6 Innovations agricoles, accumulation de richesse et idéal de vie chez les Kapsiki

Mouadjamou Ahmadou

Résumé

Dans le cadre du renforcement du capital d’investissement agricole, plusieurs jeunes kapsiki vont en migration saisonnière au Nigéria pendant la saison sèche pour chercher du travail. Ils exercent de manière générale dans les domaines du commerce, du transport et utilisent ce revenu pour renforcer leur rendement agricole. Au fil du temps, certain-e-s ont pu développer leurs propres activités agricoles au point de passer de l’économie de subsistance à celle de marché. Cette dynamique offre un terrain d’observation de la notion d’ascension sociale et de carrière, permettant ainsi aux jeunes kapsiki de transformer leur statut initial d’immigré-e-s économiques pour une nouvelle position dans la stratification sociale, mieux encore, dans la hiérarchie du village. Depuis quelques années, Mogodé fait face à la récurrence et à la recrudescence de l’insécurité qui affectent les secteurs socioéconomique et culturel. Cet article se propose d’analyser cette dynamique évolutive et son impact sur le quotidien des acteurs et actrices ainsi que des défis et enjeux de la construction d’un avenir dans un contexte de troubles. Pour mieux expliquer ces faits, les résultats de nos observations participantes filmiques, antérieures et actuelles, appuyées par la théorie de la dynamique sociale, seront mis à contribution. L’évolution des activités perturbées par l’insécurité rend complexes les opportunités à saisir pour construire un avenir meilleur.

Mots-clés : migration, subsistance, insécurité, opportunité, ascension sociale

Abstract

In the context of building agricultural investment capital, many Kapsiki youths migrate seasonally to Nigeria during the dry season to seek work. They are generally engaged in trade and transport and use this income to increase their agricultural output. Over time, some have been able to develop their own agricultural activities to the point of moving from a subsistence economy to a market economy. This dynamic offers a field of observation of the notion of social and career ascension, allowing young kapsiki to transform their initial status as economic immigrants into a new position in the social stratification, or rather, in the village hierarchy. In recent years, Mogodé has been facing recurrent and increasing insecurity in the socio-economic and cultural sectors. This article aims to analyse this changing dynamic and its impact on the daily lives of the actors, as well as the challenges and issues involved in building a future in a context of unrest. To better explain these facts, the results of our previous and current filmic participant observations, supported by the theory of social dynamics, will be used. The evolution of activities disrupted by insecurity makes the opportunities to build a better future complex.

Keywords: migration, subsistence, insecurity, opportunities, social ascension

Introduction

Le pays kapsiki, situé dans les monts Mandara sud, avec pour capital Mogodé, montre depuis le début des années 2000 des signes de développement socioéconomique. Toute la population y contribue de diverses manières, notamment en ce qui concerne la promotion de la culture kapsiki qui était déjà bien connue à travers le monde du fait de la visite de millions de touristes de différents coins du globe. Le pays kapsiki est une zone agricole dont l’essentiel du paysage se caractérise par des champs en terrasse et un paysage pittoresque parsemé des pics et de végétations changeants en fonction de saison. Parlant d’ailleurs de ce peuple, le prêtre Christian Duriez, qui a vécu longtemps dans la région, dira dans son ouvrage que les Kapsiki sont des habitant-e-s des montagnes qui ne se distinguent pas des autres communautés du nord et du sud des monts Mandara qui les entourent (Duriez, 2002). Il trouve que les Kapsiki sont laborieux et très liés à l’agriculture (ibid.). Van Beek (1987, 2002), à son tour, mentionne des changements notoires sur leur ouverture au monde extérieur. Dans le même ordre d’idées, il m’a été donné de constater des transformations dans la pratique des activités agricoles et du commerce (Mouadjamou, 2005). Karine Bennafla (2002), pour sa part, montre que nombreux et nombreuses sont les Kapsiki qui vivent du commerce transfrontalier.

Dès lors, on peut se demander si le rapport à la terre, en plus de sa riche tradition, ne constitue pas des entrées essentielles qui permettraient de comprendre cette communauté. Ma découverte du pays kapsiki remonte à l’an 2004 et depuis lors, les multiples séjours effectués dans le cadre de mes travaux sur ce peuple m’ont permis d’apprendre et de comprendre plusieurs choses sur leur mode de vie. Cependant, depuis 2014, le climat d’insécurité qui a frappé cette localité affecte les activités économiques, sociopolitiques et culturelles. Sans croiser les bras, les populations ont réagi face à cette instabilité qui semble perdurer. Leur résilience a activé ma curiosité et m’a amené à m’interroger sur les stratégies utilisées par ce peuple pour développer leur agriculture et améliorer leurs conditions de vie en contexte de crise sécuritaire. Pour ce faire, j’ai mobilisé la théorie de la dynamique sociale (Balandier, 1971) dans l’explication des données recueillies lors de mes observations participantes filmiques antérieures et actuelles. En outre, j’y ai mobilisé ainsi l’écoute et la recherche documentaire pour cerner les changements qui s’opèrent dans l’organisation et le fonctionnement du monde paysan kapsiki.

Dynamique du changement dans le domaine agricole

Au début des années 2000, les Kapsiki menaient une vie entièrement paysanne avec une économie de subsistance. Dans chaque concession vivaient parents et enfants qui exerçaient des activités agricoles bien déterminées. Mon séjour dans la concession de Zavra m’a permis d’observer de près et de découvrir de nombreux aspects de leur mode de vie : système de mariage, de croyance et de vie sociopolitique et économique. Chaque membre de la famille tentait de m’y apporter une explication pour rendre plus intelligible le fonctionnement de ces différentes structures. Je suivais les gens qui allaient travailler au champ, au marché et dans les mouvements transfrontaliers. En 2005, je notais déjà un début de transformation, notamment dans la production et la commercialisation des produits récoltés. La fréquence des camions qui partaient de Mogodé, chargés des denrées destinées à la commercialisation, pour les marchés de la partie sud du Cameroun, attestait d’un important flux économique. C’était là le signe d’un début de transformations des exploitations agricoles familiales.

Les exploitations agricoles familiales

Alors que Mogodé était l’une des zones les plus peuplées du pays, je fus très vite frappé par les matinées marquées par des ruelles vides. Peu de boutiques, tenues par des personnes âgées, étaient ouvertes au centre du village. Et pour cause, les mouvements des personnes vers les champs se faisaient très tôt le matin et celui inverse en fin d’après-midi où l’on pouvait voir revenir, en petits groupes, les hommes, les femmes et les enfants. Les travaux champêtres se font généralement en famille en pays kapsiki. Les parcelles étaient divisées et partagées. Une parcelle pour le père où il produit des céréales pour troquer soit contre un autre bien en nature, soit contre un service, soit contre une autre parcelle lui permettant de produire des vivres annuels pour toute la famille. Le nombre de membres d’une même famille constitue une force pour l’exploitation des domaines agricoles familiaux comme le souligne Toulmin :

The size and structure of household at any point of time is the product of several forces. Fertility and morality rates are important determining variables partly under the control and manipulation of household members and they are likely to vary systematically depending on the socioeconomic class of its people. Household is also partly determined by the relative strengths of opposing forces leading either to the formation and cohesion of a large extended group or to its division into several separate units (Toulmin, 1992, p. 255-256).

Le champ représente, au-delà d’un espace de production, le lieu où les jeunes acquièrent une partie de leur éducation. Ils et elles y apprennent non seulement la gestion et le fonctionnement d’un domaine agricole, mais reçoivent également quelques conseils relatifs au savoir-faire, au savoir-être et au savoir-vivre en société. Les hommes forment et prodiguent des conseils aux garçons tandis que les filles écoutent et suivent les pas de leurs mères. Les travaux s’effectuent souvent en chantant avec un rythme cadencé (voir le film à l’aide du QR code).

Image 1. QR code film Zavra (Mouadjamou, 2005)

Pendant plusieurs années, le processus de production agricole est resté traditionnel. Les cultivateurs et cultivatrices utilisaient la charrue pour le labour, la houe pour le semis et le sarclage. Le nettoyage se faisait à la main et la surveillance du champ était assurée par des enfants poussant des cris afin d’éloigner les oiseaux. La bouse de vache était utilisée comme fertilisant.

Image 2. Séance de labour avec une charrue (Mouadjamou Ahmadou, 2004)

Lorsqu’un-e paysan-ne ne se sentait pas bien ou se trouvait dans l’incapacité de travailler seul-e son champ, il ou elle faisait appel à une solidarité collective communément appelée « Sourgha ». Cette solidarité est perçue par Rachel Bale Guengue (2008, p. 25-26) comme un apport socioéconomique qu’une population donne à un individu ou à une famille afin d’améliorer ou de booster sa production agricole. C’est une pratique courante de plusieurs sociétés du Nord-Cameroun qui consiste à regrouper de personnes en vue d’apporter un appui à la production agricole d’un tiers. Cet accompagnement est de plusieurs ordres. Il varie en fonction de la surface à cultiver et de la participation du ou de la bénéficiaire aux « Sourgha » organisés par d’autres familles du village. Le « Sourgha » est très sollicité par des personnes qui sont en incapacité d’exploiter ou de mettre en valeur leurs champs. Cette pratique permet au ou à la bénéficiaire d’exploiter au maximum sa parcelle afin de mieux rentabiliser la production. La personne qui organise le « Sourgha » est tenue de nourrir les participant-e-s pendant cette journée. Elle prépare à manger et à boire. Cette pratique culturelle est un moyen d’accroître le rendement, de garantir les provisions afin de gérer la période de rareté et, dans la mesure du possible, de revendre le surplus des produits à d’autres fins.

Les innovations agricoles

À Mogodé, de nos jours, les populations utilisent progressivement les techniques de culture des céréales modernes caractérisées par l’utilisation des engrais chimiques, contrairement aux bouses d’animaux qui servaient de fertilisant auparavant. L’introduction des techniques d’agriculture modernes est une résultante des rapports des populations locales avec les missionnaires européen-ne-s et de leurs multiples voyages en direction du Nigéria où ils ou elles ont découvert, observé et copié toutes sortes d’innovations qu’ils ou elles ont reproduites dans leur système agricole. C’est cette dynamique que Georges Balandier (1971) a qualifiée de force du dehors qui facilite l’amélioration des conditions de vie. Les missionnaires installé-e-s à Mogodé ont enseigné aux paysan-ne-s, dans les églises, les techniques modernes d’amélioration de la productivité de diverses céréales.

Grâce à son rapprochement avec les missionnaires chrétien-ne-s, Zavra par exemple, chef de famille qui m’a servi de repère dans le cadre de cette recherche, a abandonné en partie ses croyances traditionnelles pour se convertir au christianisme dans le but de bénéficier de leurs techniques agricoles. Il affirme à cet effet que

Les missionnaires chrétiens sont proches des populations kapsiki à cause de l’action humanitaire qu’ils font en réunissant des experts européens ou africains et des populations locales pour leur apprendre comment moderniser l’agriculture et, par conséquent, produire une grande quantité de marchandises (entretien avec Zavra, mai 2004).

Dans le relief hostile du pays kapsiki, avec des pistes en pente parfois raides, Zavra a utilisé, pendant des années, des ânes pour le transport des marchandises, notamment des fertilisants et herbicides, en provenance des marchés nigérians pour le Cameroun, afin d’accroître sa production agricole. Les produits agricoles que les paysan-ne-s cultivent ne sont pas exclusivement réservés aux résident-e-s de Mogodé. Ils sont également exportés vers les marchés extérieurs. Il faut noter que la production de subsistance régresse au profit de la culture de rente. Les paysan-ne-s ne pensent plus à cultiver pour manger, mais plutôt pour vendre. Le choix de ce que l’on va produire repose, à cet effet, sur la plus-value de certains produits de rente très sollicités dans les marchés. Cette politique agricole locale impacte ainsi les habitudes alimentaires des populations et la gestion des foyers, car beaucoup de familles aujourd’hui achètent ce qu’elles vont manger et revendent ce qu’elles ont produit. Cette attitude amène à s’interroger à la fois sur la sécurité et sur l’efficacité des innovations dans l’agriculture dite traditionnelle. Les dynamiques externes, à l’instar de l’utilisation des intrants agricoles et de l’aide des expert-e-s européen-ne-s, reçues dans les églises chrétiennes et de certaines Organisations non gouvernementales, la forte demande en céréales du Nigéria et des commerçant-e-s camerounais-es (Bamiléké et Haoussa) venant de la partie méridionale du Cameroun ont contribué à augmenter et à diversifier brusquement les productions paysannes. Ils ont ainsi permis d’accroître considérablement le flux des activités économiques.

Image 3. Zavra utilisant les fertilisants dans son champ (Mouadjamou, juin 2010)

De l’agriculture au commerce

Au fil du temps, les paysan-ne-s de Mogodé se sont progressivement intéressé-e-s au commerce transfrontalier et informel de petite ou de grande taille. Le passage de l’économie de subsistance à celle de marché a poussé la population vers un nouveau défi : celui de mener une vie économique dans un village certes paysan, mais entièrement globalisé[1]. À une certaine époque, le commerce était l’apanage des seuls commerçants musulmans, à l’instar d’Alhadji Zra Doua et Alhadji Mamoudou, qui détenaient le monopole des marchés et disposaient d’un statut de grands commerçants ou de grands hommes d’affaires au sein de la communauté kapsiki. Mais aujourd’hui, les jeunes et les femmes de toutes les religions en sont devenu-e-s des acteurs et actrices économiques respecté-e-s. Jadis rattaché l’islam, le commerce a connu sa part de dynamique et a joué un rôle important dans le rapprochement des peuples de la région comme le soulignent Grégoire et Labazée :

De nombreux auteurs se sont déjà penchés sur ces relations entre islam et commerce et ont montré comment le premier a été véhiculé par le second en Afrique de l’Ouest, certains commerçants étant en contact, à travers le commerce transsaharien, avec les négociants arabes d’Afrique du Nord. À Maradi aussi, l’accumulation marchande et islamisation furent non seulement étroitement liées, mais l’islam fut également – et est encore – un moyen pour les riches marchands de se forger une identité propre (Grégoire et Labazee, 1993, p. 86).

Les nouveaux acteurs et les nouvelles actrices, qui ont investi le domaine économique dans le pays kapsiki, ont permis à la zone de passer du stade de l’économie de subsistance à celui de l’économie de marché.

De la subsistance à l’économie de marché

En pays kapsiki, chaque village dispose d’un marché hebdomadaire. La mobilisation y est importante en ce qui concerne les fréquentations ou les retrouvailles. Le commerce est organisé et animé à partir des concessions familiales. Dans un ménage kapsiki, il n’est pas aisé de déterminer le nombre de personnes appartenant à une même famille. Il y a beaucoup d’enfants dont certain-e-s peuvent ne pas être des natifs ou natives de la famille dans laquelle ils ou elles vivent puisque les proches parents s’échangent des enfants (cousin-e-s, neveux, nièces, petit-fils ou petites-filles, etc.). Pour comprendre et expliquer la dynamique des activités commerciales, je me suis focalisé sur l’implication des familles et l’utilisation des ménages comme unité de production et de consommation. Il m’est apparu que les hommes tout comme femmes, les filles et les garçons se faisaient majoritairement de l’argent par bais du petit commerce.

Les sphères économiques sont en réalité variées en pays kapsiki. Il existe une sphère de cash et une sphère de non-cash. La sphère monétaire est le domaine du cash. C’est dans ce domaine où les gens échangent des biens contre de l’argent. Il s’agit notamment de la forme d’échange la plus courante dans le village. La sphère non monétaire est le domaine d’échange où l’argent n’intervient pas. Il peut s’agir de biens échangés contre d’autres biens ou contre un service comme on peut le retrouver chez Fredrik Barth :

One that embraces a large variety of material items, including also a monetary medium, and is associated with the market place facilities; and another that exists for the exchange of labour and beer […] They thus would seem to fit well the definition of spheres given in Bohannan and Dalton […], i.e. they each constitute a set of freely exchangeable material items and services (Barth, 1981, p. 163).

Image 4. Zavra en route pour le transport des marchandises du Nigéria (Mouadjamou, mai 2004)

À Mogodé, Zavra et ses épouses, ainsi que d’autres personnes, agissent dans la sphère monétaire où l’échange se fait avec du cash. La base de l’économie est dominée par les produits agropastoraux. L’enclavement de cette localité, du fait de son relief hostile, rend difficiles les mouvements des personnes et des biens. Le transport des marchandises et la liaison des commerçants d’un marché à un autre se faisaient jusqu’en 2005 à dos d’ânes. Ce sont de jeunes paysans disposant des ânes qui assuraient la liaison entre commerçant-e-s nigérian-e-s et camerounais-es (Mouadjamou, 2005). Autour de l’année 2010, le développement de la production agricole avec pour corollaire le flux de produits à transporter a favorisé l’insertion des engins motorisés tels que la motocyclette, le tricycle et les voitures.

Image 5. Transporteur des marchandises en route pour Mogodé (Mouadjamou, avril 2010)

Cette évolution de l’usage de l’âne à celui de la moto a favorisé l’émergence de nouveaux métiers au village. Il s’agit en l’occurrence des métiers de taxi-brousse, de moto-taxi et de transporteur par tricycle qui font désormais partie du tissu économique de Mogodé. Sur l’initiative du jeune commerçant Alim Zra et en accord avec le lamido et d’autres dignitaires et élites de Mogodé, l’aménagement par les populations de deux pistes transformées en routes reliant Mogodé aux villages voisins du Nigéria a facilité le transport des personnes et des marchandises alors que cela se faisait à dos d’ânes ou à pied il y a quelques années. Chaque jour, de nouvelles motos arrivent en provenance du Nigéria. Ceux qui en achètent assurent généralement le transport en commun à l’intérieur ou hors du village, en fonction des sollicitations des client-e-s. Plusieurs jeunes, qui quittaient le village auparavant pour aller en aventure, ont fait de ce type de transport leur principal métier. La transformation induite par cet engin en zone sahélienne est décrite par Christian Seignobos (2012) qui parle même d’une sorte de révolution provoquée par la moto chinoise en zones urbaine et rurale.

Migration saisonnière et constitution du capital d’investissement

La vie à Mogodé présente des contraintes liées à la production. Jadis, le travail qui se faisait à la main ne donnait que de maigre récolte juste pour la subsistance des familles. Pour pallier cette insuffisance, beaucoup des jeunes font des migrations saisonnières en direction du Nigéria. Ils et elles y vont à la rencontre des Kapsiki vivant de l’autre côté de la frontière, mais aussi parce qu’ils et elles maîtrisent la langue haoussa parlée par plusieurs personnes vivant dans ces localités. Une fois au Nigéria, les jeunes cherchent généralement du travail sans préférence. Les jeunes gens se proposent généralement d’être gardiens de nuit dans les boutiques, chargeurs dans les agences de voyage, serveurs ou plongeurs dans des restaurants, manœuvres dans les champs. Ils y restent pendant toute la durée de la saison sèche. Ils retournent à Mogodé dès l’annonce des premières pluies. La migration saisonnière ne concerne pas seulement les hommes. Les femmes sortent également du village en direction des villes du Cameroun, les plus proches du village, dans le but de chercher de l’argent. Elles se proposent d’être des dames de ménage, des baby-sitters et des employées de restaurant (entretien avec Dibamba, Mogodé, décembre, 2020). Elles partent en groupes ou seules, laissant derrière elles des enfants et parfois leurs époux lorsque ceux-ci sont très âgés, à la quête de moyens qu’elles utiliseront ensuite pour subventionner leurs activités agricoles.

Les intrants agricoles et l’accroissement de la production

Des transformations tout aussi significatives ont pu être observées dans le domaine agricole. L’on peut citer notamment le passage d’une agriculture élémentaire caractérisée par l’usage des bêtes de somme pour le labour à l’emploi des pesticides et autres intrants agricoles dans l’optique d’améliorer la production. Les paysan-ne-s de Mogodé sont donc progressivement passé-e-s d’une agriculture de subsistance à une agriculture de rente. La conséquence immédiate est la mutation de cette société paysanne essentiellement rurale à une société semi-rurale, développant une économie de marché au début des années 2005 (Mouadjamou, 2005).

Le passage de l’économie de subsistance à l’économie de rente a transformé le village paysan en village marché. Plusieurs dynamiques externes et internes comme définies par Georges Balandier ont permis d’introduire ces innovations et de créer de nouvelles valeurs. Ainsi, il est important de mentionner que ces phénomènes ne sont pas un fait de hasard et ne peuvent donc être considérés comme quelque chose d’accidentel (Balandier, 1971, p. 9). Les acteurs et actrices du changement social et du développement à Mogodé se mobilisent pour booster le développement socioéconomique du village. Dans ce parcours, la politique, la religion, l’espace et le temps sont mis à contribution et ils ou elles s’appuient sur l’existant pour moderniser leur quotidien et développer leur économie. Les entrepreneurs et entrepreneuses émergent désormais de toutes les couches sociales et apportent des changements considérables dans leur environnement. Cette mutation concerne aussi bien leur façon de cultiver, de s’organiser et d’améliorer leurs productions selon des stratégies qu’ils et elles élaborent. En dépit d’importants risques sécuritaires dus à la secte terroriste Boko Haram depuis 2014[2], les populations de Mogodé essayent de s’adapter malgré bon gré.

Modernité et changement des valeurs sociales

À Mogodé, la vie sociopolitique et économique, bien que démocratisée, reste dominée par des commerçant-e-s, majoritairement musulman-e-s, qui organisent le commerce tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. Les richesses accumulées par cette catégorie de personnes ont ainsi favorisé leur ascension dans le domaine politique. Le renforcement de la capacité de production par l’appui de l’église chrétienne a également favorisé l’émergence d’un nouveau groupe de producteurs et productrices qui ont rejoint la classe d’hommes et de femmes d’affaires. Cette ascension leur a permis de s’insérer dans le milieu politique. La modernisation de l’agriculture dans ce milieu pose le problème de l’articulation des valeurs externes et internes dans la transformation sociale. Le contact avec les humanitaires et les missionnaires européen-ne-s a apporté de nouvelles valeurs sociales, économiques et, par extension, politiques.

En face des dynamiques externes impulsées par les musulman-e-s dans le domaine économique et politique et par les chrétien-ne-s dans le domaine agricole, les Kapsiki s’ouvrent, émergent et acquièrent de nouvelles valeurs, de nouveaux statuts et jouent désormais de nouveaux rôles. Toutefois, les Kapsiki convoquent, dans des contextes spécifiques, leur tradition pour réglementer la vie sociale. Dans le processus d’assimilation de nouvelles valeurs, ils et elles ont pris le soin de combiner l’existant aux innovations et comportements exogènes. Les éléments culturels exogènes ne sont pas suffisamment assimilés ni complètement installés dans les mœurs de la population. Certes, la transmission des savoirs locaux, qui renvoie à l’ensemble d’expériences que les anciens transmettent aux jeunes générations, a tenté de rester intacte, mais la manière de faire, de voir, de sentir, etc., qui relève d’un legs ancestral, a également subi des influences du temps.

De l’articulation entre les valeurs locales et les valeurs modernes émergent ainsi un nouveau système et un mode de vie hybride qui n’est ni celui implémenté par les locaux (musulman-e-s et chrétien-ne-s) ni celui imposé par la colonisation occidentale. Dans la mesure où le processus en jeu se base essentiellement sur leurs propres valeurs, ce système ne serait donc pas une rupture avec leur passé, mais une continuité voulue par ce peuple. La vie au sein de la communauté kapsiki a certes connu des bouleversements qui ont déstabilisé les anciennes valeurs, mais celle-ci garantissent toujours, dans une certaine mesure, la cohésion des champs sociaux locaux dans le domaine de l’agriculture, de l’économie de subsistance, de la socialisation des jeunes, de l’économie de marché et de la politique.

Conclusion

Il apparaît, au terme de ces analyses, que le peuple kapsiki a subi une influence hautement externe qui l’a placé au cœur du processus de mondialisation au travers des activités économiques que ses membres exercent dorénavant. Cependant, le défi actuel est de maintenir cette stabilité économique dans un contexte global où tout semble changer très rapidement. Les structures des rapports transfrontaliers ont été modifiées et le système administratif reconfiguré au moment où l’ouverture du village Mogodé au monde extérieur s’est effectuée par le biais du commerce; bouleversant ainsi les us et coutumes locaux. Ce changement s’apparente à ce que Boudon, définissant les raisons d’un changement social, décrit ainsi qu’il suit :

The change appears as a consequence of either the structure of systems of interaction or as the effects (outcomes) produced by this structure. Of course, change can in reality frequently have an exogenous origin. It is then the consequences of a change which takes place at the level of environment (Boudon, 1981, p. 129).

Bien que cette réflexion soit générale, elle permet néanmoins de comprendre dans l’ensemble le processus de changement survenu chez les Kapsiki et le système actuel qui n’est que le résultat de plusieurs facteurs et mutations. Il est, de ce fait, possible d’en saisir les ruptures et les transformations.

Références

Bale Guengue, R. (2008). The sourga within the socio-economic life of Père people living in the plain of Mayo-Baleo: Nothern Cameroon [Master]. University of Tromsø.

Balandier, G. (1971). Sens et puissance. Presses Universitaires de France.

Barth, F. (1981). Process and Form in Social Life. Routledge.

Bennafla, K. (2002). Le commerce transfrontalier en Afrique centrale : acteurs, espaces, pratiques. Karthala.

Boudon, R. (1981). The Logic of Social Action. Routledge.

Duriez, C. (2002). À la rencontre des Kapsiki du Nord-Cameroun. Regards d’un missionnaire d’après Vatican II (1961-1980). Karthala.

Grégoire, E. et Labazée, P. (1993). Grands commerçants d’Afriques de l’Ouest. Karthala et ORSTOM.

Mouadjamou, A. (2005). Zavra, a passer in kapsikiland [Ethnographic Film]. Couleur, 26 mn.

Seignobos, C. (2012). La moto chinoise : une révolution urbaine et rurale. Dans S. Baldi, G. Magrin, O. Langlois et C. Raymond, Les Échanges et la communication dans le bassin du lac Tchad (p. 243-262). Actes du colloque de Naples du réseau Méga-Tchad, 13-15 septembre.

Toulmin, C. (1992). Cattle, Women and Wells. Managing household survival in the Sahel. Clarendon Press.

Van Beek, W. E. A. (2002). Kapsiki Beer dynamics. Réseau Méga-Tchad.

Van Beek, W. E. A. (1987). The Kapsiki of the Mandara Hills. Waveland Press.

Sources orales

Nom et Prénom Âge Ethnie Profession
Dibamba Yama 45 ans Kapsiki Commerçante
 Zavra 55 ans Kapsiki Commerçant
Haman Tize 65 ans Kapsiki Guérisseur traditionnel

  1. Nombre de village kapsiki sont alimentés par l’énergie solaire pour pallier l’absence d’électricité fournie par l’État ou la fréquence régulière du délestage. Beaucoup de personnes ont une connexion Internet et des antennes paraboliques pour capter des chaînes de télévision nationales et étrangères.
  2. La crise sécuritaire a considérablement bouleversé l’élan du développement dans cette localité. Il y a eu les coupeurs de route au départ, ensuite le phénomène Boko Haram et maintenant les autres bandits kidnappeurs et voleurs de bétail.

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