9 L’adaptation des réfugié-e-s mbororo pitti à Meidougou face au défi de l’éducation moderne
Hamidou
Résumé
Les crises sécuritaires qui se sont succédé en République Centrafricaine, en plus des mouvements de sédentarisation à Meidougou (Mbéré), sont à l’origine de la paupérisation des Mbororo Pitti. Les hommes et les femmes ont été contraint-e-s à s’adapter et ont vu leur mode de vie nomade altéré. En proie à une menace incessante des coupeurs de route, ce peuple d’éleveurs est désormais vulnérabilisé, déterritorialisé et déphasé d’avec la modernité. La présente étude s’intéresse à leur capacité d’adaptation face au nouveau système scolaire. L’analyse stratégique sera mobilisée pour rendre compte des dynamiques éducationnelles et leurs répercussions sur la dignité des Pitti. La scolarisation, quoiqu’étant une opportunité, constitue une nouvelle forme de violence dans la mesure où elle revêt des conséquences tant positives que négatives. La culture des Pitti, dans le cas échéant, connaît à la fois des ruptures et des continuités. La méthode collaborative et la caméra ont été à la base de la production des données exploitées dans ce travail.
Mots-clés : Mbororo Pitti, nomadisme, sédentarisation, humiliation, résilience
Abstract
The successive security crises in the Central African Republic, in addition to the sedentarisation movements in Meidougou (Mbéré), are at the origin of the impoverishment of the Mbororo Pitti. The men and women have been forced to adapt and have seen their nomadic way of life altered. Under constant threat from highway robbers, these herders are now vulnerable, deterritorialised and out of step with modernity. This study looks at their capacity to adapt to the new school system. Strategic analysis will be used to account for educational dynamics and their impact on the dignity of the Pitti. Schooling, although an opportunity, constitutes a new form of violence in that it has both positive and negative consequences. The culture of the Pitti, in this case, has both ruptures and continuities. The collaborative method and the camera were the basis for the production of the data used in this work.
Keywords: Mbororo Pitti, nomadism, sedentarisation, humiliation, resilience
Introduction
La communauté mbororo dont il est question dans ce travail est originaire du village Wouro Pitti situé dans la sous-préfecture de Bocaranga au nord-ouest de la République Centrafricaine (RCA), à 45 kilomètres du Cameroun. Leur installation à Meidougou dans le département du Mbéré, au cours de l’année 2005, est due aux enlèvements répétés dont les membres de leur famille ont fait l’objet. Comme je tâcherai de l’illustrer ci-dessous, l’identité mbororo pitti a subi des transformations considérables au cours des vingt dernières années. Parmi les facteurs de ces changements, l’on pourrait citer la sédentarisation qui implique des défis, mais crée également des opportunités d’ascension sociale. Les Mbororo Pitti s’adaptent, entre autres, au système scolaire qui leur est nouveau comparativement à l’enseignement coranique. Ainsi, quelles peuvent être les contraintes de l’éducation moderne auxquelles sont confrontés les Pitti sédentarisé-e-s à Meidougou? Mieux, dans quelle mesure l’introduction des enfants Pitti à l’école moderne constitue-t-elle un facteur d’aggravation de leur « insécurité »? Je m’intéresse, dans la suite de mon propos, aux processus de transformation et de changement social et à la dynamique adaptative des Pitti. J’inscris, à cet effet, ce travail dans le sillage de l’anthropologie visuelle basée sur la collaboration. L’impact de la nouvelle éducation sur le rang social des refugié-e-s pitti et leur humiliation par les instituteurs et institutrices de l’école publique groupe B de Meidougou seront examinés.
Cadre méthodologique et théorique
Dans cette rubrique, je présente la démarche anthropologique convoquée pour rendre compte de l’adaptation des Mbororo Pitti au système scolaire moderne. Il s’agit en effet de la méthode collaborative et l’usage de la caméra.
La méthode collaborative
Ma pratique de terrain a été inspirée de la démarche prescrite par Lisbet Holtedahl (2010). Elle a consisté en somme à partir des activités de la vie quotidienne des informateurs et informatrices pour faire une étude à partir d’en bas, c’est-à-dire, en fixant mon regard sur la façon de penser de mes interlocuteurs et interlocutrices. C’est d’ailleurs dans ce cadre que j’ai fait appel à la méthode collaborative qui est une métaphore du dialogue, laquelle a influencé le travail d’un nombre important d’ethnographes. En effet, beaucoup ont pris à cœur les critiques d’anthropologues comme James Clifford, George E. Marcus et Renato Rosaldo et ont donc remplacé le « reading over the shoulders of natives » par le « reading alongside natives » (Lassiter, 2005 p. 3). Cette approche anthropologique requiert une collaboration entre anthropologues, informateurs et informatrices. De nombreux auteurs et autrices ont donc cherché à développer l’ethnographie sur la base du dialogue et ont, dans leurs récits individuels, déplacé le style dominant de l’écriture du monologue autoritaire au dialogue impliqué entre ethnographe, interlocuteur et interlocutrice. En déplaçant la métaphore asymétrique et politiquement chargée de « speaking with » au lieu de « speaking for » (Ruby, 2000, p. 204), j’ai pu installer la réciprocité entre moi, mes informateurs et mes informatrices. Alors que la première métaphore suppose une distance rhétorique entre ethnographe, interlocuteur et interlocutrice, la seconde implique un mouvement plus concerté vers l’écriture ethnographique à travers le cadre du dialogue (Lassiter, ibid., p. 3-5).
Cette méthode est avant tout un moyen systématique de comprendre les enquêté-e-s à partir d’un point de vue anthropologique (Ruby, ibid., p. 160). Barth a également été préoccupé par l’idée de saisir le mode de vie des autres à partir de leur propre point de vue. En d’autres termes, son souci est de révéler la manière dont les anthropologues parviennent à leur objet d’étude. Il explique comment un-e anthropologue peut parcourir des systèmes sociaux complexes et comprendre les formes et mécanismes du point de vue de l’acteur ou de l’actrice. Ce processus qui consiste à comprendre la vie des autres peuples et à l’expliquer au public s’appelle découverte. Fredrik Barth explique ainsi la méthode des sciences sociales dans le cadre de l’étude des faits sociaux en ces termes :
As well as discovering and recording, we also try to systematize knowledge about human societies in what may conveniently, if somewhat ambitiously, be called explanatory models – models in the broad sense that they are representations of an interrelated set of assumed factors that determine or «explain» the phenomena we observe. […] our concern is to undestand the different societies and cultures that are based on this mechanism by relating social behaviour to the conceptual and valuational systems of the actors. This view, however, has methodological implications for how we go about finding the causes or determinants of behaviour (Barth, 1981, p. 14-15).
Pour saisir la complexité du nouveau mode de vie des Mbororo Pitti, j’ai pris comme point de départ une famille au sein de laquelle j’ai observé attentivement l’influence de l’éducation occidentale sur celle-ci. J’ai ainsi interrogé, à titre individuel, mon degré d’implication et je me suis engagé dans une analyse réflexive dans le but de rendre intelligible l’adaptation de ce peuple au système scolaire nouveau (Conord, 2017). Ruby résume la notion de réflexivité en ces termes :
To be reflexive is to structure a product in such a way that the audience assumes that the characteristics of the producer’s life, the process of construction, and the product are a coherent whole. Not only is an audience made aware of these relationships, but it is made to realize the necessity of that knowledge. To be more formal, I would argue that being reflexive means that the producer deliberately, intentionally reveals to his or her audience the underlying epistemological assumptions that caused him or her to formulate a set of questions in a particular way, and finally, to present his or her findings in a particular way (Ruby, 2000, p. 156).
Jean Rouch (1974) est l’un des rares anthropologues visuel-le-s à s’intéresser à la création d’une forme cinématographique particulièrement adaptée aux expressions anthropologiques. Son film Chronique d’un été, produit en collaboration avec le sociologue Edgar Morin, et plusieurs cinéastes professionnels, représente une tentative de donner forme à cette idée. Rouch s’intéresse à la réflexivité dans ses films, à l’instar de Madame l’Eau (1993). Il a déclaré qu’il voit ses propres films comme une tentative de combiner les préoccupations personnelles et participatives de Robert Flaherty avec un intérêt pour le processus dérivé de Vertov (Ruby, ibid., p. 171). Le cinéma direct (style d’observation) et le cinéma-vérité (style participatif) avaient cédé le pouvoir aux enquêté-e-s pour se représenter eux-mêmes ou elles-mêmes à l’écran et de faire respecter leurs opinions. Pouvoir entendre les gens raconter leurs histoires et observer leur vie au lieu de dire ce qu’ils ou elles pensent et la signification de leur comportement offre clairement aux sujets une plus grande influence dans la construction de leur image. Cela représente un changement d’attitude majeure. Il reconnaît que les opinions des expert-e-s et la vision des cinéastes doivent être tempérées par les expériences vécues par les sujets et par leur propre vision. Cette façon de procéder m’a permis de mener à bien mon enquête ethnographique sur le terrain.
En anthropologie, l’enquête ethnographique est la condition sine qua non qui donne accès à « l’autorité ultime », car celle-ci « fait parler les autres ». Autrement dit, tout discours anthropologique est centré sur lui-même, car « le héros, en anthropologie comme en sociologie, c’est celui dont on parle, non celui qui parle » (Olivier de Sardan, 2008, p. 21). L’enquête permet de garantir une « véridicité optimale » du réel des autres et de « fournir à cet effet quelques garanties crédibles » (Olivier de Sardan, ibid., p. 21). L’attention qu’apporte l’anthropologue au regard des enquêté-e-s ou encore l’« émicité » et le recours à l’observation ou la « descriptivité », selon les termes mêmes de Jean Pierre Oliver de Sardan dans ses essais, constituent des caractéristiques essentielles de tout labeur anthropologique. Cette attitude garantit des interprétations ayant une relation substantielle avec la réalité du terrain.
Au sujet de la réalité empirique, on rencontre le plus souvent, dans le vocabulaire de l’anthropologie visuelle, des expressions courantes dans la mesure où l’on se réfère au chercheur ou à la chercheuse comme étant un « observateur » ou une « observatrice ». Il est, de ce fait, courant d’employer des mots ou groupes de mots tels que « voir », « vision du monde », « point de vue », « objectif », « regards croisés », « subjectivité », « angle de vue », « délimitation du cadre » (Laplantine, 2009, p. 151). En outre, la compréhension de l’autre est également perceptible par l’écoute, mais peut-être plus encore par le regard (Laplantine, ibid.). C’est dans ce sens que j’ai adopté, dans ma méthode d’observation, un double regard, c’est-à-dire mon propre regard et celui de mes « collaborateurs » à Meidougou. Ce qui m’a donné la possibilité d’ajouter à mon statut d’observateur une expérience de partage spécifique avec les acteurs et actrices filmé-e-s et/ou photographié-e-s. Cette approche est dite également « participative » ou « collaborative » (Conord, 2017).
La caméra dans le processus de la recherche sur l’adaptation des Mbororo Pitti au nouveau système éducatif
La caméra est un outil de recherche anthropologique. L’idée de faire des recherches avec une caméra est aussi ancienne que l’anthropologie (Ruby, ibid., p. 48). Cet instrument de captation des données audiovisuelles a joué un rôle important dans le cadre de cette recherche. Depuis le début de la photographie jusqu’à nos jours, des anthropologues ont essayé d’utiliser des caméras fixes et en mouvement pour générer des données pouvant rendre compte efficacement des phénomènes culturels (Ruby, ibid., p. 45). Selon Mead, les connaissances anthropologiques ont toujours été très dépendantes de la photographie (Mead, 1968, p. 166). Grâce aux films et photographies, l’ethnographe rassemble dans son laboratoire les informations sur de nombreuses ethnies qu’il pourra ensuite mobiliser et décrire. Dans Balinese Character, Bateson et Mead (1942) ont combiné la méthodologie avec la théorie en faisant valoir que ce n’est qu’à travers la photographie que certains aspects de la réalité de la culture balinaise pourraient être révélés et communiqués de manière transculturelle. L’hypothèse derrière l’étude de ces auteurs était que le peuple balinais représentait une manière d’être qui se reflétait dans le monde visible qu’ils ou elles ont créé par leur comportement dans un environnement vécu et que des aspects de ce monde pouvaient être détectés par la photographie d’une manière qu’il était impossible de transmettre à travers le monde écrit seul (Ruby, ibid., p. 10-11).
Les écrits théoriques de MacDougall peuvent également être vus à bien des égards comme des tentatives de faire avancer cet objectif (MacDougall, 1975). Il y avait aussi un fort élément de réflexivité dans la méthode que cet auteur a développé puisqu’il contextualisait les déclarations plus subjectives en les associant avec des photographies et d’autres enregistrements qui aidaient à localiser les pensées dans le temps et l’espace. Bateson a utilisé la photographie et le film comme moyen d’exploration, par lequel une compréhension de la culture balinaise pourrait se développer, et Mead les a utilisés dans un sens plus positiviste comme moyen d’enregistrer des données pour l’analyse ultérieure (Ruby, ibid., p. 204). En analysant ces données de terrain, en les comparant, en les mesurant, en les comparant, en les organisant, l’anthropologue fixe les méthodes qui constituent sa science et connaîtra les lois de la mentalité des peuples étudiés. Les anthropologues peuvent ne pas avoir de théorie ou de méthode explicite, mais l’idée d’essayer d’écrire leur travail sans les photographies reste décourageante. Le manque de théorie et de méthode n’a pas empêché les anthropologues de prendre des images en mouvement sur le terrain ou de les déposer dans des endroits où d’autres pourraient les voir. L’outil audiovisuel est aujourd’hui un moyen de restituer et de valoriser la recherche anthropologique.
La caméra m’a permis d’étudier les communications verbales et non verbales, lesquelles véhiculent des valeurs et libèrent des émotions différentes de l’écrit (Holtedahl, 2010). Elle m’a permis de découvrir le nouveau mode de vie des Pitti. Le processus de filmage, le montage et la projection de mes rushes m’a également permis d’ajuster ma compréhension initiale du comportement pitti. L’audience a également contribué à ma compréhension dudit peuple en me faisant voir d’autres significations qui m’étaient voilées concernant les succès et les ambitions anéanties des Pitti par des événements imprévus dans un contexte de sédentarisation. Cette dernière est considérée ici comme une force susceptible d’exercer une certaine pression sur leur intégration à Meidougou.
L’analyse stratégique dans l’étude de l’adaptation des Pitti face à l’éducation moderne
La théorie convoquée en vue de comprendre la logique d’action des éleveurs nomades mbororo pitti et celle des instituteurs et institutrices en charge de la scolarisation de leurs enfants est celle de l’analyse stratégique des organisations. Selon Crozier et Friedberg (1977, p. 22), « Toute analyse sérieuse de l’action collective doit […] mettre le pouvoir au centre de ses réflexions. Car l’action collective n’est finalement rien d’autre que la politique quotidienne. Le pouvoir est sa ‘‘matière première’’ ». L’objectif de l’analyse stratégique est de dévoiler les jeux de pouvoir qui se créent au quotidien dans les relations intersubjectives. Selon Crozier, ce rapport de force est observable entre autres au sein de la famille, à l’église, à l’école et à l’hôpital. Les auteurs affirment que
Nous n’avons de cesse de traquer l’institué, l’autorité établie sous toutes ses formes […] et de la démasquer comme ce qu’elle est : un rapport de force et de domination qui en tant que tel, est toujours et irréductiblement contingent, c’est-à-dire ne reposant sur aucune justification, sur aucune « nécessité » trans-historique ou méta-culturelle. Bref, tout est politique, puisque le pouvoir est partout (Crozier et Friedberg, ibid., p. 22).
De l’école coranique à la croisée du système scolaire occidental contraignant et « autoritaire »
Dans la coutume des Mbororo Pitti, le Coran était l’unique base de l’éducation qui guidait toutes les habitudes. Cet enseignement introduit dans les cœurs une croyance coriace de l’islam et de ses piliers émanant des versets du Coran et de la tradition prophétique. Implanté-e-s récemment à Meidougou, les Pitti découvrent peu à peu l’éducation moderne qui est relativement plus contraignante. Ils et elles sont considéré-e-s ici comme des acteurs et actrices qui subissent le pouvoir des instituteurs et institutrices « exigeant-e-s » de l’école publique groupe 2 B de Meidougou. Le modèle stratégique convoqué s’appuie sur les diverses stratégies d’acteurs et d’actrices et prend en compte les relations de pouvoir qui se créent dans un jeu qui génère des contraintes (respect de l’heure, assiduité, etc.) s’opposant à la liberté de mouvement habituelle des Mbororo Pitti, mais offrant également des opportunités (alphabétisation des enfants pitti) dans un contexte de sédentarisation. L’idée phare de cette analyse repose sur le postulat selon lequel l’adaptation au système scolaire des Mbororo Pitti ne résulte pas foncièrement des règles formalisées, mais plus des rapports de pouvoir et de contraintes entre acteurs et actrices aux intérêts multiples et contradictoires.
Il convient de relever que le comportement des instituteurs et institutrices est également fonction du rapport qu’ils et elles entretiennent avec les Mbororo Pitti, considéré-e-s comme des « arriéré-e-s ». Ainsi, les Mbororo Pitti voient leur marge de manœuvre rétrécie, car ils et elles se sentent « emprisonné-e-s ». Ils et elles cherchent toujours à faire des concessions et à trouver un résultat conciliant entre les difficultés qui limitent leur marge de manœuvre et les « esquisses de solution » que les instituteurs et institutrices leur « imposent ». L’analyse des comportements des enquêté-e-s a permis de mieux saisir la signification des interactions entre les Mbororo Pitti, les instituteurs et institutrices.
L’école occidentale, une nouvelle forme de violence à l’égard des réfugié-e-s
L’échec scolaire des enfants pitti est généralement assimilé par les enseignant-e-s comme étant le résultat du laxisme de leurs parents. Certes, ces dernier-e-s ont leur part de responsabilité dans cet insuccès, mais il nous paraît fondamental d’éviter d’en faire trop vite un facteur explicatif passe-partout.
En effet, il y a des éléments factuels qui montrent qu’ils et elles sont en réalité mal compris-es et « pas accepté-e-s » par les instituteurs et institutrices qui estiment qu’ils et elles sont de trop pour les effectifs de certaines classes. Le témoignage de monsieur Anonyme K. (CM2) et celui de madame Anonyme V. (CE2) le montrent à suffisance. Le premier estime que Nenne, fille de Hassan Pitti, est nuisible pour sa classe. Elle ferait baisser le taux de réussite de ses élèves aux examens de fin d’année. Pendant que l’institutrice voit la présence répétitive des parents pitti à l’école comme un ennui. La scolarisation des enfants pitti est à tout instant menacée d’arrêt, car ces instituteurs et institutrices développent des stratégies visant à les expulser de l’école. Cela est d’ailleurs perceptible à travers les propos dédaigneux à leur encontre et à l’égard de leurs parents. Madame Anonyme V. (CE2) dit explicitement qu’elle est fatiguée des visites intempestives des parents pitti aux heures de cours et qui, de surcroît, s’expriment en langue vernaculaire : « Encore ces gens! », s’indigne-t- elle lors de l’arrivée de Housseini Pitti dans sa salle de classe en vue de s’assurer de l’assiduité de leurs enfants. Ce mépris est manifeste dans le discours de l’institutrice qui demanda à Hamadou de signifier à son père qu’il est impératif de s’exprimer en français dans un environnement scolaire et en peul au quartier.
Les instituteurs et institutrices s’abritent derrière l’analphabétisme et la négligence des parents pitti pour refouler leur progéniture, mettant en avant les difficultés d’intégration desdits enfants comme facteur perturbateur de la réussite scolaire de l’ensemble des apprenant-e-s. On s’abandonne au manque de volonté des Pitti pour justifier leur rejet et obtenir l’adhésion populaire nécessaire à sa mise en œuvre. Pourtant, les ainé-e-s pitti, innocent-e-s, sont balloté-e-s entre deux formes de cultures apparemment contradictoires : une fondée sur la liberté et l’autre relativement contraignante et répressive induisant un nouvel apprentissage.
La limite de cette thèse est son refus inconscient de prendre en compte le changement brusque survenu dans le mode de vie des Pitti qui se trouvent forcés à la sédentarisation et quasi-prisonnier-e-s en milieu péri-urbain. La conséquence d’une telle logique, basée sur un regard extérieur du ou de la Pitti, est que celle-ci fait abstraction des autres facteurs clés de l’analyse objective de la situation. Loin de moi l’idée de contester que l’échec scolaire puisse être également influencé par le laxisme des parents, mais je voudrais plutôt mettre en évidence l’implication de certains facteurs conjoncturels et structurels contraignants qui concourent également au dit échec.
À y regarder de près, l’on se rend compte que certain-e-s de ces instituteurs et institutrices résident loin de l’établissement. Madame Anonyme V. réside à Meiganga, ville située à une quinzaine de kilomètres de Meidougou. En plus, elle bénéficie d’une heure de tétée par jour en tant que mère d’un nourrisson. Ce qui implique qu’elle arrive en retard en salle de classe, c’est-à-dire généralement à 9 heures. Les élèves profiteraient de son absence lors de la première heure pour rentrer. Certain-e-s vont jusqu’à Meiganga pour se divertir. C’est le cas de Hamadou Hassan Pitti absentéiste qui s’y rend de temps à autre, laissant ses camarades en classe dans l’attente de l’enseignante.
La liberté à l’épreuve du devoir de ponctualité et de l’assiduité
L’héritage culturel des Pitti les a prédisposé-e-s à penser et à agir en toute autonomie dans le temps et dans l’espace. En d’autres termes, l’éducation sociale qui fut la leur a été fortement marquée par leur rapport à la liberté. À travers des expériences multiples, ils et elles ont développé et acquis des outils culturels, des cadres de référence qui leur sont propres, sur lesquels ils et elles s’appuient pour construire leur rapport à l’autre et au monde. Les réponses fournies par Housseini Pitti au sujet de Ramata[1], lors de l’« interrogatoire » du directeur du groupe 2 B visant à déceler les causes de l’absentéisme et du retard des enfants pitti, révèlent largement le sens de l’autonomie développé par ces Mbororo : Ramata « serait partie boire de l’eau »; Halimatou serait « en train de se faire tresser et […] sera [par conséquent] absente ».
Eu égard à cette forme de liberté, les instituteurs et institutrices ne font pas de compromis avec les parents : elle se trouve comprimée, du moins, dans la relation éducateurs/éducatrices-élèves-parents qui donne naissance à une sorte de pouvoir : les premier-e-s peuvent ordonner, préjuger, juger et condamner à l’humiliation les second-e-s. Toutefois, on peut se demander si ce déséquilibre de rapport sera permanent.
Prise de conscience des Pitti de leur marginalisation et du retard accusé par rapport à l’éducation moderne
Dans cette partie, je décrirai l’éveil des Mbororo Pitti de leur « exclusion » et le constat de leur insouciance vis-à-vis de l’école occidentale.
Lorsque les Pitti s’installaient en RCA dans les années 1950, l’école ne constituait pas un enjeu social quelconque. Les membres de la famille pitti n’étaient pas tellement enthousiastes à l’idée d’envoyer leurs enfants à l’école moderne. Il suffisait pour eux et elles de suivre allégrement leur bétail pour mener leur existence. De nos jours, ils et elles évoluent dans un contexte urbain où la fonction de l’école est celle de favoriser l’acquisition des connaissances de base nécessaires pour obtenir un travail et entrer dans les cercles élitistes.
Il est dès lors important de s’interroger sur le rapport entre l’exclusion scolaire des Pitti et les exigences d’intégration dans leur société d’accueil. Dans la mesure où l’exclusion des Pitti semble devenir omniprésente, celle-ci s’apparente finalement à l’insécurité rurale qui entravait leur liberté et leur responsabilité en RCA. Face à cette nouvelle situation globale qui génère l’angoisse, l’insécurité et l’incertitude, le Pitti ou la Pitti cherche à se protéger en essayant d’en maîtriser les divers aspects. L’école moderne procède ainsi par la sélection ouverte et discrète. Elle participe parfois à la « reproduction » des inégalités sociales (Boudon, 1979, p. 85) en excluant les enfants mbororo pitti vulnérables et défavorisées de l’accès à l’instruction, aux formes les plus qualifiées de la formation professionnelle et donc, de la participation aux pouvoirs de la classe dirigeante.
Éveil et perspicacité des ainé-e-s mbororo pitti
L’école, avec l’appui des responsables du HCR, apporte un soutien substantiel aux enfants mbororo pitti. Elle contribue à faciliter leur adaptation et, par ricochet, leur sédentarisation. Elle joue un rôle important dans l’accès des enfants pitti à l’alphabétisation et à la professionnalisation, facteurs d’amélioration de leur résilience. Leur éducation coranique n’est pas pour autant négligée et s’avère même essentielle pour l’intégration culturelle et sociale dans un environnement où ils et elles font face aux différentes mutations. Les aîné-e-s pitti prennent de plus en plus conscience de la nécessité de l’éducation moderne pour une meilleure intégration professionnelle et sociale de leur descendance.
De nos jours, l’école est devenue un moyen qui facilite l’insertion et l’intégration sociale. La réussite à l’école est donc plus ou moins un facteur de succès dans la société. L’élève absentéiste et/ou retardataire aura du mal à s’insérer socialement en ce sens que sa réussite scolaire risque d’être hypothéquée; il ou elle pourrait difficilement trouver une situation sociale stable. Les enjeux du succès en milieu scolaire inquiètent tou-te-s les membres de la communauté pitti. Les parents pitti et certain-e-s de leurs enfants prennent de plus en plus conscience de la nécessité d’aller à l’école pour une meilleure insertion socioprofessionnelle. Les ainé-e-s pitti savent très bien que la réussite scolaire ne garantit pas forcément une situation salariale classique, mais ils et elles savent aussi de façon certaine que l’échec scolaire ne leur offre aucune chance.
Hassan Pitti m’apportait les explications suivantes :
Nous avions l’habitude de suivre le bétail. Maintenant nous n’en avons plus. Nous voulons que nos enfants soient éduqués. Nous sommes tout à fait conscients du fait que tout le monde n’aura pas forcément un emploi. Au moins, ils sauront comment lire une lettre. Nous ne devons plus être analphabètes. C’est pourquoi nous faisons l’effort de les éduquer.
Au fil du temps, les Pitti changent leur perception de leur propre vie et de leurs propres expériences. Leur condition est en constante évolution, laquelle est provoquée par de nouvelles expériences (Holtedahl, ibid, 2010). Sur la trajectoire de cette évolution, certain-e-s instituteurs et institutrices essayaient d’extorquer de l‘argent aux Pitti; une escroquerie qu’ils et elles ont fini par démasquer peu à peu. La logique fondamentale de ce type de jeux est appelée le « monopole bilatéral », c’est-à-dire celle d’un certain nombre d’acteurs qui limite singulièrement la marge de manœuvre de leurs partenaires pour accroître la leur (Crozier et Friedberg, ibid., p. 60). La négociation entre le directeur du groupe B 2 et Housseini, relative au paiement de la carte scolaire à hauteur de 1 000 F CFA supposée conditionner l’aide alimentaire du HCR en illustre parfaitement la situation. Ce dernier a changé la nature du jeu en le déplaçant vers les enjeux et les zones d’incertitudes pouvant intéresser Housseini Pitti de manière à pouvoir profiter des circonstances pour forcer ce dernier « à se placer dans un autre terrain beaucoup moins favorable et à céder » (Crozier et Friedberg, ibid., p. 61). C’est un enjeu suffisamment pertinent au regard du gain économique que cela comporte pour le directeur et certain-e-s de ses collaborateurs et collaboratrices qui collectent 1 000 F CFA par élève au lieu de 200 F CFA prévus par le règlement. Ainsi, l’école en tant qu’institution se trouve prise en otage par des dirigeant-e-s qui usent des manœuvres et abusent des Pitti.
Le comportement du directeur pourrait s’analyser comme l’expression d’une stratégie rationnelle visant à utiliser son pouvoir pour accroître ses gains. Crozier et Friedberg disent à ce propos que l’acteur ou l’actrice tentera « de mettre à profit sa marge de liberté pour négocier sa participation en s’efforçant de manipuler ses partenaires et l’organisation dans son ensemble de telle sorte que cette participation soit payante pour lui [ou elle] » (Crozier et Friedberg, ibid., p. 79). C’est pour sortir de ce gouffre que les Pitti ont entrepris d’ajuster le tir.
Vers un ajustement culturel des Mbororo Pitti
Ousmanou Yero, l’un des ainé-e-s pitti, par ailleurs président de la communauté des réfugié-e-s centrafricain-e-s vivant à Meidougou, précise que la cause de leur manipulation s’explique par leur manque d’éducation. N’eût été leur analphabétisme, ils et elles auraient pu avoir la possibilité d’être dans les grandes instances de décision et, par conséquent, s’en tirer correctement de l’affaire. À De Gaulle, au nord-ouest de la RCA, non loin du village d’origine des Pitti, les Mbororo sont lettré-e-s et travaillent dans l’administration, m’explique Yero. Ceux-ci et celles-ci du fait de leur statut, ont pris des dispositions sécuritaires qui les ont mis-es à l’abri des assauts des coupeurs de route alors que les Pitti étaient contraint-e-s de se réfugier. Cette situation a déclenché leur prise de conscience quant à la nécessité de changer radicalement leurs comportements individuels et collectifs pour s’arrimer aux exigences de l’éducation moderne pour plus d’autonomie et d’adaptation en milieu péri-urbain. Cet état d’esprit, qui anime les Pitti, corrobore et rime bien avec la réflexion à laquelle nous convie Etounga-Manguelle qui souligne notamment « la nécessité évidente de remettre au goût du jour nos us et coutumes ancestraux – fondements de la culture africaine. [Car] sans cet ajustement culturel, il n’y a pas de salut pour les populations africaines » (2004, p. 9). Face à la marginalisation de l’Afrique et la concurrence internationale, l’économiste propose aux Africain-e-s de restructurer leur héritage culturel en agissant en priorité dans les domaines suivants : l’éducation familiale, l’organisation politique et économique, la vie sociale.
Conclusion
Les Mbororo Pitti vivant à Meidougou s’adaptent progressivement à la modernité. Grâce à l’usage de la caméra, la méthode collaborative et l’analyse stratégique, j’ai pu rendre compte du système scolaire et de ses contraintes qui concourent davantage à leur avilissement, quand bien même il constituerait une issue de libération des Pitti qui sont conscient-e-s de leur marginalisation et de l’impact de la sous-scolarisation sur l’avenir de leurs enfants. La prise de conscience des ainé-e-s pitti induit des efforts pour réduire leur vulnérabilité et améliorer leur processus d’adaptation à travers un ajustement culturel. Les éducateurs et éducatrices, voire les associations nationales culturelles de défense des intérêts Mbororo, gagneraient à favoriser l’intégration sociale à la fois culturelle et professionnelle à travers l’enseignement scolaire, particulièrement de ceux et celles qui ont tendance à en être exclu-e-s ou à s’en exclure. C’est de cette manière que l’éducation permettrait de lutter contre la ségrégation culturelle plus ou moins liée à l’existence de populations d’origine étrangère supposées avoir des difficultés d’intégration.
Références
Barth, F. (1981). Anthropological models and social reality. In Adam Kuper (ed.), Process and Form in social life. Selected Essays of Fredrik Barth, vol. 1 (p. 14-31). Routledge & Kegan Paul.
Bateson, G. and Mead, M. (1942). Balinese Character. Special Publications of the New York Academy of Sciences II.
Boudon, R. (1979). L’inégalité des chances. La mobilité sociale dans les sociétés industrielles. Amand Colin.
Conord, S. (2017). Pour une approche « collaborative » en sociologie visuelle : lorsque les enquêtés deviennent guides du chercheur photographe. Revue Française des Méthodes Visuelles, 1. En ligne : https://rfmv.fr/numeros/1/
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- Ramata est la fille de Hassan Pitti alors en classe de CM2 dont l’oncle a été convoqué par le directeur. ↵