6 Le dépassement de l’eurocentrisme (2003)

L'enrichissement du savoir systémique et endogène de notre contexte exotique

En 2001, Fals Borda et Mora-Osejo publient un premier texte transdisciplinaire intitulé « Manifeste pour l’autoestime de la science colombienne » (Fals Borda et Mora Osejo, 2001b pour la version espagnole et 2003a pour la version anglaise). Luis Eduardo Mora-Osejo (1931-2004) est un botaniste colombien qui jouit d’une notoriété internationale. Membre de la société The Linnean Society of London, il a arpenté le territoire colombien de manière extensive afin de recenser la flore et écrit plusieurs ouvrages botaniques de référence comportant des descriptions et classifications scientifiques des végétaux. Comme Fals Borda l’a fait dans le champ de la sociologie, Mora Osejo a contribué à institutionnaliser la botanique à l’Université Nationale de Colombie dès les années 1960. Ce sont tous les deux des intellectuels colombiens formés en dehors de la Colombie, aux États-Unis pour Fals Borda et en Allemagne pour Mora-Osejo. Ils partagent tous deux la préoccupation commune de lutter contre le colonialisme intellectuel et de promouvoir le développement des sciences sociales et naturelles appropriées aux réalités colombiennes locales.

Fals Borda et Mora Osejo publient, en 2003, une seconde version de leur texte dans laquelle ils ajoutent de nouveaux arguments à l’appui de leur thèse. Cette fois-ci, le texte parait d’abord en anglais (Fals Borda et Mora Osejo, 2003b), puis en espagnol (Fals Borda et Mora Osejo, 2004). Dans ces deux textes, ils analysent la distorsion produite par l’étude des réalités locales par le moyen de cadres interprétatifs importés de l’étranger, en l’occurrence des régions septentrionales tempérées (États-Unis et Europe), qui sont également marquées par la sophistication de leur développement technologique. Ces réalités sont projetées dans un document du programme des Nations Unies pour le développement intitulé Rapport sur le développement humain de la Colombie. Pour les auteurs, ces modèles externes ne conviennent pas à la complexité de la société colombienne caractérisée par une nature tropicale, pluriculturelle et multiethnique.

La copie de modèles scientifiques exogènes, la prévalence d’une science positiviste conduisant les chercheurs à ne pas s’engager sur les enjeux contemporains et l’application de modèles linéaires de développement, le tout, dans un contexte de domination économique et politique du Nord global, sont perçues par les auteurs comme doublement destructeur pour les pays du Sud. D’une part, cet eurocentrisme est producteur d’anomie sociale et d’une incapacité de la société colombienne à se doter des instruments de compréhension d’elle-même et, d’autre part, il s’avère destructeur de l’environnement naturel et de la biodiversité.

Afin de soutenir le développement des savoirs endogènes, ils plaident en faveur d’un investissement dans les universités colombiennes qu’ils entrevoient comme des espaces de formation intellectuelle et de maturation de sciences créatives et adaptées aux réalités locales. Ils voient également ces universités comme des lieux en lien avec les besoins des communautés et de formation de citoyens capables de jugements ancrés dans les connaissances des réalités sociales et naturelles du pays. Ce plaidoyer pour le dépassement de l’eurocentrisme s’accompagne d’un internationalisme porteur de nouvelles formes émancipatrices de solidarité entre collègues du Nord et du Sud :

Il se dessine ainsi une alliance de collègues du Nord et du Sud à laquelle nous pouvons prendre part, motivés par les mêmes problèmes et propulsés par des intérêts similaires, une alliance entre égaux qui réussit à corriger en tous lieux les défauts structurels et les injustices du monde contemporain.

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Hypothèse du contexte

Les cadres de référence scientifique, en tant qu’œuvres humaines, s’inspirent et se créent dans des contextes géographiques, culturels et historiques concrets. Ce processus est universel et s’exprime de manière variée. Il se justifie par la recherche d’une plénitude et d’une satisfaction spirituelle et matérielle de la part de ceux qui interviennent dans la démarche de recherche et de création, comme de ceux qui la diffusent, la partagent ou la pratiquent.

Ce principe n’est guère nouveau et beaucoup d’autres que moi ont déjà écrit, quoique moins en profondeur, sur « les contextes ». Dans ce texte, nous essayons de combiner ce concept de contexte avec celui d’« endogène » à la lumière d’une expérience de collaboration de plusieurs années avec les communautés rurales et urbaines et leurs dirigeants, ainsi qu’à celle de notre propre expérience de socialisation.

Nous voyons la contextualisation comme un principe général. Dans la littérature scientifique, les essais de W. E. Ogbrun et W. I. Thomas qui abordent la question de la « définition de la situation » sont des références pertinentes. Pour les sociologues de la connaissance, comme Karl Mannheim, la contextualisation s’exprime comme une « vision ». Et pour Berger et Luckmann, « un conglomérat de réalités et de connaissances est relié à des contextes sociaux spécifiques »[1].

Les philosophes de la biologie comme Ernst Mayr, qui ont combattu les interprétations mécanistes et déterministes dans le domaine de la biologie, ont développé l’idée de contexte à partir des concepts de « systèmes vivants » et de « systèmes complexes ouverts », pour rendre compte des niveaux hiérarchisés qui vont du noyau à la cellule, au système organique, à l’individu, à l’espèce, à l’écosystème et à la société[2].

Cette définition sociobiologique inclut notre approche, puisque nous reconnaissons comme éléments faisant partie du contexte ces signifiés, symboles, discours, normes et valeurs qui connectent des systèmes complexes et ouverts d’espace-temps, eux-mêmes biologiques, écologiques, sociaux et culturels. Cela ouvre également la porte à l’examen des effets de l’eurocentrisme sur la sociobiologie, en tant qu’élément culturel limitant produit par le capitalisme moderne en expansion. Rappelons-nous la définition de Samir Amin et d’autres critiques dans le chapitre précédent[3], qui aborde les aspects universitaires et institutionnels de ce sujet[4].

Difficultés de l’eurocentrisme

Dans notre pays, comme dans beaucoup d’autres, nous acceptons la validité des connaissances scientifiques produites en Europe, puis transférées avec un grand succès en Amérique du Nord. C’est peut-être en raison de ce succès que nous en sommes arrivés à considérer ce savoir comme doté d’une pertinence suffisante, autant dans sa modalité de base que dans son application, pour expliquer les réalités de n’importe quelle partie du monde, y compris les zones tropicales humides.

Cette si haute estime portée aux connaissances venues d’Europe empêche de voir les conséquences négatives de leur transfert aux réalités naturelles, sociales et culturelles de notre continent et de leur tentative d’application à la réalité d’un monde tropical complexe, fragile, si différent des zones tempérées de la planète. C’est peut-être pour cette raison que nos universités, et plus encore nos centres technologiques, éducatifs et culturels, ne voient pas qu’il est urgent que notre société dispose non seulement de connaissances universelles, mais aussi de connaissances contextualisées et adaptées à nos réalités particulières et complexes.

Il nous faut impérativement comprendre et accepter l’idée que le transfert unidirectionnel de connaissances fondamentales ou appliquées n’est pas toujours approprié pour concevoir des solutions aux problèmes nés dans notre environnement. Ces connaissances sont valides pour expliquer des phénomènes ou des évènements qui caractérisent les autres latitudes et peuvent être incroyablement sophistiquées, novatrices et avoir fait leurs preuves dans d’autres contextes. En revanche, leur application à notre contexte peut engendrer des situations chaotiques qui obscurcissent l’urgence de promouvoir les connaissances scientifiques fondamentales ou appliquées, ainsi que la technologie pour saisir nos réalités, et enrichir nos ressources naturelles grâce à ces connaissances scientifiques et technologiques.

Bien entendu, nous avons également besoin que nos scientifiques élargissent leur champ d’action afin de combler les lacunes dans nos connaissances et que nos communautés puissent profiter de manière durable de ces ressources. Ceci implique que nos scientifiques diffusent largement les connaissances qu’ils obtiennent pour atteindre ce but et les mettent à la disposition des communautés rurales et urbaines lesquelles, à l’aide de ces connaissances adaptées à leur contexte local et régional, pourront régler les problèmes qui les accableront à un moment ou à un autre.

Cependant, il convient de signaler que l’utilisation des connaissances scientifiques modernes, tant fondamentales qu’appliquées, lorsqu’elles ont été transférées depuis les pays européens aux autres pays de l’hémisphère nord, et à la suite d’évènements en rapport avec des questions de pouvoir politique, militaire, économique et technologique, a donné des résultats concluants dans les sociétés des pays du Nord qui en bénéficient.

Au cours de l’histoire, de tels processus de transfert ont généré un schéma mondial servant à comparer le niveau de développement atteint par un pays donné avec celui du pays européen d’où provient la connaissance utilisée pour répondre aux problèmes inhérents au développement économique. Ce schéma s’apparente à une échelle de telle sorte que la position occupée par un pays donné sur cette échelle met en évidence l’abime qui le sépare des pays de l’hémisphère nord d’où proviennent les connaissances et les technologies courantes, et qui se qualifient ainsi de développés par contraste avec les pays dits sous-développés, bénéficiaires des connaissances et des technologies, comme les pays tropicaux ou ceux de l’hémisphère sud.

La linéarité implicite de ce modèle ignore la complexité et la fragilité élevée de l’environnement tropical, où l’intervention humaine facilitée par un environnement stable a besoin d’une connaissance du contexte qui prenne en compte l’interrelation systématique des caractéristiques mentionnées précédemment ainsi que les interrelations complexes des communautés multiethniques et multiculturelles de la société. Ce qui compte le plus, ce n’est pas d’atteindre un palier supérieur dans une progression linéaire, mais bien plutôt d’atteindre un « développement durable » qui assure la persistance de la vie dans notre environnement et la disponibilité des ressources naturelles indispensables tant pour les générations présentes que pour les générations futures. Et qui favorise aussi la biodiversité, en particulier, dans un contexte où notre pays en possède une parmi les plus élevées de la planète.

Dans un monde dont l’économie est mondialisée, chaque jour rendra de plus en plus imperceptible le rôle déterminant de la connaissance développée sur nos propres réalités pour atteindre les objectifs énoncés précédemment. L’ignorance que nous entretenons vis-à-vis de nous-mêmes, de nos origines, de notre devenir historique, de notre géographie, de nos ressources naturelles, entre autres, nous transformera plus rapidement qu’on ne le pense en un vaste marché pour les produits et technologies des pays qui ont le pouvoir et, sans que nous l’ayant choisi, en promoteurs de l’économie de consommation. Cette même économie nous conduira à un endettement croissant ainsi qu’à la surexploitation de nos ressources.

Nivèlement des paradigmes

Cependant, en nous appuyant sur l’hypothèse du contexte que nous venons de présenter, ces faits ne prouvent pas que les paradigmes dominants, tels que le positivisme cartésien, le mécanisme newtonien et le fonctionnalisme parsonien, soient supérieurs, meilleurs ou plus efficaces à des fins précises, que les autres paradigmes qui pourraient se construire ou se générer sous d’autres latitudes et contribuer au renforcement de notre monde. D’où il ressort que toutes ces connaissances sont d’abord des constructions théoriques. Il est donc compréhensible, pour cette raison, que si un cadre scientifique de référence ne fonctionne pas dans le milieu où on veut l’appliquer, il en découle des retards et des lacunes théoriques et pratiques avec des conséquences dysfonctionnelles pour les systèmes culturels, sociaux, politiques et économiques. C’est ce qui s’est passé dans notre pays et son environnement, nos cultures et nos groupes humains. La situation empire quand les cadres de références employés s’avèrent être des copiés-collés ou des freins découlant de paradigmes arrachés à leur contexte.

Ces imitations ou copies, qui ne sont pas viables, sont une source de désorganisation et d’anomie qui sont à l’origine de tensions qui peuvent prendre la forme de violences, de désordres et d’abus destructeurs de l’environnement. Nous avons donc besoin de construire des paradigmes endogènes enracinés dans nos particularités, qui reflètent la réalité complexe qui est la nôtre et dans laquelle nous vivons.

Complexité et vivencia sous les Tropiques

Les particularités du pays tropical qu’est la Colombie – en Amazonie comme dans sa partie andine – sont à la fois uniques et variées. C’est pourquoi nous avons besoin d’explications appropriées, d’une gestion technique et d’institutions efficaces, qui reposent sur des paradigmes endogènes, alternatifs et ouverts. Comme suggéré précédemment, ces construits doivent refléter le contexte qui les sous-tend. D’un point de vue scientifique, la connaissance des réalités locales est d’autant plus utile et riche quand elle s’allie à la compréhension et à l’autorité de la vivencia personnelle; autorité scientifique et intuition qui proviennent du contact avec la vie réelle, les circonstances, l’environnement et la géographie. Pour cette raison, des découvertes et initiatives utiles pour la société locale peuvent surgir de cette endogenèse et atténuer les crises qui surviennent dans ce contexte. Nous, gens des Tropiques, sommes mieux placés pour accéder à ces connaissances particulières et les systématiser, avec la contribution des peuples indigènes impliqués depuis toujours.

Tout le monde sait que les caractéristiques de l’environnement tropical n’ont rien à voir avec celles des zones tempérées de la Terre. C’est ce qui explique que, souvent, on nous présente comme suffisantes et indispensables des recommandations qui sont en fait néfastes au développement économique. L’imposition de paradigmes fermés, conçus ailleurs, agit souvent dans notre contexte comme une forme de castration et de colonialisme intellectuels. D’ailleurs, ce sont les mêmes paradigmes qui, au cours des dernières décennies, et en particulier dans les pays tropicaux, ont contribué à la détérioration des relations entre l’humain et la nature. Rappelons-nous, par exemple, que dans la jungle amazonienne (où l’on présupposait, en accord avec les paradigmes étrangers, la présence de sols riches en nutriments minéraux) la pénurie de nutriments dans les sols atteint des seuils critiques qui forcent les espèces à trouver les stratégies les plus subtiles pour y accéder. Ceux qui connaissent le mieux ces cycles vitaux de croissance continue et qui ont créé ou découvert des variétés de plantes utiles, ainsi que des formes de conduite et d’organisation sociale compatibles avec ces conditions de base, sont nos groupes de paysans et d’Autochtones. Mais les paradigmes fermés construits dans les zones tempérées sont, en règle générale, incapables d’intégrer ces sagesses autochtones antiques.

Voici une illustration de ce que nous venons de dire : nous enregistrons dans nos terres les indicateurs de biodiversité les plus élevés. Chaque jour, l’extraordinaire diversité biologique de nos forêts, de nos bois et de nos hauts plateaux, ainsi que des savanes, récifs de corail et fonds marins, se fait plus évidente. Autre défi, les coutumes, valeurs et les formes d’organisation sociale que nous nous sommes données et que nous devons ajuster avec le passage du temps et la multiplication des besoins. Mais c’est également ici qu’on enregistre les baisses les plus inquiétantes des indicateurs de biodiversité, ce qui constitue un danger considérable pour la vie et la société, en Colombie comme dans le reste du monde.

Nécessité de l’endogenèse

Nous avons besoin d’une endogenèse explicative et reproductive qui nous soit propre, car les conditions locales imposées par le contexte andin et tropical sont infinies. Cela n’est pas anticipé adéquatement par les paradigmes eurocentriques. Nous devons être conscients des différences marquées des tropiques en ce qui concerne le climat, le sol et le degré de complexité et de fragilité de nos écosystèmes en comparaison avec les autres zones. Ceci conditionne la conduite humaine et enrichit notre patrimoine culturel.

La reconstruction de l’harmonie entre l’humain et la nature dans notre pays débute évidemment par la connaissance des particularités de l’environnement dans lequel nous vivons. Ceci nécessite des recherches scientifiques indépendantes dans le but de découvrir les liens complexes entre la réalité naturelle et notre développement social et culturel. Cela peut se faire dans le cadre d’une conception holistique et systémique qui nous alerte sur les dangers de généraliser les connaissances d’une partie de la réalité à sa totalité.

Rappelons-nous que le climat tropical se caractérise par une saisonnalité thermique circadienne : températures d’été pendant la journée et d’hiver pendant la nuit, caractéristique qui s’accentue à mesure qu’on monte en altitude dans les montagnes. Le climat tropical se caractérise également par l’existence d’oscillations intermittentes du rayonnement, de l’humidité relative et de la température durant la période de luminosité du cycle quotidien, même si on observe la stabilité des moyennes mensuelles des paramètres climatiques. De plus, dans les zones relativement réduites des tropiques, il existe des centaines d’espèces d’arbres et d’autres organismes, mais dont on ne trouve qu’un petit nombre de chacune d’entre elles sur un même lieu. L’abondance est généralement basse, en particulier pour ce qui concerne la mégafaune.

À la manière d’une maille fine de niches spécifiques, la structure de l’habitat permet à la grande complexité et biodiversité des écosystèmes tropicaux de se concrétiser. Ce sont les caractéristiques propres de notre environnement qui ont eu des effets sur les façons de penser, de sentir et d’agir de nos groupes ethniques et culturels, qui diffèrent selon les lieux et les régions. Ce flux dynamique peut fournir des solutions efficaces à des problèmes donnés, adaptées à l’environnement contextuel. Ces solutions ne peuvent ni se comprendre ni s’appliquer en copiant ou en invoquant des schémas provenant d’autres contextes et qui feraient autorité. Nous devons nous libérer de ces schémas dans le but d’exercer une autodiscipline de recherche pleine et entière fondée sur l’observation et l’inférence.

Créativité nationale et somme de savoirs

Il est donc possible, logique et souhaitable de développer des paradigmes scientifiques et des cadres techniques de référence qui, sans ignorer l’universel ou l’étranger, privilégient la recherche de la créativité propre. Pour accomplir cette tâche autopoïétique, la pertinence de notre élément humain a été amplement démontrée et connue depuis des siècles — pour le moins depuis le savant Francisco José de Caldas —, qu’il s’agisse de son accès relativement rapide aux éléments intrinsèques de l’environnement naturel, de sa créativité et production basées sur des connaissances traditionnelles et modernes, sans pour autant avoir recours à la xénophobie. Tout cela, nous l’avons réalisé jusqu’à présent, comme le démontrent les apports récents des inventeurs colombiens, mais dans des conditions difficiles liées à la pauvreté et l’exploitation, la discrimination politique et de classe, la dépendance politico-économique et le fractionnement de la société, sans oublier la subordination émotionnelle et mentale.

Il ne s’agit ni de nous isoler du monde intellectuel d’ailleurs ni d’être xénophobe. Il s’agit plutôt de la nécessité d’accumuler des savoirs cohérents avec notre croissance et progrès, ce que nous appelons une « somme des savoirs ». On ne saurait nier l’importance considérable des connaissances des pays du Nord, ni leur supériorité technique. Mais pourquoi ne pas imaginer qu’elles entrent en contact, de façon horizontale, respectueuse, avec les connaissances que nous, pays du Sud, avons élaboré sur notre propre contexte et avec un savoir populaire qui s’est construit dans son rapport à ce contexte? Heureusement, l’arrivée du nouveau siècle coïncide avec la disponibilité d’instruments analytiques de type ouvert qui dérivent de savoirs consolidés de diverses natures. Si nous les utilisons sur nos territoires, associés à un bon sens critique, ils peuvent nous aider à comprendre les dimensions complexes, irrégulières, multilinéaires et fractales de nos structures tropicales, qu’elles soient sociales ou naturelles. Avec ce type d’additions, les théories des Européens sur la complexité et les systèmes (P.B. Checkland, Ernst Mayr) s’enrichissent de celles de Maturana ou de celles des autochtones Desana étudiés par Reichel (« circuits de la biosphère »); la théorie du chaos (Mandelbrot, Prigogine) prend un coup de jeune au contact des études sur la quotidienneté de la collègue vénézuélienne Janette Abuabara; la cosmovision participative de Peter Reason se concrétise avec l’utopie participative de Camilo Torres; le holisme de Bateson et Capra trouve un relais chez les penseurs orientaux et aborigènes. Il se dessine ainsi une alliance entre collègues du Nord et du Sud à laquelle nous pouvons prendre part, entre personnes motivées par les mêmes problèmes et poussées par des intérêts similaires, une alliance entre égaux qui réussira à corriger en tous lieux les défauts structurels et les injustices du monde contemporain.

Une politique scientifique à soi

Construire notre propre cadre de développement pour résoudre les conflits sociaux et les interactions problématiques avec la nature doit être l’objectif principal des politiques scientifiques et culturelles de notre pays. Comme nous l’avons dit, nous ne pouvons plus nous contenter de répéter ou de copier les paradigmes eurocentriques si nous entendons par « culture » l’interaction de la société avec l’environnement social et naturel qui la sous-tend. Nous devons renforcer de telles interactions avec la connaissance de notre histoire, de nos réalités géographiques et de nos moyens de telle manière qu’il en résulte des valeurs partagées, génératrices de solidarité et de renforcement de notre identité culturelle.

Pour éviter un tel échec, nos centres éducatifs, académiques et scientifiques, entre autres, doivent s’engager à dépasser leur tendance à considérer l’enseignement qui est dispensé à n’importe quel niveau éducatif comme une simple transmission de l’information que les étudiants doivent ensuite répéter par cœur au moment de l’évaluation. Nous devons également sortir de la confusion qui consiste à identifier « savoir » et « information ». Il faudrait comprendre la première de ces notions comme l’énoncé des interprétations abstraites qui expliquent des facteurs ou des causes impliqués dans l’occurrence d’un phénomène déterminé, qu’il soit naturel ou social, des interprétations à la fois interrelationnelles et conformes à un corpus d’explications total, doté de la capacité de générer des prédictions, et qu’il soit possible de soumettre à l’épreuve de l’observation ou de l’expérimentation.

En résumé, il s’agirait de faire en sorte que la connaissance résulte de la confrontation dialectique de tels corpus d’explications ou de « savoirs », dans lesquels les lignes directrices de la pensée s’alimentent aux réalités locales, régionales ou universelles. Les connaissances ainsi obtenues peuvent se formuler sous forme de théories, modèles ou énoncés.

Quant à l’information, elle se réfère à des faits, des évènements qualitatifs et quantitatifs qui renvoient à des phénomènes des réalités sociales ou naturelles du contexte local, régional ou universel. Toutefois, l’information peut contribuer à faire naitre des connaissances si la mise en relation de ses divers contenus fait surgir des interprétations explicatives qu’il est possible de mettre à l’épreuve.

Cette différence devrait être prise en compte dans la détermination des critères d’évaluation du rendement et du niveau de qualité académique, scientifique ou technologique de nos institutions éducatives, et remplacer les critères actuels qui visent à mesurer la simple capacité de rétention de la mémoire, de manière passagère, de l’information sur les thèmes ou sujets exposés dans les cours universitaires ou dans les textes d’étude.

Inutile d’insister sur l’importance que cela aurait autant pour la formation, dans nos pays, de nouvelles cohortes de scientifiques, que pour les processus de création des connaissances sans lesquelles il sera impossible de baliser le chemin qui conduira notre société à un développement durable et endogène.

Université participative

Nos centres éducatifs, académiques et scientifiques doivent établir des critères, en accord avec les objectifs énoncés précédemment, pour évaluer les tâches et les rapports techniques. De tels critères doivent être prioritairement d’inspiration locale et non transférés depuis les régions du monde qui sont actuellement dominantes. Les produits de nos travaux doivent être jugés principalement d’après leur originalité, pertinence et utilité pour notre propre société. Ils ne doivent pas bénéficier d’une plus-value symbolique pour la simple raison qu’ils sont écrits en anglais, français ou allemand, par exemple, et publiés dans des revues de pays développés. Les commissions éducatives qui travaillent hors du pays ne doivent pas non plus perdre ce lien vital avec ce qui nous est propre, régional, car il ne faut pas non plus qu’elles essaient d’adapter les conceptions inspirées d’une réalité étrangère qu’elles ont assimilées.

Contrôler l’exploitation inéquitable de la connaissance que nous produisons doit être un de nos soucis constants de préoccupation, dans un contexte où les intérêts des autres latitudes ignorent les apports et droits de leurs créateurs raizales[5] et autochtones. Nous ne proposons pas le retour aux formes coloniales d’exploitation et d’exportation des produits tropicaux. Il s’agit plutôt de favoriser le développement intégral de ces produits, comprenant leur valeur ajoutée et des techniques permettant leur transformation. À cette fin, il convient d’anticiper un usage durable et autonome de nos ressources en terre, eau, vent, sol et autres sources d’énergie, autant que des formes productives et reconstructives de l’occupation humaine du territoire. Pour cela, il est indispensable de disposer des connaissances scientifiques contextualisées, comme nous venons de le dire.

Nos crises s’exacerbent, entre autres, en raison d’un manque de conscience active du rôle qu’eut et aura à l’avenir la connaissance scientifique dans le développement de l’humanité, que cette connaissance provienne des sciences naturelles ou des sciences sociales. Il n’existe pas non plus de conscience claire sur le rôle joué par la pensée rationnelle causale dans le développement de la science après la renaissance. Et encore moins sur celui de la pensée systémique complexe dans le développement et l’unification des sciences sur lesquelles nous pouvons appuyer l’interdisciplinarité.

Pour soutenir ces processus, nous avons besoin d’universités démocratiques et altruistes qui stimulent la participation créative des étudiants à la recherche de nouvelles connaissances et qui, de ce fait, considèrent la recherche comme l’outil le plus précieux, à la base de l’autonomie académique. Il faut qu’elles aient comme tâche prioritaire la consolidation d’une atmosphère culturelle propice à la créativité tout au long des étapes de formation qui contribueront au processus de reconstruction sociale et au bien-être de la majorité des personnes de la population qui sont sans protection. Nous avons besoin d’universités participatives et engagées pour le bien commun, en particulier pour les besoins urgents des communautés de base, grâce à des techniques qui combinent éducation, recherche et action et qui s’occupent de la formation des citoyens capables d’émettre des jugements fondés sur la connaissance des réalités sociales et naturelles. Les universités participatives doivent être des creusets centraux des mécanismes de création, d’accumulation, d’enseignement et de diffusion des connaissances.

Ceci contribuera à dépasser les distinctions discriminatoires entre ce qui est académique et ce qui est populaire et entre ce qui est scientifique et ce qui est politique, notamment en mettant l’accent sur les relations complémentaires. Ainsi, en employant nos grandes et précieuses ressources, nous méritons de vivre et de progresser de manière satisfaisante et digne d’auto-estime.

Bibliographie

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Fals-Borda, O. 1996. « A north-south convergence on the quest for meaning ». Collaborative Inquiry, 2 (1) : 76-87 DOI : 10.1177/107780049600200111

Fals-Borda, O. and L. E. Mora-Osejo. 2003. « Eurocentrism and its Effects: A manifesto from Colombia », Globalisation, Education and Society, 1(1) : 103-107.
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  2. Mayr, E. (1988). Toward a New Philosophy of Biology. Cambridge, MA: Harvard University Press.
  3. Note de l'éditeur : Il fait référence au texte précédent intitulé : « Ciencia, integración y endogénesis ».
  4. Amin, S. (1988). Eurocentrismo: Critica de una ideología. México, México: Siglo XXI Editores.
  5. Le peuple Raizal est formé par une communauté de protestants afro-caribéens. Cette communauté vit dans l’archipel de San Andrés, Providencia et Santa Catalina qui fait partie de la Colombie.

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