10 La contrebande transfrontalière : une leçon d’intégration régionale par le bas dans les monts Mandara?
André Ganava
Résumé
L’intégration économique régionale désigne le processus par lequel les États réduisent progressivement les formes de différenciation entre les économies nationales en stimulant la libre circulation des biens et des personnes entre les pays géographiquement proches. En dépit de l’intérêt que lui accordent les discours politiques, sa matérialisation sur le terrain reste très peu effective. Par contre, certaines populations frontalières, à la base, semblent avoir évolué dans ce processus d’intégration à travers le mouvement des personnes et des biens qui se font au détriment des différentes restrictions institutionnelles. Malgré l’insécurité qui caractérise actuellement la région de l’Extrême-Nord du Cameroun, cette zone apparaît comme le théâtre d’une véritable intégration économique régionale « par le bas ». Cette intégration est principalement fondée sur la contrebande transfrontalière animée par des réseaux marchands qui remettent en cause les cloisonnements géopolitiques hérités de la colonisation. En se basant sur les résultats de nos observations et des entretiens avec les populations de Mokolo dans les monts Mandara, une zone transfrontalière entre le Cameroun et le Nigéria, nous étudions dans cet article les fondements de la contrebande transfrontalière dans cette localité et sa perception par les populations locales.
Mots-clés : contrebande transfrontalière, économie, intégration sous-régionale, Cameroun, Nigéria
Abstract
Regional economic integration refers to the process by which states progressively reduce the forms of differentiation between national economies by stimulating the free movement of goods and people between geographically close countries. In spite of the interest given to it in political discourse, its materialisation on the ground remains very little effective. On the other hand, some border populations, at the grassroots level, seem to have evolved in this process of integration through the movement of people and goods, which are done to the detriment of the various institutional restrictions. Despite the insecurity that currently characterises the Far North region of Cameroon, this zone appears to be the scene of a genuine regional economic integration ‘from below’. This integration is mainly based on cross-border smuggling driven by merchant networks that challenge the geopolitical divisions inherited from colonisation. Based on the results of our observations and interviews with the people of Mokolo in the Mandara Mountains, a cross-border area between Cameroon and Nigeria, this paper examines the foundations of cross-border smuggling in this locality and its perception by the local population.
Keywords: cross-border smuggling, economy, sub-regional integration, Cameroon, Nigeria
Introduction
Au lendemain de leur accession à l’indépendance, la plupart des États africains se sont donné pour objectif de s’inscrire dans un processus de développement économique. L’un des axes de cette ambition a consisté à mettre en œuvre une politique d’intégration régionale et/ou sous-régionale à travers la création des espaces économiques supra-étatiques, des marchés communs compétitifs et concurrentiels basés sur la libre circulation des biens et des personnes (Sommo Pende, 2010). Les efforts entrepris depuis plusieurs décennies ont permis d’établir des arguments théoriques et pratiques qui démontrent le potentiel prometteur de cette initiative en termes de développement économique. L’intégration économique régionale joue un rôle fondamental pour stimuler la mobilité des personnes et des biens entre les pays, appuyer des activités créatrices d’emplois et partager les bénéfices de la croissance et une prospérité plus large. Cependant, en dépit des progrès réalisés çà et là en faveur d’un développement collectif et harmonieux, force est de constater que la libre circulation des biens et des personnes entre les États africains reste très peu effective.
Sur la base des observations directes que nous avions faites et des entretiens menés avec certain-e-s acteurs et actrices économiques, et les populations dans la ville de Mokolo, nonobstant l’absence des accords officiels entre les pays voisins, il nous a été donné de constater que l’intégration socio-économique est effective entre les populations locales transfrontalières. Elle est certes structurée autour des activités et des pratiques informelles, mais elle reste une réalité plus ou moins ancienne qui caractérise la vie des populations de Mokolo en particulier, celles des monts Mandara en général. Ce qui, du point de vue institutionnel, est qualifié de contrebande et donc d’activités illégales, semble être la manifestation d’une intégration socio-économique par le bas. Quels sont les fondements de la contrebande dans cet espace transfrontalier? En quoi la contrebande peut être considérée comme une intégration régionale par le bas? Telles sont les questions qui guideront notre réflexion. Le concept de norme pratique de Sardan (2014) pourra nous guider dans l’analyse de cette forme de régulation socio-économique par le bas. La thématique de la contrebande transfrontalière à l’Extrême-Nord Cameroun a déjà été abordée par plusieurs chercheurs et chercheuses en sciences sociales à l’instar de Djanabou Bakary (2009), Fodouop (1998), Mohamed (2016), etc. La particularité de notre travail réside principalement dans son approche qui s’intéresse, sur la base d’un corpus visuel, à la manière dont une activité économique illégale est exploitée par les masses populaires pour assurer leur épanouissement socio-économique, dans un contexte de pauvreté et de chômage.
La contrebande transfrontalière et ses fondements dans les monts Mandara
La contrebande transfrontalière renvoie ici à celle de petite échelle qui se pratique dans les zones frontalières, profitant des rapports socio-économiques ou historiques qui existent entre les populations situées des deux côtés des frontières entre le Cameroun et le Nigéria, notamment dans la partie septentrionale du Cameroun. Il s’agit davantage de la contrebande pratiquée par les populations des localités riveraines, des différents corridors routiers et des entrées routières dans les monts Mandara, zone située à cheval entre les deux pays. Elle se distingue de la contrebande structurée pratiquée par des commerçant-e-s professionnel-le-s disposant d’un chiffre d’affaires conséquent.
Des efforts et stratégies conjoints visant à contrôler cette activité sont constamment développés, par les deux États voisins, mais cette pratique s’est érigée dans ces zones en véritable stratégie d’adaptation et d’insertion socio-économique. De Boukoula à Ashigachia, en passant par Bourha, Mogodé, Mabass, Ldubam, Dinglding, Tourou, Koza, Mokolo, etc., la contrebande transfrontalière occupe une place importante en ceci qu’elle représente une importante activité génératrice de revenus pour les populations. La proximité de ces localités avec les villes du Nigéria telles que Mubi, Madagali, Bama et Maïduguri est certes l’un des mobiles qui incitent certaines personnes à faire de la contrebande, mais le faible revenu dû à l’environnement peu propice à la variation des sources de richesse en est aussi un autre. Dans une étude menée dans la zone, Fodouop situe l’activité de la contrebande à l’origine des échanges commerciaux entre le Cameroun et le Nigéria :
Depuis leur origine, les échanges commerciaux entre le Cameroun et le Nigéria se font essentiellement par le biais de la contrebande. Après avoir été interrompue entre 1967 et 1970 par la guerre de sécession biafraise, cette contrebande a repris progressivement et a atteint ces dernières années une grande ampleur, en dépit des mesures prises par les gouvernements camerounais et nigérian pour la combattre. Elle n’offre pas seulement de nombreux emplois, mais elle assure aussi à ses hommes des revenus confortables. Elle est l’occasion d’une intense circulation des personnes, des marchandises et des capitaux qui suivent deux itinéraires : la voie terrestre et les voies d’eau maritime, fluviale ou lacustre (Fodouop, 1998, p. 5).
Ce passage témoigne une fois de plus le fait que la contrebande transfrontalière fait partie intégrante des activités socio-économiques de certaines populations dans les zones frontalières de l’Extrême-Nord Cameroun et ce, même du côté du Nigéria.
La proximité socioculturelle comme facilitateur de contrebande
Le nord du Cameroun présente une grande proximité avec le nord-est du Nigéria sur les plans historique, religieux, socioculturel, linguistique, ethnique et commercial. Les deux pays ne sont pas séparés par une frontière au sens classique, mais partagent, sur le plan humain, les mêmes populations de part et d’autre. Des deux côtés, on trouve généralement les mêmes groupes ethniques (Kanuri, Haoussa, Glavda, Mafa, Mandara, Peuls…), les mêmes familles et parfois les mêmes villages. L’homogénéité culturelle par endroits, pourrait-on dire avec Eyebiyi (2016, p. 84), aurait favorisé l’instauration d’un continuum linguistique et socioculturel qui facilite un minimum de relations de confiance nécessaires à la conduite des affaires commerciales. Sur le plan historique, la partie septentrionale du Cameroun a toujours vécu dans la mouvance du commerce transsaharien dont le centre se trouvait au Nigéria septentrional (célèbres agglomérations de Kano, Sokoto, Katsena et dans une moindre mesure Maïduguri).
L’activité commerciale était, par le passé, essentiellement animée dans la région de l’Extrême-Nord Cameroun par les populations musulmanes (les Foulbés, les Haoussa, les Arabes Choa, les Kanouri), tandis que l’agriculture de subsistance et l’artisanat étaient le domaine de prédilection des ethnies montagnardes (Mafa, Mofu, Hidé, Margui, Mouktélé, Podokwo, Ouldémé, Mada, etc.). Mais, au fils des ans, on note le passage de l’ancien mode de vie, fondé sur l’agriculture d’autosubsistance, au nouveau mode, basé sur la circulation de l’argent qui implique la reconversion des populations paysannes montagnardes dans le commerce.
Le commerce n’est plus donc l’apanage d’une ethnie spécifique dans cette partie du pays. Toutefois, les affinités ethniques jouent un rôle important dans l’accès à l’exercice de la profession de commerçant-e transfrontalier-e. Elles sont sources des connaissances implicites essentielles au contournement des restrictions et barrières politiques et fiscales liées à la mobilité des personnes et des biens. Elles facilitent les échanges commerciaux en réduisant les risques et les incertitudes le long du corridor, en améliorant l’accès à l’information.
En somme, tous ces facteurs, basés sur les relations historiques, les rapports ethniques ou culturels, participent à forger un sentiment d’unité économique au sein des populations riveraines à la frontière entre le Cameroun et le Nigéria dans les monts Mandara. Les caractéristiques sociales sont d’autant plus importantes qu’elles sont une prédisposition incontestée à la négation de la frontière et de tout ce qui concerne les modalités de la libre circulation des personnes et des biens dans cet espace transfrontalier. Elles constituent un atout favorable à l’exercice de l’activité commerciale et, de façon parallèle, à la pratique de la contrebande dans la zone. La contrebande transfrontalière est ici considérée comme un moyen pour la population d’accéder aux produits de première nécessité à moindre coût.
De l’accessibilité aux produits de première nécessité grâce à la contrebande
En nous basant sur certaines déclarations des habitant-e-s des villes frontalières, comme la ville de Mokolo par exemple, le développement croissant de petits commerces informels et illicites (à côté des échanges commerciaux légaux) avec le Nigéria voisin contribue au développement de la région. Ceci est perceptible à travers, d’une part, la mobilité socioprofessionnelle de certains jeunes dans le domaine du commerce. D’autre part, il se traduit par l’accès facilité par les voies de la contrebande aux produits de première nécessité (matériaux de construction, équipements électroniques…) pour les couches sociales défavorisées. C’est le point de vue que partage Maliki Hassana, un enseignant du secondaire de la ville de Mokolo qui nous présente son expérience en ces termes :
Je ne suis jamais allé au marché acheter le ciment et les feuilles de tôle pour la construction de ma maison. Je m’entends avec les jeunes de mon quartier qui font la navette à moto entre Mubi au Nigéria et Mokolo. J’achète le sac de ciment à 5 000 F CFA chez eux. Localement, ça coûte 6 500 F CFA, souvent plus. J’économise donc 1 500 F CFA par sac. Eux aussi gagnent 1 000 F CFA par sac, car ils achètent le sac à moins de 4 000 F CFA du côté du Nigéria. Ils chargent généralement six à huit sacs par voyage. Ils peuvent faire jusqu’à trois tours par jour. À la fin de la journée, en fonction de la demande, un contrebandier a la possibilité d’économiser entre 15 000 et 20 000 F CFA. Ce qui n’est pas mal en termes de revenu journalier[1].
Le sentiment selon lequel la misère aurait été plus grande dans le « Grand Nord du Cameroun en général et à l’Extrême-Nord en particulier si cette partie n’était pas rattachée au Nigéria » gagne l’esprit de toutes les générations et de toutes les catégories sociales. Comme le souligne Yanoussa, un habitant de Mokolo :
La vie est encore possible à Mokolo grâce au Nigéria. Les prix des produits de première nécessité (des denrées alimentaires aux articles vestimentaires en passant par les matériaux de construction) connaissent continuellement des flambées vertigineuses sur le marché. Par exemple, le sac de ciment produit au Cameroun coûte 6 500 F CFA, mais le ciment de contrebande venant du Nigéria coûte moins de 5 000 F CFA, soit une différence de 1 000 F CFA. Le litre de carburant coûte 6 00 F CFA à la pompe, mais le carburant de contrebande coûte 350 F CFA, pratiquement la moitié du prix à la pompe. Il en est ainsi pour presque tous les articles tels que les feuilles de tôle, les pièces de pagne, l’huile de cuisine, pour ne citer que ceux-là[2].
Ainsi, malgré les contraintes douanières, les commerçant-e-s camerounais-es de la partie septentrionale du pays préfèrent se ravitailler du côté du Nigéria en mettant à profit les différents atouts sociologiques ou historiques évoqués ci-dessus. Les taxes et droits de douane sont faibles, voire inexistants au Nigéria et élevés au Cameroun, les deux pays n’ayant pas la même politique dans ce domaine. Il en résulte des différences de prix considérables, pouvant aller du simple au double, pour les produits industriels et les marchandises importées. Une telle situation favorise considérablement la contrebande transfrontalière que les multiples postes douaniers camerounais n’arrivent pas enrayer.
Il est donc avantageux pour les populations frontalières d’acheter dans les marchés nigérians, Mubi ou Madagali, des produits destinés à leur propre consommation. Elles peuvent ainsi se procurer à bon compte des tôles pour couvrir leurs cases, des postes téléviseurs, des motocyclettes, des pagnes et vêtements, des cuvettes et casseroles. Mais, certain-e-s ne s’arrêtent pas là. Quoi de plus facile en effet pour un-e frontalier-e que de faire acheter, par un-e ami-e ou un-e parent-e d’un village nigérian voisin, des marchandises qu’il ou elle entreposera chez lui ou elle, avant de les faire passer clandestinement la frontière pour aller les revendre sur les marchés voisins, réalisant à la clé de bons bénéfices (Hallaire, 1989, p. 592). C’est par exemple le cas des jeunes des villages frontaliers tels que Ldamang, Ldubam, Tourou qui achètent les marchandises à Mubi ou à Madagali, au Nigéria, et viennent les revendre à quelques kilomètres de chez eux ou elles à Mokolo au Cameroun. La plupart de ces marchandises sont acheminées dans cette ville en contrebande à l’aide des motos. À propos, un de nos informateurs Maliki résidant sur place, nous a fait comprendre ce qui suit :
Actuellement, beaucoup de jeunes originaires de ces villages frontaliers au Nigéria ont à eux seuls une rangée d’une dizaine de boutiques dans le marché central de Mokolo où sont vendus essentiellement les produits d’origine nigériane, contrairement à d’autres échoppes où l’on trouve les produits d’origines diverses. Ils passent généralement la journée dans leurs échoppes à Mokolo et repartent chez eux en fin de soirée avec des produits locaux rares qu’ils revendent du côté du Nigéria. Ils reviennent le jour suivant de bonne heure avec de petites quantités de marchandises dissimulées sur leur moto pour ravitailler leur boutique du côté du Cameroun[3].
À travers cette activité a priori illégale, l’on déduit qu’il est question d’une mise en valeur des opportunités économiques entre les pays voisins. Ces différentes transactions des populations transfrontalières sont une parfaite illustration d’intégration socio-économique par le bas entre le Cameroun et le Nigéria. Si du côté du Nigéria, l’activité commerciale avec la partie septentrionale du Cameroun repose plus sur l’exportation des produits manufacturés, du côté du Cameroun, les ressources économiques en direction du Nigeria reposent plus sur l’écoulement des produits locaux. Les populations des monts Mandara sont de plus en plus insérées dans l’économie de marché grâce à cette activité. Les produits alimentaires tels que le voandzou (pois de terre), le souchet, autrefois destinés exclusivement à l’autoconsommation familiale et cultivés par les femmes sur des micros parcelles, sont devenus des cultures commerciales d’appoint qu’elles écoulent vers le Nigéria. Le coton, l’arachide et les oignons constituent les principales cultures de rente. L’élevage joue aussi un rôle important dans l’activité économique des communautés où il se pratique. C’est ainsi qu’une bonne partie de ces produits sont exportés, parfois à travers des voies frauduleuses, vers le pays voisin. À titre d’illustration, malgré l’interdiction formelle de l’exportation des produits céréaliers (riz, coton, mil, maïs), les paysan-ne-s, grâce à des circuits informels, parviennent à faire traverser ces produits du côté du Nigéria.
Il convient de rappeler ici que les circuits informels ne reposent pas que sur les stratégies des populations transfrontalières. Ils bénéficient souvent des complicités des agents de contrôle. Ceci grâce au principe du « droit de passage » généralement instauré au niveau des barrières frontalières. Il s’agit d’une rétribution arbitraire payée aux officiels de l’État sur la route par les commerçant-e-s ou les contrebandier-e-s. C’est par ce concept que ces dernier-e-s désignent souvent cette taxe non enregistrée qu’ils ou elles payent pour traverser la barrière avec leurs marchandises (Ganava, 2001, p. 197).
La contrebande semble profiter ici à la population locale au détriment de l’État et du commerce officiel. Outre celle-ci, le contrebandier ou la contrebandière à son tour en profite pour se faire un revenu. À la fin, chaque partie trouve son compte, s’il ou elle parvient à échapper aux mailles des filets tendus par les institutions ou les services en charge du contrôle des mouvements des personnes et des biens au niveau des frontières. Le petit commerce transfrontalier informel est une providence naturelle, un levier économique sur lequel repose la vie d’une bonne partie de la population dans les monts Mandara. La contrebande à petite échelle ou le petit commerce légal ou illégal apparaît ainsi comme une alternative à l’activité économique, mais aussi comme un système de régulation socio-économique très bénéfique pour les populations transfrontalières entre la zone des monts Mandara au Cameroun et le Nigéria.
Contrebande transfrontalière, une alternative à l’activité économique
La contrebande à petite échelle a une fonction très importante pour les personnes qui la pratiquent. Elle remplace les aspects économiques et sociaux de l’emploi formel (Bruns et Miggelbrink, 2018). Pour certain-e-s, la contrebande est la seule source de revenus, par conséquent, elle est effectuée de manière régulière et professionnelle. De ce fait, la vie quotidienne est organisée autour des activités de contrebande. Dans d’autres ménages, la contrebande est combinée à d’autres sources de revenus telles que l’emploi formel, généralement très faible et insuffisant pour couvrir les besoins quotidiens.
La légitimité de la contrebande, même partielle, est ainsi le signe de l’échec de l’État dans l’amélioration des conditions économiques et la création des emplois pour sa population. L’absence des possibilités de revenus légitimes crée une justification pour un revenu alternatif. Bien que le gouvernement ne soit pas susceptible d’admettre l’acceptation de la contrebande à petite échelle comme « petit métier », elle jouit souvent d’une plus grande tolérance que la fraude douanière à plus grande échelle ou que le crime organisé. Ceci se comprend davantage à la lumière de ce propos de Crevoisier, Hainard et Ischer :
Certains jeunes, certaines femmes cheffes de famille, certains petits indépendants et, d’une manière générale, tou-te-s celles et ceux mal ou peu formés connaissent aujourd’hui des difficultés grandissantes pour s’insérer dans le monde du travail. Les organes de l’État-providence s’essoufflent devant la tâche croissante à soutenir financièrement des personnes en difficulté avec des budgets qui ne suivent plus les besoins et qui se voient plafonner, voire réduits eux aussi. Ces personnes tentent alors de trouver les parades à l’exclusion économique et sociale par des stratégies, des ruses et autres débrouilles qu’elles organisent et façonnent elles-mêmes. Souvent ces initiatives conduisent à ce que l’on dénomme l’économie informelle, à savoir une activité qui, soit n’est pas rémunérée en retour d’autres prestations en nature, soit est rémunérée, mais sans que cela soit annoncé au fisc et aux assurances sociales (Crevoisier, Hainard et Ischer, 2007, p. 13).
En effet, vu la proximité géographique, mais aussi les rapports humains que partagent les peuples de ces différentes localités, il semble difficile pour ces derniers d’intégrer dans leurs représentations que le petit commerce transfrontalier est une activité illégale. Le fait d’aller, en fonction de ses possibilités (moyens financiers et autres atouts du commerce), se procurer de temps en temps des marchandises au Nigéria, puis de revenir les revendre sur les marchés locaux au Cameroun notamment dans la partie septentrionale du pays est un acte banal et légitime. Pour la population, c’est une activité dont les retombées bénéficient à toute la société, car en plus des marchand-e-s qui font du profit à travers l’activité commerciale, la population bénéficie des prix abordables des articles sur le marché. Certain-e-s trouvent également leurs comptes en assurant le transport des marchandises comme on peut le voir sur la planche ci-dessous. Ce qui facilite ainsi l’accès aux produits de première nécessité dans la région de l’Extrême-Nord.
Somme toute, la contrebande ou le commerce transfrontalier informel, dans sa généralité, occupe une place importante en termes d’approvisionnement, à partir du Nigéria, des produits de base à l’Extrême-Nord du Cameroun. Elle permet aux personnes à faible revenu ou sans revenu fixe d’acquérir, à des prix abordables, les produits de première nécessité. Beaucoup bénéficient ainsi des prix plus accessibles et gagnent en temps, compte tenu de la distance qui sépare les villes commerciales du Cameroun de la région de l’Extrême-Nord. Cette coopération transfrontalière, qui comble les attentes des populations, est certes basée sur des fondements informels et illégaux, mais elle fait penser à la notion d’intégration économique régionale et à tous les avantages que celle-ci recouvre.
La contrebande transfrontalière : entre opportunité, illégalité et tentative de légitimation pour une intégration par le bas
L’activité commerciale est l’un des piliers de l’économie d’un pays. La contrebande ou le commerce informel en général est présenté comme un fléau dans le circuit de collecte des recettes par l’État. La contrebande transfrontalière des marchandises apparaît cependant comme une forme de régulation socio-économique. Le transport et la vente en détail des marchandises importées en contrebande ou de façon frauduleuse, à partir du Nigéria par exemple, sont des sources d’emplois et de revenus pour un grand nombre de jeunes chômeurs et chômeuses, et certaines femmes de ménage. La légitimité de la contrebande, même partielle, est ainsi le signe de l’incapacité de l’État à améliorer les conditions économiques et à créer des emplois pour sa population. Comme le souligne Tidiane Dieye (2017), le commerce informel transfrontalier, dans bien de cas, est dû à l’échec des politiques publiques sectorielles, à leur inadéquation aux réalités économiques locales. L’absence de possibilités de revenus légitimes crée un mobile pour un revenu alternatif.
La contrebande est combattue, car la recherche de l’équité entre citoyen-ne-s conduit à condamner ceux et celles qui ne participent pas à la production des richesses collectives. Il y a lieu néanmoins de s’interroger légitimement sur l’opportunité d’enlever un revenu illégal à une personne à qui on ne peut proposer un revenu légal de substitution. Tel semble être l’enjeu principal de la contrebande transfrontalière des marchandises dans la région de l’Extrême-Nord. Cette activité offre ce que n’offre plus l’économie officielle au pouvoir d’achat social fortement réduit : un bon rapport qualité-prix.
Ainsi, tout en déplorant l’attitude généralisée de la population à pratiquer la contrebande, les responsables locaux de la douane à l’Extrême-Nord se sentent quelquefois obligés d’être tolérants. Le souhait de la population serait de trouver une stratégie d’encadrement institutionnel à cette forme de régulation socio-économique orchestrée par cette dernière. L’intégration économique entre le Cameroun et le Nigéria, qui ne demande en réalité que l’effectivité de la libre circulation des personnes et de biens, serait dans ce contexte un début de solution à l’épanouissement des populations dans cette partie du pays. Car, même en œuvrant dans l’illégalité, il est communément admis que la prospérité économique de la région de l’Extrême-Nord Cameroun dépend du Nigéria.
Face à cette faible performance, un autre modèle d’intégration parallèle s’impose : l’intégration par le bas, c’est-à-dire par les peuples, laquelle se réalise en marge des institutions, à travers des réseaux marchands transfrontaliers. Comme le mentionnent Magrin et Pérouse de Montclos (2018, p. 61), cette intégration régionale « par le bas » est fondée sur l’importance et le dynamisme des échanges informels, animés par des réseaux marchands qui remettent en cause les cloisonnements géopolitiques hérités de la colonisation. L’informalité devient ainsi une piste, une alternative capable d’engendrer un développement inclusif. L’intégration socio-économique par le bas se traduit par le fait que la contrebande à petite échelle permet aux catégories populaires d’accéder à des flux de richesse mondiale qui, d’une autre manière ou d’une autre, ne seraient pas à leur portée en comptant sur les efforts de leur pays d’origine. En plus, elle offre des possibilités de mobilité sociale et des moyens de subsistance dans des pays qui ne sont pas capables de fournir des emplois formels à leurs concitoyen-ne-s.
Conclusion
En somme, nous pensons que la contrebande, telle qu’elle est pratiquée dans la zone transfrontalière entre le Cameroun et le Nigéria et particulièrement dans les monts Mandara, se comprend comme une expression d’intégration économique par le bas. Car, pour la population appartenant à cet espace, la frontière est une ressource et la contrebande transfrontalière ou à petite échelle, une alternative économique. De façon consciente ou inconsciente, elle s’oppose au prélèvement des taxes sur les échanges commerciaux, en adoptant diverses stratégies ou en s’appuyant sur certains facteurs historiques et culturels. La complicité entre les personnes qui pratiquent la contrebande transfrontalière et les douanier-e-s, ou avec d’autres services chargés de contrôle, les rapports ethniques et les relations historiques participent à la mise en place de ce que Sardan (2014) appelle les « normes pratiques », c’est-à-dire les diverses formes de contournement de la législation douanière qui consistent à « ne pas violer la loi, mais à savoir la contourner ». En procédant de la sorte, ces populations transfrontalières sont en train de matérialiser à leur manière l’intégration économique qui contribue à la création des « emplois » et constitue une issue pour le développement socio-économique dans cette zone. Ainsi, considérer les frontières comme des espaces peut nous aider à surmonter la version simpliste des frontières comme lieu et facteur de transactions illégales.
Références
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