1 Étude comparative de la réception d’une bande dessinée chez des étudiant-e-s d’Algérie et de France

Entre lectorat modèle et lectorat réel

Leila Dounia Mimouni-Meslem

Dans le cadre de cet article, nous nous intéresserons à la réception d’une planche de bande dessinée algérienne par deux publics différents. Pour ce faire, nous nous fondons sur la théorie de l’esthétique de la réception[1]. Cette théorie part du principe que l’auteur ou l’autrice de tout texte littéraire prévoit un « lecteur modèle ». Ce dernier est censé comprendre toutes les nuances du message différé que véhicule telle ou telle œuvre. Par exemple, tel lecteur ou telle lectrice d’un ouvrage historique devra connaître certains événements historiques majeurs pour cerner toute la portée testimoniale de l’ouvrage. Ce qui nous intéresse, c’est ce modèle que se représente l’auteur ou l’autrice lors de la création de son œuvre. Ce modèle lui permet de créer un texte cohérent et d’anticiper les réactions d’un lecteur ou d’une lectrice qui pourrait potentiellement rejeter ou mal interpréter son œuvre. Une fois ce modèle délimité, nous le confronterons à deux catégories de « lecteur réel » : un lectorat algérien et un lectorat français.

Nous avons choisi comme œuvre un extrait de l’album Zid ya Bouzid 2 (SNED, Alger, 1981) de Slim, célèbre bédéiste et caricaturiste algérien, dont le vrai nom est Menouar Merabtène. L’album est un recueil des aventures de Bouzid et Zina, les deux personnages phares de Slim. Ce choix est motivé par le fait que Slim, bédéiste algérien francophone, est influencé par deux cultures : algérienne et française. Le lecteur ou la lectrice, pour bien s’imprégner de cette œuvre, doit avoir une série de connaissances renvoyant à ces deux cultures.

Avant de traiter la notion de lecteur ou lectrice modèle, nous allons d’abord commencer par cerner la notion de lecture. Cette activité cognitive permet à tout individu d’accéder au sens de tout énoncé écrit. Pour ce faire, le lecteur ou la lectrice doit posséder un certain nombre de compétences qui renvoient aux cinq processus de la lecture définis par Gilles Thérien dans son article « Pour une sémiotique de la lecture » : les processus neurophysiologique, cognitif, affectif, argumentatif et symbolique.

Ces cinq processus permettent de commencer à cerner la complexité du phénomène de la lecture chez toute personne, en montrant que les différences d’interprétations entre deux lecteurs ou lectrices abordant le même texte sont dues à divers facteurs.

Figure 1. Dispute entre Bouzid et Zina au sujet du mariage. « La grande Kechfa », dans Zid ya Bouzid 2 (Slim, 1981 : 5).

Dans le cadre de la bande dessinée, à la notion de texte qui est déjà par nature polysémique s’ajoute celle de l’image qui à son tour se trouve interprétée de différentes manières. Pourtant, on est tenté de penser que l’image est simple à décoder, or elle renvoie à plusieurs niveaux d’interprétation. En outre, le ou la bédéiste subit une contrainte : il ou elle n’a pas la liberté que possède l’auteur ou l’autrice de textes d’exprimer en longueur sa pensée et doit en peu d’images et de mots raconter une histoire. De ce fait, plusieurs informations se trouvent condensées dans une seule case.

Pour exprimer ces informations, l’auteur ou l’autrice a recours à des codes (pictural, cinématographique, idéographique et textuel), certains étant spécifiques à la bande dessinée et donc connus des lecteurs et lectrices habitué-e-s et d’autres en rapport avec la culture générale du lectorat. Si le lecteur ou la lectrice ne possède pas ce type de connaissances, il ou elle risque de passer à côté du message élaboré par l’auteur ou l’autrice. Parmi les personnes qui ont étudié cet aspect, J.-L. Dufays, dans son livre Stéréotype et lecture, spécifie trois niveaux de codes :

  • les codes d’elocutio englobent les connaissances linguistiques et rhétoriques, qui « permettent de donner sens à des phrases isolées ». Sont distincts parmi eux « les codes qui relèvent de la langue proprement dite et dont le pouvoir explicatif est limité aux significations littérales des énoncés, et les codes stylistiques et rhétoriques qui permettent de conférer des sens sous-jacents aux énoncés » (Dufays, 2010 : 86).
  • les codes de dispositio « qui permettent d’identifier un texte en termes de “genre” ou de scénario type » (ibid.). Selon Dufays, cela est dû au fait que le lecteur ou la lectrice a recours à des connaissances en termes de stéréotype (caractéristiques typiques du genre, de tel type de personnage, de tel auteur… et auxquelles est habitué le lectorat), qui enclenchent certains schémas interprétatifs récurrents chez ce même lectorat.
  • les codes d’inventio désignant « les divers systèmes axiologiques et idéologiques dont dispose le lecteur pour dégager les valeurs véhiculées par le texte » (ibid.). Ces codes renvoient ainsi aux processus affectif, argumentatif et symbolique de Gilles Thérien : « Le sens que l’on retire de la lecture (en réagissant à l’histoire, aux arguments proposés, au jeu entre les points de vue) va immédiatement prendre place dans le contexte culturel où évolue chaque lecteur. Toute lecture interagit avec la culture et les schémas dominants d’un milieu et d’une époque » (ibid.).

En fait, ce qu’il faut comprendre à travers ces différents processus c’est que, comme le dit Eco, « un texte est un mécanisme paresseux (ou économique) qui vit sur la plus-value de sens qui y est introduite par le destinataire » (Eco, 1985 : 67). Ainsi, ce mécanisme qu’est le texte ne peut fonctionner que si le lecteur ou la lectrice prend la peine de le déchiffrer afin d’en trouver le sens et ce en passant par les différents processus décrits plus haut. Dès lors, et contrairement à certaines théories textuelles qui « laissent toujours supposer que la communication doit être comprise comme une relation à sens unique du texte au lecteur » (Iser, 1985 : 198), la lecture apparaît, selon Iser, comme étant une

interaction dynamique entre le texte et le lecteur […] les signes linguistiques du texte et ses combinaisons ne peuvent assumer leur fonction que s’ils déclenchent des actes qui mènent à la transposition du texte dans la conscience de son lecteur. Ceci veut dire que des actes provoqués par le texte échappent à un contrôle interne du texte. Ce hiatus fonde la créativité de la réception (ibid.).

De ce fait, le texte a beau délimiter le champ des interprétations, il ne peut se définir dans l’univocité : dès qu’il est produit, il échappe à son auteur ou son autrice.

Dans le cadre de la théorie de l’esthétique de la réception, cet auteur ou cette autrice, pour faire passer son message, imagine un lecteur ou une lectrice modèle : « le lecteur imaginé, construit par le roman : c’est la figure que l’auteur avait en tête lorsqu’il a élaboré son récit » (Jouve, 1999 : 104). Enfin, pour Eco : « Le Lecteur Modèle […] c’est le lecteur idéal qui répondrait correctement (c’est-à-dire conformément aux vœux de l’auteur) à toutes les sollicitations — explicites ou implicites — d’un texte donné » (Jouve, 1993 : 31). Ce modèle englobe tous les indices que laisse l’auteur ou l’autrice pour faciliter la compréhension de son texte et que seule une catégorie de lecteur et lectrice est capable de comprendre complètement ou du moins en grande partie.

Nous dégagerons ainsi dans un premier temps le modèle de lecteur/lectrice prévu par Slim. Puis, dans un second temps, nous analyserons les questionnaires[2] remplis par les étudiant-e-s concernant les personnages et la thématique de la planche. Ce questionnaire a été distribué à deux publics : algérien et français. Il s’agira ici de confronter les résultats des questionnaires au lectorat modèle[3] de Slim.

Cette confrontation aura pour but d’étudier les réactions du lectorat empirique, qu’il soit proche ou non du lectorat modèle de l’auteur : ces lectorats algériens et français sont-ils proches du lectorat modèle construit par la B.D.? En quoi cela influence-t-il leur compréhension et interprétation du texte?

Le lectorat modèle de Slim

Slim adresse son texte à une catégorie de lecteurs et lectrices possédant certaines caractéristiques. Il est important de souligner que le lectorat empirique n’a pas besoin de posséder toutes ces caractéristiques pour comprendre le texte, du moins dans son ensemble, mais il lui faut néanmoins un certain nombre d’entre elles pour pouvoir apprécier une œuvre et la portée du message de son auteur ou de son autrice.

Ainsi, le texte de Slim a été construit autour d’un lectorat modèle qui est

  • algérien : qui a connaissance de la culture algérienne attachée à la tradition pour comprendre pourquoi Zina tient tant à se marier, mais aussi pour comprendre certaines références à la société algérienne des années 1980.
  • bilingue : son œuvre est certes en français mais contient quelques mots en arabe dialectal[4].
  • en possession d’une culture générale assez vaste pour comprendre certaines références. C’est le cas par exemple quand il fait mention du Penseur de Rodin ou quand il fait un jeu de mots avec l’expression « salon Alaoui[5] XVI » au lieu de Louis XVI.
  • habitué à lire des bandes dessinées, afin de comprendre l’importance des détails dans chaque dessin, mais aussi de construire rapidement du sens sur la base de la complémentarité obligatoire entre texte et image.

Analyse du questionnaire

Nous traiterons le questionnaire adressé aux étudiant-e-s algérien-ne-s et celui des étudiant-e-s français-e-s en même temps. Il sera ainsi plus facile de comparer les réactions de ces deux lectorats face à la planche de Slim. Le questionnaire a été proposé aux étudiant-e-s algérien-ne-s en janvier 2017 et aux étudiant-e-s français-e-s en mars 2017.

Les dix-huit étudiant-e-s algérien-ne-s, inscrit-e-s en Master 2 Formation des formateurs du Département de Français (Université d’Oran 2), étaient âgé-e-s entre 22 et 38 ans (66,7% dans la tranche 20-25 ans; 22,2% dans la tranche 26-30 ans et 11,1% dans la tranche 31-40 ans). Cet écart entre certain-e-s étudiant-e-s est dû au fait que les plus âgé-e-s étaient des enseignant-e-s qui voulaient monter en grade grâce au Master. On le voit, différentes catégories d’âge sont représentées, ce qui permet d’avoir une vision plus large de la réception de cette planche. Les quinze étudiant-e-s français-e-s, inscrit-e-s en deuxième année du DUT Techniques de commercialisation à l’IUT de Troyes (Université de Reims Champagne-Ardenne), avaient entre 19 et 22 ans. Un questionnaire a été rempli par l’enseignant âgé de 46 ans. Nous avons interrogé l’enseignant pour avoir une idée de la réception de cette planche par quelqu’un de plus âgé.

Concernant le genre, les étudiant-e-s algérien-ne-s comptaient seize femmes (88,9%) pour deux hommes (11,1%). Le côté français était composé de neuf femmes (56,25%) pour sept hommes (43,75%). On le remarque, dans les deux cas, les femmes sont plus nombreuses, mais elles le sont de peu dans la classe française alors qu’elles sont à majorité écrasante dans la classe algérienne. Cela peut être expliqué par la formation suivie. En effet, les langues sont souvent un domaine choisi par les étudiantes bien plus que par les étudiants. Dans le cadre de la classe française, suivant des cours techniques dans les IUT[6], il y a plus d’hommes en comparaison avec la classe algérienne.

Question 1 :

Que pensez-vous du personnage de Bouzid? (sur le plan physique et moral)

Nous avons posé cette question pour comprendre la perception qu’ont ces étudiant-e-s du personnage masculin. Nous avons abordé l’aspect physique et moral pour avoir leurs avis sur l’apparence et le comportement. Il en sera bien sûr de même pour Zina lors de la question 2. L’étude des personnages est ainsi un prétexte pour étudier la réception faite par deux classes de cultures différentes d’une même œuvre.

Genre Caractéristiques Lectorat algérien Lectorat français
Féminin Âgé 16,7% 12,5%
Arabe 16,7% 18,75%
Campagnard 38,9% 18,75%
Mince 11,1% 12,5%
Moche 27,8% 6,25%
Pauvre 16,7% 18,75%
Sportif / 6,25%
Sympathique / 12,5%
Traditionnel 5,6% /
Masculin Âgé 5,6% /
Arabe / 6,25%
Campagnard / 18,75%
Non sportif / 6,25%
Pauvre / 18,75%
Sympathique / 6,25%
Traditionnel 11,1% /

Dans ce tableau, plusieurs termes sont utilisés pour décrire Bouzid sur le plan physique. Ainsi, les premiers termes utilisés majoritairement peuvent être réunis sous la mention « campagnard » (F : 38,9% – 18,75%; H : / – 18,75%). Cette mention a été faite par rapport à la tenue : « gandoura » (longue tunique), bâton (« bâton de berger »), « babouches ». Peut-être pour les mêmes raisons, les répondant-e-s ont utilisé le terme « arabe » (F : 16,7% – 18,75%; H : / -6,25%) et « traditionnel » (F : 5,6% – /; H : 11,1% – / ). Toujours sur la base de la tenue, les répondant-e-s considèrent Bouzid comme étant pauvre (F : 16,7% – 18,75%; H : / – 18,75%). Il semblerait ainsi qu’une tenue campagnarde soit signe de pauvreté, marquant peut-être la vision négative que ces étudiant-e-s citadin-e-s ont de la campagne.

Ensuite, certains termes sont spécifiquement physiques : « âgé » (F : 16,7% – 12,5%; H : 5,6% – / ), « mince » (F : 11,1% – 12,5%; H : / ), « moche » (F : 27,8% – 6,25%; H : / ). L’âge est perçu par le biais de la tenue d’une part et de la moustache d’autre part : « Je trouve que le personnage de Bouzid est un peu vieux, il a les moustaches et de nos jours, c’est rarement qu’on voit des personnes qui ont des moustaches » (répondant algérien âgé de 25 ans), la moustache étant souvent signe de maturité et ce dans les deux cultures. Les répondant-e-s parlant de minceur et de laideur sont uniquement des femmes, les hommes ne faisant pas ce type de remarque. On voit en tout cas que les adjectifs négatifs sur le plan physique sont le produit direct de la tenue traditionnelle et campagnarde ainsi que de la moustache.

Certain-e-s répondant-e-s jugent que Bouzid est « sympathique » sur le plan physique, mais sans développer (F : / – 12,5%; H : / – 6,25%). Il est pertinent de souligner que dans ce cas, ce sont uniquement des répondant-e-s français-e-s, les étudiant-e-s algérien-ne-s n’ayant à aucun moment fait référence à ce type de terme. Toujours concernant les répondant-e-s français-e-s, deux personnes parlent de la sportivité du personnage. L’étudiant ne considère pas Bouzid comme étant sportif, car il n’est « pas avantagé physiquement pour séduire ». De ce fait, pour cet étudiant, l’apparence musclée et sportive est un élément essentiel dans le processus de séduction. Quant à l’étudiante, elle considère que Bouzid est « très sportif » sur la base de ce qu’elle voit comme un « bandeau » de sport cerclant sa tête, alors qu’il fallait y reconnaître une partie du vêtement traditionnel algérien, le turban. Son ignorance de cet aspect culturel a faussé son interprétation et, de ce fait, elle a eu recours à ce qui s’en approchait le plus dans ses connaissances culturelles. Elle n’était pas la seule à ne pas connaître cette partie de l’habit traditionnel, car un répondant l’a pris pour un serre-tête : « quelque chose qui ressemble à un serre-tête et qui est surprenant pour un homme ». Il est intéressant de souligner que les deux répondant-e-s, face au même élément dont il et elle ignorent la nature, réagissent différemment : la première trouve une explication plausible en donnant une fonction à l’objet là où le second répondant n’en comprend pas et n’en cherche pas la fonction. Ceci est dû à ce que Wolfgang Iser appelle les actes de rétention et de protention : « pour lui la lecture consiste dans une alternance entre des actes de rétention (renvoyant au fait de recueillir des informations) et de protention (le fait d’élaborer différentes théories de sens sur la base des éléments recueillis lors de l’acte de rétention) » (Mimouni-Meslem, 2015 : 190). La sélection des différents éléments constituant l’œuvre et leur traitement dépendent des connaissances du lecteur ou de la lectrice, mais aussi de l’importance qu’il ou elle leur accorde en fonction de ses propres centres d’intérêts en tant qu’individu. Dans le cas de l’étudiante, celle-ci fait l’effort de sélectionner le « bandeau » et lui donne du sens en accomplissant les deux actes de rétention et de protention : il porte un bandeau (pourquoi?), car il est sportif (hypothèse). En revanche, l’enseignant s’est contenté de l’acte de rétention. Il sélectionne certes l’élément, mais n’essaie pas vraiment d’élaborer une théorie cohérente qui permet de comprendre le texte : il pense que Bouzid porte « quelque chose qui ressemble à un serre-tête » mais ne cherche pas à comprendre pourquoi ni quelle est la fonction du serre-tête car pour lui ce n’est pas important.

Genre Caractéristiques Lectorat algérien Lectorat français
Féminin Amoureux 27,8% 12,5%
Gentil 25% 12,5%
Heureux 11,1% 12,5%
Naïf 50% 6,25%
Pas sérieux 5,6% /
Résistant/insistant / 6,25%
Romantique 25% 12,5%
Rusé 11,1% 12,5%
Traditionnel / 6,25%
Masculin Amoureux / 18,75%
Gentil / 18,75%
Heureux / 6,25%
Maladroit / 6,25%
Naïf 11,1% 12,5%
Romantique 5,6% 12,5%

Comme l’indique le tableau, il y a un grand nombre d’adjectifs positifs concernant le personnage de Bouzid : « amoureux » (F : 27,8% – 12,5%; H : / – 18,75%), « gentil » (F : 25% – 12,5%; H : / – 18,75%), « romantique » (F : 25% – 12,5%; H : 5,6% – 12,5%), « heureux » (F : 11,1% – 12,5%; H : / – 6,25%), « résistant/insistant » (F : / – 6,25%; H : / ). Suivent ensuite des termes plus neutres car dépendant de la manière qu’avaient les répondant-e-s de les envisager : « naïf » (F : 50% – 6,25%; H : 11,1% – 6,25%), « traditionnel » (F : / – 6,25%; H : / ) et « maladroit » (F : /- /; H : / – 6,25%). Enfin, il y a les termes négatifs : « rusé » lorsqu’il tente de manipuler Zina en la prenant par les sentiments (F : 11,1% – 12,5%; H : / ), « pas sérieux » (F : 6,25% – /; H : / ). Il est intéressant de voir ici que seules les femmes mentionnent ces deux aspects négatifs là où un répondant parle plutôt de maladresse. Ces lectrices se sont senties peut-être insultées par la phrase de Bouzid « Prenons-la par les sentiments » (case n°6). Cela montre que sur certains points, ces répondantes se sentent proches du personnage de Zina, soulignant ainsi l’habilité de Slim à créer une œuvre dans laquelle le lectorat réussit à se projeter. Cette projection est d’ailleurs le signe que ce lectorat est proche sur certains points du lectorat modèle projeté par l’auteur.

Il y a une différence entre la perception qu’ont les répondant-e-s des aspects physique et moral de Bouzid : sur le plan physique, c’est dans l’ensemble négatif là où sur le plan moral, plusieurs points sont plutôt positifs. Cela témoigne de la vision qu’ont ces répondant-e-s de l’opposition entre mondes rural et urbain, l’opposition se jouant principalement sur la notion de modernité (marquée par les codes vestimentaires). Cela s’explique par le fait que la majorité des répondant-e-s a une vie urbaine qui les pousserait à rejeter ou du moins à avoir une vision négative du monde rural car n’étant « pas moderne ». Néanmoins, ce regard porté sur le physique n’a pas impacté leur jugement quand il s’agissait de l’aspect moral fondé sur les actes et pensées de Bouzid. Ainsi, le comportement de Bouzid n’a pas été imputé à son aspect physique, le lectorat ayant fait la part des choses entre les deux. C’est sans doute ce que souhaitait l’auteur : le personnage de Bouzid chez Slim a été construit pour montrer qu’on peut tenir aux traditions et à sa culture (vêtements traditionnels) tout en ayant une vision moderne de la vie (offrir des fleurs, vivre en concubinage).

Question 2

Que pensez-vous du personnage de Zina? (sur le plan moral)

Genre Caractéristiques Lectorat algérien Lectorat français
Féminin Capricieuse / 18,75%
Exigeante 44,4% 6,25%
Extravagante / 6,25%
Fâchée 11,1% /
Gâtée 11,1% /
Matérialiste 33,3% 6,25%
Méchante/désagréable 22,2% /
Orgueilleuse 5,6% /
Pas logique 5,6% 6,25%
Sait ce qu’elle veut 27,8% 50%
Masculin A des valeurs / 18,75%
Capricieuse / 6,25%
Exigeante 5,6% 12,5%
Matérialiste 5,6% 12,5%
Méchante 5,6% /
Sait ce qu’elle veut / 12,5%

Dans le cadre de cette question, nous ne pouvions étudier que l’aspect moral, puisque Zina n’était pas représentée physiquement sur cette planche. La majorité des répondant-e-s ont d’abord considéré Zina comme étant un personnage qui savait ce qu’il voulait (F : 27,8% – 50%; H : / – 12,5%), à savoir le mariage, ce qui faisait d’elle aussi une « personne » qui avait des valeurs (F : /; H : / – 18,75%) : « a des valeurs […] veut être en règle ». Ce répondant français, dont le père est ivoirien, voit dans la détermination de Zina à se marier une qualité, car elle respecte et perpétue une certaine tradition. Il est intéressant de souligner que seuls trois répondants français ont relevé ce « respect des valeurs ». Aucun-e des répondant-e-s algérien-ne-s et aucune des répondantes françaises ne l’ont mentionné. Les trois répondants concernés, en plus de la culture française, baignent dans une autre culture qui a pu influencer leur regard sur Zina : italienne, ivoirienne et malgache. Ces trois cultures sont connues pour privilégier une vision traditionnelle dans laquelle la notion de mariage s’inscrit très bien. Les répondant-e-s sont par ailleurs nombreux et nombreuses à considérer que Zina est trop exigeante (F : 44,4% – 6,25%; H : 5,6 – 12,5%) à cause de la dot qu’elle réclame à Bouzid :

20 centimes symboliques seulement! … Une villa, un téléviseur blanc, une « Dacia », un frigidaire, une bonne, une machine à laver, un salon « Alaoui XVI », pas de belle-mère, la dernière fiche de paie et sans compter qu’ils exigeront de toi le bac. (Pas celui de 1962). Une attestation communale et 8 ans de piano… C’est tout! (case n° 13)

Pour la même raison, certain-e-s répondant-e-s trouvent Zina « matérialiste » (F : 33,3% – 6,25%; H : 5,6 – 12,5%), « capricieuse » (F : / – 18,75%; H : / – 6,25%) et « gâtée » (F : 11,1% – 6,25%; H : / – / ). D’ailleurs, la liste renvoyant à la dot ne cadre pas avec son désir de se marier, ce qui pousse deux répondantes à la considérer comme illogique (F : 5,6% – 6,25%; H : / ). Enfin, en ce qui concerne sa réaction consistant à poser un ultimatum et à interdire à Bouzid l’accès à la maison, cela a mené certain-e-s répondant-e-s à utiliser les adjectifs suivants : « méchante » (F : 22,2% – /; H : 5,6 – / ), « fâchée » (F : 11,1% – /; H : / ), « orgueilleuse » (F : 5,6% – /; H : / ) et enfin « extravagante » (F : / – 6,25%; H : / ). Ils et elles considèrent ainsi que la réaction de Zina est disproportionnée par rapport à l’attitude de Bouzid, qui, à ce moment même, lui offre des fleurs.

Question 3

Que pensez-vous du personnage de Gatt? (sur le plan physique et moral)

Dans la bande dessinée, certains personnages principaux sont accompagnés d’un animal : un chien, un chat, voire même un insecte (cf. la coccinelle de Gotlib). Ces animaux, présents fréquemment dans les œuvres comiques, ont une fonction commentative bien spécifique : ils sont là pour faire un contrepoint par rapport à l’action représentée et infléchir en quelque sorte les pensées du lecteur ou de la lectrice. Ils montrent ainsi que l’auteur, bien conscient des défauts de ses personnages, fait preuve de dérision à leur égard. Cette anticipation permet de désamorcer toute pensée qui pousserait le lecteur ou la lectrice à arrêter sa lecture. Ils jouent un rôle satirique, car ils font parfois preuve de plus de clairvoyance, via l’ironie ou les sarcasmes, que leurs propres maîtres. Ces compagnons sont généralement cultivés et intelligents, rusés et taquins. C’est le cas de Gatt, le chat noir accompagnant Bouzid dans ses aventures. Ce personnage est important dans l’appréhension même des deux personnages principaux, son avis pouvant influencer l’interprétation des lecteurs et lectrices.

Genre Caractéristiques Lectorat algérien Lectorat français
Féminin Collé à son maître 11,1% /
Dessin simple / 25%
Grosse tête 5,6% /
Maigre 72,2% 25%
Mignon / 12,5%
Noir 33,3% 6,25%
Petit / 12,5%
Sale 5,6% 6,25%
Yeux ronds 16,7% /
Masculin Dessin simple / 18,75%
Grosse tête / 6,25%
Gros yeux / 6,25%
Maigre 5,6% 18,75%
Noir 5,6% 6,25%
Petit / 6,25%

La maigreur du chat est la caractéristique remarquée par la majorité des répondant-e-s (F : 72,2% – 25%; H : 5,6 – 18,75%). Elle est accentuée par la simplicité de son dessin (F : / – 25%; H : / – 18,75%), la taille de sa tête (F : 5,6% – /; H : / – 6,25%), la forme de ses yeux (F : 16,7% – /; H : / – 6,25%) et sa petite taille (F : /- 12,5%; H : / – 6,25%). Il est intéressant de constater que deux répondantes françaises, dont les familles sont originaires du Maghreb, expliquent cette maigreur par le fait que le chat vivait dans un pays arabe ou au Maghreb : « Il est maigre comme les chats dans le monde arabe », « Je le trouve à l’image des chats du Maroc et d’Algérie, très maigre ». Ces deux répondantes sont influencées par la culture française et maghrébine. Elles connaissent ces pays et de ce fait ont comparé les chats qui y vivent. En revanche, les répondant-e-s algérien-ne-s (qui ne connaissent pas vraiment la France et ses chats) et français-es (qui ne connaissent pas l’Algérie) n’ont pas fait cette remarque : pour les Algérien-ne-s, les chats ont toujours été minces. Une répondante algérienne explique d’ailleurs sa maigreur par la pauvreté de son maître qui ne le nourrit pas assez.

Par ailleurs, les répondant-e-s ont relevé la couleur noire de Gatt (F : 33,3% – 6,25%; H : 5,6 – 6,25%). Peut-être pour la même raison, deux répondantes le perçoivent comme sale (F : 5,6% – 6,25%; H : / – / ). Enfin, certaines répondantes le considèrent comme étant « collé à son maître » (F : 11,1% – /; H : / ) et « mignon » (F : / – 12,5; H : / ). Chez deux répondant-e-s d’Algérie, la couleur noire fait penser à la superstition selon laquelle le chat noir est de mauvais augure : « on dit souvent qu’un chat noir porte malheur », « maigre parce que personne ne veut l’adopter peut-être parce qu’il est noir ». Cette croyance, qui est plutôt européenne, n’a été mentionnée que par deux Algérien-ne-s. Il est possible aussi que cela soit dû à leur personnalité particulièrement superstitieuse car les autres répondant-e-s connaissent cette croyance assez répandue sans pour autant en faire mention.

D’une manière générale, ces interprétations de la couleur du chat renvoient aux codes d’inventio montrant que certain-e-s lecteurs ou lectrices influencé-e-s par diverses cultures peuvent interpréter différemment le même texte. Cependant la connotation de « chat noir porte-malheur », même si elle est connue du lectorat, peut, en fonction de la personnalité de chaque lecteur ou lectrice (superstitieuse ou non), impacter plus ou moins son interprétation. Du reste, Slim, en dessinant un chat de petite taille, y voyait peut-être simplement un moyen rapide de le représenter sans vouloir pour autant lui attribuer une dimension « maléfique ». Comme l’indique Eco, l’œuvre échappe à son créateur dès qu’elle est interprétée.

Genre Caractéristiques Lectorat algérien Lectorat français
Féminin Curieux 5,6% 6,25%
Drôle 5,6% 12,5%
Fidèle / 6,25%
Franc 5,6% /
Intelligent 33,3% 37,5%
Moqueur 16,7% 12,5%
Perspicace 33,3% /
Représente

le lecteur

/ 6,25%
Masculin Cultivé 5,6% /
Fidèle / 6,25%
Intelligent / 25%
Moqueur / 18,75%

Gatt est le seul des trois personnages à être considéré comme « intelligent » (F : 33,3% – 37,5%; H : / – 25%) et « cultivé » (F : /; H : 5,6 – /), notamment lorsque celui-ci compare Bouzid au « Penseur de Rodin » (case n°11). Il est ensuite qualifié de « moqueur » (F : 16,7% – 12,5%; H : / – 18,75%) : « sarcastique », « ironique », « caustique ». Cette caractéristique a poussé des répondantes à dire qu’il était « drôle » (F : 5,6% – 12,5%; H : /) mais aussi « franc » (F : 5,6% – /; H : /). Il apparaît ainsi comme un personnage perspicace (F : 33,3% – /; H : /). En effet, contrairement à son maître, il n’est pas surpris par la réaction de Zina : « Moi, je m’y attendais » (case n°4). Il est aussi perçu comme « curieux » (F : 5,6% – 6.25%; H : /) et « fidèle » (F : / – 6,25%; H : / – 6,25%).

Enfin, une des répondantes françaises considère qu’il représente le lecteur : « Le chat peut représenter le lecteur de la B.D., il peut se moquer de Bouzid, celui-ci ne l’entend pas. Il n’est pas impliqué moralement dans l’histoire de la B.D. et a un point de vue objectif ». Cette étudiante montre ainsi qu’elle est une habituée des B.D. en faisant une bonne analyse de la fonction de Gatt et en recourant aux codes de dispositio renvoyant au genre. Comme c’est un animal et qu’il n’est pas entendu par les autres personnages, il peut, à l’image du lecteur ou de la lectrice, dire ce qu’il pense sans être jugé. Slim utilise ainsi le personnage du chat pour anticiper les pensées du lecteur ou de la lectrice :

  • lorsque Gatt dit : « Moi, je m’y attendais » (case n°4), Slim s’adresse aux lecteurs et lectrices habitué-e-s aux personnages et qui savent que Zina a déjà mentionné son désir de se marier à plusieurs reprises;
  • lorsque le chat dit « ça eut payé »[7] (case n°6), il prévoit la réaction de Zina quand Bouzid essaie de la prendre par les sentiments (Gatt, avant même d’entendre la réponse de Zina, sait qu’elle refusera);
  • lorsqu’il compare Bouzid au Penseur de Rodin, confirmant ainsi une analogie relevée peut-être par certain-e-s lecteurs et lectrices et instaurant par là même une connivence avec eux et elles.

Tous ces exemples montrent que l’auteur tente d’anticiper les réactions de son lectorat afin de l’empêcher de s’ennuyer et l’inciter à lire la suite du texte.

Question 4

Que pensez-vous du mariage?

Tableau 6. Appréciations des lecteurs et lectrices sur le mariage.
Genre Caractéristiques Lectorat algérien Lectorat français
Féminin Opinion partagée 44,4% 31,25%
Opinion positive 27,8% 25%
Opinion négative 16,7% 12,5%
Masculin Opinion partagée 5,6% 6,25%
Opinion positive / 37,5%
Opinion négative 5,6% /

Nous avons posé cette question pour connaître l’opinion des répondant-e-s sur le mariage car cela pouvait influencer leur perception des personnages. La majorité des répondant-e-s ont une opinion partagée sur le mariage (F : 44,4% – 31,25%; H : 5,6% – 6,25%), car ils et elles sont conscient-e-s que le mariage a de bons et de mauvais côtés : « une union qui unit deux êtres pour le meilleur et le pire mais surtout c’est une relation où il faut mettre du sien, faire des sacrifices, des compromis tout en se respectant mutuellement » (répondante algérienne). L’aspect négatif est souvent relié chez ces répondant-e-s aux difficultés économiques ou à la mésentente au sein du couple. Ceci peut expliquer le fait que certain-e-s répondant-e-s considèrent Zina comme étant matérialiste car augmentant les frais du mariage.

Le reste des répondant-e-s est plus favorable (F : 27,8% – 25%; H : / – 37,5%) au mariage que défavorable (F : 16,7% – 12,5%; H : 5,6% – / ). Ainsi, le mariage est souvent considéré comme un lien « sacré » qui permet d’avoir des enfants, de « construire une famille ». Du côté des répondant-e-s français-e-s, les hommes sont majoritairement en faveur et ce, pour toutes origines socioculturelles confondues. Du côté des répondant-e-s algérien-ne-s, les hommes ont soit une opinion partagée, soit négative : « difficile […] parce que la femme demande beaucoup de choses chères et que le marié est incapable de les [sic] acheter; rester seul est mieux qu’être emprisonné avec une femme dans une maison, surtout si la femme n’est pas belle, c’est un cauchemar ». Enfin, certaines répondantes françaises considèrent que le mariage n’est plus obligatoire et qu’il est affaibli par le nombre de divorces : « facultatif dans la société actuelle […] nous le remarquons avec le taux de divorce ».

Question 5

Que pensez-vous du couple Bouzid et Zina?

Dans cette dernière question, il s’agissait d’étudier l’avis des répondant-e-s sur le couple Bouzid et Zina pour voir dans quelle mesure leur culture (ou leurs cultures) joue un rôle dans leur interprétation de cette relation préconjugale.

Genre Caractéristiques Lectorat algérien Lectorat français
Féminin Drôle 5,6% /
Hors norme 5,6% /
Incompatible 77,8% 25%
Normal / 18,75%
Masculin Drôle / 6,25%
Incompatible 5,6% 18,75%
Normal / 12,5%
Parfait 5,6% /

La majorité des répondant-e-s algérien-ne-s et français-e-s considère que le couple est incompatible (F : 77,8% – 25%; H : 5,6% – 18,75%) : « la relation entre Bouzid et Zina est superficielle, Bouzid est amoureux mais Zina préfère l’argent que [sic] l’amour de Bouzid » (répondante algérienne); « un couple impossible. Ils sont très différents et n’ont pas l’air d’avoir les mêmes avis » (répondante algérienne). Pour la plupart de ces répondant-e-s, cette incompatibilité est surtout due aux exigences de Zina et à la pauvreté de Bouzid. Deux répondantes algériennes y ont d’ailleurs vu la situation « typique » des couples algériens : « un exemple du couple algérien typique, où malheureusement il y a souvent de l’incompatibilité au niveau de la personnalité »; « sont un couple type algérien, qui n’ont pas du tout la même vision des choses ».

Seul-e-s quelques répondant-e-s français-e-s voient dans les réactions du couple un comportement normal (F : / – 18,75%; H : / – 12,5%). Certain-e-s considèrent que le couple est « drôle » (F : 5,6% – /; H : / – 6,25%) et « hors norme » (F : 5,6% – /; H : / ). D’autres enfin jugent que le couple est parfait (F : /; H : 5,6% – / ) car les deux personnages s’aiment (F : /- 6,25%; H : / ). Le répondant enseignant a fait une remarque qui fait de lui un lecteur habitué des B.D. : « C’est un couple de comédie qui fonctionne sur l’opposition (rêveur vs pragmatique) et sur le principe asymétrique selon lequel seulement l’un des deux doit obtenir le consentement de l’autre (conforme au patriarcat) ». Ce répondant exploite ainsi ses connaissances en terme de code de dispositio et d’inventio pour comprendre, analyser le comportement des personnages et anticiper l’évolution des événements tels que prévus par l’auteur. Et il n’a pas totalement tort car, bien que cela ne soit pas indiqué sur la planche, le mariage n’aura pas lieu dans la suite de l’histoire, ce qui n’empêchera cependant pas le couple de continuer d’exister.

Conclusion

Les répondant-e-s ont apprécié différemment les personnages de Bouzid et Zina. Ainsi, ils et elles ont vu Bouzid de manière plus positive que Zina. Cela était dû à la dot demandée par cette dernière, qui  lui conférait des valeurs trop matérialistes. Ce jugement a pu aussi être influencé par le fait que la majorité des répondant-e-s avait une opinion mitigée du mariage, en partie à cause des frais et du nombre de divorces. Les répondant-e-s ont eu un regard positif sur Gatt car ils et elles adhéraient à ses remarques. Ceci montre que l’auteur a construit un lectorat modèle cohérent dans lequel les lecteurs et les lectrices se sont globalement retrouvé-e-s.

En ce qui concerne l’impact de la culture sur la vision qu’ont les répondant-e-s des personnages, il est naturellement important. Dans le cas de Zina par exemple, elle était considérée par la majorité des répondantes françaises comme « sachant ce qu’elle voulait », alors que les répondantes algériennes parlaient d’abord d’elle comme « exigeante », « matérialiste » puis « sachant ce qu’elle voulait ». Les Françaises se sont ainsi focalisées sur son refus là où les Algériennes se sont focalisées sur la liste de ses exigences. Un autre exemple de l’influence de la culture : certain-e-s répondant-e-s français-e-s ont valorisé le choix de Zina en le fondant sur le principe du respect des valeurs car, bien qu’ayant grandi en France, ils et elles étaient influencé-e-s par la culture de leurs parents, une culture plus traditionnelle selon laquelle le mariage était une valeur importante.

Néanmoins, la culture n’est pas le seul élément qui a influencé l’interprétation des répondant-e-s. Le genre a aussi joué un rôle : certaines lectrices ont ainsi jugé négativement l’attitude de Bouzid envers Zina tandis que certains lecteurs n’ont pas apprécié le côté matérialiste de Zina. Rappelons à ce sujet que, bien que la notion de genre soit une construction culturelle, les répondants masculins dans l’ensemble, qu’ils soient algériens ou français, ont eu plus tendance à prendre parti pour Bouzid.

En conclusion, dès le commencement de notre enquête, nous savions qu’une concordance complète entre le  lectorat empirique et le lectorat modèle ne pouvait exister. Cependant, les lecteurs et lectrices ont compris le texte dans son ensemble, ce qui prouve qu’une concordance partielle s’est opérée et a permis à l’auteur de toucher ces lecteurs et lectrices. D’une manière générale, le rapport aux personnages a varié en fonction de l’identité socioculturelle des lecteurs et lectrices (de leur nationalité, de leur genre, etc.). Néanmoins les étudiant-e-s algérien-ne-s ou français-e-s ont parfois adopté le même point de vue, manifestant ainsi l’existence de points communs par delà les différences culturelles. Il apparaît donc qu’il y a « toujours deux dimensions dans la lecture : l’une commune à tout lecteur parce que déterminée par le texte, l’autre variable à l’infini parce que dépendant de ce que chacun y projette de lui-même » (Jouve, 1993 : 94), la culture ne jouant qu’en partie un rôle dans l’interprétation.

Références

Dufays J.-L., 2010, Stéréotype et lecture, Bruxelles, Éditions scientifiques internationales.

Eco U., 1985, Lector in fabula, Éd. Grasset & Fasquelle.

Iser W., 1985, L’acte de lecture, Théorie de l’effet esthétique, Bruxelles, Pierre Mardaga.

Jouve V., 1993, La lecture, Paris, Hachette.

Jouve V., 1999, La poétique du roman, Paris, SEDES.

Mimouni-Meslem L. D., 2015, La motivation des lycéens algériens en lecture littéraire. L’utilisation de la paralittérature, Düsseldorf, Presses Académiques Francophones.

Slim, 1981, « La grande Kechfa », in Zid ya Bouzid 2, Alger, SNED.

Therien G., 1990, « Pour une sémiotique de la lecture », Protée, 18-2, pp. 67-80.

Résumé/ملخص/Abstract

La réception d’un texte a toujours intéressé la recherche littéraire. C’est le cas avec la théorie de l’esthétique de la réception, qui postule l’existence d’un lectorat modèle autour duquel l’auteur ou l’autrice construit son œuvre. Le but de cet article est d’analyser la réception auprès de deux publics d’étudiant-e-s, algérien-ne-s et français-e-s, d’une planche extraite de la bande dessinée algérienne de Slim. Cette réception, étudiée à l’aide d’un questionnaire, est comparée à la notion de lectorat modèle sur la base, entre autres, d’éléments culturels. Le but de cet article est ainsi de répondre aux questions suivantes : ces lecteurs et lectrices d’Algérie et de France sont-ils et elles proches du lectorat modèle construit par la B.D.? En quoi leur ancrage culturel influence-t-il leur compréhension et interprétation du texte?

Mots-clés : Bande dessinée, esthétique de la réception, lecteur modèle, réception.

***

دراسة مقارنة لاستقبال قصة مصورة بين الطلاب الجزائريين والفرنسيين: بين القارئ النموذجي والقارئ الحقيقي

.االبحث الادبي يهتم كثيرا باستقبال النص

كما هو الحال مع نظرية جماليات الاستقبال التي تعتبر وجود قارىء نموذجي يعتمد عليه الكاتب عندما يألف.

الغرض من هذا المقال هو تحليل استقبال جمهور من الطلاب الجزائريين والفرنسيين لمستخرج من القصص المرسومة للكاتب الجزائري سليم.

سيتم درس هذا الاستقبال بواسطة استبيان و مقارنته مع مفهوم القارء النموذجي على اساس العوامل الثقافية للقراء. الهدف من هذا المقال هو الاجابة على الاسئلة التالية: هل القراء الجزائريون و الفرنسيون هم قرباء من القارء النموذجي الموجود في هذه القصة المرسومة ؟ كيف يأثر انتماؤهم الثقافي على فهم النص؟

الكلمات المفتاحية القصص المرسومة، جماليات الاستقبال، القارء النموذجي، الاستقبال

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Title : A Comparative Study of the Reception of a Comic Book by Algerian and French Students: Between Ideal and Real Readers

The reception of a text always interested the literary search. It is the case moreover with the theory of the esthetics of the reception. This theory speaks about the existence of a model reader around whom the author builds his text. The purpose of this article is to analyze the reception with two publics, Algerian and French, with a board extracted from Slim’s Algerian comic strip. This reception, gathered thanks to answers to a questionnaire, will be analyzed on the base, among others cultural elements, of the notion of model reader. Thus, the purpose of this article is to answer the following questions: are these Algerian and French readers close to this model? How does it influence their understanding and interpretation of the text?

Keywords : Comic strip, esthetics of the reception, model reader, reception


  1. Cette théorie, certes fort ancienne, nous semble néanmoins pertinente quand il s’agit de construire un lecteur-modèle. Ce dernier, dans une perspective comparative comme celle entreprise dans notre article, apporte beaucoup car il représente un repère auquel nous pourrons opposer les réceptions des étudiants algériens et français.
  2. En raison du fait que nous n'avions que peu d’accès à des classes d’étudiant-e-s français-e-s inscrit-e-s en Master, nous n'avons pu récolter que 34 questionnaires. Néanmoins, ces questionnaires ont permis d’établir une comparaison, sur un plan restreint, des différentes réceptions d’une B.D. et d’observer jusqu’à quel point la culture pouvait influer sur la réception d’une œuvre.
  3. Le terme « lectorat modèle » désigne le lecteur ou la lectrice modèle, sans vouloir écarter la possibilité que le genre fasse partie ou soit exclu du modèle en question.
  4. . Lors de la présentation de la planche au public français, nous avons expliqué le sens des mots en arabe, afin que les étudiant-e-s ne se sentent pas bloqué-e-s dans leur interprétation. Cependant, il n’était pas nécessaire de connaître l’arabe pour comprendre la planche dans l’ensemble, car une grande partie du texte était en français. Les mots en arabe dialectal avaient surtout une fonction humoristique en accentuant les réactions des personnages.
  5. Famille noble dans le Maghreb.
  6. Le document « Égalité entre les femmes et les hommes : chiffres clés de la parité dans l’enseignement supérieur et la recherche » compare la présence femmes/hommes dans les universités françaises en fonction des diplômes. Ainsi, les femmes sont majoritaires à la faculté (57,2%) et sont moins présentes dans les IUT (39,80%). Dans les filières Langues, elles sont majoritaires à 74,1%. Accès : https://cache.media.enseignementsuprecherche.gouv.fr/file/Charte_egalite_femmes_hommes, consulté le 26/06/2018.
  7. Slim fait référence à la fameuse expression de Fernand Raynaud dans le sketch intitulé « Ça eut payé » (Le Paysan) : « Ça eut payé, mais ça ne paie plus ». Étant donné le côté sarcastique de Gatt, on n’a pas réellement besoin de cette référence culturelle pour comprendre la portée de sa remarque.

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