Introduction

Des images qui fâchent ou qui rassemblent

Hanane El Bachir et Pascal Laborderie

Cet ouvrage est l’aboutissement éditorial d’un projet de recherche intitulé « Images, réalités et fictions des rapports Nord-Sud » mené de 2016 à 2019 dans le cadre d’un Programme Hubert Curien Tassili piloté de concert par le Centre d’Études et de Recherches sur les Emplois et les Professionnalisations (CEREP – Université de Reims Champagne-Ardenne) et le laboratoire de Langues, Littérature et Civilisation/Histoire en Afrique (LLCHA – Université d’Oran 2 Mohamed Ben Ahmed) en partenariat avec le Centre de recherche sur les médiations (CREM – Université de Lorraine) et le laboratoire Sociétés, Acteurs, Gouvernements en Europe (SAGE – Université de Strasbourg). Ce programme a eu comme point d’orgue une conférence inaugurale organisée le 23 mars 2017 à Troyes et un colloque international qui s’est tenu les 8 et 9 mai 2018 à Oran. Ils ont réuni des chercheurs et chercheuses plus jeunes ou plus expérimenté-e-s, venu-e-s de différents pays du pourtour méditerranéen, dont les recherches étaient ancrées dans des disciplines aussi diverses que la didactique du français langue étrangère, les études cinématographiques et audiovisuelles, la linguistique, la littérature, les sciences de l’éducation, les sciences de l’information et de la communication et la sociologie[1].

La visée de cet ouvrage consiste à comprendre comment les images médiatiques, qu’elles soient prétexte à polémique ou favorisent les échanges, sont appréhendées par les publics du bassin méditerranéen, en particulier en Algérie et en France. Dans cette perspective, ce livre s’est ouvert à l’étude de tout mode de production et de réception, de tout support, dans tout type de médias. Les contributions analysent ainsi la réception de productions variées (bande dessinée, dessin d’actualité, photographie, film, web film) dans des contextes divers (école, université, exposition, festival, cinéma, télévision, presse écrite, web news).

Les différents chapitres apportent un éclairage sur la manière dont les publics se représentent les rapports Nord-Sud au travers de six thèmes principaux : les conflits, les formes récentes d’esclavagisme, les migrations, les rapports femmes-hommes ainsi que le rôle des associations et des institutions publiques dans la coopération et les échanges interculturels.

Afin d’étudier les modes d’appréhension des images par les publics, nous avons mis en exergue des méthodologies de recherche qui proposent à la fois :

  • Une étude de réception fondée sur une enquête de terrain, des entretiens, un recueil de données médiamétriques, une observation des réseaux sociaux ou encore une analyse de textes critiques.
  • Une démarche comparative prenant en compte plusieurs publics : des publics de nationalités différentes ou des publics distincts sur un même territoire.

Des images qui fâchent

Un premier faisceau de recherches centrées sur des images qui font débat révèle les tensions héritées de la période coloniale et réactivées aussi bien par la montée des idéologies radicales que par les conflits récents dans l’espace MENA (Middle East – North Africa).

Les problématiques liées à l’utilisation des médias dans la représentation des rapports Nord-Sud en Méditerranée ont déjà fait l’objet de recherches importantes sur les images de guerre de l’Antiquité aux guerres de décolonisation (Galinier et Cadé, 2013), le conflit israélo-palestinien (Fleury, Walter, 2008; Mohsen-Finan, 2009), la construction des identités culturelles (Lachkar, 2012 et 2014; Amsidder, Diab Duranton et Lachkar, 2016) ou encore, l’industrie cinématographique, notamment la coproduction et la distribution des films en Europe et dans le Maghreb (Caillé et Martin, 2012; Benchenna, Caillé et Mingant, 2016; Caillé et Forest, 2017). Pour autant, la médiatisation des images, les polémiques qui les entourent et leurs réceptions différenciées par les publics méditerranéens demeurent un point aveugle, en raison du fait qu’elles demandent aux chercheurs et chercheuses de mobiliser des compétences croisées capables de rendre compte à la fois de la spécificité des matières de l’expression audiovisuelle, des contextes médiatiques et de la complexité des publics de ce « bassin de la diversité » qu’est la Méditerranée (Albertini, 2013).

Si les enquêtes présentées dans cet ouvrage sont circonscrites à des thématiques et un ancrage territorial, elles ont aussi permis d’expérimenter des méthodes d’analyse de la réception spectatorielle. Chaque contributeur ou contributrice a accepté en effet de sortir de sa « zone de confort » pour entreprendre une recherche qui présente un intérêt méthodologique dans la mesure où elle conjugue des enquêtes sur la réception avec des analyses comparatives de publics distincts.

Dans cette perspective, Dounia Mimouni-Meslem mène une analyse comparative de la manière dont les étudiants et étudiantes des Universités d’Oran 2 Mohamed Ben Ahmed et de Reims Champagne-Ardenne reçoivent une planche de bande dessinée qui représente les rapports femmes-hommes en Algérie et dont les référents culturels exigent une double connaissance des cultures algérienne et française. Par une enquête de terrain menée à l’aide d’un questionnaire, elle analyse les points communs et les différences qui peuvent exister entre ces publics, en particulier dans leurs représentations de l’institution du mariage.

À partir d’une démarche sémiologique ouverte à l’analyse de discours, Taous Achour étudie la polémique qui a animé les réseaux sociaux à propos de la violation des droits humains en Libye qu’a constitué la vente aux enchères de migrants, dénoncée en novembre 2017 par la chaîne américaine CNN, puis par des dessins d’actualité publiés dans la presse algérienne et les réseaux sociaux des pays du Maghreb.

Au moyen du logiciel d’analyse de discours Tropes, Abdelkader Sayad étudie la controverse suscitée en 2016 en Algérie par la diffusion d’un web film qui prônait l’utilisation de la langue arabe dans les écoles algériennes. Il explique en quoi la réception de ce web film sur les réseaux sociaux est symptomatique d’un questionnement identitaire qui porte sur les usages différenciés des langues dans les milieux populaires et chez les élites algériennes. Considéré par ses détracteurs comme un film de propagande et par ses partisans comme un film pédagogique, ce web film, ainsi que la polémique médiatique qui l’entoure, revêt une dimension éminemment politique quelques années après la « décennie noire » qui a touché l’Algérie de 1991 à 2002.

À partir de l’étude de critiques de cinéma, Vivien Soldé apporte enfin une double perspective historique et comparative en confrontant les réceptions différenciées de films coloniaux et anticoloniaux dans le contexte de la guerre d’Algérie. Précisément, il compare l’accueil fait par les critiques français à La plus belle des vies de Claude Vermorel (1956) et à Bel ami de Louis Daquin (1954-1957) dans les revues Image et son de l’Union française des œuvres laïques d’éducation par l’image et le son (UFOLEIS) et Écrans de France de l’association confessionnelle lilloise Film et famille.

Des images qui rassemblent

Un second faisceau de recherches est centré sur l’étude économique, sociale et politique des activités d’organisations qui, au moyen de l’image, favorisent la coopération et les échanges interculturels en Méditerranée.

Dans le domaine de l’information, Larbi Megari, en collaboration avec Fayçal Izedaren, étudie les flux d’échanges transméditerranéens de courtes vidéos utilisables dans les médias (radio, télévision et web) et distribuées sur des plateformes professionnelles (Regional Mediterranean News Exchange ERN-Med et European Broadcasters Union), notamment en Algérie, Croatie, Espagne, France, Italie, Jordanie, Maroc, Portugal, Tunisie et Turquie.

Dans le domaine du cinéma commercial, Patricia Caillé analyse les données statistiques de la production des films tunisiens ou franco-tunisiens des années 1980 à aujourd’hui, compare leurs modalités de distribution, de diffusion et de réception en France et en Tunisie, et étudie la diversité des goûts des publics d’une rive à l’autre de la Méditerranée : tandis que le public français préfère les coproductions internationales qui tiennent un discours de défense des droits humains, les publics maghrébins s’orientent vers une production plus diversifiée et ouverte aux films produits à l’échelle régionale ou nationale.

Dans le champ du film documentaire, Joël Danet explicite la démarche de coopération entre deux associations, Cinéma et Mémoire de Bejaia (Algérie) et Kaïna Cinéma (France), dans la production de la série intitulée « Bejaia Doc » (2008-2011) ainsi que les conditions de projection de ces films à la Maison de l’image de Strasbourg, dans le cadre de séances organisées par Vidéo Les Beaux Jours, association intégrée au réseau national de la Cinémathèque documentaire.

Mettant lui aussi en valeur une activité associative, Guglielmo Scafirimuto décrit les finalités et les modalités de fonctionnement des ateliers audiovisuels animés par l’association Parcours à Paris. Cette dernière favorise l’intégration des résidents des foyers de travailleurs migrants (hommes) d’Ile-de-France au moyen de la réalisation de films par les personnes migrantes elles-mêmes et de leur diffusion dans le cadre d’un festival auquel participent les habitant-e-s des quartiers qui accueillent ces foyers.

Dans le champ de l’information audiovisuelle, Fayçal Izedaren et Larbi Megari proposent une courte présentation d’une organisation qui favorise les échanges Nord-Sud : la Conférence Permanente de l’Audiovisuel Méditerranéen (COPEAM). Cette association qui entretient un partenariat permanent avec l’Union Européenne de Radiotélévision (UER) et l’Arab States Broadcasting Union (ASBU), met en place des activités de coopération entre l’Europe et le monde arabe et promeut notamment l’égalité femmes-hommes dans les médias.

Nous avons enfin souhaité intégrer à cet ouvrage un témoignage qui éclaire les difficultés à enseigner la langue française en Algérie. À partir de leur expérience en didactique du français langue étrangère (F.L.E.), Amira Rahal et Lakhdar Karchi montrent qu’une défiance vis-à-vis de la langue française perdure chez les étudiant-e-s algérien-ne-s et décrivent comment tenter de changer cette représentation par la diffusion du film La Bataille d’Alger (Gillo Pontecorvo, 1966).

Cette seconde partie constitue ainsi le pendant de la première dans la mesure où les articles se font écho d’un point de vue thématique concernant les représentations des migrant-e-s, des rapports femmes-hommes ou encore de la langue française.

Dans une perspective épistémologique et méthodologique, nous espérons que cet ouvrage pluridisciplinaire qui propose des études de réception et des démarches comparatives variées, permettra d’ouvrir la voie à de nouvelles recherches sur les réceptions différenciées des images dans différents contextes.

Références

Albertini F., 2013, « Penser autrement la Méditerranée contemporaine : quelles voies pour le dialogue interculturel ? », Revue française des sciences de l’information et de la communication, 2. Accès : http://journals.openedition.org/rfsic/342; DOI : 10.4000/rfsic.342.

Amsidder A., Diab Duranton S., Lachkar A., dir., 2016, Médias numériques, langues, discours, pratiques et interculturalité, Agadir, Publications de l’Université Ibn Zohr.

Benchenna A., Caillé, P., Mingant N., dir., 2016, La Circulation des films : Afrique du Nord et Moyen Orient, Africultures, 101-102.

Caillé C., Forest C., dir., 2017, Regarder des films en Afrique-s, Lille, Presses Universitaires du Septentrion.

Caillé P., Martin F., dir., 2012, Les Cinémas du Maghreb et leurs publics, Africultures, 89-90.

Fleury B., Walter J., dir., 2008, Les médias et le conflit israélo-palestinien. Feux et contre-feux de la critique, Metz, Centre d’études des textes et des discours, coll. Recherches textuelles, 9.

Galinier M., Cadé M., dir., 2013, Images de guerre, guerre des images, paix en images : La guerre dans l’art, l’art dans la guerre, Perpignan, Presses universitaires de Perpignan.

Laborderie P., Sayad El Bachir H., dir., 2019, Images, coopération et échanges culturels en Méditerranée, Communication, technologies et développement, 7.

Lachkar, A., dir., 2012, Langues et médias en Méditerranée, Paris, L’Harmattan.

Lachkar. A., dir., 2014, Langues, cultures et médias en Méditerranée, Paris, L’Harmattan.

Mohsen-Finan K., dir., 2009, Les médias en Méditerranée : nouveaux médias, monde arabe et relations internationales, Paris, Actes Sud.


  1. Ces évènements scientifiques ont occasionné un dossier intitulé « Images, coopération et échanges culturels en Méditerranée » dans Communication, technologies et développement, n°7, 2019 (P. Laborderie et H. Sayad El Bachir dir.). L’article d’Amira Rahal et Lakdhar Kharchi ainsi que celui de Joël Danet sont republiés dans cet ouvrage.

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