7 Bejaia Doc : co-construction d’un regard documentaire sur l’Algérie d’aujourd’hui

Joël Danet

Cette contribution revient sur l’expérience d’une production algérienne de films collectifs et amateurs de genre documentaire, tel qu’en témoigne le coffret DVD qui rassemble les éditions de 2008 à 2011 (Bejaia Doc est encore actif, au moins jusqu’en 2014)[1]. Rassemblés sous le nom « Bejaia Doc », les moyens métrages auxquels cette production a donné lieu témoignent de l’Algérie au quotidien, entre villes et campagne, avec son identité plurielle et sa richesse culturelle. Par un dispositif international qui implique des institutions et des acteurs et actrices du secteur culturel français, Bejaia Doc parvient à intéresser un public par-delà les frontières du pays. La mise en œuvre de son projet a en effet été portée par deux structures distinctes, l’une basée en Algérie, l’autre en France :

  • Cinéma et Mémoire de Bejaia : créée en 2007 par la réalisatrice de documentaire Habiba Djahnine, animée par un collectif de professionnel-le-s du cinéma et d’animateurs et animatrices associatifs. Selon les termes du catalogue de Bejaia Doc, cette association a pour objectif d’agir dans le domaine de la formation cinématographique et de la diffusion culturelle, avec comme perspective la création d’un pôle de formation permanent et d’un centre de ressources audiovisuelles. Les activités principales de la structure sont la mise en place d’ateliers de création documentaire ouverts au jeune public et aux adultes (impliquant six à huit stagiaires pour des projets qui peuvent s’étendre sur une année) et l’organisation de « Rencontres de films documentaires » (Livret du catalogue de Bejaia Doc 2011 : 2).
  • Kaïna Cinéma : basée à Paris, regroupant producteurs, productrices, réalisateurs, réalisatrices, techniciens, techniciennes, comédiens, comédiennes, l’association vise à « créer un réseau d’échanges et de formations dans le champ audiovisuel et cinématographique entre l’Algérie et les pays du bassin méditerranéen, en particulier en France » (ibid. : 12). C’est dans ce cadre qu’elle collabore étroitement avec Cinéma et Mémoire sur le plan de la formation et promeut la diffusion en France des films réalisés.

Depuis les champs communs de leurs ressorts respectifs, Cinéma et Mémoire et Kaïna Cinéma ont conjugué leurs efforts pour favoriser en Algérie l’expression citoyenne par le film. Ici, le rapport à l’audiovisuel est d’ordre socio-culturel, déterminé par une démarche d’éducation populaire. Il s’agit de faire lien, favoriser l’expression dans un souci de citoyenneté, autant que de qualifier en savoir-faire pour cheminer dans un secteur professionnel. L’enjeu est, selon le catalogue, « d’apprendre à s’approprier et à produire les images par la construction d’un point de vue sur le réel, et construire un regard singulier et intérieur à partir de la société algérienne » (ibid. : 2). Nous retrouvons ici l’équivalent de la mission d’éducation à l’image que portent en France plusieurs associations soutenues par les pouvoirs publics : par l’apprentissage de la création audiovisuelle, il devient possible de poser un regard averti et critique sur toutes les productions issues d’un environnement médiatique imposé. Par ailleurs, Il s’agit de faire émerger un témoignage collectif sur la société algérienne, de transmettre un regard intime sur ses différents aspects : l’identité collective, l’activité professionnelle et associative, les perspectives pour la jeunesse… Ce souci détermine le choix des projets (8 sur 80 propositions en 2009 selon le site Africiné.org) (Azizi, 2009) : « Une des conditions est que le sujet du film soit en lien avec la vie ou l’environnement du stagiaire » (Livret du catalogue de Bejaia Doc, op. cit. : 2). C’est tout l’intérêt de privilégier le genre documentaire comme registre d’expression. Faire un film à partir de sa propre expérience et de son propre ressenti, c’est lui donner une finalité autre que le plaisir personnel de passer de l’autre côté de la caméra. La priorité est d’émettre un point de vue de particulier à même d’informer et générer le débat, et ce faisant, de se constituer un public. Cette orientation explique sans doute l’implication des Ateliers Varan dans le dispositif de Bejaia Doc. Basés à Paris, les Ateliers Varan sont un acteur important de la production documentaire participative à dimension internationale. Cette structure promeut depuis trente-cinq ans la mise en place d’ateliers dans les pays étrangers en associant des réalisateurs documentaristes à des particuliers porteurs d’un projet de film. Bejaia Doc comme les Ateliers Varan s’inscrivent dans la démarche initiée par l’anthropologue-cinéaste Jean Rouch dans les années 1960 et 1970 : donner à voir la réalité d’un environnement depuis le point de vue des « locaux ».

Nous pouvons supposer que la collaboration avec les Ateliers Varan et la possibilité d’être diffusé dans différents lieux en France constituent un stimulant créatif : s’adresser à un tiers au moment de construire le projet ou de présenter son résultat aide à se dire, à exprimer l’essentiel de sa propre identité. Pour aboutir à une pleine conscientisation, l’évidence d’un vécu nécessite une formulation qui la rende à même d’être interrogée et mise en perspective. Or il faut la présence d’un interlocuteur ou d’une interlocutrice pour opérer ce retour sur soi et à soi. Symétriquement, le public non-algérien de ces films, en particulier français puisque c’est le premier sollicité, éprouve l’impression d’entrer en intimité avec les lieux – leurs paysages et leurs acteurs et actrices – et ceci en dehors des balises des représentations touristiques ou des discours littéraires ou artistiques qui ont prévalu.

Pour donner un aperçu de l’ensemble de la production Bejaia Doc de 2008 à 2011, il convient d’insister sur deux aspects. D’une part saisir la cohérence qu’elle manifeste d’un film l’autre, et ceci au-delà de la diversité des sujets traités, en mettant au jour les préoccupations communes qu’ils expriment, ouvertement ou incidemment. D’autre part, indiquer la configuration de soutiens dont a bénéficié cette production comme témoignage de l’intérêt qu’elle a inspiré auprès de la sphère institutionnelle en Algérie comme en France. Par la suite, nous tenterons de caractériser la démarche cinématographique qui unit ces différents films par son inscription dans la tradition internationale du documentaire. C’est en se tenant à cette démarche qu’ils sont à même de voyager, d’atteindre la conscience d’un public non averti. Ce texte terminera sur un témoignage personnel, puisque son auteur a eu l’occasion, en tant qu’animateur de l’association Vidéo Les Beaux Jours, de montrer une sélection du catalogue de Bejaia Doc à la Maison de l’image de Strasbourg, en présence de l’un de ses membres.

Une production alternative aux soutiens croisés

L’ensemble du catalogue de Bejaia Doc présente vingt-cinq films qui frappent par leur diversité de contenus. Reportages culturels ou ethnographiques se mêlent aux chroniques de vie quotidienne ou aux débats. Mais le sujet même des films n’en dit pas forcément l’essentiel. En les considérant comme corpus, ou en les montrant dans une programmation qui les rassemble, nous découvrons qu’ils révèlent des préoccupations de fond et des récurrences de figures.

Catégoriser les contenus

Les contenus des films pourraient s’ordonner selon les catégories suivantes :

  • Témoignages de particuliers : rencontres avec des personnes anonymes qui décrivent leur vie algérienne, comme cette femme qui revient à Constantine qu’elle a quittée dans sa jeunesse dans C’est à Constantine (Bahia Bencheikh-El-Fegoun, 2008); ce jeune homme handicapé après un accident de voiture dans Heureusement que le temps passe (Ferhat Mouhali, 2011); ces travailleurs qui exploitent clandestinement un oued dans Les pêcheurs de sable (Yazid Arab, 2010); ou ces nomades vivant sous des tentes dans le Sud algérien dans Une simple visite (Abderrahmane Krimat, 2009); ou encore, même si elle n’est pas le personnage principal de Kermouss n’sara – Les figues de barbarie (Yassine Izarouken, 2010), cette vieille femme qui lit le parcellaire d’un quartier à l’aune de ses souvenirs.
  • Portraits d’artistes : Fatah, « plâtrier et poète » et aussi cinéphile dans Fatah (Abdenour Ziani, 2008), les musiciens gnaouies de Béchar dans Gaâda (Smaïl Selkh, 2008); le peintre Mohamed Aksouh, considéré comme « un des fondateurs de la peinture algérienne moderne » (ibid. : 6), rencontré dans son atelier à Ivry-sur-Seine dans Mon bon Dieu, la mer, la nuit (Hafida Hachem, 2009); les comédiens et comédiennes qui ont intégré la troupe de théâtre de Kateb Yacine et qui font part de leurs souvenirs sur leur compagnonnage avec le poète dans La troisième vie de Kateb Yacine (Brahim Hadj Slimane, 2009).
  • Comptes rendus de manifestations culturelles et enquêtes sur l’activité associative : Dima Elgoudem ! – Vers tous les espoirs (Amir Bensaifi, 2010) est centré sur un festival de jazz à Constantine; Yaranegh (Entre nous) (Amine Aït Ouaret, 2008) fait se croiser l’activité d’un centre culturel dédié à la couture, la coiffure, la musique, la philosophie et le théâtre, avec la gestion d’un vidéoclub qui rassemble films algériens et films étrangers.

Les thèmes qui traversent l’ensemble incite à approcher ces différents films comme une grande réalisation collective dont chaque film constitue une unité susceptible de faire écho aux autres. Bien sûr, il ne s’agit pas de clins d’œil que les réalisateurs et réalisatrices s’adressent mutuellement, d’auto-référencement au sein de l’ensemble comme si nous avions affaire à une école artistique dont chaque membre se situe par rapport aux autres membres. Ce qui unit les différents films, ce sont les préoccupations dont ils font part, abordées par les un-e-s et les autres selon le cours de leurs enquêtes respectives, ou encore par des pas de côté, des digressions dans le fil du récit pour insister sur un ensemble d’aspects qui constituent une toile de fond commune, à savoir la réalité d’une société. Ces préoccupations sont essentiellement :

  • Le côtoiement difficile des générations : d’une part, les personnes les plus âgées attachées à leurs souvenirs d’un pays, ses paysages de longue durée, ses traditions et ses heures de luttes décisives qui leur donnent des repères d’existence et en même temps leur procurent une nostalgie avivée par les changements opérés par un présent devenu opaque; d’autre part, des jeunes qui cherchent à devenir acteurs d’une société dont les rouages leur paraissent difficilement accessibles, oscillant entre attentisme, implications locales, et désir de départ.
  • La recherche de l’identité : pour beaucoup s’exprime la même préoccupation de se situer selon ses origines et ses convictions dans une société algérienne dont les multiples composantes ne se vivent pas toujours en harmonie. À cela s’ajoute le rapport à la France, son passé colonisateur et son présent comme terre d’émigration. Il est vrai que certains films sont entièrement dédiés à cette question comme Retour vers un point d’équilibre qui fait le portrait d’une femme franco-algérienne, ou Kermouss n’sara – Les figues de Barbarie qui met en scène des garçons et filles trentenaires qui échangent sur les stéréotypes dont ils sont l’objet et les conceptions qu’ils se font de leur propre identité. En cela, ces films constituent une continuation dans les années 2000 des thèmes soulevés par Question d’identité, passionnant documentaire réalisé en 1986 par Denis Gheerbrant sur la jeunesse issue de l’immigration kabyle dans la cité des Mille mille à Aulnay-sous-Bois.
  • Les infrastructures algériennes : fonctionnement hospitalier défectueux, fragilité du bâti – voire délabrement – dans certaines zones urbaines, trafic maritime dysfonctionnel… En quelque sorte s’appose au constat de superstructures difficilement opérationnelles l’observation d’initiatives locales qui témoignent d’une sociabilité pleine de vitalité et désireuse de création commune.

Les soutiens et partenaires

Au vu des génériques de ses différents films, la production Bejaia Doc, mise en œuvre par Cinéma et Mémoire et Kaïna Cinéma, a bénéficié de soutiens de différents horizons et cela à des titres divers.

  • Partenariat institutionnel national et franco-algérien : l’inscription sur deux territoires différents du tandem associatif aux commandes de Bejaia Doc a certainement favorisé l’implication de partenaires inscrits dans les structures de coopération. Le coffret rassemblant les différents films cite la Cinémathèque algérienne et le Programme concerté pluri-acteurs Algérie-Joussour (PCPA, regroupant des associations qui œuvrent pour la jeunesse), il cite aussi l’Agence française du développement ainsi que le Ministère français des Affaires étrangères et européennes. Des soutiens supplémentaires ont été apportés à certains films, comme Yaranegh dont le générique mentionne la Région Île de France, la Ville de Roubaix et TV5 Monde. À remarquer que la note de crédits dans le catalogue comporte ce commentaire prudent : « Les contenus des documents relèvent de la seule responsabilité de l’association Cinéma et Mémoire, et ne peuvent en aucun cas être considérés comme reflétant la position du Ministère français des Affaires étrangères et européennes ou de l’agence française du développement » (ibid. : 12). Que le partenariat français se soit senti tenu de livrer cette considération diplomatique n’indique-t-il pas que ses responsables ont bien perçu, dans les différents films, la franchise des témoignages sur des sujets qu’ils considèrent sensibles?
  • Intervention des Ateliers Varan : cette association française qui agit depuis les années 1970 a pour vocation de sensibiliser au genre documentaire par des projets à rayonnement international, impliquant des structures locales (universités, écoles, associations) à même de porter des projets individuels ou collectifs de réalisation. Des documentaristes de renom œuvrent de longue date dans Varan, comme André Van In, Sylvaine Dampierre, Jean-Louis Comolli. Marqués par la présence de telles personnalités, les Ateliers Varan adossent la pratique à un appareil théorique élaboré, constamment mis en débat. Il est évident, à observer le propre travail de Habiba Djahnine, et les partis pris des réalisateurs et réalisatrices des films de Bejaia Doc, que cette collaboration s’est poursuivie sur un terreau commun.

L’ancrage documentaire : approches et styles, la parole aux minorités politiques

Chez Bejaia Doc comme chez les Ateliers Varan, le documentaire s’entend comme un genre cinématographique et non pas la déclinaison du reportage journalistique. Il s’agit, face au sujet traité, d’adopter une posture particulière, une « attitude » pour reprendre le terme de Raymond Bellour et Jean-Louis Leutrat :

Une attitude d’observation et de recherche de la part des cinéastes qui consiste à puiser directement leur substance dans les éléments même de la vie, de la société, de l’homme, de la tribu, sans les transformer, tels qu’ils se présentent devant nos yeux ou notre caméra. (Ruspoli, 1963, cité in Bellour, Leutrat, 1963 : 6)

Cette filiation à l’école du documentaire a suggéré des choix de réalisation qui lui sont caractéristiques.

Approches et styles

Nous remarquons que la plupart des films ne comportent pas de commentaire ni de cartons explicatifs. C’est au spectateur et à la spectatrice, par le contenu des situations montrées par le film, de glaner les informations qui vont lui permettre de situer les lieux et les personnages. Dans les entretiens, les questions sont la plupart du temps effacées du montage, de manière à concentrer l’attention sur les réponses et le comportement de celui ou de celle qui les donne. Autant de choix qui rappellent ceux pris quarante ans plus tôt par Frederick Wiseman et les autres figures du cinéma direct. Souvent les contenus pédagogiques mènent au commentaire social. Dans Les pêcheurs de sable, un homme creuse le lit d’un oued et envoie ses pelletées dans un sommier dressé à la verticale, qui fait tamis. Cette longue séquence nous montre comment il s’y prend, son geste, ses outils. Dans le plan suivant, le même homme, sa pelle à la main, regarde la caméra et déclare : « j’ai cinquante ans, je devrais être marié. Je vis chez mes parents. Tout le monde cherche la stabilité, mais avec ce travail, ce n’est pas la peine ». Cette combinaison de l’exposé technique et de la description sociale, nous la trouvons déjà dans le documentaire Le tonnelier que Georges Rouquier a réalisé en 1941.

Certaines scènes, comme des conversations, sont mises en place par le réalisateur lui-même, arrangeant la réalité de l’instant pour transmettre celle de son témoignage de longue durée. Dans Kermouss n’sara – Les figues de Barbarie, une femme et trois hommes échangent au restaurant sur la difficile question de l’identité. Après un flottement dans la discussion, la femme sourit, rappelle à ses compagnons le mot d’ordre de spontanéité auquel le groupe est supposé se tenir, puis jette un regard à l’opérateur. Son regard caméra indique que ce mot d’ordre a été donné par lui et qu’elle a cherché à le suivre. Que ce plan ait été gardé au montage est caractéristique d’une inclination des documentaristes à exhiber les ficelles de leur réalisation, avouer leurs arrangements en amont du tournage. De cette façon, De cette façon, le public est rappelé à la réalité du film : une mise en scène dont il lui appartient de faire sa propre opinion.

Dans le même film, un plan de coupe met en scène une vieille femme qui monte des escaliers menant au toit d’un immeuble. Une fois qu’elle y a accédé, sa main désigne les différentes parties de la ville où se sont déroulées des scènes importantes de sa jeunesse. Ce procédé de « visite guidée » est également une figure caractéristique du documentaire qui répond au souci de faire découvrir le réel des lieux par ceux et celles qui en ont l’expérience.

La parole aux minorités politiques

Il est remarquable de constater que la production de Bejaia Doc donne régulièrement la parole aux femmes et aux jeunes, comme si l’une de ses intentions éditoriales consistait à combler une carence de représentation et d’expression. C’est à Constantine nous entraîne sur les pas d’une jeune femme qui revient dans le Constantine de son enfance après des années d’absence pendant lesquelles elle a construit sa vie d’adulte. Bahia Bencheikh-El-Fegoun fait intervenir sa sœur, également partagée entre l’attachement aux lieux qui ont marqué son enfance et le besoin qu’elle éprouve de partir pour échapper à la désespérance sociale qu’ils génèrent. C’est un film dont les images sont remplies de matières : bois, pierre, ciment, béton, toujours dans un état d’émiettement, d’ébréchure, de dislocation. Partout les surfaces sont fissurées, fragmentées, partout la construction paraît se tasser sur elle-même. On y voit les deux femmes s’aventurer dans les profondeurs des bâtiments meurtris, leurs yeux embués de larmes, caressant de la main les pierres des murs mis à nu. Le public du film est amené à comprendre que leur émotion dépasse la nostalgie d’une époque révolue. C’est l’incapacité de transmettre, de faire vivre les acquis des générations antérieures qui est en jeu. C’est aussi l’intensité d’un rapport au lieu qui va jusqu’à la caresse, effusion infiniment respectueuse de ce qu’il en reste, qui résiste.

Autre exemple : Elberani – L’étranger est composé d’instantanés sur une jeunesse jetée dans le doute. D’abord un portrait de Dobranis, « rappeur-clochard » ainsi qu’il se qualifie. Regard caméra, il développe un récit sur son errance sociale. Puis une autre scène de conversation, cette fois mettant en jeu plusieurs jeunes réunis sur un rocher battu par la mer. Sous les rires, l’expression d’une désespérance sociale. L’un d’eux déclare, amer : « C’est pour ça que les jeunes traversent la mer ». Passage à l’acte à la fin du film, les jeunes tentent un départ depuis une grotte où ils ont caché du matériel d’embarcation. Éclairés violemment par une lampe torche qui fait d’eux des silhouettes anonymes aux gestes confus, ils se souhaitent bonne chance dans la nuit et le bruit des vagues. Par ce geste de faire entendre les voix anonymes, de laisser s’exprimer le doute, la nostalgie, la mélancolie de ceux et celles qui ne trouvent plus leur place, la production de Bejaia Doc reprend à son compte le souci politique des documentaristes, qui s’est affirmé depuis 1968, de faire lien avec les catégories les plus fragiles de la population (les ouvriers et ouvrières en lutte ou la population des grands ensembles).

La production de Bejaia Doc a bénéficié de plusieurs diffusions en France dans le cadre de projections-rencontres en présence de certain-e-s de ses membres. À Strasbourg, en 2013, l’auteur de ces lignes a contribué à la mise en place de l’une de ces séances par son implication dans Vidéo Les Beaux Jours, association aujourd’hui intégrée au réseau national de la Cinémathèque documentaire. La nécessité de faire découvrir les films de Bejaia Doc, et plus largement sa démarche, s’est imposée à nous par son exemplarité. Ces témoignages de l’Algérie contemporaine devaient leur intensité et leur pertinence à la mise en œuvre des principes de la réalisation documentaire : privilégier le temps long et la parole des protagonistes en forçant le moins possible l’interprétation du spectateur. Vidéo Les Beaux Jours, par sa prise de contact avec l’organisation de Bejaia Doc, a pu inviter à Strasbourg Yacin Hirèche, un de ses membres et lui-même réalisateur du film Où est Fanon (2011). Par les échanges que cette rencontre a occasionnés, il a montré qu’il possédait une intime connaissance de l’actualité culturelle en France dans le secteur de l’audiovisuel et en particulier de l’éducation à l’image.

Dans un article intitulé « Le cinéma algérien est-il schizo? », le critique Samir Ardjoum (2014) affirme :

Il y a deux cinémas en Algérie. Celui qui glorifie l’histoire, le présent sans pour autant lui confier les résonances de l’actualité. Les films sont médiatisés en Algérie mais pas à l’étranger, sauf exception. Et celui qui voit, interroge, doute, dont les films sont plus souvent montrés à l’étranger, mais rarement en Algérie.

Sur le plan du film amateur et collectif, la production Bejaia Doc est parvenue, à sa mesure, à dépasser cette douloureuse alternative. Par son dispositif et son principe d’ouverture culturelle, Bejaia Doc a réussi à intéresser à la fois Algérien-ne-s et non Algérien-ne-s à l’actualité de la société algérienne. Cette production a donné lieu à un cinéma intime, capable de témoigner avec vigueur en même temps que d’« interroger » l’emploi du cinéma comme outil. Par cet effort de réflexivité, Bejaia Doc invite le spectateur et la spectatrice à s’imprégner de réel et « douter » de toutes les certitudes.

Références

Anonyme, 2011, Livret du catalogue de Béjaia Doc.

Ardjoum S., 2014, « Le cinéma algérien est-il schizo ? ». Accès : http://www.africine.org/?menu=art&no=12145. Consulté le 26/06/2018.

Azizi M., 2009, « Kaïna cinéma : le maillon qui manquait à l’éveil du documentaire à Bejaia ». Accès : http://bejaiadoc.blogspot.com/2009/03/rfd-presse.html.

Ruspoli M., 1963, « Remarques sur le cinéma direct, dit : “Cinéma-Vérité” », Cinéma 63, 74, pp. 143-144, cité in Bellour R., Leutrat J.-L., dir., 1963, « Le cinéma et la vérité », Artsept, 2, Lyon, UFOLEIS Rhône, p. 6.

Résumé/ملخص/Abstract

Depuis 2007, l’association Cinéma et Mémoire basée à Bejaia met en place en Algérie des ateliers de réalisation documentaire ouverts à la participation d’un public adulte. Le but est de favoriser la formation et l’expression artistique et citoyenne des jeunes algérien-ne-s par l’utilisation de l’outil audiovisuel. Cette action pédagogique impliquant des professionnel-le-s du cinéma et des animateurs et animatrices socioculturel-le-s vise à mettre en place et pérenniser un pôle de formation au cinéma. Le dispositif partenarial est transfrontalier : il implique d’une part « Kaïna Cinéma », association basée à Paris qui favorise les échanges dans le champ audiovisuel entre l’Algérie et les pays du bassin méditerranéen, et d’autre part « Les Ateliers Varan », structure parisienne qui promeut depuis trente-cinq ans la mise en place d’ateliers dans les pays étrangers.

Bejaia Doc, à la suite des Ateliers Varan, s’inscrivent dans la continuité du cinéma direct et d’inspiration anthropologique. Ses films sont marqués par un rapport critique au réel, interrogeant sur ses mises en scène par ses choix de réalisation. Le principe participatif de Bejaia Doc permet de donner à voir la réalité d’un environnement depuis le point de vue des « locaux ». De cette façon, nous découvrons d’un film l’autre des aspects distincts et connexes de la réalité algérienne : d’un côté, un attachement douloureux à un milieu qui s’est muré dans le passé, de l’autre une désespérance qui pousse au départ. Sans doute est-ce la perspective de sa diffusion hors des frontières, permise par le relais de Kaïna Cinéma, qui a poussé les participant-e-s à faire part d’un regard d’une mélancolie sans concession.

Mots-clés : Association, coopération, film documentaire, Bejaia.

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بجاية وثائقي: البناء المشترك لنظرة وثائقية حول جزائر اليوم

منذ عام 2007 ، تقيم جمعية السينما والذاكرة ومقرها بجاية ورشات عمل للإخراج الوثائقي في الجزائر مفتوحة لمشاركة الجمهور البالغ. الهدف هو تشجيع التكوين، التعبير الفني المواطناتي للشباب الجزائريين من خلال استخدام الأدوات السمعية البصرية. يهدف هذا الفعل البيداغوجي الذي يشارك فيه المحترفون في السينما والمنشطون الاجتماعيونالثقافيون إلى إنشاء قطب للتكوين حول السينما والحفاظ عليه. هذا الجهاز التشاركي عابر للحدود: يشمل من ناحية « كاينة سينما » « Kaïna Cinema » ، وهي جمعية مقرها باريس تعمل على تعزيز التبادلات في المجال السمعي البصري بين الجزائر ودول حوض البحر المتوسط ​​، ومن ناحية أخرى  » ورشات فران » « Ateliers Varan  » ، هذه الهيئة الباريسية التي تعمل لمدة خمسة وثلاثين سنة على إقامة ورشات في الدول الأجنبية.

بجاية دوك بعد ورشات فاران ،أعمال تدخل في إطار استمرارية السينما المباشرة والإلهام الأنثروبولوجي. تتميز أفلامها أن لها علاقة تنطلق من النقد إلى الواقع بتساؤلها عن إنجازها عن طريق اختياراتها في الإخراج. إن مبدأ المشاركة في « بجاية دوك » يسمح بإعطاء الفرصة لرؤية حقيقة المحيط من وجهة نظر « السكان المحليين« . ومن خلال ذلك ، نكتشف من فيلم واحد الخصائص الأخرى المتصلة بالواقع الجزائري: من ناحية ، ارتباط صعب ببيئة كانت مغلقة على نفسها في الماضي ، ومن جهة أخرى ، فقدان الثقة عند الانطلاق. مما لا شك فيه أن احتمال عرضها خارج الحدود ، تسمح به « كاينة سينما » ، التي دفعت المشاركين إلى تبني نفس الرؤية حول الكآبة و بدون تنازلات.

الكلمات المفتاحية: جمعيةتعاونيةفيلم وثائقيبجاية.

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Title : Bejaia Doc: The co-construction of a documentary vision of contemporary Algeria

Since 2007, in Algeria the Association Cinéma et mémoire in Bejaia has organised workshops for adults on documentary films. The objective is to to promote the training and artistic and civic expression of young Algerians through the use of audiovisual tools. This educational action, involving cinema professionals and socio-cultural counsellors, aims to create and maintain a film training centre. It involves a cross-border partnership, with Kaïna Cinéma, an association based in Paris that promotes exchanges in the audiovisual field between Algeria and the countries of the Mediterranean Basin, as well as Les Ateliers Varan, a Parisian structure that has been promoting the establishment of workshops in foreign countries for thirty-five years.

Bejaia Doc, following the Ateliers Varan, is a continuation of direct and anthropologically inspired cinema. The films exhibit a critical link to reality, questioning its staging through choices of film direction. Bejaia Doc’s participatory principle allows us to see the reality of an environment from the point of view of « locals ». In this way, we see from one film to the next distinct and related aspects of the Algerian reality: on the one hand, a painful attachment to an environment that was enclosed in the past, and on the other hand a feeling of despair that pushes them to leave. Undoubtedly it was the prospect of their distribution beyond Algerian borders, through Kaïna Cinéma, that pushed the participants to capture a glance of uncompromising melancholy.

Keywords : Association, cooperation, non fiction films, Bejaia.


  1. Cette recherche a été financée par le projet du Conseil européen de la recherche (CER) The Healthy Self as Body Capital (BodyCapital) dans le cadre du programme de recherche et d'innovation Horizon 2020 de l'Union européenne (convention de subvention n° 694817).

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