2 La réception des caricatures traitant de l’esclavage en Libye dans les réseaux sociaux et la presse électronique maghrébine

Taous Achour

Le dessin d’actualité, autrement appelé caricature, ce « donné à voir » qui emplit les plateformes électroniques et les rubriques des journaux, est un moyen de communication incontournable, frayant un raccourci vers les événements phares de l’actualité. C’est un art qui joue, selon Mira Falardeau (2015), un rôle prépondérant dans le développement d’un esprit critique chez le récepteur et la réceptrice et provoque des réactions et des commentaires drainant parfois des idéologies et des opinions jusque-là refoulées.

Ainsi, s’interroger autour des effets de la caricature sur les récepteurs et réceptrices, dans leur hétérogénéité, est le point d’ancrage de la présente étude. En effet, depuis la résurgence du phénomène d’esclavage en Libye, la mise en discours médiatique de la « vente » d’Africain-e-s a fait la Une de l’actualité, et nombreux et nombreuses sont ceux et celles qui ont réagi à un tel événement, inscrivant dans une dynamique de sens ses différents paramètres[1].

De fait, il semble pertinent de se pencher sur la réception et les effets de sens[footnote]Selon G. Guillaume, c’est le plan de l’expression des formes fondamentales de la langue en discours et des valeurs liées à leur actualisation (cité in Douay, Roulland, 1990 : 132).[/footnote] engendrés par la sémiotisation[footnote]C’est construire du sens, lire le sens du point de vue sémiotique ou partir du discours pour en étudier le procès de signification.[/footnote] du phénomène de l’esclavage dit « moderne » via les signes iconiques et linguistiques mais aussi au travers des diverses réceptions/interprétations affluant dans les commentaires. Il s’agit d’appréhender l’hétérogénéité langagière qui s’offre à nous, de visualiser ce qui est invisible, d’interpréter et d’étudier la mouvance de l’aspect sémiotique[2] : chaque ponctuation, vocable, image ou couleur, etc. dans la représentation d’un phénomène qui refait surface dans un contexte nouveau. Autrement dit, quel serait l’effet de la caricature dans la construction/reconstruction des représentations des objets du monde? Quels sont les effets et les valeurs sémiotiques des composants iconiques et linguistiques des caricatures traitant du phénomène d’esclavage en Libye?

Approche méthodologique

Constitution du corpus

Pour répondre à cette interrogation, nous avons puisé la matière langagière dans les réseaux sociaux à l’instar de Facebook, Twitter et Hashtag qui constituent un espace propice à l’émergence de partages et de réactions. La majeure partie des caricatures sélectionnées et ayant engendré un foisonnement de commentaires sont issues de la presse électronique du Maghreb et de caricaturistes ayant partagé leurs dessins dans des espaces virtuels de groupes ou de pages dont la désignation suggère l’appartenance de leurs abonné-e-s et followers à l’aire géopolitique maghrébine.

La quantité des dessins ainsi collectés n’est pas considérable, étant donné que le phénomène appréhendé n’a pas fait plus d’une fois l’objet d’une satire par leurs auteurs ou autrices, mais la multitude des partages des caricatures en question a donné lieu à un nombre conséquent de podcasts (20 publications), ce qui a étoffé la matière discursive générée par les réactions des internautes (80 commentaires) en raison de la diversité des pages et des comptes des réseaux sociaux.

Parmi les caricatures ayant fait l’objet de notre choix figurent, entre autres, celles du dessinateur Karim Bouguemra dans l’organe Le soir d’Algérie, d’Ali Dilem, actif dans Liberté, celles du Hic dans le journal El Watan, de Djamel Lounis, caricaturiste de l’organe Le jour d’Algérie et celles qui ne sont pas éditées dans la presse maghrébine mais partagées dans des groupes d’internautes maghrébins, à l’instar du dessin de Carlos Latuff, caricaturiste brésilien d’origine syrienne, ainsi que quelques caricatures dont la signature n’est pas lisible.

Cadrage théorique

À partir du corpus constitué de caricatures et des discours sociaux qui leur sont afférents, des récurrences ont été repérées et cernées à la lumière d’une méthode qualitative. Il s’agit d’appréhender le contenu de la matérialité langagière qui s’offre aux destinataires en procédant, dans un premier temps, à une analyse sémiotique, au prisme du principe de la sémiotique peircienne[3], permettant une lecture plurielle des éléments linguistiques (propos des personnages, titres, etc.) et iconiques (plan, angle de vue, personnages, aspect chromatique, etc.) des caricatures en les classifiant suivant leurs valeurs dénotatives et connotatives.

La décomposition en constituants, une fois effectuée, est suivie d’une analyse de discours dans la mesure où les commentaires générés par l’exagération du phénomène d’esclavage et, a fortiori, de sa résurgence constituent le réceptacle d’une kyrielle de points de vue reflétant la façon dont l’objet de communication est reçu par les membres du public et leurs attitudes énonciatives[4]. Ainsi, en inscrivant cette étude dans la perspective de l’analyse du discours, définie par P. Charaudeau comme étant la discipline qui a pour objet le « discours » en contexte construisant du sens, les énoncés produits par les internautes sont analysés en fonction des marques de modalités[5] mises en œuvre dans les « dires ».

La réception au prisme de la sémiotique

Figure 1. Dessin d’actualité de Karim Bouguemra dans Le Soir d’Algérie, le 27-11-2017.

La complexité des signes brandis dans les caricatures que nous avons pu collecter renferme, aussi bien sur le plan de l’expression que sur le plan du contenu, des messages émergeant du rapport synergique entre les composants iconiques et linguistiques. À dessein d’illustrer les résultats de notre investigation et au regard de la redondance des occurrences sémiotiques dans le corpus soumis à l’analyse, le choix s’est porté sur les signes de deux caricatures (Figures 1 et 2), l’une de Karim Bouguemra, parue dans le quotidien algérien Le Soir d’Algérie et partagée dans les réseaux sociaux, et l’autre de Carlos Latuff[6], publiée dans le site web هنا صوتك Voici votre Voix[7], dans la mesure où elles englobent les éléments connotatifs véhiculés par les autres figures. Ainsi, les exemples d’analyse ciblés s’articulent comme suit :

À l’échelle linguistique

La caricature 1

Figure 2. Dessin d’actualité de Carloss Latuff/Hunasotak. Source : site web هنا صوتك (Voici votre voix), le 16-11-2017.

Le dessinateur algérien Karim Bouguemra présente un dessin accompagné d’un intitulé, disposé dans la partie supérieure du cadran et en grandes marques typographiques à caractère gras, « Libye : après le pétrole, c’est le trafic d’esclaves », où le composant spatial est actualisé à travers une focalisation hiérarchisante, captivant de fait l’attention du récepteur sur l’importance des lieux où surgit le phénomène. La marque de ponctuation, les deux points succédant au mot « Libye », introduit une suite de vocables caractérisée par une mise en saillance du « trafic d’esclaves » par le recours au présentatif « c’est » et en usant d’un lexème péjoratif trafic, lequel aurait pu être substitué par l’entité vente ou par un outil d’économie spatiale et langagière comme la nominalisation esclavage.

Le titre de cette caricature générerait, par ces procédés, des valeurs connotatives chez le récepteur et la réceptrice en inférant l’importance de l’aire géographique où se produit le phénomène du trafic d’esclaves. Aussi, la métaphore substituant l’or noir à l’entité esclave convoque un univers de références correspondant à l’accord tacite entre la mafia occidentale et les milices libyennes en faisant allusion au « drame » que connait, selon l’hebdomadaire Courrier international[8], la Libye dès le lendemain des révoltes du « printemps arabe » ayant favorisé l’essor de la contrebande pétrolière.

La parole du personnage/passeur, « Toujours dans l’exploitation de l’or noir ! », insérée dans la bulle et se trouvant au centre de l’image, est une figure de type métaphorique exagérant le comportement xénophobe et de rejet à l’égard des « migrant-e-s » africain-e-s. Il s’agit, dans cet exemple, d’une stigmatisation, une dévaluation, voire une chosification accentuée de l’homme africain, invitant le récepteur et la réceptrice lambda à prendre part à l’indignation contre un phénomène alarmant. Le modalisateur[9] temporel « toujours » place l’esclavage dans la continuité du trafic de pétrole, ce qui laisserait entendre l’implication de milices ou d’autorités libyennes et de forces extérieures dans le phénomène en question.

La caricature 2

Les marques visuelles de la caricature de Carloss Latuff affichent des écriteaux suspendus aux cous des personnages, où l’on peut lire « للبيع » (à vendre) ou, en langue étrangère « for sale », des signes linguistiques véhiculant un contenu dénotatif correspondant à un contexte de « trafic d’esclaves » et connotant l’implication d’un gang libyen ou arabe et de forces étrangères dans le phénomène d’esclavagisme, un élément d’interprétation et de contenu attesté notamment par la présence du signe à valeur symbolique correspondant au drapeau américain planté sur la carte.

Au centre de l’image s’affiche l’expression verbale اهلا و سهلا في الديمقراطية الليبية (Bienvenue dans la démocratie libyenne), un procédé stylistique d’ironie qui invite le récepteur et la réceptrice à s’apitoyer sur le sort du pays et de prendre conscience que la démocratie inspirée de l’Occident, en l’occurrence par le modèle américain, est vouée à l’échec et a tourné au « drame » en engendrant le phénomène de « vente d’esclaves ».

À l’échelle iconique

La caricature 1

Le caricaturiste met en scène deux personnages : l’un portant des vêtements de couleur verte et une arme à feu, sur l’épaule, dévoilant un message connoté sur le statut (de milice) des passeurs, et présentant des facettes physionomiques grossières : une bouche étirée avec de grosses dents, tel « un requin venant de s’emparer d’une proie », les yeux écarquillés et exorbitants et une silhouette ventripotente. Cela connoterait sa soif de percevoir la somme d’argent que lui devrait le migrant africain qu’il tient de sa main droite. Le second personnage, réduit en esclavage, à la silhouette filiforme et de couleur noire, se caractérise par un visage dessiné grossièrement : des yeux plus ou moins écarquillés et un regard convergeant interne, de grosses lèvres arquées vers le bas, traduisant la misère endurée par le migrant dont les pieds sont présentés larges et nus contrastant avec des jambes maigres.

Les deux icônes[10] sont mises en avant dans un plan moyen et sous un angle de vue en plongée, suscitant l’impression que le lecteur ou la lectrice se situe au-dessus des personnages présentés, ce qui véhiculerait un message symbolique correspondant à la détresse et la fragilité de l’Africain par effet d’écrasement. Les sujets exhibés se trouvent sur une surface de couleur jaune, un aspect chromatique qui renverrait à la couleur du désert regorgeant de richesses naturelles, à l’instar de l’or noir auquel est comparé le clandestin.

Ainsi, le plan iconique atteste et appuie les contenus et le sens généré par les propos intra-caricaturaux et le titre associé à l’image de cette caricature.

La caricature 2

Les signes chromatiques de l’image, à savoir la couleur grise de la carte, renverraient à la situation triste et affligeante caractérisant la société libyenne, ainsi que la misère endurée par les migrant-e-s africain-e-s. Ce plan d’expression connoterait par ailleurs la couleur froide d’un « hiver arabe », d’un teint blafard et sans éclat, sur lequel aurait débouché le mouvement de contestation des révoltes arabes. Quant à la couleur noire qui entoure l’espace géographique libyen, symbole de vide et de néant, elle évoquerait le chaos sociopolitique dans lequel baigne la région.

Le drapeau, présenté en dessous de la formule ironique sur l’instauration d’un régime démocratique en Libye, est l’emblème des États-Unis d’Amérique et de la mondialisation, voire de l’exportation de la démocratie. Cela attirerait l’attention du récepteur et de la réceptrice, par un message connotatif, sur l’implication directe ou indirecte de facteurs étrangers dans la résurgence du phénomène évoqué au sein de la Libye.

Les personnages aux traits amers  semblent être métis ou maghrébins, tout en affichant des styles vestimentaires plutôt subsahariens, un aspect figuratif suggérant dans l’esprit du ou de la destinataire que les victimes de l’esclavage ne se limitent pas aux Africain-e-s subsaharien-ne-s.

La disposition des esclaves dans une échelle de plan d’ensemble et sous un angle de vue frontal aurait pour effet de donner l’impression que les migrant-e-s s’adressent directement au récepteur et à la réceptrice. Cela interpellerait le ou la destinataire sur la détresse et la calamité que traversent les sujets.

Les sujets mis en avant dans la partie supérieure de la carte et qui se superposent à l’expression centrale de l’image signifient la coprésence de deux échecs consécutifs, à savoir ceux de la transition démocratique et du passage des migrant-e-s, sans écarter la connotation du rapport de cause à effet suggéré entre ces éléments iconiques.

Au prisme des réactions sociales

Après avoir identifié les variables échafaudant les productions discursives des internautes/récepteurs, réceptrices affluant sur les réseaux sociaux, une analyse effectuée à la lumière des outils que procure l’approche discursive nous conduit au classement des occurrences en fonction des attitudes de l’énonciateur. Cela a permis d’identifier les traces de subjectivité par l’entremise des marqueurs spécifiques repérables au niveau des modalités d’énonciation (phrase assertive, exclamative, etc.) et des modalités d’énoncé (aléthique, épistémique, déontique, appréciative, affective), telles que l’attestent, ci-après, les attitudes décelées dans des fragments prototypiques de notre corpus :

– Modalités appréciatives[11] d’empathie : en sus des émoticônes qui émergent autour des caricatures, traduisant la fureur des récepteurs et réceptrices, des énoncés englobent des qualificatifs reflétant un sentiment d’indignation, de choc et de contrariété, qui révèlent un jugement de valeur dépréciatif à l’encontre des auteurs d’un tel acte jugé inhumain et inadmissible, tels que :

*مرضو و عقولهم طارت من روسهم لا تربحهم

(ils sont malades et écervelés, malheur à eux);

*Leila maintenant c’est les noirs qui payent les pots cassés c’est juste horrible comment peux ont vendre un être humain déjà que j’étais choqué pour les esclaves sexuel mais là sa dépasse

– Modalités évaluatives[12] identificatrices : des éléments isotopiques[13] marquent une redondance dans les assertions proférées par les internautes. Force est de constater la prépondérance de lexèmes actualisant un aspect identitaire attribué aux auteurs mis en scènes dans les caricatures, comme le démontre cet extrait émergeant en réaction à un interlocuteur africain :

*ne pense pas que tous les arabes sont des esclavagistes ou des racistes, perso je suis maghrébin mais je pense que dans chaque communauté il y à des bons et des mauvais et chez les arabes aussi comme chez les noirs les blancs les maghrébins

Les vocables mis en œuvre par cet internaute maghrébin actualisent une valeur axiologique (partiellement bon/mauvais) détachant l’acte d’esclavagisme de tout rapport absolu avec l’aspect identitaire et insérant l’appartenance des actants dans le moule de l’humanité comme l’atteste cet exemple :

*vous êtes en train de justifier le racisme noir envers les arabes??? J aurais tout lu incroyable , déjà je ne suis pas arabe mais maghrébin et berbère ensuite il n existe qu une race la race humaine.

Parallèlement, nous assistons, au fil des réactions, à une confrontation de propos « accusateurs » mettant en œuvre des modalités axiologiques, en désignant les auteurs du procès tantôt d’Arabes, de Libyens, … tantôt d’Occidentaux, comme nous pouvons le constater dans ces extraits :

*Ils, les arabes, sont responsables de leurs actions. C’est eux qui décident de tuer, violer, torturer et vendre des humains […] ils choisissent de les réduire en esclavage et même de tuer pour vendre les organes. […] les atrocités ce sont les arabes qui les commettent;

* je te rapelle que le magreb et conposer que de berebere surtout la libye donc cest pas les arabe qui font sa mai bien les berbere mon ami faut arreter de tout metre sur les arabe larabie saoudite cest loin.

Ou dans les passages suivants, où s’actualise l’appartenance identitaire occidentale à travers des procédés modalisateurs de certitude en accompagnant les assertions d’un univers de références basé sur un savoir et des connaissances du monde :

*المسؤل عن هذه الجريمة فرنسا و حكام مستعمراتها في افريقيا ومن يدفع الثمن ليبيا و إيطاليا و أوروبا

 le responsable de ce crime c’est la France et les autorités de ses anciennes colonies africaines et ce sont la Libye, l’Italie et l’Europe qui en paient le prix »)

– Modalités aléthiques de certitude :

* je n ai nul envie de culpabiliser les occidentaux dans la traite negriere mais on ne peut comparer l incomparable , la traite négriere en occident à duré jusqu au 19 è siècle .

L’énoncé proféré ci-dessus fait référence à un savoir historique lequel confère une empreinte modale, aléthique et épistémique de certitude absolue à la relation binaire entre identité occidentale et esclavagisme.

Idem pour les productions énonciatives suivantes, où les locuteurs convoquent un monde de connaissances et de savoir implicite en vue d’inscrire leurs énoncés dans des modalités de certitude absolue, dites aléthiques :

*« dieu leur vienne en aide »!!!??? Ce dieu qui dicte à ses croyants que l’esclavage est licite!;

*Malheureusement si, cela existait aussi sous Khadafi […];

*certains disent que les premiers esclavagistes étaient les noirs eux même;

*C’est malheureusement la vérité les arabes sont les plus grands esclavagistes au monde. 14 siècles d’esclavage contre 2 pour les occidentaux. c’est la réalité!

– Modalités épistémiques de véracité : des énoncés du corpus, et majoritairement issus des pages des réseaux sociaux destinées aux Libyens, sont empreints de jugements de fait quant à l’existence du procès appréhendé dans l’image :

*La connerie n’a pas de fond chez certains! Qaddafi aimait les peuples noirs africains et a toujours essayé d’unir l’Afrique. Vous gobez tout ce qu’on vous racontent bêtement;

*أجل الضغط على ليبيا للقبول بموضوع مخيمات للمهاجرين غير الشرعيين ومحنهم حقوق فيقوا يا ليبيين

(« pour faire pression sur la Libye afin qu’elle accepte d’installer des camps pour migrants clandestins et leur octroyer des droits. Réveillez-vous, ô Libyens. »);

*خبثاء يدبروه حتي في عز القايلة و كله مفبرك و عير صحيح

(« Ils sont trompeurs, même dans le pouvoir d’Elkaylah. Tout cela est fabriqué et pas vrai »);

*انا لا اضع مبررات لأعمال مهربي البشر الشنيعة ولكن ما اريد ان افهمه للعالم انه لايوجد تجارة رقيقفي ليبيا بل تجارة عبور للضفة الاخرى رسالتي الى السياسيين والكتاب والصحفيين والاعلاميين للمتوسط

(« Moi, je ne justifie pas les actes horribles des passeurs mais je voudrais faire comprendre au monde entier qu’il n’existe pas de vente d’esclaves en Libye mais plutôt un commerce de passage vers l’autre rive de la Méditerranée […] »)

À travers les fragments sus-cités, se profilent des procédés de modalisation insérant les procès de la « traite d’esclaves » en Libye dans un monde de l’impossible, par des modalités d’énonciation interrogative et des propositions assertoriques négatives mettant en exergue la non validabilité de la relation prédicative entre Libye et esclavage.

Par ailleurs, on assiste à l’actualisation de modalités, provenant d’un nombre réduit d’internautes, attestant de la véracité de l’existence du phénomène caricaturé. Il s’agit de la validation de la prédication du procès dans la sphère libyenne tel que l’attestent les propos ci-après :

*هذا ما ارادته الشعوب لإنفسها،، فوصلوا الى هذا الحال بجبنهم وسكوتهم وخنوعهم وخضوعهم وما ربك بظلام للعبيد

(« c’est ce que les peuples ont cherché, eux-mêmes, alors ils en sont venus à cette situation par leur lâcheté, leur silence, leur subjugation et dieu ne lèse point ses serviteurs. »);

*كيما نحن في جزائر بعثو قوافل وقبضو عليهم أموال توجار.ازمات يعني مهربين لي البشر ….

(« C’est comme chez nous en Algérie, on a envoyé des convois qui ont été saisis avec les sommes d’argent des passeurs de migrants »);

*كمانتممنافقونايهاالعربانمايحصلفيليبيامنتجارةللرقيقليسوليداليومبلوفيجميعدولالشمالالافريقيانتجارةالرقيقعرفتموهافيالعصرالجاهليوفيصدرالاسلام

(« Comme vous êtes hypocrites, ô Arabes. Ce qui se passe en Libye comme le commerce d’esclaves ne date pas aujourd’hui, mais, et dans tous les pays d’Afrique du Nord, la traite des esclaves vous la connaissez depuis l’époque préislamique et à l’avènement de l’Islam »);

* كل الامورالفاحشه والاعمال الشنيعه موجوده في ليبيا

(« Toutes les absurdités et les actes odieux existent en Libye »)

Ces configurations linguistiques revêtent des procédés qui inscrivent le procès de « vente d’esclaves » dans une visée temporelle durative ouverte en usant de l’adverbe « depuis » et du verbe « persiste » et en étayant son existence par des éléments de mise en saillance « Présentatifs; redondances », ce qui suggère que l’acte en question serait une pratique courante chez les populations arabes.

Conclusion

La présente étude a permis de dévoiler, sur le plan iconique, plastique et linguistique, des effets de sens générés par la caricature de l’esclavage, lesquels oscillent entre génération de modalités empathisant à l’égard des migrant-e-s et jugements de fait et de valeur que revêt une grande part des signes répertoriés. En effet, les messages symboliques et connotatifs des signes mobilisés ont suscité l’émergence de valeurs sémiotiques et d’univers de référence façonnant une conception renouvelée du phénomène caricaturé, tout en lui conférant une dynamique de sens.

En guise de précision, le processus de réception a donné lieu à une reconstruction des objets du monde suggérés par l’image caricaturale et ce, en attribuant aux responsables de ces ventes d’esclaves des aspects identitaires (arabes; africains; libyens, occidentaux) et en inscrivant le phénomène dans un monde allant du possible à l’impossible et du certain à l’incertain.

Références

Benveniste E., 1970, « L’appareil formel de l’énonciation, dans Langages, n°17, pp.12-18.

Cervoni J., 1987, L’énonciation, Paris, P.U.F.

Charaudeau P., Maingueneau D., 2002, Dictionnaire d’analyse du discours, Paris, Éd. Le Seuil.

Cozma A.-M., 2015, « L’usage de la modalité en Sémantique des Possibles Argumentatifs : comment le modèle théorique fait évoluer la notion. », in Signes, Discours et Sociétés, n° spécial. Accès : http://www.revue-signes.info/document.php?id=4382. ISSN 1308-8378.

Douay C. et Roulland D., 1990, Vocabulaire technique de la psychomécanique du langage, Rennes, PUR.

Everaert-Desmedt N., 1990, Le processus interprétatif : introduction à la sémiotique de Ch. S. Peirce, Éd. Mardaga, 1990.

Everaert-Desmedt N., 2011, « La sémiotique de Peirce », in Louis Hébert, dir., Signo, Québec. Accès : http://www.signosemo.com/peirce/semiotique.asp.

Falardeau M., 2015, Humour et liberté d’expression, Laval, PUL.

Galatanu O., 1997, « Les argumentations du discours lyrique » dans Écriture poétique moderne le narratif, le poétique, l’argumentatif, Nantes, CRINI – Université de Nantes, pp.15-36.

Joly M., 1994, Introduction à l’analyse de l’image, Paris, Nathan.

Le Querler N., 1996, Typologie des modalités, Caen, Presse Universitaire de Caen, 1996.

Peirce C. S., 1978, Écrits sur le signe, Paris, Éd. Le Seuil.

Rabatel A., 2012, « Positions, positionnements et postures de l’énonciateur », TRANEL. Travaux Neuchâtelois de Linguistique, 56, pp. 23-42.

Résumé/مقدمة/Abstract

La présente étude dévoile les effets suscités par les caricatures traitant de faits sensibles à travers une approche située à la croisée de la sémiotique, inspirée des concepts développés par C.S. Peirce, et de l’analyse de discours telle que développée par P. Charaudeau. Ainsi, partant du postulat que les constituants sémiotiques de l’image, en tant qu’outil de communication, sont un signe exprimant des idées par un processus dynamique de réception et d’interprétation, notre interrogation a porté sur l’impact des signes iconiques et linguistiques des caricatures sur les récepteurs et réceptrices et leur interprétation du phénomène d’esclavage, sous sa forme originelle, à l’ère du XXIe siècle. L’exploration de caricatures et de réactions d’internautes à leur égard sur les plateformes des réseaux sociaux a permis de déceler une attitude empathique à l’égard des victimes et, parfois, sceptique quant au procès de vente d’esclaves tout en catégorisant le phénomène selon des paramètres identitaires.

Mots-clés : Caricature, réception, esclavage, signes, réseaux sociaux.

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استقبال رسوم كاريكاتورية تعالج العبودية في ليبيا في شبكات التواصل الاجتماعي والصحافة الإلكترونية المغاربية

تكشف هذه الدراسة عن آثار الرسوم الكاريكاتورية التي تتعامل مع الحقائق الحساسة من خلال مقاربة تقع على مفترق الطرق السيميائية ، مستوحاة من المفاهيم التي طورها « ش. س. بيرس » ، وتحليل الخطاب كما طوره « ب شارودو »وبالتالي ، بدءًا من الافتراض القائل بأن العناصر المكونة للصور في الصورة ، كأداة للتواصل ، هي علامة تعبر عن الأفكار من خلال عملية ديناميكية من الاستقبال والتفسير ، ركز استجوابي على تأثير العلامات الرمزية واللغوية للصور. الرسوم الكاريكاتورية على أجهزة الاستقبال وتفسيرها لظاهرة العبودية ، في شكلها الأصلي ، في عصر القرن الحادي والعشرين. مكّن استكشاف التحرّكات وردود فعل مستخدمي الإنترنت تجاههم على منصات وسائل التواصل الاجتماعي من اكتشاف موقف متعاطف مع الضحايا، وأحيانًا يشككون في عملية التحول إلى عبودية مع تصنيف هذه الظاهرة وفقًا معلمات الهوية.

تلعب الرسوم الحالية، والمعروفة باسم الرسوم الكاريكاتورية ، « هذا المشهد » اللذي يملأ المنصات الإلكترونية وعناوين الصحف ، دورًا مهمًا كوسيلة للتواصل توفر اختصارًا لأهم الأحداث في الأخبار. وفقًا لما قاله «  »ميرا فالاردو »، إنه فن يلعب دوراً مهيمناً في تطوير روح انتقادية في المتلقي ويثير ردود فعل وتعليقات تستنزف أحيانًا الأيديولوجيات والآراء المكبوتة.

وبالتالي، فإن التساؤل حول آثار الرسوم الكاريكاتورية على المستقبلات، في عدم تجانسها ، هو نقطة التركيز في هذه الدراسة. في الواقع ، منذ عودة ظاهرة العبودية في ليبيا ، احتل الحديث الإعلامي حول « بيع » الأفارقة عناوين الصحف ، وقد تفاعل الكثيرون مع هذا الحدث ، مؤديا الئ ديناميكية في معنى المعلمات المختلفة.

في الواقع ، يبدو من المناسب النظر إلى الاستقبال وتأثير المعنى الناشئ عن شبه ما يسمى بظاهرة العبودية « الحديثة » عبر العلامات الرمزية واللغوية ، ولكن أيضًا من خلال مختلف الاستقبالات / التفسيرات التي تتدفق  من التعليقات. . إنها مسألة فهم التباين اللغوي الذي يُعرض علينا ، لتصور ما هو غير مرئي ، لتفسير ودراسة حركة الجانب السيميائي: كل علامات ترقيم أو مصطلح أو صورة أو لون ، … في تمثيل ظاهرة تطفو على السطح في سياق جديد. بمعنى آخر ، ما هو تأثير الكاريكاتير في بناء / إعادة بناء تمثيلات كائنات العالم؟ ما هي الآثار والقيم السيميائية للمكونات الرمزية واللغوية للرسوم الكاريكاتورية التي تتعامل مع ظاهرة الرق في ليبيا؟

كلمات مفتاحية الكاريكاتير. الاستقبال. العبودية. علامات. الشبكات الاجتماعية

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Title : The Reception of Caricatures about Slavery in Libya in Social Networks and On-Line Maghrebi Press

The present study reveals the effects caused by caricatures dealing with sensitive facts through an approach located at the crossroads of semiotics, inspired by the concepts developed by C.S. Peirce, and the discourse analysis as developed by P. Charaudeau. Thus, starting from the postulate that the semiotic constituents of the image, as a tool of communication, is a sign expressing ideas through a dynamic process of reception and interpretation, our interrogation has focused on the impact of the iconic signs and linguistic caricatures on the receivers and their interpretation of the phenomenon of slavery, in its original form, in the era of the twenty-first century. The exploration of caricatures and the reactions of Internet users towards them on social media platforms made it possible to detect an empathic attitude towards the victims and, sometimes, skeptical about the slave sale process while categorizing the phenomenon according to identity parameters.

Keywords : Caricature, reception, slavery, signs, social networks.


  1. Nous considérons le phénomène d’esclavage sous l’angle de ces paramètres : actants, victimes, procès.
  2. Selon C. S. Peirce, la sémiotique est la logique qui décrit les signes véhiculant du sens (Peirce, 1978 : 120).
  3. Fondée sur le triangle sémiotique de C.S. Peirce (cité in Everaert-Desmedt, 1990 : 139).
  4. Point de vue des locuteurs et locutrices par les marques d’énonciation qui, selon E. Benveniste, marquent la présence du locuteur et de la locutrice dans son énoncé (Benveniste, 1970 : 14).
  5. Selon Le Querler, c’est « l’expression de l’attitude du locuteur par rapport au contenu propositionnel de son énoncé », ce qui se manifeste par des modes grammaticaux; temps; aspects; auxiliaires de modalité : pouvoir; devoir; négation; types de phrase : affirmation, interrogation, ordre; verbes modaux : savoir, vouloir; adverbes modaux : certainement, peut-être, etc. (Le Querler, 1996 : 61).
  6. Caricaturiste brésilien d’origine syrienne qui se penche sur l’actualité du monde arabe.
  7. Voici votre voix est le site arabe d’une radio hollandaise, une organisation médiatique à but non lucratif qui tente de mettre à la disposition des jeunes des informations dans des pays de restriction de la liberté d’opinion et d’expression. La fondation cible dix-sept pays à travers le monde, dont six pays arabes : Maroc, Libye, Égypte, Syrie, Arabie saoudite et Yémen. Accès : https://hunasotak.com/about-us.
  8. « Lybie. À l’Ouest, le trafic florissant de l’or noir », Courrier international, 09-03-2017. Accès : http://www.courrierinternational.com/article/libye-louest-le-trafic-florissant-de-lor-noir. Consulté le 07-07-2018.
  9. Ce sont des termes ou expressions qui indiquent l’attitude du locuteur et de la locutrice vis-à-vis du monde, de son discours ou de son allocutaire. Accès : http://www.analyse-du- discours.com/les-modalisateurs.
  10. « Il s’agit d’un objet dynamique dont la qualité est reliée à son signe descriptif par une similarité qualitative ou ressemblance » (Peirce, 1978 : 120).
  11. Voir l’échelle graduelle des valeurs modales (Galatanu, 1997 : 25).
  12. Ibid.
  13. Ensemble redondant de catégories sémantiques.

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