Compte rendu de lecture

Hamissou Rhissa Achaffert

Hamissou Rhissa Achaffert est le lauréat d’un concours de compte rendu de lecture lancé en 2021 par Florence Piron (1966-2021), initiatrice des Éditions science et bien commun. Il est doctorant BIGSAS (Bayreuth International Graduate School of African Studies), Africa Multiple Cluster of Excellence, à l’Université de Bayreuth en Allemagne.

La pensée de Fals Borda que nous font découvrir Baptiste Godrie et Liliana Diaz s’inscrit dans un mouvement de décolonisation des savoirs et plus particulièrement les savoirs en sciences sociales, qui, du fait de leur origine et leurs pratiques institutionnelles et méthodologiques, restent dominés par des cadres de pensée complètement exogènes aux contextes des pays des Suds. Malheureusement, la pensée décoloniale développée dans les textes de Fals Borda n’est pas bien connue, notamment dans le monde francophone à cause de la barrière linguistique. Cela est dû au fait que la plupart de ses textes sont rédigés en espagnol et en anglais.

L’une des questions importantes dont traite Fals Borda dans ses textes est le rôle de la sociologie (sa discipline de formation) et du sociologue dans un contexte de bouleversements sociaux propres à la Colombie. De manière générale, Fals Borda développe une perspective sur la façon de rendre la recherche plus juste, inclusive et responsable. Fals Borda pense que les chercheurs et chercheuses en sciences sociales ont des responsabilités scientifiques et politiques qui demeurent ancrées dans les territoires et communautés desquels ils et elles proviennent. Ce qui est fascinant dans sa pensée, c’est la façon dont il propose à l’intellectuel-le de se libérer du colonialisme intellectuel dans la pratique de sa discipline, colonialisme qui consiste à importer des cadres interprétatifs occidentaux et à vouloir les appliquer coute que coute pour expliquer un problème social donné. C’est pourquoi d’ailleurs l’auteur a critiqué le courant fonctionnaliste (auquel il a appartenu, formé aux États-Unis) comme cadre explicatif prédominant qu’il considère comme inadéquat pour une société en mouvement comme la société colombienne. Il explique qu’en utilisant ce cadre théorique, les luttes des peuples pour la liberté peuvent être perçues comme une situation d’anomie ou un dysfonctionnement des normes sociales. Or, dans une telle société révolutionnaire marquée par des luttes contre l’hégémonie idéologique, de telles luttes participent de l’ordre normal des choses. Elles sont d’ailleurs nécessaires, car elles portent en elles les graines du changement social et des luttes pour la liberté.

Dans ce compte rendu, je résume quelques aspects importants développés dans ce livre, en me focalisant principalement sur la recherche-action participative et ses implications pédagogiques, éthiques et épistémologiques.

Être intellectuel-le selon Fals Borda

Fals Borda fait partie des chercheurs et chercheuses qui ont repensé le rôle de l’intellectuel-le, que ce soit dans la pratique de sa recherche, mais aussi dans les relations qu’il et elle entretient avec sa communauté d’appartenance. En lieu et place des « intellectuel-le-s » qui, au nom d’une « objectivité », se retirent des débats publics ou n’interviennent guère de manière concrète pour comprendre et proposer des solutions à des problèmes sociaux immédiats, Fals Borda propose aux chercheurs et chercheuses de devenir « militant-e-s », en étant acteurs et actrices du changement social, et ce de manière concrète. En effet, dans la pensée de Fals Borda, la pratique d’une recherche ou d’une science n’a de sens que lorsqu’elle est porteuse d’un projet de transformation sociale. C’est pourquoi il avait tenu à rappeler la contribution du philosophe italien Antonio Gramsci à travers son concept d’« intellectuel organique » qui suppose de :

établir avec le peuple une relation horizontale – une relation véritablement dialogique sans présomption de détenir une « conscience avancée » –, s’impliquer dans les luttes populaires et être disposés à modifier les propres conceptions idéologiques à travers une interaction avec ces luttes; en outre, ces leaders organiques devraient être disposés à rendre des comptes aux groupes de base sous des formes authentiquement démocratiques et participatives (Diaz & Godrie 2020 : 88).

En analysant la posture de ces intellectuel-le-s, il ressort que non seulement le type de recherche qu’ils et elles mènent n’est pas accessible aux populations, à cause notamment des barrières linguistiques, mais aussi qu’elle est réalisée sans accorder une place centrale aux populations. Ces dernières sont en effet considérées tout simplement comme un objet de recherche, même si les savoirs qu’elles partagent avec les chercheurs et chercheuses relèvent de leurs épistémologies locales. D’ailleurs, la pratique de la recherche actuelle, dominée par le cadre épistémologique positiviste, n’accorde que le statut de ‘‘donnée’’ que les chercheurs et chercheuses sont censé-e-s traiter en appliquant eux-mêmes un cadre interprétatif non seulement extérieur à la population étudiée, mais aussi à eux-mêmes. Dans un séminaire (auquel j’ai participé), le Professeur Sabelo Ndlovu-Gatsheni avait très bien élucidé ce processus à travers les concepts de “epistemic location”, “geographical location” et “social location”. Le premier concept fait référence à la position épistémique du/de la chercheur-euse, son cadre épistémique de référence qui le plus souvent se trouve en Europe ou en Amérique du Nord, qui est utilisé pour donner sens aux réalités situées dans sa position géographique (le deuxième concept). En faisant cela, les chercheurs et chercheuses ignorent les épistémologies des populations avec lesquelles ils et elles travaillent pour recueillir leurs savoirs (qu’ils et elles considèrent comme des “données brutes”) et leur propre capacité à analyser et comprendre un problème du fait de son appartenance à une société (troisième concept) disposant d’un cadre épistémologique valide de production des savoirs.

Enfin, les recherches et analyses des universitaires des pays des Suds sont le plus souvent effectuées avec des cadres de pensée et hypothèses qui visent généralement à confirmer les théories de chercheurs et chercheuses des pays du Nord, considérées comme “universelles”. Or, ces cadres de pensée ont été développés dans un contexte précis duquel ils tirent leur pertinence. Il n’est pas évident que ces mêmes cadres de références théoriques soient pertinents pour comprendre des dynamiques sociales en Haïti par exemple.

Qu’est-ce que la recherche-action participative (RAP)?

Dans la pensée de Fals Borda, la recherche-action participative est une manière de mobiliser les savoirs des chercheurs et chercheuses et des populations, afin de proposer de manière collaborative, des solutions aux problèmes qu’ils et elles vivent. Ainsi, il s’agit avant tout d’une manière collaborative de générer des savoirs, quelles que soient leur origine et les personnes qui les détiennent, afin de les mettre au service du bien commun. C’est pourquoi cette méthode est par essence un outil de décloisement des universitaires et un moyen de les rapprocher de la population, avec les implications méthodologiques, éthiques et épistémologiques que cela suppose. Cette méthode rompt avec le modèle classique de la recherche qui ne profite en rien à la population alors considérée comme « objet de recherche ».

Dans l’esprit de Fals Borda, la recherche-action participative est une « philosophie de la vie », c’est-à-dire « une aptitude, un état d’être empathique qui permet de vivre et en même temps de comprendre les expériences ou les récits des interviewé-e-s » (p. 22).

Enfin, la recherche-action participative vise à créer une « synergie populaire active » pour faire face aux défis locaux en matière de bien-être individuel et collectif.

Implications pédagogiques, éthiques et épistémologiques de la RAP en milieu universitaire

Comme mentionné plus haut, la pratique de la recherche-action participative (RAP) exige du chercheur et de la chercheuse, un ensemble de postures éthiques et épistémologiques fondamentales. Ce qui va lui permettre aussi de s’engager dans une nouvelle démarche méthodologique.

Sur le plan pédagogique, la pratique de la RAP rompt avec un modèle classique d’enseignement axé sur l’assimilation de savoirs très souvent exogènes et sur l’évaluation et la délivrance de diplômes sanctionnant la capacité à assimiler des théories ou des pratiques méthodologiques coloniales ou occidentalo-centrées. La RAP permet de questionner le modèle routinier de l’enseignant-e et de développer la créativité intellectuelle de l’étudiant-e dans un environnement stimulant la pensée créatrice. Elle offre un cadre pour les étudiant-e-s leur permettant de collaborer avec les populations et de mobiliser leurs savoirs pour impulser un changement social désirable. Cette méthode suppose le décloisonnement de la recherche, la sortie des murs physiques et épistémiques de l’université, pour s’engager de manière ouverte aux côtés des populations et trouver des solutions concertées aux problèmes locaux.

Sur le plan éthique, le milieu de la recherche doit garder à l’esprit que les connaissances produites dans le cadre d’une telle activité demeurent des connaissances partagées. La pratique de cette méthode suppose l’implication pleine et entière des communautés locales porteuses de savoirs communs. De ce fait, il est fondamental de discuter au préalable des conditions d’exploitation de ces savoirs qui ne doivent pas rester la propriété exclusive des chercheurs et chercheuses. Enfin, l’objet de la recherche lui-même doit être discuté avec les populations ou les communautés, afin que leurs intérêts soient représentés dans le choix du sujet. Ce dernier doit être en adéquation avec le contexte local mais aussi doit représenter une préoccupation pour les communautés.

Sur le plan épistémologique, la pratique de la RAP suppose la reconnaissance de la valeur heuristique des savoirs populaires, des savoirs expérientiels et d’autres formes de savoirs au même titre que les savoirs universitaires. Ainsi, il est essentiel pour les universitaires de décoloniser leurs rapports aux savoirs, afin d’avoir le recul nécessaire pour « apprendre à apprendre » et « apprendre à désapprendre » (Ndlovu-Gatsheni 2018) auprès de personnes longtemps ignorées dans le monde de la production de la connaissance dominé par le positivisme qui ne reconnait que la science occidentalo-centrée. Cette posture épistémologique vise à revaloriser les savoirs et les langues de nos communautés et, in fine, à décoloniser nos mentalités tout en questionnant le modèle épistémologique positiviste.

Cette posture transforme le rôle classique du/de la chercheur-euse qui trop souvent se limite à l’observation de la vie sociale et politique sans pour autant s’impliquer dans sa communauté.

Dans la pensée de Fals Borda, la posture épistémologique décoloniale transforme la mission de l’université et sa conception actuelle. En effet, cette dernière devient « une université participative », une université engagée pour le bien commun, une université stimulatrice de la pensée plutôt qu’un espace de colonialisme intellectuel et de promotion des théories. Enfin, s’inscrivant dans la même perspective, le philosophe Paulin J. Hountondji appelle les chercheurs et chercheuses africain-e-s à s’investir pour une recherche focalisée sur les besoins essentiels du continent en ces termes : « la recherche […] est extravertie, tournée vers l’extérieur, ordonnée et subordonnée à des besoins extérieurs au lieu d’être autocentrée et destinée d’abord à répondre aux questions posées par la société africaine elle-même » (Hountondji 1994 : 2). À cette fin, la RAP devient un outil essentiel.

Bibliographie

Diaz, L., & Godrie, B. (2020). Décoloniser les sciences sociales : Une anthologie bilingue de textes = Descolonizar las ciencias sociales : una antología bilingüe de textos de Orlando Fals Borda (1925-2008). Éditions Science et bien commun.

Hountondji, P. J. (Éd.). (1994). Les savoirs endogènes : Pistes pour une recherche. Codesria.

Ndlovu-Gatsheni, Sabelo J. (2018). “The Dynamics of Epistemological Decolonisation in the 21st Century: Towards Epistemic Freedom”. Strategic Review for Southern Africa, 40 (1), 16–45.

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