13 Malnutrition et pratiques alimentaires dans la socio-culture moundang : ethnographie du quotidien des enfants malnutri-e-s de moins de cinq ans

Tchoupno Ndjidda

Résumé

La malnutrition sévit en permanence dans les familles et dans presque toutes les sociétés humaines, en particulier chez les Moundang du Mayo-Kani, dans la région de l’Extrême-Nord du Cameroun. Elle est à l’origine de plusieurs décès d’enfants de moins de cinq ans. L’approche culturelle révèle que les pratiques alimentaires culturelles du milieu, en dépit des évolutions de la médecine moderne, sont à l’origine de cette malnutrition. L’objectif du présent article est de décrire le vécu quotidien des enfants malnutri-e-s de cette communauté. Pour ce faire, les entretiens et l’observation avec la caméra ont été mobilisés pour cette recherche.

Mots-clés : malnutrition, enfant, culture, Moundang, Cameroun

Abstract

Malnutrition is a permanent problem in families and in almost all human societies, especially among the Moundang of Mayo-Kani, in the Far North region of Cameroon. It is the cause of several deaths of children under the age of five. The cultural approach reveals that the cultural dietary practices of the area, despite developments in modern medicine, are at the origin of this malnutrition. The objective of this article is to describe the daily experience of malnourished children in this community. To do this, interviews and camera observation were used for this research.

Keywords: malnutrition, child, culture, Moundang, Cameroon

Introduction

La région de l’Extrême-Nord Cameroun connaît plusieurs crises et fléaux qui entravent l’épanouissement des populations. La secte islamiste Boko Haram, les problèmes relatifs à l’éducation, l’insécurité alimentaire et la malnutrition chez les enfants de moins de cinq ans sévissent toujours de manière prégnante dans cette région, particulièrement dans le département du Mayo-Kani. L’on en dénombre plus de 3 600 enfants malnutri-e-s dans le district de santé de Kaélé. C’est aujourd’hui un problème de santé publique majeure.

S’il reconnaître que « manger » est une chose, « savoir manger » en est certainement une autre dans la mesure où il y a un lien direct entre les pratiques alimentaires culturelles et la santé. Bon nombre d’enfants malnutri-e-s le sont par manque d’accès à une nourriture de qualité, à cause de mauvaises habitudes alimentaires, des infections digestives, voire de l’association des deux. La malnutrition chez les enfants de moins de cinq ans en pays moundang dans le Mayo-Kani reste d’actualité à cause de la pauvreté et du manque d’hygiène alimentaire ambiant. La problématique de la malnutrition dans la région de l’Extrême-Nord en général a déjà suscité l’intérêt de plusieurs chercheurs et chercheuses. Dans ce champ, Vida Gouadon (1989) s’est intéressé à la gravité de la malnutrition dans la région de l’Extrême-Nord, en particulier dans l’arrondissement de Tokombéré. Il a présenté en outre un ensemble de fiches pédagogiques utilisées pour former les volontaires désirant être responsables de nutrition dans le village. Son travail a également consisté à élaborer les différentes causes de la malnutrition infantile et d’en faire des recommandations pour une alimentation équilibrée et saine. Voudina (2011), pour sa part, a décrit les perceptions socioculturelles des personnes qui s’occupent de la nutrition des enfants. Dans ses analyses, il a exploré l’influence des savoirs thérapeutiques endogènes nutritionnels sur la santé de l’enfant. Outre ces travaux, Nguetimo (2011) s’est attardé sur les pratiques alimentaires et la malnutrition chez quelques enfants dans la région de l’Extrême-Nord du Cameroun.

Au demeurant, tous ces auteurs ont été unanimes pour dire que le niveau de vie des ménages, l’éducation des parents, les pratiques alimentaires locales sont en lien étroit avec la malnutrition des enfants. Face à ce constat, nous avons donc jugé opportun d’explorer les facteurs socioculturels à l’origine de cette malnutrition en pays moundang. La particularité de notre contribution réside dans le fait de proposer une ethnographie du quotidien des enfants malnutri-e-s dans le contexte socioculturel moundang. Il sera ainsi question de mettre en relief les facteurs qui expliquent ce phénomène. Dans la suite de notre propos, nous présenterons nos choix théoriques et méthodologiques et notre terrain de recherche. Nous traiterons ensuite la question de la nutrition en contexte moundang pour enfin dégager les facteurs de la malnutrition dans cette communauté

Choix théorico-méthodologiques et terrain de recherche

La démarche anthropologique impose un cheminement particulier dans la récolte de données. Aussi faut-il rappeler qu’aucune recherche anthropologique ne peut être faite sans une investigation personnelle du chercheur ou de la chercheuse. Pour le présent travail, la méthode qualitative nous est parue appropriée. Pour ce faire, nous avons mobilisé l’observation participante et directe, ainsi que les entretiens semi-directifs. Concernant l’observation participante, au moment où nous enquêtions, nous avons mangé et dormi dans certains ménages. C’est ce qui a favorisé l’accès à certaines informations relatives au rôle des mères dans le domaine culinaire et de l’hygiène alimentaire des enfants. L’observation directe, quant à elle, nous a permis d’observer les pratiques culinaires dans les ménages, les enfants malnutri-e-s en situation commensale et leur quotidien gastronomique. Nous avons eu des liens étroits avec les informateurs et informatrices qui ont permis de développer des « rapports personnels », car, comme le soutient Laplatine (1996, p. 17), « il faut privilégier la logique propre des acteurs sociaux en prise avec le phénomène ». Les entretiens individuels se sont déroulés dans plusieurs ménages ayant des enfants malnutri-e-s où nous avons séjourné pendant la période de l’enquête.

Pour analyser les données recueillies, nous avons eu recours au fonctionnalisme comme cadre théorique afin de montrer que chaque élément culturel d’une société joue un rôle, revêt une fonction particulière et est indissociable des autres éléments. Pour matérialiser ce travail, nous nous sommes intéressé au cas spécifique du groupe ethnique moundang situé dans le département du Mayo-Kani, région de l’Extrême-Nord du Cameroun. À ce titre, les localités de Kaélé, Doumrou et Garey ont servi de cadre spatial pour la récolte des données.

Malnutrition et nutrition en contexte culturel moundang

Il est judicieux d’appréhender le terme malnutrition avant de parler de nutrition dans notre cadre d’étude, car les deux notions semblent être liées. Dans cette partie, il s’agira ainsi d’établir les différences et les nuances entre ces notions en contexte culturel moundang.

Malnutrition en contexte culturel moundang

Connue sous le nom de syərine, la malnutrition chez les moundang est considérée comme une maladie infantile liée à l’alimentation. C’est dire que lorsqu’on parle de la malnutrition au sein de cette communauté, l’on fait le plus souvent référence aux enfants malnutri-e-s qui n’ont pas une bonne hygiène alimentaire. C’est pourquoi il est difficile de parler de la malnutrition sans parler de l’aliment et des maladies liées à l’alimentation, car ces termes sont liés. On dira wee syemme syərine pour faire référence à des enfants souffrant de la maladie de malnutrition. Reconnaissons-le, la malnutrition est en partie liée à certaines maladies infantiles (Vida Gouadon, 1989). En contexte moundang, elle est devenue un phénomène banal, un problème sanitaire qui préoccupe toute la communauté engagée dans cette lutte. Cette situation est visible dans les ménages où les femmes ressentent particulièrement cette peine, car étant les principales responsables de la gestion culinaire du ménage. Faire à manger pour toute la famille est certes de la responsabilité de la femme dans la culture moundang, mais la qualité des aliments proposés et consommés n’est pas, le plus souvent, de son ressort, mais plutôt de celui de son mari, les femmes ayant généralement un faible pouvoir d’achat.

Nutrition chez les Moundang

La nourriture en langue moundang est traduite par le terme fẫa reelle. C’est l’ensemble de tout ce qui peut être consommé par l’humain. Ce même mot réfère également aux aliments. En d’autres termes, chez les Moundang, la nourriture n’est pas différente de l’aliment, car l’aliment est toute substance capable d’apaiser la faim chez l’être humain. Le repas est appelé wallé (Association fraternelle de la traduction de la langue moundang, 2008). En pays moundang, l’alimentation quantitative et qualitative reste insuffisante et ne couvre pas les besoins nutritionnels des enfants. Faisant partie intégrante de l’existence humaine (Garine, 1984), la nourriture est souvent liée à certains rituels culturels et religieux. On comprend pourquoi, dans toutes les cérémonies en pays moundang, comme dans beaucoup d’autres cultures d’Afrique, la nourriture est essentielle. Une cérémonie n’est réussie que lorsqu’on a mangé et bu à satiété. Cette nourriture s’accompagne généralement de la boisson (de l’eau ou bii, de la bière locale ou yimmi, selon les circonstances). L’aliment ou la nourriture est donc un symbole de vie, car son absence symbolise la mort (Thomas, 1974). Chez les Moundang, la nourriture ou les aliments interviennent dans tous les aspects de la culture. En période de joie (mariage), comme en période de malheur (décès), on confectionne des mets spécifiques, le but recherché étant toujours celui de subvenir aux besoins alimentaires des individus (Otyé Elom, 2013). Ainsi, la nourriture fait donc partie des facteurs de la quotidienneté qui s’impose à l’être humain qui doit se lever chaque matin de son lit, aller travailler avec pour finalité d’avoir de quoi se nourrir. La consommation alimentaire a une symbolique spécifique chez les Africain-e-s (Nizésété, 2002). Un repas n’est jamais consommé individuellement, mais toujours de manière collective. La malnutrition est, de ce fait, la résultante d’une insuffisance alimentaire tant qualitative que quantitative au sein d’une communauté. Plusieurs facteurs socioculturels et environnementaux expliquent l’avancée du phénomène au sein des communautés cibles de notre étude.

Facteurs de la malnutrition en pays moundang

Plusieurs facteurs expliquent la malnutrition des enfants en pays moundang. Parler de ces facteurs dans le Mayo-Kani revient spécifiquement à s’intéresser à la pauvreté, aux changements dans les pratiques alimentaires locales, à l’environnement et à l’écologie inadéquats qui ne répondent et ne correspondent plus aux besoins alimentaires des ménages.

La pauvreté au centre de la malnutrition

La pauvreté, connue sous le vocable chaké en langue moundang, apparaît aujourd’hui comme l’une des principales causes ou facteurs de la malnutrition dans le département du Mayo-Kani (Kaélé et ses environs). Bien que cette notion soit définie de manière relative, elle trouve néanmoins quelques interprétations des spécialistes en sciences sociales. Elle est ainsi considérée comme un écart par rapport au mode de vie et au niveau de possession des moyens d’un individu ou d’une communauté donnée (Lazarus, 2012, p. 85) . Dans le contexte moundang, la pauvreté renvoie au manque de biens, ou encore à l’insuffisance des commodités nécessaires pour une vie décente. La pauvreté, pour cette communauté, est aussi un manque de laké (argent), car ce dernier est au centre de tout et permet de résoudre différents problèmes basiques liés à l’existence humaine. Comme le soulignait déjà (Nkwi, 1967) dans sa définition du mot culture, « c’est la capacité pour tout groupe humain de trouver des solutions à des problèmes de base ». Plusieurs situations à l’instar de la mauvaise ration alimentaire ou de l’absence des aliments énergétiques pourtant disponibles sur le marché local ont pour cause l’absence ou l’insuffisance des moyens financiers, car les aliments riches en protéines coûtent chers et bien de ménages ne peuvent donc s’en procurer. Selon Mayang rencontrée à Kaélé,

Les aliments riches en vitamines coûtent énormément cher. Pour nourrir un enfant de nos jours, c’est difficile. On fait tout pour qu’il puisse manger de bonnes choses, mais nos moyens sont limités. Si j’avais de l’argent, j’irais acheter des œufs à mon enfant, lui donner du lait chaque jour, mais hélas, il ne mange que du couscous comme tous les autres enfants. Je lui donne de la bouillie, mais sans ingrédient. Il grandira ainsi! (entretien avec Mayang, informatrice, mère d’enfant malnutri dans un ménage à Kaélé (quartier Kalioré, 22 /04/20).

En effet, dans presque tous les ménages, le niveau de revenu est faible. Les paysan-ne-s, pour la plupart, n’ont pas d’autres activités que l’agriculture. Ce qui fait qu’ils et elles ne disposent pas d’assez de moyens financiers pour payer certains aliments utiles pour la croissance de l’enfant. Le niveau de vie des ménages rencontrés est extrêmement bas. Amina, l’une de nos informatrices, nous explique ce qui suit :

La malnutrition existe à cause de la pauvreté ambiante. On n’a pas de source de revenus, mon mari n’a pas un travail stable. Quant à moi, je me bats avec mon petit commerce pour l’aider, mais c’est insignifiant. Par mois, notre revenu ne dépasse pas 30 000 francs. Avec les autres enfants et Danbé qui est malade, c’est difficile pour nous de joindre les deux bouts et de manger d’une manière décente (entretien mené avec Amina, âgée de 28 ans, mère de 4 enfants dont un est malnutri, 12/09/21 à Kaélé, Morgron).

Le niveau de vie de la communauté moundang, notamment à Kaélé et ses environs (Doumrou et Garey) est très précaire pour prendre en charge ou couvrir les besoins alimentaires de certains ménages. La pauvreté demeure à l’origine de tous les maux, surtout ceux liés aux pratiques alimentaires infantiles. Les aliments et bien d’autres produits nécessitent automatiquement les moyens financiers. Pour le FAO et al. (2022), la pauvreté comprend différentes dimensions liées à l’incapacité de satisfaire des besoins humains tels que consommer et assurer sa sécurité alimentaire, etc. Cette situation trouve également son explication dans le changement qui s’est opéré sur les habitudes alimentaires en pays moundang.

Changement autour des pratiques alimentaires

Le rituel autour de chaque repas journalier comprend, en effet, la phase d’achat ou de récolte des vivres, la cuisson des mets et la consommation du repas. Cet ensemble forme ce qu’il convient d’appeler la pratique alimentaire (Tchoupno Ndjidda, 2019). Lorsqu’on parle des pratiques culinaires en pays moundang, l’on se réfère généralement à la manière de cuire les différents aliments consommés. Les aliments qui font partie des mœurs alimentaires chez les Moundang sont constitués pour l’essentiel de légumes secs ou frais, selon les saisons, toujours accompagnés de couscous. Ces habitudes alimentaires ont connu des changements très radicaux ces dernières décennies. L’introduction de nouveaux ingrédients (cube alimentaire Maggi, spaghetti, riz et autres condiments) dans l’alimentation de la socioculture moundang, et celui des enfants de moins de cinq ans en particulier, s’est faite grâce à l’ouverture aux recettes culinaires du monde. À travers les supermarchés, des progrès de la science agronomique et diététique, les pratiques alimentaires traditionnelles ont évolué dans les ménages.

Pour Mougnibé, informateur interrogé à Garey,

Les choses sont très différentes aujourd’hui. Avant on allait labourer dans nos champs sans aucun produit chimique et récoltait assez de vivres. Nous mangions à notre faim et chassions également assez d’animaux sauvages. Malheureusement, de nos jours, ce n’est plus le cas. On mange des choses de Blancs, les cuissons sont mal faites, etc. À cette époque, nous étions également moins nombreux et nous nous occupions des uns et des autres. La forêt nous fournissait de la viande, des fruits, mais aussi des feuilles légumineuses (entretien avec Mougnibé, âgé de 54 ans, le 15/09/21 à Garey).

Dans quelques ménages observés, les mères, considérées comme la mamelle nourricière au centre des activités culinaires de la famille, sont devenues peu attentionnées vis-à-vis des enfants et de ce qu’ils et elles mangent. Selon Makiang :

Auparavant, la cuisine ou la nourriture destinée aux enfants se préparait très tôt à l’aube. Leur nourriture était constituée uniquement de bouillie riche en nutriments. Les ingrédients qui constituent cette bouillie sont entre autres la farine du mil rouge, la pâte d’arachide, le natron ou le tamarin recueilli à quelques kilomètres de la localité. On faisait consommer cette bouillie à l’enfant selon la technique traditionnelle et l’on ne parlait pas de malnutrition. Mais, hélas, aujourd’hui, ce n’est plus le cas (entretien avec Makiang, informatrice âgée de 58 ans habitant le quartier Gouzougoui, Kaélé, le 22 /04/20).

 

Image 1. Les enfants malnutris en situation commensale (Tchoupno Ndjidda, enquête de terrain, 05/062021 à Kaélé)

Sur l’image 1, nous remarquons que ces enfants sont en situation de commensalité alimentaire inappropriée. Le garçon essaye de récurer la tasse même s’il n’y a plus de nourriture à l’intérieur. Cela montre que la quantité est plus ou moins insuffisante. Le repas est consommé à même le sol, ce qui suggère une certaine négligence de la mère qui est juste assise à côté et semble ne pas prêter attention à ces enfants.

Les céréales constituent les aliments de base du menu quotidien en milieu moundang, surtout ceux confectionnés avec de la farine selon des pratiques traditionnelles, communément appelés la « boule » de couscous. Les légumes (feuilles de plantes diverses), aliment principal des sauces qui accompagnent cette boule de couscous, sont cultivés dans les champs, mais davantage cueillis en brousse. Ces feuilles à cuire proviennent en général de l’oseille de Guinée, du niébé, du gombo, de nombreux autres ficus. Les feuilles de quelques plantes cultivées comme le manioc et les feuilles d’oignon font également partie de ces légumes. Il existe deux grandes catégories de « sauces » composées à base des ressources vivrières existantes dans ce milieu : celles qui sont préparées avec des feuilles nécessitant l’addition de la pâte d’arachide, telles que les feuilles de manioc, les feuilles de niébé, les feuilles d’hibiscus sobdariffa, morenga oleifera, d’une part, et, d’autre part, celles qui sont préparées à base de feuilles séchées : feuilles de baobab, feuilles de balanites aegytiaca. Les jeunes enfants de moins de cinq ans mangent des sauces gluantes qui facilitent l’ingestion de la « boule » de sorgho et amollissent les selles. Ce n’est qu’à l’adolescence que l’enfant déterminera sa propre préférence alimentaire.

En milieu urbain, cette situation résulte d’un manque d’accès à la terre et d’une mauvaise gestion des cultures. Les familles ne peuvent donc pas produire ni acquérir assez d’aliments énergétiques et riches en nutriments dont leurs enfants ont besoin, alors que certains mets ont des valeurs nutritives essentielles pour la croissance de l’enfant (Yadang, 2000). La hausse des prix des denrées alimentaires limite aujourd’hui le nombre de personnes ayant accès à une alimentation de qualité. Avec le phénomène d’urbanisation de la ville, la modernité a eu raison des pratiques culturelles et alimentaires locales. De nos jours, peu de mères, à l’exemple de la photo ci-dessous, utilisent encore cette technique qui consiste à donner la bouillie enrichie à son enfant afin de prévenir toutes sortes de déficits alimentaires que son enfant pourrait avoir.

 

Image 2. Technique traditionnelle de consommation de la bouillie reprise par un relais communautaire (Tchoupno Ndjidda, 10/08/21 à Kaélé)

Dans cette localité, selon nos observations, il est très rare de voir des parents acheter des fruits tels que la banane, les oranges, les pommes, etc. pour l’enfant. Les enfants consomment les fruits de manière saisonnière. Les pratiques hygiéniques ne sont pas non plus respectées au sein de cette communauté. Le lavage des mains avant la préparation du repas de l’enfant et après avoir été aux toilettes n’est pas observé. Seules quelques rares femmes ayant un certain niveau de scolarisation font exception et respectent ces règles d’hygiène. Et même là, le lavage des mains est fait de manière occasionnelle. En outre, dans cette localité, nous remarquons un problème d’assainissement des points d’eau et des puits qui sont généralement non traités. Le niveau de vie est absolument très bas à tel point que la communauté n’arrive pas à s’acheter certains produits alimentaires issus mêmes de leur propre localité à l’instar des tomates, des carottes, des pastèques produites généralement dans les jardins locaux. Toutes ces situations montrent à suffisance que les aliments consommés et les pratiques hygiéniques dans les zones de notre enquête sont inadéquats pour que l’enfant puisse croître dans des conditions satisfaisantes.

Facteurs environnementaux et écologiques

La richesse végétale est considérée comme une matière première et une source d’énergie exploitée et utilisée il y a de cela des siècles par l’être humain pour répondre à des besoins alimentaires. Cependant, dans le Mayo-Kani l’environnement perd de plus en plus son statut de « grenier », car ne couvrant plus les besoins en termes de légumes, puisque l’action de l’humain, à travers les feux de brousse, la déforestation et sa surexploitation a rendu le couvert végétal faible. Les ressources ligneuses et herbacées, cultivées ou spontanées ne fournissent plus aux humains des aliments. Selon Parmentier, le végétal est « la plus ancienne ressource naturelle de l’homme. Il lui a fourni chauffage, outils, nourriture et abri tout au long de son interminable voyage à travers les âges » (1977, p. 1). Aujourd’hui, la végétation a été détruite dans le Mayo-Kani par le feu de brousse. Les chasseurs de petits gibiers sont à l’origine de ce feu qui a embrasé toute la végétation. Cette destruction est la cause du problème d’alimentation de plusieurs ménages, car les légumes et le bois de chauffe fournis par cette végétation ont été ravagés.

Dans le Mayo-Kani, notamment dans la localité de Garey, la sécheresse, la pratique courante des cultures itinérantes sur brûlis, la création des plantations permanentes par la communauté qui cultivent le mil rouge, l’élevage du gros bétail, la coupe abusive du bois de chauffe (généralement par les femmes pour la cuisine et par les bûcherons) en particulier dans la savane aux environs de la ville, le phénomène d’urbanisation et la démographie galopante favorisent le déboisement de cette localité. En effet, Garey subit depuis quelques décennies déjà une succession de troubles climatiques défavorables au maintien d’une bonne sécurité alimentaire dans la zone. Les années de sécheresse (2009 et 2012) ont affecté de manière chronique les stocks de céréales, créant des situations d’insécurité alimentaire en période de soudure. Le septentrion du pays est affecté par de mauvaises conditions de production et de pluies généralement insuffisantes pour la production agricole. La sécheresse apparaît comme un état normal ou passager du sol ou d’un environnement, correspondant à un manque d’eau, sur une période significativement longue. Pour la faune sauvage, la sécheresse est considérée comme un facteur indéniable de la malnutrition dans le Mayo-Kani. Les sécheresses fréquentes et graves dans beaucoup de pays d’Afrique subsaharienne ont eu un impact dévastateur sur les populations et leurs économies. Les populations de la localité de Garey ne font pas exception. Ils se plaignent constamment de la rareté des pluies bien que leur abondance puisse également nuire à la productivité de leurs champs.

Ethnographie du quotidien des enfants malnutri-e-s

On entend par ethnographie une description détaillée du phénomène étudié. Le quotidien est le déroulé de tous les jours, ce qui est vécu au jour le jour. Cette définition s’applique aux enfants malnutri-e-s dont le vécu est caractérisé par des maladies dues à l’absence d’une bonne pratique alimentaire. La recrudescence des disettes s’observe chez les enfants de moins de cinq ans. Ceux et celles qui ont atteint un stade avancé de la malnutrition sont directement suivis par le personnel de santé qui leur donne des compléments alimentaires et nutritionnels (plumpunuts). Ceux et celles atteint-e-s de malnutrition modérée, dont nous avons observé le quotidien, sont généralement pris en charge par leurs parents malgré leur situation financière précaire. Danbé fait partie de ces enfants qui ont atteint un niveau sévère de la malnutrition. Il ne bénéficie cependant pas d’un programme ni d’un suivi par le personnel de santé.

Danbé Youssoupha : quotidien d’un enfant malnutri

Danbé est le prototype de l’enfant malnutri-e parmi ceux et celles auprès desquel-le-s nous avons enquêté sur le terrain. Il vit dans la localité de Doumrou (quartier bordant la ville de Kaélé dans la région de l’Extrême-Nord du Cameroun). Âgé de deux ans, Danbé ne marche pas encore. Cet enfant présente tous les signes caractéristiques d’un enfant souffrant de malnutrition sévère.

Les caractéristiques d’un-e enfant malnutri-e sont généralement reconnues dans la communauté par l’absence de croissance ou de poids, par un amaigrissement visible à l’œil nu et des cheveux roux. Pour le personnel et les relais communautaires sanitaires, les signes de malnutrition s’observent par le biais du périmètre branchial (inférieur à la moyenne) et la présence d’œdèmes, etc. Danbé présente en effet toutes les caractéristiques suscitées.

 

Planche 1. Prise de paramètre anthropométrique de Danbé (Tchoupno Ndjidda, le 19/09/21 à Doumrou)

Sur la planche 1, nous observons un enfant maigre (Danbé), ayant un faible poids. Le périmètre branchial en rouge sur l’image (1) montre qu’il est atteint d’un degré de malnutrition sévère. Son pied sur l’image (2) indique les œdèmes. Lorsqu’on appuie dessus, il laisse des stigmates. Tous ces éléments montrent à suffisance que cet enfant est en situation de malnutrition causée par des pratiques alimentaires inappropriées qui ressortent de son quotidien.

L’observation de son vécu quotidien a permis de constater que Danbé est très attaché à sa mère et toujours pleurnichard. Son apparence fragile ne donne pas envie de le porter à cause de tous les stigmates des maladies qu’il présente. Il refuse lui-même d’être porté par d’autres personnes, même si tous les matins il doit se détacher de sa mère qui doit vendre, au moins pour trois heures de temps, ses beignets de haricots à un carrefour non loin de chez elle. Quand Danbé reste avec les voisines, nous confie sa maman, il passe son temps à pleurer. Les voisines l’aident ainsi pour qu’elle ait un peu d’argent pour résoudre les problèmes nutritionnels de son enfant. Mais elle passe son temps à acheter des pagnes et autres choses. Certaines voisines avouent ainsi être fatiguées de garder cet enfant et le laissent pleurer en attendant sa bouillie à 10 heures. Et c’est ce traitement répété au quotidien qui affaiblit l’enfant au jour le jour. La bouillie de Danbé est généralement constituée, quelques rares fois, de bons ingrédients susceptibles d’aider l’enfant pour sa croissance tels que les arachides, du sucre et d’autres fruits. Elle est généralement préparée sans arachides, sans sucre, sans lait, sans citron ou même sans tamarin. Or certains de ces produits sont disponibles localement. Pendant la période allant généralement d’un mois à cinq ans, l’enfant consomme plus de bouillie que de repas proprement dit. Cette préférence alimentaire impose qu’on lui prête une attention particulière. Pourtant, ce n’est pas le cas pour Danbé. Même s’il reçoit plus ou moins de l’attention, son alimentation reste pauvre en nutriment pour sa croissance. En observant son alimentation pendant trois jours, nous avons remarqué que les éléments qui la composent ne sont autres que ceux consommés par tout le monde en famille. Il mange donc ce que les autres (ses frères et sœurs) mangent également et présente à cet effet tous les signes d’un enfant malnutri.

 

Image 3. Danbé en situation commensale (Tchoupno Ndjidda, le 20/09/21 à Doumrou)

Vers 14h00, comme les autres jours, Danbé mange son repas après que la mère elle-même ait déjà mangé. Comme nous remarquons sur l’image 3, son repas est constitué de couscous du mil rouge accompagné d’une sauce gombo pilé sans aucun autre contenu. Lors de nos entretiens, la mère de Danbé déclare :

Avant, il ne voulait même pas manger, il choisissait ses repas. Il aime les bonnes choses comme la viande. Moi, je n’ai pas les moyens pour acheter ce dont il a besoin. Il doit manger ce qu’on lui donne. Son état de santé était pire que cela. La dernière fois, un relais communautaire m’a demandé de partir avec lui à l’hôpital, mais je n’y suis pas encore allée. Je le ferai puisque tu es là et que tu travailles sur ces enfants malades (entretien avec Amina, 34 ans, le 29/09/21 à Doumrou).

Les maladies attaquent plus rapidement les enfants déjà en situation de malnutrition. Danbé, en plus d’être malnutri, n’a reçu aucun soin sanitaire à cause de la négligence pure et simple de sa mère. Généralement, dans la cour de la concession ou lorsqu’il est chez les voisines, il crée son propre environnement comme beaucoup d’autres enfants malnutri-e-s. Ces enfants, en milieu moundang, sont généralement abandonné-e-s à eux-mêmes ou elles-mêmes. Ils ou elles s’épanouissent parfois avec leurs jeunes sœurs et frères. Ils ou elles sont malades et chétifs ou chétives à vue d’œil, avec un ventre ballonné, une maigreur qui laisse entrevoir leurs côtes. Ces enfants malnutri-e-s sont de plus en plus présent-e-s dans les ménages, dans les familles, voire dans toute la communauté moundang. La malnutrition fait partie du quotidien de ces enfants. Par ignorance ou par absence de bonnes pratiques alimentaires, ils ou elles se trouvent ainsi privé-e-s de leur droit à l’alimentation, à l’éducation, voire de leur droit à la santé.

Appréhension de la malnutrition comme « fait social total »

Le « fait social total » est un concept développé par Marcel Mauss (2002 [1925]). En effet, l’auteur montre que tous les faits sociaux sont connectés les uns aux autres. Ainsi la question de la malnutrition en contexte moundang fait intervenir d’autres faits culturels relatifs au vécu quotidien, à la culture, à la nourriture, à la santé, etc.

Malnutrition et culture

La question de la malnutrition est également culturelle puisqu’il s’agit du comportement humain face à l’alimentation. La communauté moundang considère la malnutrition comme le résultat de la négligence des femmes et du non-respect de la culture. Pour cette communauté, une bonne femme est celle qui s’occupe de ses enfants. Cette bonne pratique devrait être un continuum social et faire partie des mœurs culturelles qui ne devraient pas normalement disparaître. Cependant, avec les mutations, les brassages culturels, l’ouverture aux recettes gastronomiques étrangères et l’absence du dynamisme de la femme, le changement ayant touché toute la société dans sa globalité a enrayé ces bonnes pratiques. La communauté moundang a ainsi perdu quelques-uns de ces repères identitaires.

Malnutrition et aliment

La malnutrition est en réalité connectée au mot aliment ou alimentation, puisque parler de malnutrition sans parler de l’aliment est quasi impossible. La qualité et la quantité des aliments dans la socioculture moundang sont mis en évidence pour comprendre la problématique de la malnutrition. Si l’enfant mange mal ou pas assez, il ou elle court le risque de se retrouver en situation de malnutrition. C’est pour cette raison que l’on dira des enfants malnutri-e-s, dans la langue locale, qu’ils sont des wee syem wal, c’est-à-dire des « enfants malades du repas ». En réalité, les aliments sont indispensables dans la compréhension du phénomène de la malnutrition. Leur qualité déterminera l’état de santé d’un enfant et même de toute une communauté.

Malnutrition et santé

La question de la malnutrition chez les enfants implique notamment l’état de santé de ceux-ci et de celles-ci. Cette corrélation entre la malnutrition et l’état de santé s’expliquerait par la situation financière de la famille. En effet, le sociologue explique ici que notre santé dépend de ce que nous mangeons. Une bonne alimentation suppose une bonne santé et vice-versa. Parler de malnutrition chez les Moundang revient à évoquer en partie les questions de santé. C’est pourquoi l’on dira wee shame (les enfants malades) pour parler des enfants malnutri-e-s. Cette socio-culture se base sur le principe selon lequel bien manger donne de la force et garantit la santé de l’individu, plus particulièrement de l’enfant.

Conclusion

Parvenu au terme de notre réflexion ethno-anthropologique sur le quotidien des enfants malnutri-e-s de moins de cinq ans en pays moundang, nous nous rendons compte que l’on ne peut parler de malnutrition sans évoquer le fait alimentaire, car ces deux éléments sont liés en partie. L’alimentation de l’être humain dépend de son rang social, du contexte et de son environnement. Plusieurs facteurs peuvent expliquer la situation de malnutrition chez les enfants en milieu moundang. C’est un problème lié aux mutations des mœurs culinaires et à la perte de certaines valeurs locales, qui se sont imposées dans la gestion des ménages et font désormais partie du quotidien des enfants. La communauté, les ménages, voire les familles, souffrent tous les jours de la malnutrition de leur progéniture. L’étude de cette situation et des pratiques alimentaires dévoile un tableau holistique de la socioculture moundang et permet d’appréhender cette société dans son ensemble.

Références

Association fraternelle de la traduction de la langue moundang. (2008). Dictionnaire de la langue moundang. Léré, Tchad Bureau/Kaélé, Cameroun.

Garine, I de. (1984). De la perception de la malnutrition dans les sociétés traditionnelles. Anthroplogy of food/Anthropologie de l’alimentation, 24(4/5), 731-754.

FAO, FIDA, OMS, PAM et UNICEF. (2022). L’État de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde 2022. Réorienter les politiques alimentaires et agricoles pour rendre l’alimentation saine plus abordable. FAO. En ligne : https://doi.org/10.4060/cc0639fr

Lazarus, J. (2012). Enjeux de la sociologie de la pauvreté. Seuil.

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