3 Web films et réceptions : l’arabe est-il la langue du paradis?

Abdelkader Sayad

Dans cette contribution, nous nous proposons d’aborder la réception de certains contenus multimédias, qui sont de plus en plus diffusés sur les plates-formes de partage de vidéos et sur les réseaux sociaux numériques : il s’agit des séquences vidéo à visée éducative[1], ou du moins présentées comme telles, mais qui comportent parfois aussi une dimension militante suffisamment marquée pour qu’elles puissent être considérées comme de la propagande. Aussi, ces objets audiovisuels ont la spécificité, selon les contextes, de susciter diverses réactions chez les internautes, certains les envisageant comme des contenus purement pédagogiques, d’autres y voyant l’amorce d’une polémique. Ce dernier type de réception est d’autant plus important quand ces contenus bénéficient d’un effet « d’amplification » de la part des médias lourds (télévisuels) et d’une large diffusion sur les réseaux sociaux numériques (RSN). Une telle réaction dépend également du contexte de production de ces contenus, surtout s’ils sont diffusés dans une conjoncture délicate, où la société se remet en question dans plusieurs domaines et sur diverses questions.

L’exemple qui illustre ce phénomène et qui sera abordé dans cette étude est relatif à ce qui est communément appelé « l’affaire de l’enseignante Sabah » : à l’automne 2016, cette dernière réalisa avec ses élèves une séquence vidéo[2] en selfie, dans laquelle elle parle de « valeurs morales », des « conditions de réussite » dans le cursus scolaire, de « religion », avant de consacrer une large place à la langue arabe, qu’elle qualifie de « langue du paradis ». Cette séquence vidéo, reprise et partagée des milliers de fois sur internet, suscita de très vives réactions chez les internautes, certain-e-s ayant salué cette initiative, tandis que d’autres l’ont considérée comme un « vil acte d’endoctrinement ». Dès lors, plusieurs questions s’imposent : Comment les internautes algérien-ne-s ont-ils et ont-elles perçu cette séquence vidéo? Pourquoi a-t-elle suscité de telles réactions? Comment la réception de tels objets audiovisuels sur les forums de discussion peut-elle être analysée à l’aide d’un logiciel d’analyse de contenus tel que Tropes[3]? Finalement, en quoi cette analyse peut apporter un éclairage sur les clivages qui traversent aujourd’hui la société algérienne autour de questions sociopolitiques, qui ont trait à la construction identitaire et à propos desquelles l’école constitue un enjeu majeur?

Afin de répondre à ces questions, nous exploiterons essentiellement des commentaires postés par les internautes sur un forum de discussion algérien. Devant l’importance et la complexité d’un tel corpus, nous présenterons dans un premier temps les caractéristiques du forum de discussion, avant de le soumettre à une analyse textométrique. Cette dernière, par le biais du logiciel Tropes, pourrait ainsi fournir un point de vue global sur un corpus relativement important. Cette approche sera privilégiée en raison des avantages qu’elle offre à l’analyste, qui est de plus en plus « confronté à une multitude de textes, aussi éphémères qu’envahissants » (Maingueneau, 2000 : 19).

Le contexte de diffusion de la vidéo

En septembre 2016, période qui a coïncidé avec la rentrée scolaire 2016/2017 en Algérie, l’opinion publique nationale, mais aussi internationale, a été secouée par une affaire peu coutumière à cette période de l’année. Une enseignante du cycle primaire prend l’initiative de réaliser une séquence vidéo dans sa classe de cours d’arabe, avec ses propres élèves et au sein même de l’établissement où elle exerce, avant de la diffuser sur les plates-formes de partage de vidéos et les RSN. Cette vidéo véhicule en apparence un contenu éducatif on ne peut plus normal : elle commence d’abord par souhaiter une bonne année scolaire à ses élèves, avant de les exhorter à faire preuve de plus d’application, plus de motivation dans leurs études… autant de principes que chaque enseignant se doit de transmettre, directement ou indirectement, à ses élèves surtout à ce stade de leur apprentissage. Le message transmis par l’enseignante prend une autre tournure quand elle aborde l’utilisation de la langue arabe et son statut de « langue sacrée ». De fait, elle affirme : « nous ne parlerons qu’en langue arabe »; « la langue arabe est la langue des gens du paradis ». Cette séquence vidéo qui, selon son autrice, a un objectif pédagogique, devient du jour au lendemain l’objet d’une grande polémique dans toutes les sphères de la société, avec des réactions très partagées.

La polémique suscitée par la diffusion de cette séquence vidéo est observable principalement dans trois sphères sociales : tout d’abord, il convient de citer la réaction des autorités officielles, représentées par le ministère de l’Éducation nationale, qui s’est exprimé sur cette affaire par le biais de conférences de presse et de tweets. Lors d’une conférence de presse, Noria Benghabrit, la ministre de l’Éducation nationale, promet qu’il « va y avoir une enquête. Si les faits se vérifient, il y aura une commission de discipline, c’est tout ». Et elle ajoute : « nous sommes dans un secteur sensible, et tous ceux qui intègrent ce secteur doivent respecter les lois » (Amokrane, 2016). Néanmoins, l’intervention de la ministre suscite une nouvelle polémique chez ses détracteurs et détractrices, qui la perçoivent comme un « acte de guerre » contre la langue arabe. Cela pousse d’autres ministres et personnalités publiques à réagir à leur tour pour soutenir la position de la ministre et appuyer les réformes qu’elle a initiées dans son secteur.

Les médias classiques, nationaux et internationaux, ont eux aussi manifesté un grand intérêt à cette affaire et ont réagi durant de nombreux jours : plusieurs articles dans les grands quotidiens nationaux, aussi bien arabophones que francophones, ont abordé cette polémique en insistant sur les réactions de la sphère politique (les membres du gouvernement mais aussi les partis et personnalités politiques). Même réaction du côté des chaînes de télévision privées, où de nombreuses émissions de débat ont été entièrement consacrées à cette affaire, qui ont le plus souvent débouché sur des questions plus générales, comme la place de la langue arabe dans le système éducatif et universitaire algérien, ainsi que l’enseignement des langues étrangères en Algérie, notamment la langue française. D’autres chaînes de télévision étrangères comme France 24 et Al Jazeera ont, elles aussi, abordé cette affaire.

La troisième sphère à avoir réagi est celle des internautes algérien-ne-s. Ces derniers et dernières ont réagi de différentes manières : soit directement, par le biais de vidéos où ils et elles ont pris la parole, vidéos postées en général sur YouTube[4]. D’autres ont préféré créer des images et affiches, le plus souvent à caractère humoristique, pour soutenir ou dénoncer l’enseignante. Un autre type de réaction, celui qui nous intéresse, est véhiculé via les commentaires postés sur les forums et les RSN. Durant plusieurs jours, pratiquement toutes les grandes pages de Facebook ainsi que celles des différents forums algériens ont vu défiler un nombre très important de commentaires et réactions par rapport à cette « affaire ». Ce dernier type de réaction est de loin le plus important, car il traduit la manière dont cette affaire a été perçue par la société en général et pourrait donc expliquer ses motivations.

Devant cette participation massive des internautes algérien-ne-s, il convient de se poser des questions sur ce qui la motive et sur les associations sémantiques que les internautes ont été amené-e-s à faire. Notre hypothèse est que la diffusion de cette vidéo a été pour de très nombreux et nombreuses algérien-ne-s l’occasion de revenir sur certaines questions identitaires : pour une majorité, cette vidéo a constitué un élément déclencheur pour aborder la question de l’identité, marquée par la langue arabe (à laquelle on oppose systématiquement la langue française) et la religion musulmane, autant de sujets qui restent toujours au centre des débats, voire des tensions, depuis l’indépendance du pays en 1962[5]. Il faut dire que l’internet s’est transformé ces dernières années en un lieu de débat, en un espace d’affirmation d’une « identité », et ce, en l’absence d’autres espaces de liberté où les citoyen-ne-s pourraient s’exprimer librement. C’est pourquoi les internautes algérien-ne-s ne ratent pratiquement aucune occasion de s’approprier cet espace, même s’il demeure virtuel.

Étudier la façon dont cette séquence vidéo a été reçue par les internautes est une manière aussi de reconstituer les représentations des Algérien-ne-s par rapport à la question identitaire, dans ses versants linguistique et religieux, tout en revenant sur les origines de ce malaise.

Ces questions ne sont pas simples à aborder, d’autant que le corpus objet d’étude, qui est tiré d’un forum de discussion asynchrone, présente des caractéristiques hétérogènes et se distingue par son aspect quantitatif assez important. Ce même corpus présente aussi certains avantages comme le fait de regrouper dans le même espace des réactions authentiques d’internautes, disposés à échanger sur un sujet donné, ce qui lui confère une certaine représentativité. Ces aspects ne sont pas valables pour les médias classiques, dont le discours est toujours motivé par des considérations économiques, idéologiques ou autres.

Comment analyser à présent ce discours numérique? Cette question a mobilisé beaucoup de chercheur-e-s[6], étant donnée la nature d’un tel corpus. Ainsi, selon Christine Barats, ce dernier constitue « un ensemble documentaire sans équivalent, un conglomérat multilingue et multimodal qui comporte, il faut le souligner, une composante textuelle prépondérante » (Barats, 2013 : 102). Malgré ces spécificités, « il est cependant possible de constituer sur le web des ensembles relativement homogènes de données permettant de vérifier les hypothèses à l’aide d’outils de mesure tout en explorant de façon évolutive des espaces langagiers bien ciblés sur le plan social ou institutionnel » (ibid. : 105-106).

Pour l’analyse de notre corpus, formé d’échanges sur le forum Algérie-DZ, nous procéderons à une analyse textométrique par le biais du logiciel Tropes, qui permet d’avoir une vue d’ensemble de son contenu sémantique. Ce logiciel fait partie des « outils reposant sur des ontologies ou des dictionnaires », comme l’indiquent Jean-Marc Leblanc, Serge Fleury et Émilie Née (2017 : 131) :

plusieurs logiciels partent de catégories préexistantes, constituées à partir de listes lexico-sémantiques que l’on appelle parfois « ontologies » ou « ontologies sémantiques ». C’est notamment le cas du logiciel Tropes, qui projette un dictionnaire sur le corpus, dictionnaire se présentant comme une grille sémantique. […] Les catégories sémantiques projetées sur le texte correspondent aux grands thèmes du texte analysé.

L’objectif est de voir s’il y a une convergence dans les différentes manières qu’ont les Algérien-ne-s d’envisager leur identité collective et la nature des relations qu’ils et elles établissent entre ses composantes.

Les forums comme terrain d’observation

Depuis la généralisation de l’usage de l’internet dans le monde au début des années 1990, les forums de discussion asynchrones se sont imposés comme des espaces de partage d’informations et de discussion libre. Comme le souligne Michel Marcoccia, les forums de discussion sont des espaces de débat, où les « activités intellectuelles » les plus intenses peuvent avoir lieu :

Les forums de discussion sont des espaces numériques de discussion qui permettent à des utilisateurs de gérer des activités intellectuelles collectives, que ce soient des simples discussions ou des processus complexes de résolution de problèmes ou d’aide à la décision (Marcoccia, 2001 : 11).

Cette caractéristique est très intéressante dans le cadre de ce travail, qui est centré sur la réception d’une séquence vidéo objet d’une polémique :

Les forums de discussion sur l’internet (de type usenet) offrent à celui qui les analyse la possibilité d’observer de nombreux phénomènes intéressants, autant du point de vue des formes de cognition collective que des possibilités de gestion coopérative par les acteurs de leurs activités en communauté (ibid.).

L’une des principales raisons qui nous ont poussé à choisir un forum de discussion comme terrain d’observation est la possibilité d’analyser les échanges entre internautes qui, en dépit de leurs différents points de vue, convergent sur des représentations plus ou moins stables en matière de réception et expriment une cohérence globale dans leur manière d’envisager cette séquence vidéo. Vu les objectifs que l’on s’est fixés dans le cadre de cette contribution, le corpus offert par les forums semble être de ce fait une option idéale. En effet, ce corpus offre de très nombreux avantages, comme par exemple la possibilité de travailler sur des « échanges authentiques produits en l’absence de l’analyste qui les enregistre » (Marcoccia, 2004 : 34), ce qui permet d’avoir une vue relativement objective sur les grandes questions d’actualité soulevées et débattues dans une société donnée. Autre avantage et pas des moindres, « ces corpus sont homogènes, définis par leur mise en mémoire et par le dispositif ou l’institution qui a assuré cette mise en mémoire » (Maingueneau, 2000 : 22). Ces avantages permettent de considérer les forums comme des espaces qui offrent une sorte de tribune libre où les participant-e-s traduisent par leurs interventions les grandes tendances de la société. Analyser les forums de discussion est donc l’un des meilleurs moyens d’approcher la manière dont la vidéo étudiée a été reçue et comment les grandes questions liées à la langue et à la religion sont envisagées par la société algérienne.

Présentation du forum terrain d’étude

Le forum de discussion francophone choisi dans le cadre de cette étude est rattaché au site d’actualité Algérie-DZ[7] et s’appelle « Forum ALGERIE[8] ». Sur sa page d’accueil, on retrouve une courte présentation de ses objectifs : « Bienvenue sur Forum Algérie, la communauté du site algerie-dz.com, votre fenêtre sur l’Algérie et le monde ! »

Ce forum est étroitement lié à l’actualité, mais il est ouvert aussi sur d’autres sujets, en lien avec l’économie, la culture et la santé, entre autres thématiques. L’accès au site est libre, n’importe quel-le internaute pouvant accéder aux contenus déjà postés. Mais il requiert une inscription, dès lors que l’on souhaite participer aux discussions en postant des messages ou en ouvrant une nouvelle discussion. L’inscription nécessite d’approuver au préalable une « nétiquette » précisant les règles du forum. Sur cette dernière, il est mentionné que les propriétaires du forum ne peuvent être tenus responsables des messages postés sur le forum, étant donné le nombre important de ces derniers :

Bien que les administrateurs et les modérateurs de Forum ALGERIE essaient d’écarter tout message répréhensible de ce forum, il leur est impossible de contrôler tous les messages. Ceux-ci expriment uniquement les opinions de leur auteur. Les propriétaires de Forum ALGERIE et Jelsoft Enterprises Limited (développeurs de vBulletin) n’entendent donner ni approbation, ni improbation des propos émis sur ce forum. Ils ne sauraient être considérés comme responsables du contenu des messages dont ils ne sont pas les auteurs[9].

La discussion qui a retenu notre attention est rattachée à la section « Algérie actualités ». Elle s’ouvre sur une publication signée du pseudonyme « zaki17 » et intitulée « Des enseignants solidaires avec l’institutrice de Batna » : il s’agit d’un court article, manifestement publié aussi sur le réseau Facebook (avec l’adresse de la page juste en bas), où l’auteur dénonce « le buzz » créé autour de cette affaire par « les détracteurs de Benghebrit, notamment sur Facebook, [qui ont] tenté de faire dévier le débat en évoquant l’acharnement de la ministre contre la langue arabe, motif qui serait, d’après eux, la seule raison pour laquelle l’enseignante sera soumise à une enquête ».

Cette première publication se veut en quelque sorte une invitation au débat, adressée par l’auteur à tous les internautes qui s’intéressent à l’actualité. Cette page se transforme par conséquent en un espace de débat sur le bien-fondé de l’acte de l’enseignante qui avait réalisé et publié la séquence vidéo. Ces discussions vont s’étaler sur plusieurs pages (7 pages en tout) regroupant des messages publiés entre le 07/09/2016, 17h43 (publication du premier message) et le 12/09/2016, 15h01 (dernier message[10]).

Tous les internautes qui ont participé à cette discussion ont utilisé des pseudonymes comme, à titre d’exemple, « zaki17 », « elfamilia », « Capo », « asdecoeur », « Rosella ». L’anonymat est donc la règle sur ce type de forum, où l’on peut s’exprimer librement sans être identifié, chaque internaute ayant la possibilité de publier ou de répondre à un commentaire posté par un autre, créant ainsi un fil en continuel renouvellement. Si le débat s’ouvre de manière sereine, sur des considérations purement pédagogiques, il se transforme très vite en un espace de tension où l’on évoque les sujets les plus controversés, que l’on essayera de cerner par le biais du logiciel Tropes.

Utilisation du logiciel Tropes

Compte tenu de sa relative importance, étant constitué d’un ensemble d’échanges entre internautes sur plusieurs jours, le corpus choisi nécessite une approche quantitative, faisant appel à l’analyse de données textuelles assistée par ordinateur. Plusieurs logiciels existent dans ce domaine et donnent des résultats probants, en fonction des objectifs que l’on se fixe dans les différentes études. S’agissant du présent travail, l’aspect qui a suscité notre intérêt est relatif aux contenus des échanges dans le cadre d’un forum de discussion. Autrement dit, comment cette affaire a été perçue par les internautes et quelles sont les grandes thématiques qu’ils et elles ont débattues? Quels termes ont été utilisés pour commenter la démarche de l’enseignante « Sabah » et quelles informations cela met-il en exergue sur les types d’associations que les Algérien-ne-s établissent dans ce cadre d’échanges sur des composantes identitaires? L’outil qui semble le plus adapté à cette tâche est Tropes, qui est un logiciel développé par Pierre Molette et Agnès Landré sur la base des travaux de Rodolphe Ghiglione[11], permettant une analyse de contenu à partir d’un découpage propositionnel du discours. « Ce type de logiciel relève davantage d’une logique d’analyse de contenu : on “traverse” les formes pour accéder directement au contenu » (Leblanc, Fleury, Née, 2017 : 132). Il permet donc de mettre en évidence un certain nombre d’informations comme le style général du texte, les univers de référence, etc. Ces fonctionnalités permettent d’avoir une vue d’ensemble du corpus : « L’affichage des Univers de référence, des Références utilisées et de leurs Relations vous conduit au cœur du discours : vous verrez apparaître, par importance décroissante, tous les acteurs, objets, choses et concepts mis en scène dans le texte »[12].

Dans le Manuel de référence du logiciel Tropes (version 8.4), on considère que

L’analyse de contenu est […] un ensemble de moyens pour tenter de savoir : – Quels sont les principaux acteurs à l’œuvre dans le texte? – Quelle est la structure des relations qui les lient? – Quelle est la hiérarchie de ces relations et leur évolution? En un mot l’analyse de contenu consiste à faire apparaître l’ossature du texte, c’est-à-dire son sens (ibid. : 5).

En ce qui concerne le style général du texte soumis à l’analyse, le logiciel Tropes indique que le corpus est « plutôt argumentatif » avec une prise en charge à l’aide du « je ». Selon les explications fournies par le logiciel, le style argumentatif est un ensemble « qui discute, qui compare ou qui critique ». Il est marqué par la présence de mots spécifiques comme les connecteurs (mais, cependant, sinon, etc.), des modalisations d’intensité (très, trop, quelques, plusieurs, etc.) et des modalisation/négation (pas, aucune, personne, ne, etc.). En ce qui concerne la prise en charge à l’aide du « je », on constate que « de nombreux pronoms personnels à la première personne du singulier (“je”, “moi”, “me”) ont été détectés ». Cette structure est renforcée par des verbes d’état, comme « être » et des verbes d’action comme « faire », « dire », « pouvoir » « parler ». Les adjectifs subjectifs, qui expriment un jugement de valeur ou une réaction émotionnelle, sont nettement supérieurs (25,5%) par rapport aux adjectifs objectifs (14,4%). Ces premiers résultats confirment certaines caractéristiques des forums, qui sont des espaces de débat et de discussion où les internautes n’hésitent pas à prendre la parole pour exprimer et défendre leur point de vue. Comme il s’agit aussi d’une interaction, chaque participant-e à la discussion essaye de faire admettre son opinion auprès des autres internautes.

Le logiciel fournit aussi d’autres types d’informations sur le corpus, notamment sur les « univers de référence » : selon le manuel de Tropes, « les univers de référence représentent le contexte. Ils regroupent, dans des classes d’équivalents, les principaux substantifs du texte […]. Le logiciel détecte les Univers de référence en utilisant deux niveaux de représentation du contexte (Univers de référence 1 et 2) » (ibid. : 11).

Ainsi, chaque univers détecté correspond à un niveau de précision, en allant du plus général (univers 01) au plus particulier (univers 02). Pour des raisons pratiques et afin d’éviter d’éventuelles redondances, nous nous limiterons à l’univers de référence 01 en reprenant les cinq grands thèmes traités dans les corpus avec les références qui leur sont liées.

Tableau 1. L’univers de référence 01 et ses thématiques.
Univers de référence 01 Références
Éducation Enseignant-e-s; institutrice; rentrée scolaire; élèves éducation; ministre de l’éducation nationale; école; pédagogie; pédagogue; étudiant-e; parents d’élèves; lycées; prof; apprentissage; baccalauréat; scolarité; maîtresse; étudiant-e;
Religion Paradis; enfer; école coranique; Coran; Dieu; musulman; athée; juif; chrétien; anges; anti-musulman; islamistes; islam; Allah; Thora; Bible; évangiles; grande mosquée; théologie musulmane; croyances; religieux; islam rigoriste; lieu de culte; prières; frères musulmans;
Communication Forum; débats; enquête; autorisation; enquête; motif; endoctrinement; communication; apologie; tables rondes; concertation; polémique; info; consentement; colloque; éloge; influence; affirmations; discours; paroles;
Afrique Algérie; Batna; algériens; algérienne; Alger; chaouia; Maroc; Kabylie; numides; Aurès; berbères; Sahara;
Langue Langue; proposition; langue de Molière; mots; langue maternelle; arabophone; vocabulaire; phrase.

Ainsi, le premier univers de références en termes d’importance est « éducation » suivi de très près par « religion ». Cela constitue un résultat somme toute logique, dans la mesure où l’actualité commentée par les internautes renvoie à l’initiative de l’enseignante qui a posté une vidéo de ses élèves sur internet. Les références qui renvoient à ces univers sont, concernant l’éducation, des termes comme « enseignant-e-s; institutrice; élèves », qui ne sont pas connotés péjorativement ou pouvant déclencher une polémique, ce qui n’est pas le cas concernant la religion. En effet, il existe certes des termes dénués de toutes connotation comme « Paradis; enfer; Coran; Dieu; musulman; athée; juif; chrétien » mais aussi des références portant des jugements de valeur comme « anti-musulman; islamistes; islam rigoriste; frères musulmans ». Par ailleurs, une comparaison est établie entre l’« école » située dans l’univers « éducation » et des lieux d’éducation religieuse comme « école coranique »; « grande mosquée »; « lieu de culte », par exemple dans ce commentaire :

Capo 07/09/2016, 19h33, étudiant
Là est toute la splendeur de cette école dite républicaine! (sic)
Une jolie et sympa institutrice a remplacé le vieux cheikh intransigeant de l’école coranique 😆 (sic)

Ce dernier point est important, car il montre que les internautes ont établi un parallèle entre l’école publique et les « écoles coraniques » ou les « lieux de culte » en général. Il faut dire qu’avant l’indépendance de l’Algérie, ces écoles à caractère religieux jouaient un rôle très important dans l’enseignement de la langue arabe et dans la transmission des préceptes religieux propres à l’islam. Les internautes se sont interrogé-e-s donc sur la pertinence des contenus d’enseignement en rapport avec ce lieu d’apprentissage qu’est l’école? Est-ce que la religion doit être enseignée à l’école? A fortiori si les écoles coraniques continuent d’exister dans toutes les régions de l’Algérie? Un tel débat débouche en partie sur une discussion concernant les risques inhérents à l’absence d’une politique claire en matière de programme d’enseignement, qui pourrait faire dévier l’école de ses principaux objectifs, voire la transformer en un lieu de radicalisation. Des termes comme « islamistes »; « islam rigoriste »; « frères musulmans », présent dans le corpus, confirment cette tendance. Ces craintes sont logiquement motivées par le drame qu’a vécu l’Algérie durant la décennie noire (des années 1990 jusqu’en début des années 2000), qui a engendré des pertes humaines et matérielles très importantes.

Une autre fonctionnalité intéressante proposée par Tropes renvoie aux « relations ». En effet, elle propose de répondre à la question : « quels éléments sont fréquemment associés? ». Elles « indiquent quelles classes d’équivalents sont fréquemment reliées (rencontrées à l’intérieur d’une même proposition), dans le texte analysé » (ibid. : 13). Dans cette perspective, la relation « enseignant/Algérie » domine dans le corpus, à peu près au même niveau que les relations « Algérie/actualité » et « langues/paradis ».

 

Schéma 1. Les relations langues/paradis schématisées par le logiciel Tropes. Source : Abdelkader Sayad.

Si les deux premières relations ne sont pas étonnantes vu la thématique globale de la discussion, la troisième démontre que cette dernière, au lieu de porter sur l’aspect déontologique de l’initiative de l’enseignante, c’est-à-dire sur l’acte en lui-même (filmer des élèves sans le consentement de leurs parents), s’est transformée en un débat sur les rapports entre les langues et le paradis. Y a-t-il une langue propre au paradis? Est-ce que la langue arabe est une langue sacrée? Cette discussion est fondée sur un autre parallèle, établi cette fois-ci entre la langue arabe et l’islam. Si certain-e-s internautes considèrent la langue arabe uniquement comme un moyen de communication, si d’autres souhaitent la pratiquer comme un acte de foi, l’intérêt que portent les internautes à cette question est aussi dû au fait que la langue est une composante identitaire très importante pour n’importe quelle nation. L’Algérie, qui est un pays culturellement riche de par son histoire et sa diversité, vit depuis son indépendance dans un malaise identitaire et linguistique engendré par la marginalisation de certaines langues et variétés linguistiques au détriment notamment de l’arabe standard (ou scolaire). L’héritage colonial continue aussi de peser de tout son poids sur les pratiques linguistiques, même si cela reste relativement limité à certains milieux sociaux et certains secteurs d’activité (les banques, les administrations, etc.) où la langue française est le principal outil de communication. Cette situation s’est répercutée sur l’école algérienne, où les langues d’enseignement posent toujours problème malgré tous les efforts déployés par l’état. Des difficultés dont l’impact négatif est indéniable, étant donné le niveau des élèves et leur taux de réussite à l’école et à l’université. Il faut dire que

Le choix de la ou des langue(s) d’enseignement reste une question centrale pour les décideurs et pour les différents acteurs sociaux concernés : élites, familles, médias. Traversé par une constante têtue, celle de l’affirmation identitaire, ce choix a suscité, à chaque étape de sa mise en œuvre, des controverses passionnées : certaines questions fondamentales liées à l’histoire et au devenir de la nation ne sont toujours pas réglées (Taleb Ibrahimi, 2015 : 53).

Les citoyen-ne-s algérien-ne-s vivent généralement assez mal cette situation et s’expriment dans tous les espaces pour la dénoncer, dans un pays où « la langue n’est plus perçue comme moyen de communication remplissant, entre autres choses, une fonction sociale déterminée [mais devient] un critère d’appartenance idéologique » (Dourari, 2003 : 15).

Conclusion

Au terme de ce travail, qui se veut une étude de la réception d’un contenu audiovisuel à caractère polémique, il convient de noter que l’affaire de l’enseignante « Sabah » n’est finalement qu’un catalyseur pour aborder certains sujets épineux relatifs à la construction identitaire des citoyens algériens. Au travers des parallèles établis entre « l’école », « la langue arabe » et « l’islam », on se rend compte que les questions identitaires suscitent l’intérêt des internautes et les poussent à intervenir dans les espaces de partages et de discussion comme les forums. Le corpus choisi ne traduit pas forcément une tendance nationale, mais renseigne néanmoins sur les types de réaction qu’une vidéo polémique peut susciter dans l’espace virtuel qu’est le web.

Aussi, il convient de souligner au terme de ce travail les nombreux avantages que l’on peut tirer de l’utilisation de méthodes et outils issus du domaine de la textométrie, notamment le logiciel Tropes, qui permet de mettre en exergue le contenu sémantique de corpus quantitativement importants.

Enfin, il faut noter que le web est devenu un espace relativement libre de discussion et le support de débats passionnés qui montrent à quel point l’école, et les langues qui y sont pratiquées, constitue un enjeu sociopolitique majeur dans l’évolution de la société algérienne d’aujourd’hui. Dans un monde où les frontières tendent à s’effacer, les Algérien-ne-s sont conscients qu’il est essentiel de s’affranchir des considérations idéologiques en matière d’enseignement des langues et de s’ouvrir plus efficacement sur les langues étrangères, qui sont le tremplin pour le développement économique et social.

Références

Barats C., 2013, Manuel d’analyse du Web, Paris, A. Colin.

Calabrese L. (dir.), 2011, « L’Internet, corpus sauvage. Nouvelles ressources, nouveaux problèmes? », Le Discours et la Langue, Revue de linguistique française et d’analyse du discours, Tome 2.1.

Dourari A., 2003, Les malaises de la société algérienne, crise de langue et crise d’identité, Alger, Casbah.

Liénard F. & Zlitni S. (dir.), 2015, La communication électronique : enjeux, stratégies, opportunités, Limoges, Lambert-Lucas.

Leblanc J.-M., Fleury S., Née É., 2017, « Quels outils logiciels et pour quoi faire ? », in Née É., dir., Méthodes et outils informatiques pour l’analyse des discours, Rennes, PUR.

Maingueneau D., 2000, Analyser les textes de communication, Paris, Nathan.

Marcoccia M., 2001, « L’animation d’un espace numérique de discussion : l’exemple des forums usenet », Document numérique, 5, pp. 11-26.

Marcoccia M., 2004, « L’analyse conversationnelle des forums de discussion : questionnements méthodologiques », Les Carnets du Cediscor, 8. Accès : http://journals.openedition.org/cediscor/220.

Paveau M.-A., 2017, L’Analyse du discours numérique. Dictionnaire des formes et des pratiques, Paris, Hermann, collection « Cultures numériques ».

Taleb Ibrahimi K., 2015, « L’école algérienne au prisme des langues de scolarisation », Revue internationale d’éducation de Sèvres, 70. Accès : http://journals.openedition.org/ries/4493.

Références webographiques

Amokrane I., 2006, « Une enseignante fait le buzz en filmant ses élèves en classe », article publié le 07/09/2016 dans le quotidien Liberté. Accès : https://www.liberte-algerie.com/actualite/une-enseignante-fait-le-buzz-en-filmant-ses-eleves-en-classe-254372. Consulté le 01/03/2017.

Article « Tropes » sur Wikipédia. Accès : https://fr.wikipedia.org/wiki/Tropes_(logiciel). Consulté le 01/07/2018.

Manuel du logiciel Tropes : Accès : https://www.tropes.fr/ManuelDeTropesV840.pdf. Consulté le 01/06/2017.

Site web d’Algérie DZ. Accès : http://www.algerie-dz.com/.

Site web du Forum Algérie DZ. Accès : http://www.algerie-dz.com/forums/.

Résumé/ملخص/Abstract

Cet article analyse la réception de contenus audiovisuels à visée pédagogique, diffusés sur les plates-formes de partage de vidéos et les réseaux sociaux numériques en Algérie. En effet, le web algérien regorge de contenus multimédias destinés à assister les élèves dans leur apprentissage. Cependant, certaines de ces vidéos dévient de cet objectif en suscitant des polémiques impliquant toutes les sphères de la société. Cette contribution aborde l’exemple de « l’enseignante Sabah » qui a réalisé une vidéo avec ses élèves en abordant des sujets délicats, notamment le caractère sacré de la langue arabe qu’elle qualifie de « langue du paradis ». Cette séquence vidéo a suscité de très vives réactions chez les internautes, certain-e-s ayant salué cette initiative, tandis que d’autres l’ont considérée comme un « vil acte d’endoctrinement ». Dès lors, plusieurs questions sont évoquées : comment les internautes algérien-ne-s ont perçu cette séquence vidéo ? Pourquoi a-t-elle engendré de telles réactions ? Nous tâcherons de répondre à ces questions en analysant les réactions d’internautes dans le cadre du forum de discussion Algérie-DZ, en nous appuyant essentiellement sur le logiciel Tropes.

Mots-clés : Web film, propagande, forum de discussion, analyse de contenu, logiciel Tropes, représentations de la langue arabe.

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أفلام الويب واستقبالات: هل اللغة العربية لغة الجنة؟

يحلل هذا المقال استقبال محتوى سمعي بصري معد خصيصا للأغراض التعليمية، بث على منصات مشاركة الفيديو والشبكات الاجتماعية الرقمية في الجزائر. في الواقع، فإن مواقع الويب الجزائري تزخر بمحتوى الوسائط المتعددة الذي يهدف إلى مساعدة الطلاب والتلاميذ في تعلمهم. ومع ذلك، فإن البعض من هذه الفيديوهات تنحرف عن هذا الهدف من خلال إثارة الخلافات التي تنطوي على جميع اطياف المجتمع. في هذه المساهمة، سنناقش مثال « المعلمة صباح« ، التي قدمت مقطع فيديو مع طلابها حول مواضيع حساسة، بما في ذلك قدسية اللغة العربية، والتي تسميها « لغة الجنة« . أثار هذا الفيديو ردود أفعال قوية للغاية بين مستخدمي الإنترنت، بين مرحب ومعارض لهذه المبادرة. لذلك، تثار عدة أسئلة: كيف استقبل مستخدمو الإنترنت هذا الفيديو؟ ما الذي يفسر ردود فعلهم القوية؟ سنحاول الإجابة على هذه الأسئلة من خلال تحليل مناقشات مستخدمي الإنترنت في سياق منتدى الدردشة Algeria-DZ، بالاعتماد أساسًا على برنامج Tropes.

كلمات مفتاحية: فيلم على شبكة الإنترنت، دعاية، منتدى للنقاش، تحليل المحتوى، برنامج Tropes، تمثيل باللغة العربية.

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Title : Web Films and Receptions: Is Arabic the Language of Paradise?

This article analyzes the reception of audiovisual content for educational purposes, broadcasted on video sharing platforms and digital social networks in Algeria. Indeed, the Algerian web is full of multimedia content intended to assist students in their learning. However, some of these videos deviate from this goal by provoking controversies involving all spheres of society. In this contribution, we will discuss the example of « Sabah teacher », who made video with her students by tackling delicate subjects, including the sacredness of the Arabic language, which she calls « the language of paradise ». This video sequence provokes very strong reactions among Internet users, some having welcomed his initiative, while others have considered it as a « vile act of indoctrination ». So, several questions are raised: How did Algerian Internet users perceive this video sequence? Why did she arouse such reactions? We will try to answer these questions by analyzing the reactions of Internet users within the framework of the Algeria-DZ discussion forum, relying mainly on the software Tropes.

Keywords : Web movie, propaganda, discussion forum, content analysis, Tropes software, arabic language representation.


  1. Termes utilisés faute d'une meilleure dénomination.
  2. Cette séquence est toujours disponible sur plusieurs chaînes YouTube. Accès : https://youtu.be/UiEgNWt7Hyo.
  3. Contrairement à d’autres logiciels comme Alceste qui s’arrêtent à l’analyse morphosyntaxique, Tropes propose des analyses morphosyntaxique et sémantique, qui s’appuient sur des statistiques textuelles.
  4. Certain-e-s enseignant-e-s, par solidarité, ont posté des vidéos similaires à celle de l’enseignante Sabah, défiant ainsi leur ministère de tutelle.
  5. Voir Dourari, 2003.
  6. Voir à ce propos les travaux de Marie-Anne Paveau (2017), Laura Calabrese (2011) et F. Liénard & S. Zlitni (2015).
  7. Ce site internet propose des synthèses des articles et dépêches des agences de presse afin d’offrir une information complète sur l’actualité. Accès : http://www.algerie-dz.com/.
  8. Accès : http://www.algerie-dz.com/forums/index.php.
  9. Accès : http://www.algerie-dz.com/forums/register.php?do=signup.
  10. Dans un forum de discussion en ligne, il n’y a pas a priori de fin, chaque internaute pouvant réagir à n’importe quel moment, pour peu que le forum continue d’exister.
  11. Pierre Molette est ingénieur informaticien, ancien membre du Groupe de Recherche sur la Parole à l'Université de Paris VIII; Agnès Landré était maître de conférences à l'Université de Paris VIII; Rodolphe Ghiglione était le directeur du Groupe de Recherche sur la Parole à l'Université de Paris VIII. Voir l’article « Tropes » sur Wikipédia. Accès : https://fr.wikipedia.org/wiki/Tropes_(logiciel).
  12. Manuel de Tropes, 2013 : 13. Accès : https://www.tropes.fr/ManuelDeTropesV840.pdf.

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