6 De la distribution commerciale dans la valorisation des films tunisiens en Tunisie et en Europe : regards croisés

Patricia Caillé

La production des savoirs dans les études filmiques s’est élaborée le plus souvent à partir de la sélection implicite d’un corpus plus ou moins restreint de films considérés comme les plus signifiants et de leurs auteurs et autrices, l’étude de ces films constituant la clé de voute de la construction des cinémas nationaux. Et les savoirs sur le cinéma en Tunisie n’échappent pas à cette règle. De nombreuses études sont fondées sur des corpus de films (Chamkhi, 2002; Chamkhi, 2009; Lang, 2014) envisagés dans un contexte national ou régional (Brahimi, 2009), voire même genré (Martin, 2011). D’autres travaux ont délaissé le prisme de l’analyse filmique : les historien-ne-s qui se sont emparé-e-s de la question du cinéma en Tunisie à l’époque coloniale ont déjà retourné le regard en explorant le développement du cinéma comme un loisir (Corriou, 2011). Et de fait, l’étude du cinéma en Tunisie constitue un terrain de recherche particulièrement stimulant puisqu’une culture du cinéma exigeante, porteuse d’idéal national dans l’ère post-indépendance, s’est structurée autour de deux grandes fédérations, la Fédération tunisienne des ciné-clubs fondée en 1950 et la Fédération tunisienne des cinéastes amateurs (FTCA) fondée en 1962. Cette culture emprunte à la fois à la cinéphilie développée en Europe, largement fondée sur le cinéma soviétique, le néoréalisme italien, la Nouvelle vague dont elle revendique haut et fort l’auteurisme, tout en étant ancrée implicitement dans une conception tiers-mondiste du cinéma de Fernando Solanas et Octavio Getino[1], ainsi que dans une valorisation du cinéma arabe (à l’origine égyptien) comme moyen de décoloniser la culture, conception portée par la figure tutélaire de Tahar Cheriaa. Si, comme presque partout ailleurs les spectateurs et spectatrices en Tunisie consomment bien plus de films étrangers que locaux, nous ne saurions en déduire pour autant que la culture du cinéma ne contribue pas au renforcement du sentiment national, bien au contraire (Caillé, 2017). La question de la circulation des films est assez rarement abordée (Benchenna, Caillé, Mingant, dir., 2016), et souvent par le biais de la valorisation symbolique que constituent les festivals, un maillon essentiel de leur visibilité. Dans cet article, nous aimerions pourtant reprendre l’analyse de Lindiwe Dovey qui remarque la disjonction entre les programmes de soutien au cinéma africain, souvent qualifiés de paternalistes, menés par la France et la quasi absence de ces mêmes films dans les différentes sections du Festival de Cannes. À l’inverse, la part des publics en salles pour les films africains qui reste certes très marginale, est passée de 0,03% à 0,27% entre 1992 et 2010 (Dovey, 2015 : 47), c’est-à-dire qu’elle a été multipliée par neuf en moins de vingt ans. Un tel constat nous invite à ne pas sous-estimer la circulation des films en salles, l’intérêt des publics certes très petits pour ceux-ci, et à engager une réflexion sur la façon dont la circulation des films tunisiens par le biais la distribution commerciale en salles en Tunisie et en France participe aussi à la construction du cinéma national, afin de comprendre la redéfinition de ce qu’est le cinéma tunisien et du corpus de films sur lequel il s’élabore.

Dans un premier temps, nous mettrons en perspective l’espace national et les circulations au-delà de la Méditerranée et, ce faisant, distinguerons plusieurs périodes. Nous évoquerons le moment des grands récits en Tunisie qui va de la fin des années 1970 à 1994. La période qui s’y superpose, de 1990 à 2002, concerne la France et l’Europe. C’est une période de coproductions transméditerranéennes[2] qui assoient sur ce continent la réputation internationale du film tunisien, avant une troisième période, de 2002 à 2010, qui marque un recul de la production nationale et de la visibilité des films tunisiens en Tunisie comme en Europe. Nous examinerons comment la circulation des coproductions agit comme un filtre dans la sélection des films qui deviennent un corpus national. Dans une deuxième partie, nous restituerons les films tunisiens qui s’inscrivent aujourd’hui, dans la post-révolution, en France et en Tunisie dans une pratique des films et un rapport au cinéma national différent, et pour ce faire nous mettrons en perspective les résultats d’une enquête sur les pratiques spectatorielles et le regard des exploitant-e-s interrogé-e-s dans le cadre d’un complément d’enquête que nous avons menée en 2016. Les données disponibles en Tunisie et en Europe pour ce type de travail sont inégales, car à la différence de la France, la billetterie, et donc le nombre d’entrées et les recettes en salles en Tunisie, n’a pas fait l’objet d’un contrôle strict et indépendant[3]. Nous fondons ces travaux sur les données fournies par des acteurs locaux pour qui les chiffres ne sont pas neutres, mais le recoupement de telles données nous permet néanmoins d’établir un ordre de grandeur.

La Tunisie avec ses 11 millions d’habitant-e-s et son très petit parc de salles de cinéma est un exemple emblématique d’un « cinéma des petites nations », une catégorie assez souple fondée sur la population et sur le statut dominé de certaines productions filmiques (Hjort, Petrie, dir., 2008). Le pays comptait 95 salles à l’indépendance, 114 en 1970 (dont 76 équipées pour la projection en 35 mm), et il n’en compte plus que 18 aujourd’hui[4]. Mais comme le notait également Paulin Soumanou Vieyra dans les années 1970 (Vieyra, 1975 : 214-215), la Tunisie est dotée d’un solide réseau d’exploitation non-commerciale lié au dynamisme de la culture cinématographique qui couvre le pays et qui aujourd’hui encore permet d’organiser la projection de films tunisiens dans des villes dépourvues de cinémas. Nous avions déjà insisté précédemment sur la nécessité de prendre en compte les différents éléments qui concourent à cerner la façon dont un cinéma national se construit (Caillé, 2013). Outre l’ensemble de films produits et identifiés comme national, une politique du cinéma qui soutient ou non cette production, il est nécessaire de considérer les infrastructures qui permettent l’accès aux films, la formation des personnels, le relais des chaines télévisuelles dans la diffusion de ce patrimoine, la déclinaison des films sur différents supports et plateformes, les cultures du cinéma portées par des organisations et des collectifs, les publics plus ou moins experts, des discours/savoirs sur le cinéma allant des discours journalistiques, professionnels jusqu’aux travaux scientifiques.

Le cinéma tunisien construit dans la circulation des films par-dessus la Méditerranée

Nous sommes toujours partie dans nos recherches de la circulation des dénominations qu’elles soient régionales ou nationales et la façon dont celles-ci sont mobilisées et opèrent comme des catégories permettant de donner du sens à des films, et plus particulièrement celle de « cinéma tunisien » (ibid.). Même si la Tunisie a été un protectorat français de 1889 à 1956, le « cinéma tunisien » n’est pas lié en Tunisie ni en France  à la différence par exemple de l’Algérie  à la lutte pour l’indépendance pourtant évoquée dans les films[5], puisque les premiers films célébrés par des Tunisiens remontent aux années 1920[6]. Elle se construit à partir de grands récits nationaux avec les films d’Abdellatif Ben Ammar, Brahim Babaï ou Rachid Ferchiou. Néanmoins, nous reprendrons ici ce qui constitue depuis la Tunisie, selon le critique et réalisateur Ismaël (sic), la grande période du cinéma tunisien de 1985 à 1994 (Ismaël, 2008) et qui va des premiers longs métrages de Nouri Bouzid, de Naceur Khémir, Asfour Stah (Halfaouine, l’enfant des terrasses) de Ferid Boughedir (1990), pour se terminer avec Samt Al Ksur (Les silences du palais) de Moufida Tlatli (1992), période pendant laquelle « le cinéma en Tunisie s’est bien porté : filmiquement, théoriquement, économiquement » (ibid. : 17). C’est le moment que Kamel Ben Ouanès décrit comme l’émancipation du cinéma du joug de l’État qui pèse à l’inverse sur la télévision.

Au moment où la télévision focalise son discours autour d’un moi collectif, donc une entité impersonnelle et nébuleuse, le cinéma tunisien, libéré du monopole de la vision officielle, a annoncé pour la première fois dans l’histoire de la Tunisie, la naissance de l’individu, comme entité autonome et parfaitement en mesure de s’exprimer en tant que telle. (Ben Ouanès, 2007)

La période du désengagement de l’État, avec la liquidation en 1992 de la Société anonyme tunisienne de production et d’expansion cinématographique (SATPEC) créée en 1957, qui gérait l’industrie, y compris l’importation des films entre 1969 et 1983, et la fermeture du laboratoire de Gammarth en 1994, est aussi une période de vrais succès auprès des publics en Tunisie, pour ces films audacieux qui s’ancrent dans une histoire politique du pays. À l’inverse, les premiers films de cette période sont très peu vus en France et en Europe. L’homme de cendres (1986) et Sabots en or (1989) de Nouri Bouzid ne sont sortis que huit et six ans plus tard en France. Le premier qui dénonce la pédophilie et l’hypocrisie sociale attira 11 000 spectateurs et spectatrices tandis que le second sur la répression politique 1 645 seulement. Il est vrai aussi qu’il s’agit d’années pendant lesquelles Habib Bourguiba a été destitué par son ancien ministre Zine El Abidine Ben Ali qui l’a remplacé en 1987, d’où un trop grand décalage sans doute entre la vision de la Tunisie véhiculée par ces films et leur réception en France, et peut-être aussi la volonté de conserver une image positive du régime tunisien.

Loin de ce cinéma très politique, le cinéma tunisien en Europe est caractérisé dans un premier temps par un rayonnement lié au succès populaire d’Asfour Stah (Halfaouine, l’enfant des terrasses) de Férid Boughedir (1990), construit autour du regard audacieux, espiègle et tendre d’un adolescent sur le monde des femmes. Ce film réalisé par un critique de cinéma bien connu en France fit grand bruit[7]; il est resté à l’affiche d’un cinéma parisien pendant plus d’un an et totalisa 280 000 entrées en France. S’il reste, dans l’enquête que nous avons menée (Caillé, 2017), le titre le plus souvent cité par les Tunisien-ne-s des films nationaux qui leur sont chers, ce film oblitère les films plus politiques qui l’ont précédé dans la construction d’un imaginaire du cinéma tunisien qui est celui d’un monde clos « là-bas » défini par son identité maghrébine teintée d’orientalisme, le monde des femmes. Ainsi les films tunisiens qui ont trouvé le succès en France font de l’intime une question politique et misent sur l’exploration des relations familiales dans un cinéma naturaliste mettant ainsi en scène les femmes, les relations intergénérationnelles, et les laissé-e-s pour compte d’une société conservatrice. Le cinéma national se construit presque « naturellement » autour de grandes questions universelles qui ne requièrent ni une connaissance précise de l’histoire nationale, ni ne nécessitent la mise à distance d’approches esthétiques issues du théâtre ou de mise en scène des corps pourtant au cœur du cinéma tunisien. De la même façon, les grands films qui évoquent le sort des migrations Sud-Nord ou Nord-Sud, qu’elles soient économiques, politiques ou sexuelles ne trouvent pas d’écho sinon par le biais de quelques articles dans la presse spécialisée. Par exemple, de grands films comme Traversées (Mahmoud Ben Mahmoud, 1982) ou même Bezness (Nouri Bouzid, 1992) ne s’exportent pas.

Tableau 1. La distribution des films tunisiens en salle en France de 1990 à 2003.
Titre et distributeur Date de sortie en France Pays de production Entrées en salles

Halfaouine, l’enfant des terrasses (1990, Amorces Diffusion)

26 sept. 1990

TN/FR

279 042

L’homme de cendres (1986, M3M)

16 fév. 1994

TN

11 523

Les Silences du palais (1993, Amorces Diff.)

7 sept. 1994

TN

203 137

Les Sabots en or (1989, M3M)

27 sept. 1995

TN/FR

1 645

Un été à la Goulette (1995, Films du Losange)

25 déc. 1996

FR/BE/TN

180 480

Layla, ma raison (1989, Orisha Dist.)

22 janv. 1997

TN

1 911

Essaida (1996, Pierre Grise Dist.)

1er oct. 1997

TN

7 626

Tunisiennes (1997, Colifilms Dist.)

3 juin 1998

TN

30 514

Redeyef 54 (1997, Continent Films)

3 fév. 1999

TN

4 000

Demain, je brûle (1997, Hevadis films)

1er mars 2000

TN

718

La Saison des hommes (2000, Films du Losange)

27 déc. 2000

FR/TN

109 960

Les Siestes grenadine (1999, Hevadis Films)

14 nov. 2001

FR/TN/BE

390

Fatma (2001, MK2 Diffusion)

27 fév. 2002

TN/FR

41 605

Satin Rouge (2002, Diaphana Dist.)

24 avril 2002

FR/TN

114 495

De la période faste du cinéma tunisien en France de 1990 à 2002 qui voit la production de 38 longs-métrages de fiction[8], un peu plus d’un tiers trouve un distributeur et arrive sur les écrans français avec des fortunes très diverses. Les chiffres de l’exploitation montrent qu’un film tunisien attire en moyenne plus de 70 000 spectateurs et spectatrices dans les salles, mais le box-office moyen pour les films sur la condition des femmes est lui de 111 000 billets vendus. Même s’il est difficile, voire impossible, de jauger le succès d’un film à l’aune de sa thématique ou de son récit, tant l’ensemble des facteurs influents, depuis le financement lié au réseau du producteur ou de la productrice et du réalisateur ou de la réalisatrice jusqu’à la météo ou la concurrence à laquelle le film est confronté lors de sa sortie, force est de constater que seuls les films qui mettent en avant la condition dominée des femmes en Tunisie font recette, un résultat d’autant plus troublant que le seul film représentant une jeune femme émancipée en quête d’une identité plurielle dans un périple à travers l’Afrique ne fait que 390 entrées (Siestes grenadine, Mahmoud Ben Mahmoud, 1999). Les coproductions internationales font davantage d’entrées, et parmi les productions nationales, seul Tunisiennes (Nouri Bouzid, 1997) qui a obtenu le Fonds Sud[9], et dont le titre fait directement référence à des femmes protagonistes, trois femmes opprimées en quête de liberté, parvient à faire davantage d’entrées. Il s’agit d’un film qui trouve son public dans le sud de la France. Comme nous l’avons déjà noté ailleurs, les films qui ont eu la faveur des écrans français, sont devenus les ambassadeurs de questions souvent considérées par les critiques français non pas tant tunisiennes que « maghrébines » (Caillé, 2007). En d’autres termes, l’emphase mise sur le caractère régional de préoccupations ayant trait à l’absence de liberté des individus pris au piège d’une tradition étouffante, en particulier des femmes, revient à « culturaliser » des questions historiques et politiques aux dépens d’une construction historique nationale pourtant présente dans les films. C’est le cas de la réception critique de Samt Al Ksur (Les Silences du Palais, Moufida Tlatli, 1992), un récit construit en flashbacks qui renvoient à la lutte pour l’indépendance alors que les nombreux commentaires critiques y voient l’asservissement des femmes maghrébines (ibid.). Comme le montre Satin rouge (Raja Amari, 2002), film très critiqué lors de sa sortie en Tunisie et qui a ensuite été réévalué au regard des critiques dithyrambiques en France (Caillé, 2013), les cinémas nationaux se sont ainsi construits en demi-teinte sous la bannière « Maghreb » dans un va-et-vient des films entre les pays du Maghreb et l’Europe, principalement la France. Si la France est de très loin le pays européen qui distribue le plus grand nombre de films maghrébins, les films réalisés par des femmes durant cette période sont aussi prisés bien au-delà : Samt Al Ksur sortira dans sept pays européens et Satin rouge dans huit, avec des entrées partout ailleurs bien inférieures à celles réalisées en France.

Dans cette circulation des films par-dessus la Méditerranée, ce sont les films qui font de la Tunisie un monde intime autonome détaché de tout lien avec d’autres régions ou continents dont l’Europe, qui ont très largement contribué à la construction de la catégorie régionale « cinémas du Maghreb » ou cinémas maghrébins. Par comparaison, même si de nombreux films algériens ont également été distribués pendant la même période, la mise en récit d’une histoire nationale dans un narcissisme fort n’a pas su capter l’intérêt des publics d’autant que la mémoire des violences de l’empire colonial empêche tout rapport apaisé. Mis à part les films de Rachid Bouchareb[10], les chiffres de l’exploitation commerciale des films algériens sont très bas. En d’autres termes, ce sont en majorité des coproductions tunisiennes avec l’Europe qui ont alimenté les imaginaires européens et qui ont souvent en retour contribué à la renommée de ces films en Tunisie[11].

La période suivante qui couvre les années 2003-2010, marque une production accrue de 31 films sur huit ans, soit la production en moyenne de presque quatre longs-métrages par an en Tunisie dont quelques-unes sont des coproductions étrangères, comme les films de Mohamed Malas et Rachid Masharawi. La circulation internationale du film tunisien est caractérisée par un ensemble de films à plutôt petit budget et très divers qui se détournent des questions politiques et sociales ayant caractérisé les années précédentes, en particulier l’émancipation des femmes. Seul Le Chant des mariées (Karin Albou, 2008) – le film, une production française tournée en Tunisie, sera distribué par une plus grosse société sur 48 copies s’y conforme dans l’exploration de l’éveil de la sexualité chez deux adolescentes, l’une juive et l’autre musulmane, pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce film attirera un public en salle. Les autres films distribués par de petites sociétés sur une à vingt copies, ne parviendront guère à trouver leurs publics. Alors que Satin rouge avait séduit, la caractérisation et le jeu des personnages qui s’éloigne comme le récit d’un naturalisme familier dans Edawaha (Les Secrets, Raja Amari, 2010) ne font pas recette en France, malgré un univers filmique singulier et abouti. De la même façon, Bedwin Hacker (Nadia El Fani, 2003), sorti en plein mois d’août, qui dresse dans un film de genre, le thriller, le portrait de femmes engagées, connectées et résolues à en découdre avec les dominations dans un contexte géopolitique, n’attire pas grand monde. Comme nous l’avions déjà évoqué dans nos enquêtes sur les publics des festivals, les publics intéressés par les cinémas du Maghreb pensent les films comme un moyen d’accéder à la culture, et nous aimerions spéculer sur le fait que l’expérience esthétique qui introduit une trop grande distance et s’écarte ainsi des attentes des spectateurs et spectatrices est rejetée[12]. Une seule exception : Bab’Aziz, le prince qui contemplait son âme (Naceur Khémir, 2004), le seul film qui ait été distribué également dans plusieurs pays européens, même si les films poétiques et donc plus exigeants de ce réalisateur ne touchent pas de larges publics.

Tableau 2. La distribution des films tunisiens en salle en France de 2003 à 2010.
Titre et distributeur Date de sortie en France Pays de production Entrées en salles

La Boite magique (2003, Films et Trames dist.)

25 juin 2003

FR/TN

1 472

Bedwin Hacker (2002, Orisha Dist.)

16 juillet 2003

TN

604

Khorma, Le Crieur de Nouvelles (2002,

14 juillet 2004

FR/BE/TN

1 213

Poupées d’argile (2002, Colifilm Dist.)

29 sept. 2004

TN/FR/MA

3 996

Le Prince (2004, Ocean Films)

4 mai 2005

FR/TN

4 546

Passion (Mohamed Malas) (2005, Cineteve Dist.)

8 oct. 2005

FR/TN/SY

5 632

Les Baliseurs du désert (1984, Pom Films)

25 oct. 2006

FR/TN

761

Bab’Aziz, le prince qui contemplait son âme (2004, Gebeka Films)

15 nov. 2006

FR/TN

24 078

Tendresse du loup (2007, Eurozoom)

14 nov. 2007

TN

917

Le Chant des mariées (2008, Pyramide)

17 déc. 2008

FR/TN

41 806

Un si beau voyage (2007, Les Acacias)

18 mars 2009

TN/FR

3 055

L’Anniversaire de Leila (2008, CTV international)

22 juillet 2009

PS/TN/NL

8 985

Making of (2006, Films de l’Atalante)

28 oct. 2009

TN

914

Lettre à la prison (1969, Shellac)

12 fév. 2009

TN/FR

1 139

Les Secrets (2009, Sophie Dulac Dist.)

19 mai 2010

FR/TN/CH

20 720

Comme le montre le tableau ci-dessus, le nombre de films sortis en France demeure élevé puisqu’il représente une moitié des films produits[13], mais l’intérêt pour les films distribués en salles est bien plus modeste. Les entrées au box-office sont en moyenne de 6 385 entrées. Caractérisés par une grande diversité, les récits d’apprentissage et ceux qui questionnent les rapports de domination, l’oppression cèdent le pas au fait divers, au film de genre ou aux univers poétiques moins accessibles.

Le cinéma tunisien post-révolution : reconfiguration du cinéma national et de ses publics

Alors même que la Tunisie fait en 2011 les gros titres des actualités et contribue à la réévaluation du pouvoir des peuples arabes à décider de leur destin, les films tunisiens qui sortent pendant la révolution sont avant tout des documentaires toujours moins attractifs en salle que les fictions. L’intérêt pour le mouvement politique et social des Tunisien-ne-s ne passe pas par le cinéma et seulement deux d’entre eux parviendront à une distribution commerciale en France. Même la controverse autour du documentaire de Nadia El Fani, Laïcité Inch’Allah, ne s’est pas traduite par un vif intérêt des publics dans les salles en France.

Il est évident qu’en Tunisie l’enjeu de la production d’images de la révolution et de la construction d’un nouveau rapport aux images dans la révolution est avant tout politique plutôt que commercial. Entre 2011 et 2016, on recense concernant la production en Tunisie 45 long-métrages de fiction et 41 longs-métrages documentaires[14], et, comme nous pouvons le voir dans le tableau nº3 ci-dessous, la première fiction Millefeuille (Nouri Bouzid, 2011), qui traite effectivement de la révolution, ne sortira en France qu’en 2013. Son succès restera limité malgré son actualité. En Tunisie, les films réalisés pendant ou juste après la révolution se partagent entre fictions historiques et films de genre. Peu de films traitent de la révolution avant 2015. En outre, le délabrement des salles, l’insécurité ne sont guère propices au développement du spectacle cinématographique en salles. L’exploitation cinématographique est au plus bas dans les années qui suivent la révolution.

L’attaque violente de la salle AfricArt située au centre de Tunis, le 26 juin 2011, par des islamistes, lors de la projection du film de Nadia El Fani, Ni Allah, ni maître/Laïcité, Inch’Allah ! (2011)[15], avait mené à la fermeture d’un des rares lieux de renouveau de la culture cinématographique. Celle-ci semblait alors mettre un coup d’arrêt à la fragile mobilisation pour le développement d’une culture du cinéma par le biais de projections publiques en salles. La Tunisie ne comptait plus que douze salles, toutes mono-écrans, la plupart dans un état assez délabré. Même s’il est difficile de présumer de l’avenir de certaines d’entre elles, voire même d’un présent souvent flou, le pays compte aujourd’hui dix-huit salles, concentrées pour le plus grand nombre au centre de Tunis et dans sa banlieue, sauf pour six d’entre elles à Sousse, Monastir, Menzel Temime, Hammamet, Bizerte et Gabès où une salle de 600 places a ouvert en avril 2018 dans un Agora (centre culturel offrant diverses activités)[16]. Si Sfax, deuxième ville du pays, et Kairouan n’ont plus de salles, une cinémathèque a vu le jour en mars 2018 dans la nouvelle Cité de la culture sur l’avenue Mohamed V à Tunis, avec deux salles de projection. Enfin l’ouverture d’un multiplexe Pathé-Gaumont à huit salles offrant plus de 1 500 places dans le grand centre commercial Tunis City de la grande banlieue de Tunis prévue pour l’automne 2018 et celle d’un second multiplexe à Sousse en 2019 laissent augurer du développement de l’exploitation commerciale dans le pays. La distribution en Tunisie est aujourd’hui dominée par deux sociétés, l’une Goubantini films, contrôlée par l’héritier de la première famille tunisienne d’exploitants depuis 1962, une société qui concentre ses activités sur le film de genre et commercial, principalement étatsunien, l’autre HAKKA Distribution, créée en 2013, pour une offre alternative de films d’auteur inaccessibles autrement. Parler de l’exploitation des films en salles aujourd’hui est un exercice périlleux car le paysage change très rapidement. Jusqu’à environ 2015, la présence des films de divertissement hollywoodiens était dominante, tandis qu’aujourd’hui ce sont les films locaux qui ont largement remplacé les rares films égyptiens et grignoté le marché du film étatsunien.

En 2017, 37 films longs-métrages et 41 films courts-métrages, soutenus par une subvention du ministère ou non, ont été tournés en Tunisie, des chiffres qui indiquent une certaine vitalité du secteur[17], d’autant que les distributeurs s’accordent pour dire que le film tunisien se porte bien en salle, nonobstant l’étroitesse du marché qui en fait de facto un produit non-rentable dans sa sortie en salle. Les deux sociétés se partagent le marché du film tunisien qui représente le plus grand nombre d’entrées et aux dires des exploitants entre 60 et 85% des entrées. Il s’agit de petits films pour de petits publics en grande majorité urbains, voire même tunisois[18]. Selon Kais Zaied, co-gérant d’HAKKAD Distribution et exploitant, les 60 000 entrées d’À peine j’ouvre les yeux (Leïla Bouzid, 2015), constituent un réel succès en salle en Tunisie, alors que ce même film a fait 94 000 entrées en France. Il est évident que malgré l’engouement du public tunisien des salles de cinéma pour les films nationaux, l’absence de salles fait de la distribution des films en France un objectif potentiellement plus lucratif et plus valorisant pour la carrière de son autrice[19]. Kais Zaied précise tout de même qu’À peine j’ouvre les yeux est sorti dans tous les gouvernorats tunisiens par le biais de projections organisées dans des centres culturels, là où les salles sont inexistantes. Un tel investissement n’est pas unique puisque la circulation des films tunisiens sur l’ensemble du territoire est devenue un enjeu militant autant que commercial qui incite les distributeurs comme les producteurs et productrices à mobiliser des publics plus vastes. En 2017, La Belle et la meute a déjà fait mieux que le film de Leïla Bouzid et El Jaïda (2017), le film de Selma Baccar, a battu des records : il aurait dépassé les 100 000 entrées en salle en Tunisie. Les films réalisés par des femmes avec des protagonistes qui sont des femmes fortes en lutte se portent bien mais pas seulement. À ce titre, l’échec commercial de Benzine (Sarra Labidi, 2016) sur le drame poignant d’un couple à la recherche de son fils unique parti sans dire un mot et disparu sur les chemins de l’émigration clandestine, nous suggère qu’en Tunisie, le cinéma national rassemble des publics autour d’idéaux plus que devant une réalité trop sombre. Nombre de films tombent aussi très rapidement dans l’oubli après un échec commercial, certains de qualité médiocre.

À l’inverse en France, le nombre de films tunisiens qui arrivent sur les écrans par le biais de la distribution commerciale est proportionnellement bien moindre (à peine 10% de la production nationale), même si on enregistre un léger regain d’intérêt depuis 2015. Ce dernier est le fait de coproductions tuniso-européennes intégrées dans des réseaux de production transméditerranéens dont les productions nationales sont implicitement exclues. Le retour en grâce très relatif du film tunisien auprès des publics français  la moyenne des entrées est de 32 156 entrées par film entre 2011 et 2017  se fait donc autour d’un petit nombre de films déjà présélectionnés. Le corolaire de ce clivage entre une minorité de films bien financés à l’international qui circulent en Europe et l’offre plus importante de films locaux, est une recomposition du paysage du cinéma national en salle en Tunisie qui s’est affranchi des critères de valorisation passant par la circulation des films en Europe, principalement la France. Parmi les films préférés des Tunisien-ne-s, le drame Chbabeck El Jannaa/Frontières du ciel (Fares Naanaa, 2015) sur le deuil d’un couple après la mort d’un enfant, un film touchant qui relève davantage de la fiction télévisée que du film de cinéma, a attiré un large public au cinéma jusqu’à ce qu’il soit accessible en ligne. C’est ainsi que d’autres critères sont à prendre en compte dans le succès des films en Tunisie : d’une part la popularité de certains acteurs et actrices (celle de Lotfi Abdelli, véritable star avec ses one-man shows très prisés, celle notable également d’Anissa Daoud), et d’autre part le récit d’une histoire simple, émouvante et intimiste qui séduit les publics en s’éloignant des fresques nationales qui avaient attiré l’attention des critiques et publics internationaux et nationaux jusqu’alors. Ce qui ne veut pas dire que de telles productions aient disparu, nous avons déjà évoqué le succès de Aala Kaf Ifrit/La Belle et la meute (Kaouther Ben Nahia, 2017) théâtral à la fois dans la forme, avec ses plans séquences, comme dans le jeu d’acteurs et d’actrices, en particulier la déclamation des tirades très longues de la protagoniste.

La recomposition du cinéma tunisien se fait également autour de films de genre comme les comédies à l’italienne d’Ibrahim Letaïef ou les thrillers de Fadhel Jaziri, ou encore les univers sombres et déroutants de Nejib Belkadhi dans Bastardo (2013), des films qui s’éloignent du naturalisme d’un cinéma d’auteur explorant des questions sociales auquel les publics européens sont plus habitués, du fait de la fonction attribuée aux films « venant » d’Afrique du Nord de connaissance du monde. Ce décalage est aussi caractérisé par l’invisibilité en France de films tunisiens très prisés internationalement, en particulier Ala Eddine Slim, The last of us (Akher Wahed Fina, 2016), Lion du Futur à la Mostra de Venise et représentant de la Tunisie aux Oscars. Ce film très nouveau dans son modèle économique, sa conception de la production et du tournage, du récit, et de la construction narrative, a connu une toute petite sortie dans trois salles en août 2018[20].

Conclusion

Ce bref panorama de la distribution commerciale et de la place des films tunisiens en Tunisie et en Europe, met en lumière les différentes périodes qui caractérisent le rapport aux films tunisiens des deux côtés de la Méditerranée. Les chiffres certes très modestes des résultats des films en salle en Tunisie comme en France, nous incitent à distinguer trois grandes périodes qui ne coïncident pas avec l’histoire de la production cinématographique en Tunisie puisque de grandes fresques politiques et populaires très importantes dans l’histoire du cinéma tunisien de la fin des années 1970 à la fin des années 1980 restent largement ignorées par la distribution commerciale en Europe. La première période de la découverte du cinéma tunisien en France et au-delà va de 1990, avec la sortie du célèbre Asfour Stah (Halfaouine, l’enfant des terrasses), à 2002. Il s’agit alors de coproductions relativement bien financées avec l’Europe, principalement la France, qui ont contribué à la valorisation du cinéma national devenu emblématique d’un cinéma « maghrébin » à travers des grands récits édifiants qui trouvent un certain écho critique et public en France. Certains films de cette période sortent dans plusieurs pays d’Europe, même si le nombre des entrées est bien plus conséquent en France que dans d’autres pays. La période qui va de 2003 à 2010 montre une augmentation globale de la production locale comme des coproductions avec l’Europe et paradoxalement un déclin de l’intérêt des publics français et européens pour ces films beaucoup plus divers. La demande supposée de films tunisiens en Europe est en décrochage par rapport à une production en augmentation. Alors même qu’en 2011, la capacité du peuple tunisien à désavouer et renverser un pouvoir corrompu retient l’attention des médias, les images de ce soulèvement social et politique ne sont pas distribuées dans les salles, et le grand nombre de documentaires produits ne trouve guère d’écho au-delà des frontières. Cette révolution ne constitue pas un moment particulièrement signifiant du point de vue de l’image internationale du cinéma tunisien au-delà du déclin de la présence des films tunisiens en salle en Tunisie comme ailleurs. Mais la révolution a pourtant considérablement changé la donne : elle a bien évidemment redonné un nouvel essor à une conception très politique du cinéma en Tunisie en même temps que le développement de l’équipement numérique a réduit les coûts de production de films. Si la production nationale est quantitativement plus importante, le nombre de films sur les écrans français et européens est proportionnellement bien moindre, ce qui n’a rien d’aléatoire. On distingue en effet deux types de productions, des productions locales à moindre coût qui ne parviennent pas à une distribution commerciale en Europe mais qui peuvent être des coproductions internationales  My China Doll (2017), un thriller de Rachid Ferchiou[21] est présenté comme la première coproduction arabo-chinoise et des coproductions européennes, principalement avec la France mais aussi la Belgique qui arrivent dans les salles et parviennent à séduire un public plus vaste dont les goûts n’ont guère évolué ou qu’on cantonne à une conception assez figée du cinéma tunisien. Ce faisant, la valorisation des films tunisiens ne passe plus par la circulation des films en salles en Europe et la réception critique et publique des films. Si les critères d’évaluation des films en Europe se sont ouverts à un échantillon plus vaste de thématiques et de récits, le naturalisme du cinéma d’auteur demeure la prédilection, alors qu’en Tunisie, même si on considère le cinéma national comme un cinéma d’auteur qui fait recette, les films de genre, les récits historiques, les documentaires, etc., ne sont pas en reste, et cette diversité a ramené les publics vers les salles nonobstant la fragilité du secteur.

Références

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Vieyra P. S., 1975, Le Cinéma africain des origines à 1973, Paris, Présence Africaine.

Résumé/ملخص/Abstract

Cet article examine les données disponibles de la distribution commerciale en salle des films tunisiens en France et en Tunisie pour mettre en relief trois grandes périodes qui ne se superposent pas et dont la plus récente est celle de la post-révolution du 14 janvier 2011. Cette mise en perspective nous permet de réfléchir à la façon dont la circulation des films sur leur marché national et au-delà contribue à la construction d’un cinéma national. Cet article montre ainsi comment le cinéma tunisien construit dans les années 1990 et au début des années 2000 à partir de la circulation de coproductions internationales avec la France est singulièrement différent du corpus sur lequel se fondait un cinéma tunisien jusqu’alors très politique en Tunisie, en même temps qu’une telle circulation transformait à son tour le petit ensemble de films devenus emblématiques du cinéma national tunisien. Si la révolution du 14 janvier 2011 a affecté la vision que le reste du monde avait des Tunisien-ne-s, les nombreux documentaires et quelques fictions réalisés n’ont guère trouvé d’écho au-delà de la Méditerranée. Cette révolution marque pourtant un tournant qui a engendré un accroissement rapide de la production, des films moins chers et plus nombreux qui représentent 60 à 85% des entrées en salles en 2017. Si les seuls films tunisiens qui traversent encore la Méditerranée sont des coproductions internationales intégrées en amont dans un circuit distinct, si ces films trouvent un succès en Tunisie, les publics tunisiens se sont largement affranchis des critères de valorisation français et européens.

Mots-clés : Cinéma tunisien, distribution des films tunisiens, exploitation des films tunisiens, chiffres du box-office.

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دورالتوزيعالتجاريللأفلامالتونسيةبتونسوأوروبافيالترويجلها

يسعى هذا المقال إلى تتبع المعطيات المتوفرة للتوزيع التجاري للأفلام التونسية بقاعات العرض السينمائي التونسي و كذا الموجودة بكل أوروبا. و هذا الأمر بغية إبراز مراحل ثلاثة أساسية لهذا الفن السينمائي، نلفيها لا تلتقي، منها تلك الحديثة التي تعود إلى ما بعد ثورة 14 يناير 2011. إن هذا الطرح يسمح لنا أن نمعن التفكير في أسلوب حركية هذه الأفلام داخل السوق المحلية أو الوطنية و تأثير ذلك على تأسيس سينما تونسية مميزة.

كما يظهر هذا المقال بذلك و بوضوح أن السينما التونسية التي تأسست سنوات 1990 ومع بداية سنوات 2000 انطلاقا من الأعمال العالمية المشتركة مع فرنسا تبدو أعمالا مختلفة جدا عن مجموع الأفلام التي أنتجتها السينما التونسية و المميزة بطابعها السياسي.

و قد تم هذا الأمر في الفترة نفسها التي حولت فيها هذه الحركية مجموع الأفلام التونسية التي أصبحت تعتبر من الأفلام الرائدة و المشهورة.

و إذا كانت ثورة 14 يناير 2011 قد أثرت في منظور العالم للتونسيين، فعديدة هي الأفلام الوثائقية و بعض الأفلام الروائية الخيالية التي صورت حينذاك و لكنها لم تجد صداها خارج حدود المتوسط. و هذا لا يمنع أن هذه الثورة تعد منعطفا حقيقيا نجم عنه تزايد سريع للإنتاجية و للأفلام المحدودة التكلفة و بكم أوسع يمثل 60 إلى 85 من شباك التذاكر سنة 2017.

و إذا سلمنا أن الأفلام التونسية الوحيدة التي تجاوزت حدود المتوسط هي تلك الأعمال العالمية المشتركة، و إذا كانت هذه الأفلام حققت نجاحا بتونس إلا أن الجمهور التونسي تحرر كليا من المعايير الفرنسية و الأوربية لتثمينها.

الكلمات المفتاحية:

سينما تونسيةتوزيع الأفلام التونسيةاستفادة الأفلام التونسيةأرقام شباك التذاكر.

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Title : The role of Commercial Distribution in the Valorization of Tunisian Films in Tunisia and in Europe: Confronting Two Different Perspectives

This article analyses the figures of the commercial distribution of Tunisian films in Tunisia and in France in order to highlight three distinct periods that do not overlap in the two countries, the period following the revolution of January 14th, 2011 being the most recent. This dual perspective on the circulation of film provides the means to reflect on the construction of a national cinema via national and international distribution. This article highlights the ways in which Tunisian cinema was transformed through the circulation of Tunisian international coproductions with France in the 1990s and early 2000s. The appeal of such productions on the French film market contributed in turn to transform the character of Tunisian cinema that had till then been highly political, as well as the corpus of films considered as being most emblematic. The revolution affected the world’s perception of Tunisia, but out of the many documentaries and few fictions made during the revolution, very few were distributed in French and European cinemas. But this revolution was followed by a sharp increase in the number of films produced in Tunisia that have since then become the main fare of Tunisian cinemas as they represent 60 to 85 % of film admissions. While the few Tunisian films released in France are international coproductions that circulate in a distinct circuit may be successful in Tunisia, Tunisian audiences no longer rely on French and European criteria for evaluating Tunisian films.

Keywords : Tunisian cinema, Tunisian film distribution, Tunisian film exhibition, film admissions.


  1. Voir la plateforme en arabe de la FTCA disponible sur la page Facebook de la fédération et traduite par Hend Malek Ferjani qui en propose une analyse dans le cadre de son mémoire « Le cinéma amateur participant à la construction d’un champ professionnel : le cas de la Fédération Tunisienne des Cinéastes Amateurs (FTCA) » (2016). Accès : https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-01372476/document.
  2. Nous utiliserons ici le terme « coproduction » au sens large, c’est-à-dire de films ayant reçu des financements de plusieurs pays même s’ils n’entrent pas dans les traités et accords de coopérations bilatéraux et multilatéraux.
  3. Aucun système étatique de contrôle, ni relevé statistique fiable de la billetterie des salles et de la remontée des recettes, n’existaient jusqu’en 2018 en Tunisie. Les résultats du box-office sont donc ceux donnés par les producteurs, les distributeurs ou les exploitants, des acteurs de la filière dont la parole n’est pas neutre. Une billetterie unique est mise en place depuis septembre 2018. Caillé, 2018.
  4. Le nombre de salles à l’indépendance est contesté. Ce chiffre est cité dans Corriou, 2012 : 117. Le second chiffre est cité par dans Vieyra, 1975 : 213.
  5. Les films d’Omar Khlifi, El Farj (L’Aube, 1966), le premier film tunisien post-indépendance, ou Les Fellagas (1966) traitent du combat contre le pouvoir colonial.
  6. Zohra (1922) et Aïn El Ghazel (1924), deux films de Albert Samama Chikli interprétés par sa fille Haydée Tamzali.
  7. Férid Boughedir avait auparavant réalisé deux documentaires Caméra d’Afrique (1983) et Caméra arabe (1987) qui avaient eu un certain écho dans la critique cinématographique assez politisée de cette époque.
  8. Chambre syndicale nationale des producteurs de films – UTICA, éd., 2010, et CNCI/Ministère des Affaires culturelles, éd., 2017.
  9. Une aide sélective française assez prestigieuse créée en 1984, financée par le ministère des Affaires étrangères français et par le ministère de la Culture et de la communication destinée à promouvoir la diversité qui a contribué à la production de plus de 500 longs-métrages des pays d’Afrique, d’Asie, d’Europe de l’Est, etc.
  10. Les chiffres du box-office des films de Rachid Bouchareb (né en France de parents algériens) excèdent tous les autres films des trois pays du Maghreb. Bouchareb traite de l’histoire, de la mémoire et des migrations dans des films qui échappent aux catégories du national, du rapport franco-algérien, du régional ou de la banlieue. Où classer Little Senegal (2001), une production algérienne, française et allemande?
  11. L’exemple de Satin rouge très critiqué à sa sortie en Tunisie mais qui a été réévalué suite au succès qu’il a obtenu en France, est assez éloquent.
  12. Nos enquêtes avaient montré que les spectateurs et surtout les spectatrices valorisaient le caractère culturel et éducatif des films présentés. Caillé, 2012.
  13. Chambre syndicale nationale des producteurs de films – UTICA, éd., 2010, et CNCI/Ministère des Affaires culturelles, éd., 2017.
  14. Ministère des Affaires culturelles/CNCI : 2017. Selon Adnen Jdey, critique de cinéma à Nawaat, animateur d’un atelier d’analyse de films, le recensement des documentaires est d’ailleurs incomplet.
  15. Le titre initial du documentaire Ni Allah, ni Maître avait suscité l’ire des intégristes, tant et si bien que les producteurs avec l’accord de la réalisatrice ont décidé d’en changer, d’où le second titre, Laïcité, Inch’Allah!, un titre destiné à ne pas alimenter la controverse et la scène ainsi offerte à ses opposants.
  16. La programmation dans certaines de ces salles est incertaine, voire déjà compromise.
  17. Chiffres cités par Néjib Ayed, le directeur des Journées Cinématographiques de Carthage. Ayed, 2018.
  18. Les chiffres que nous avons rassemblés au cours de nos recherches concernant les coûts de production sont très partiels mais sont dans une fourchette de 600 k€ à 2 227 k€ pour Un été à la Goulette (Férid Boughedir, 1996), le coût moyen étant de 1 400 K€ par production.
  19. Le tarif moyen d’une place de cinéma à Tunis est de 6 TND, soit 2 euros.
  20. Nous n’avons pas les résultats de l’exploitation au moment de l’écriture de cet article.
  21. Le réalisateur indique que le film est sorti dans 3 000 salles en Chine mais qu’il n’est pas sorti en Tunisie pour éviter qu’il ne soit immédiatement piraté. Ridene Raissi, 2018.

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