communautés distinctes. Jusque-là, on se base sur l’appartenance religieuse pour les distinguer.

Cette appréhension est biaisée du fait qu’il existe des adeptes de l’islam et du christianisme et même de croyances traditionnelles, tant chez les Musgum que chez les Massa. Toutefois, les membres de ces communautés font bien de se rapprocher et de constituer un bloc solide dans un environnement où les compétitions autour de l’accès aux ressources battent leur plein et tournent souvent aux conflits socioprofessionnels et intercommunautaires. Ce faisant, le terme « nos gens » est utilisé par les membres des deux communautés pour exprimer leurs rapprochements. Cette expression a émergé dès les débuts de l’offensive des forces de défense du Cameroun face à la secte islamiste Boko Haram dans le lac Tchad (Layio, 2018). Selon les deux peuples, le repli identitaire massa-musgum découle du fait que les islamistes de Boko Haram ont eu à mener des attaques ciblées contre leur communauté, soutenant qu’ils et elles sont des traîtres et collaboraient avec les forces gouvernementales.

Dans la même mouvance, lorsque les Arabes Choa s’opposaient aux Musgum dans l’arrondissement de Logone Birni, les Massa étaient en alerte. Deux facteurs expliquent cette mise en alerte des Massa. Il s’agit premièrement de la confusion entre ces deux peuples. À Blangoua, ceux et celles qui disent pouvoir les distinguer s’appuient habituellement sur l’aspect religieux, considérant les musulman-e-s comme des Musgum et les chrétien-ne-s comme des Massa. C’est à tort, car les deux communautés sont partagées entre les deux religions, bien que les Musgum soient majoritairement musulman-e-s et les Massa majoritairement chrétien-ne-s. Deuxièmement, il existe un sentiment de consanguinité entre les deux communautés. C’est pour cette raison que le peuple massa se sent indexé lorsque le voisin musgum est menacé, et vice-versa. Ainsi, puisque les évènements du Logone Birni de juillet-août 2021 étaient un conflit socioprofessionnel, il est normal de voir les Massa s’inquiéter, puisque ces deux peuples, géographiquement et culturellement proches, s’entremêlent dans le secteur de la pêche et des produits dérivés dans cette zone.

Bien que les affrontements entre Arabes Choa et Musgum aient été circonscrits dans l’arrondissement du Logone Birni, les Musgum et les Massa de Blangoua n’ont pas été moins inquiétés parce qu’ils elles avaient vu comment, par le passé, le conflit ayant opposé les Arabes Choa aux Kotoko avait gagné du terrain dans toute la région. Des informations reçues sur le terrain font état du fait que ces Arabes Choa venaient du Tchad pour mener des attaques ciblées contre les villages kotoko. Ensuite, ils et elles ont conscience du nombre des Arabes dans le lac Tchad, autant en territoire tchadien que camerounais et savent que, si ce conflit venait à s’y diffuser, ils ne seraient que des fourmis à écraser. D’ailleurs, lors du conflit, l’historien Saïbou Issa rapportait déjà que « l’ampleur prise par la violence ethnique et l’insécurité sur la rive gauche du Chari est en partie attribuée à la proximité du Tchad » (Saïbou, 2012, p. 74) qui a connu une succession de crises les décennies précédentes. C’est pour cela que nombre de pêcheurs, ayant quitté leurs campements dans la zone de Blaram, s’étaient réfugiés dans la ville de Blangoua où la sécurité est de taille.

Le mercenariat au service des conflits intercommunautaires

Le conflit arabo-kotoko des années 1990 a pris une dimension transnationale avec l’entrée en jeu des combattants venant principalement du Tchad voisin pour apporter leur soutien aux membres de leur communauté du Cameroun. Pour Saïbou Issa,

Les affrontements entre Arabes Shuwa et Kotoko donnèrent lieu à une véritable guerre ethnique, avec usage des armes sophistiquées, mobilisation des solidarités transfrontalières, recours aux milices, détention illégale d’armes (Saïbou, 2012, p. 113).

En effet, de nombreuses sources locales font état de ce que, lors du conflit arabo-kotoko des années 1990, des individus rompus à la guerre venaient du Tchad pour combattre aux côtés de leurs frères. À Blangoua, dans la partie Sud du lac Tchad, il se raconte que de nombreuses colonies d’Arabes venus du Tchad campaient dans la localité de Massaki, avant de lancer leurs assauts sur des localités kotoko environnantes. Les populations racontent que ce sont les Arabes venus du Tchad qui ont assiégé et brûlé la localité de Ganatir à sept kilomètres de la ville de Blangoua. Cette information va dans le même sens que celle de Saïbou Issa (2012) qui révèle que les Arabes accusés d’intelligence avec les malfaiteurs dans ce conflit qui n’arrêtait pas de s’embraser ont fini par mettre fin aux hostilités, en conduisant les forces de l’ordre et de sécurité vers des villages arabes soupçonnés d’accueillir des mercenaires. C’est une de ces opérations qui a permis de démanteler le réseau de diffusion des mercenaires arabes dans la zone.

Se souvenant du conflit arabo-kotoko, les Musgum et Arabes Choa de Blangoua ont été très vite inquiété-e-s. Le trihebdomadaire L’Œil du Sahel écrit : « Très vite, la situation s’est embrasée. Des renforts des deux communautés protagonistes sont venus des villages voisins et même de l’autre côté de la frontière tchadienne » (Areguema, 2021, p. 5). Quant à la communauté musgum, elle ne peut rester indifférente lorsqu’elle se trouve dans un milieu où les Arabes sont en plus grand nombre. En plus, des rumeurs ont laissé entendre que plusieurs Musgum de la berge tchadienne du Logone se sont joints aux combats dans l’arrondissement de Logone Birni. Le triste souvenir de l’entrée en scène de colonies d’Arabes Choa qui venaient nuitamment du Tchad, lourdement armés, pour mener des attaques ciblées contre les villages kotoko les hante. Aussi, les affrontements entre ces deux communautés se sont étendus dans les arrondissements de Kousseri, Zina et même Maga dans le département du Mayo Danay. Cela fait donc redouter une généralisation du conflit dans les différentes localités où les deux communautés se trouvent. Si dans les conflits arabo-musgum, le ralliement des membres de ces deux communautés s’est effectué encore dans la logique de sa dimension sentimentale et émotionnelle de l’appartenance ethnique (Poutignat et Streiff-Fenart, 2015), l’on craignait l’entrée en jeu des mercenaires d’un côté ou de l’autre.

Conclusion

Il était question ici d’analyser la mobilisation ethnique autour des intérêts communs lors des conflits communautaires, en dépit des clivages et de la répartition spatiale hérités de la colonisation. Les données collectées sur le terrain révèlent que la culture collective est au-dessus des différences qui peuvent exister à l’intérieur d’une ethnie. Elle ne peut donc être phagocytée par un projet de territorialité qui laisse croire à l’identification de l’individu à travers son appartenance à un pays ou à une nationalité et non comme membre d’une entité socio-ethnique. C’est pour cette raison qu’on constate une sorte de mobilisation générale des membres de la même ethnie autour des questions les concernant, en dépit de la différence de nationalité ou des clivages. Cette mobilisation s’est manifestée tant lors des conflits arabe choa-kotoko dans les années 1990 que lors du récent conflit arabe choa-musgum. L’idée des efforts de guerre est ainsi évoquée par les Musgum, pour amener les membres de la communauté les plus éloigné-e-s à s’impliquer et à soutenir la cause musgum. Aux abords du lac Tchad, un climat d’inquiétude soutenu par la peur a renforcé le repli identitaire musgum-massa dont l’ancrage est géoculturel. C’est donc l’expression « nos gens » qui est utilisée pour parler des deux communautés qui se confondent dans cette zone. De leur côté, les Arabes Choa tendraient à recourir au mercenariat, comme ce fut le cas dans les années 1990 lorsqu’ils et elles s’opposaient aux Kotoko.

Le projet mobilisationniste de l’ethnie n’a connu aucune entrave tant lorsque les Arabes Choa s’opposaient aux Kotoko qu’aux Musgum. Pourtant toutes les communautés belligérantes ne manquent pas de clivages intra et interethniques comme ceux de Tchang-mbwalbé et Ngorodo chez les Kotoko ou ceux de Yamboul et Foukoura entre Kotoko et Kanembu, et des Mpassay, Moundjouk, Bégué, Moulouï et Mavlamaï chez les Musgum. Ainsi, face à l’autre, c’est le sentiment d’appartenance au groupe (Poutignat et Streiff-Fenart, 2015) qui est mis en avant et qui contrôle l’action des individus. C’est cette appartenance qui oppose un-e Kotoko de Blangoua à un-e Arabe Choa de la même localité ou un-e Arabe Choa de Blangoua à ceux et celles d’autres localités et d’autres nationalités et vice-versa. Aussi, ce qui pourrait opposer l’Arabe Choa au Musgum pourrait l’opposer à tous les autres clans musgum, voire aux Massa, etc. Il est donc évident que la diffusion rapide des conflits communautaires dans cette région est sous-jacente à la conception locale de la solidarité ethnique et de l’intérêt commun.

Références

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  1. Nous avons exclusivement rencontré les hommes. Les habitudes socioculturelles mettent très souvent les femmes à l’écart des questions de conflits communautaires.
  2. Ce terme signifie en kanembu « Les-je-n’ai-rien ».

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