Orlando Fals Borda, figure de l’intellectuel décolonial engagé

Baptiste Godrie

Une œuvre incontournable, mais invisible

La contribution de Fals Borda aux sciences sociales est majeure : pendant près de 50 ans, il a œuvré sur la scène nationale et internationale pour faire émerger des paradigmes participatifs et renouveler les préoccupations épistémologiques en sciences sociales. Malgré cela, il est relativement absent des sciences sociales, notamment francophones, en dehors des cercles spécialisés.

Ses travaux sont discutés dans la littérature hispanophone, lusophone et anglophone, où il est une figure familière des champs de la pédagogie et du développement rural, et des cercles de recherche en sciences sociales qui mobilisent telle ou telle forme de recherches participatives. Par exemple, ses travaux servent de référence à l’Action Research Network of the Americas (ARNA), créé en 2012 pour soutenir les personnes qui s’inscrivent dans les courants de la recherche-action au Nord comme au Sud, comme le soulignent plusieurs de ses membres fondateurs : « We found ourselves heavily influenced by Orlando Fals Borda » (Shosh et al., 2017 : 489). Ses travaux sont également particulièrement cités dans les manuels de recherche-action (Reason & Bradbury (2006)[2001]; McIntyre, 2007; Francés et al., 2015; Rowell et al., 2017; Leguízamo & Alfonso, 2018) ainsi que dans le numéro spécial « Collaborative Anthropologies in Latin America » de la revue Collaborative Anthropologies coordonné par Joanne Rappaport et Les Field (2011).

Le portait est tout autre lorsqu’on se tourne vers l’univers francophone où l’on trouve des traces de son œuvre par-ci par-là, mais aucun travail substantiel de présentation et de discussion de son œuvre. Les premières mentions de ses travaux remontent aux années 1960 grâce à des recensions de ses ouvrages La Violencia en Colombia dans Études rurales (Pereira de Queiroz, 1966) et Historia doble de la Costa dans les Cahiers du monde hispanique et lusobrésilien (Gilard, 1981), ainsi qu’à un article de González et Rodriguez (1967) consacré à nouvelle sociologie en Amérique latine. Dans cet article, les auteurs présentent succinctement La subversion en Colombie et citent un extrait dans lequel Fals Borda souligne l’importance que les sociologues « signalent des alternatives et même lancent des avertissements, des critiques et des appels à l’action », y compris lorsqu’il s’agit de sujets complexes et au sujet desquels il n’y a pas d’objectivité possible comme celui de la violence (1967 : 42).

On trouve également trace de Fals Borda dans les bibliographies d’articles sur la recherche-action participative (RAP) (Labelle, 1971; Zuniga, 1981; René et Laurin, 2009; Gélineau et al., 2013; Pédelahore et al. 2013; Olivier-d’Avignon et al., 2018). Dans chacun de ces articles, la place accordée à Fals Borda se résume en général à la mention de l’une des deux références suivantes : soit au livre Breaking the monopoly of research qu’il a coécrit avec Mohammad Anisur Rahman en 1991, soit au chapitre « Participatory (Action) Research in Social Theory: Origins and Challenges » paru dans le Handbook of Action Research : Participative Inquiry & Practice sous la direction de Peter Reason et Hilary Bradbury en 2001. Dans chaque cas, Fals Borda est présent à titre de référence d’initié (voire d’autorité) pour établir la généalogie du courant de la RAP qu’il a contribué à fonder. Son œuvre est, quant à elle, largement invisible. En dépit de la place qui lui est accordée dans l’ouvrage Recherches participatives: regards multiples où il est reconnu comme « chef de file » du groupe de chercheurs et de chercheuses colombien-ne-s à l’origine du courant sociologique de la RAP, là encore, son œuvre n’est ni présentée ni vraiment discutée (Anadón, 2007 : 21).

Une des explications, à la fois cause et conséquence, de cette invisibilité de l’œuvre de Fals Borda dans la littérature francophone en sciences sociales est qu’elle n’est pas traduite en langue française. Alors qu’on retrouve pléthore de ses textes en espagnol et en anglais, ses deux langues de travail, et de nombreuses traductions de certains de ses textes de l’espagnol vers l’anglais et réciproquement, il n’existe, à notre connaissance, qu’un seul et unique texte de Fals Borda paru en français. Cet article a été publié dans la revue L’Homme et la société et porte sur la crise de la sociologie (Fals Borda, 1970). Dans cet article, écrit dans la foulée de son livre La Subversión en Colombia (1967) et publié dans la revue L’Homme et la société en 1970, Fals Borda se penche sur le rôle de la sociologie dans un contexte de crise sociale et intellectuelle lié aux bouleversements des structures traditionnelles de la société colombienne (Fals Borda, 1970). La question qu’il pose est la suivante : comment la connaissance peut-elle orienter le changement social? Il y répond en assignant des rôles scientifiques et politiques aux universitaires en sciences sociales, consistant, d’une part, à offrir des outils pour interpréter les réalités propres à la Colombie et, d’autre part, à jouer le rôle d’« autoconsciences scientifiques de la société » (ibid. : 174). En alliance avec d’autres groupes sociaux, leur travail peut permettre de « révéler les mécanismes politiques » de la crise et « illustrer et orienter ce processus décisif et irréversible » (ibid. : 176). Pour Fals Borda, qui lie affranchissement économique de la Colombie et affranchissement de la sociologie, ce n’est qu’en « abandonn[ant] peu à peu sa servilité intellectuelle, cette servilité qui l’a amenée à l’adoption presque aveugle des modèles théoriques et des conceptions inadaptées à notre milieu » (ibid. : 177) que la sociologie pourra proposer des « clés pour l’avenir » et favoriser l’autodétermination des citoyennes et des citoyens. Ce texte met en évidence l’importance, pour la sociologie latino-américaine, de rompre avec le modèle de l’« incorporation » des connaissances produites dans d’autres contextes pour comprendre les réalités sociales locales. Cette volonté de rupture, centrale dans l’œuvre de Fals Borda, est au cœur de cette anthologie sur la décolonisation des sciences sociales qui rassemble des textes écrits entre 1966 et 2003.

Précurseur de la décolonisation des sciences sociales

Les textes rassemblés dans ce volume témoignent du souci de Fals Borda, très tôt présent dans sa trajectoire intellectuelle, de construire une sociologie latino-américaine émancipée des cadres interprétatifs nord-américains et européens dominants. Dans un entretien où il revient sur son parcours intellectuel, il évoque les tensions qu’il ressentait – dès ses premiers travaux de sociologie rurale lorsqu’il travaillait à sa maîtrise et à son doctorat au cours des années 1950 – dans l’application de cadres d’analyse, notamment le fonctionnalisme, appris durant ses années d’études aux États-Unis, aux communautés rurales colombiennes qu’il essayait alors de comprendre (Cendales, Torres & Torres, 2005). Dès le début de la décennie suivante, l’analyse de l’origine de ces tensions va le conduire, avec d’autres, à prendre du recul par rapport aux cadres d’interprétation auxquels ses études l’ont socialisé, et à déployer un agenda de recherche décolonial (alors appelé « anti-colonial ») qu’il va déployer jusqu’à sa mort au fil de quarante années d’une pensée toujours en mouvement.

Les préoccupations intellectuelles anticoloniales de Fals Borda s’élaborent initialement au fil des échanges avec son ami et collègue Camilo Torres Restrepo qui prononce, en 1961, une conférence intitulée « Le problème de la structuration d’une authentique sociologie latinoaméricaine » durant les Journées latino-américaines de sociologie organisées à l’occasion de la première Conférence latino-américaine des Écoles et Départements de sociologie à Buenos Aires (Torres, 2001). Les sociologues colombien-ne-s ont, selon Torres, jusque-là davantage été des « copistes » que des « interprètes » des écoles sociologiques de l’Amérique du Nord et de l’Europe (ibid. : 133), contribuant ainsi à une forme de colonialisme intellectuel. Les sociologues des pays en développement sont tombé-e-s dans l’écueil du « nominalisme » qu’il définit comme le fait d’utiliser des concepts sans lien objectif avec la réalité observée. Torres reconnaît que les raisonnements sociologiques sont généraux et ne s’arrêtent pas aux frontières nationales : en revanche, il est à ses yeux légitime de construire une sociologie latino-américaine (et des sociologies nationales) dont les méthodes et l’analyse soient adaptées aux réalités locales. Torres plaide ainsi contre « l’emploi d’une terminologie creuse et dépourvue de sens » importée du Nord global (ibid. : 135) au profit d’une conceptualisation sociologique au service de l’observation.

À l’époque, lorsqu’il est question de colonialisme, c’est avant tout de rapports économiques et politiques de domination qu’il est fait référence. Grâce à Fals Borda et d’autres, que l’on pense à Fanon (1952) et Freire (1968) et, plus tardivement, à Thiong’o (1986), Quijano (1992) et Dussel (1993), le terme colonialisme renvoie désormais également à un projet idéologique dans lequel les sciences sociales jouent un rôle important. Les sciences sociales occidentales participent à la domination coloniale puisqu’elles conduisent les intellectuelles et intellectuels des pays en développement à se penser et penser les réalités sociopolitiques qui les entourent avec des cadres interprétatifs hégémoniques. Pour s’en émanciper intellectuellement et pour que les sciences sociales puissent jouer un rôle dans l’avènement d’une plus grande justice sociale pour les groupes opprimés, les chercheurs et chercheuses en sciences sociales doivent développer des théories et des méthodes adaptées aux réalités et besoins des sociétés des Suds auxquelles ils et elles appartiennent.

Ces réflexions trouvent plusieurs expressions dans les conférences et textes de la présente anthologie et, particulièrement, dans un recueil de Fals Borda intitulé Ciencia propia y colonialismo intelectual[1] (Notre propre science et le colonialisme intellectuel). Ce texte s’inscrit dans un vaste courant international critique de l’impérialisme occidental qui trouve un aboutissement dans la formulation de la théorie de la dépendance[2] à l’ordre économique international. Cette critique, d’abord initiée sur le plan politique et économique, se répercute dans l’univers scientifique et celui des représentations sociales en une critique du monopole occidental de production de la science et de l’importation de cadres scientifiques d’interprétation plaqués sur des réalités locales distinctes de celles des pays dans lesquels ils sont initialement élaborés.

Décoloniser les sciences sociales représente ainsi une injonction autant qu’un effort conscient pour se déprendre du « mimétisme intellectuel » (Fals Borda, 1970). Lutter contre ce mimétisme intellectuel suppose une « mise en quarantaine » des concepts appris dans les livres et les salles de classe par les universitaires colombien-ne-s en sciences sociales (Fals Borda, 2014 : 64), le développement d’une sociologie empirique, la mise en œuvre de la recherche-action participative ainsi que la combinaison de méthodes et de disciplines permettant de saisir les dimensions synchroniques et diachroniques des dynamiques sociales locales. À cela s’ajoute le travail en collaboration avec des intellectuel-le-s et activistes d’autres pays en développement et du Nord qui vise à sortir des dynamiques coloniales Nord-Sud autant qu’à dessiner les horizons possibles hors de ces liens de dépendance économique et intellectuelle, comme l’explique Fals Borda : « Les universitaires du Nord et du Sud peuvent converger en tant que collègues et partenaires, dans la quête de sens » (2006 : 357). La mise en place de cet agenda décolonial s’accompagne d’une critique du positivisme occidental caractérisé par la neutralité, l’universalité et l’objectivité, qui, selon Fals Borda, appuie le statu quo idéologique et inhibe les transformations sociales (Fals Borda, 2001a).

Cette critique va conduire Fals Borda et certains de ses collègues colombien-ne-s à mettre en pratique leur agenda de décolonisation des savoirs en rejoignant des groupes d’activistes autochtones et paysans du sud-ouest et de la côte atlantique de la Colombie. Le développement de la recherche-action participative est, de ce point de vue, une innovation épistémologique et politique majeure. Les membres de La Rosca Investigación y Acción Social, groupe de chercheurs et chercheuses en sciences sociales, dont Fals Borda, et d’activistes créé en 1970, vont expérimenter de nouvelles formes de recherche au croisement de la recherche, de l’action et de l’éducation en collaboration avec des groupes opprimés afin de soutenir leurs luttes locales et régionales (Bonilla et al. 1971).

Dans les années 2000, le combat de Fals Borda pour la décolonisation des sciences sociales va s’élargir à toutes les sciences, comme en témoigne son alliance avec le biologiste Mora Osejo et l’écriture du Manifeste pour l’autoestime de la science colombienne, repris sous le titre « Dépassement de l’eurocentrisme » et présenté dans cette anthologie.

Qui est Orlando Fals Borda?

Orlando Fals Borda naît le 11 juillet 1925 à Barranquilla, une ville qui se situe au nord de la Colombie, à l’embouchure du fleuve Magdalena qui se jette dans la mer des Caraïbes[3]. Il vient d’une famille presbytérienne de classe moyenne et réalise son école primaire et secondaire dans un collège protestant. Il intègre l’armée en 1941 et la quitte en 1944 pour les États-Unis après avoir reçu une bourse d’étude de l’Institut interaméricain d’éducation. Il obtient un diplôme de baccalauréat en littérature anglaise de l’Université presbytérienne de Dubuque (Iowa) en 1947. Durant ses études, il suit un cours de sociologie qui va aiguiser sa curiosité. Il revient en Colombie et s’investit pleinement dans des activités protestantes en devenant président du Centre presbytérien de la jeunesse au point qu’on lui proposera même de devenir pasteur. À la recherche d’un emploi, il se présente en personne devant le ministre de l’Éducation en 1948 et obtient un poste dans le cadre d’un contrat gouvernemental financé par l’UNESCO sur l’administration des affaires municipales à Vianí, une ville située une centaine de kilomètres au nord-ouest de Bogota. C’est à cette époque qu’il lit Tabio: A Study in Rural Social Organization qui est la première étude de sociologie rurale colombienne coécrite par le sociologue américain Thomas Lynn Smith et Diaz Rodriguez. L’appendice de ce livre, qui contient les questionnaires d’enquête va, de son propre aveu, l’inspirer lors de ses premières enquêtes de sociologie rurale.

L’expérience qu’il acquiert dans cette municipalité lui permet d’être embauché comme secrétaire et traducteur de la compagnie américaine Winston Brothers qui souhaite développer ses activités en Colombie. Il travaille désormais dans la municipalité de Saucio située à 70 kilomètres au nord-est de Bogota où il passe ses journées avec les travailleurs de cette compagnie, des paysans et leur famille. Cette expérience est marquante à plusieurs égards, puisque c’est à leur contact qu’il apprend la culture populaire traditionnelle :

This became my family. I learned all about life, they taught how to pull the potatoes from the ground, how to guide the oxen, how to use the sickle… I became a peasant, wearing poncho and sombrero, just like the peasants who lived there. I began to talk like them and to dance. I learned how to dance torbellino and bambuco, to play guitar and to sing with them. (Cendales, Torres & Torres, 2005 : 14)

En 1951, la compagnie lui propose de venir travailler à Minneapolis en raison de sa connaissance de la région et de son bilinguisme. Il déménage aux États-Unis et, alors qu’il travaille à temps plein, s’inscrit comme étudiant dans le programme de maîtrise en sociologie de l’Université du Minnesota.

Formation intellectuelle et institutionnalisation de la sociologie colombienne

Débute alors, des années 1950 au début des années 1960, une période de formation intellectuelle et d’institutionnalisation de la sociologie colombienne. Celle-ci est marquée par les années d’études de maîtrise et de doctorat aux États-Unis de Fals Borda durant lesquelles il réalise ses premiers travaux de sociologie rurale et, à son retour en Colombie, par la création de la Faculté de sociologie de l’Université Nationale de Colombie. Son travail de maîtrise parait sous le titre Peasant Society in the Colombian Andes: A Sociological Study of Saucio en 1955 en anglais aux Presses universitaires de l’Université de Floride, où travaille Thomas Lynn Smith, puis en espagnol en 1961 (Campesinos De Los Andes: Estudio Sociológico de Saucio – Les paysans des Andes: Étude sociologique de Saucio). Ce livre marque les débuts de la sociologie moderne en Colombie. Dans le prologue à son étude de 1961, Fals Borda écrit qu’il souhaitait alors « vérifier si ce qu’on disait de l’homme rural colombien était vrai, s’il méritait son sort de serf, si son apparente stupidité ou sa « mélancolie autochtone » était atavique, si son destin en tant que sous-humain était inévitable » (1961 : XI). Ce livre, qui s’appuie sur les données recueillies entre 1949 et 1951 alors qu’il vivait à Saucio, porte sur le mode de vie traditionnel des familles paysannes et ses bouleversements en raison de la modernisation de la région. Fals Borda réalise une analyse structuro-fonctionnaliste à laquelle il est formé durant ses études, tempérée par des analyses empiriques qui empruntent à la microsociologie et s’appuient sur une diversité de sources (journal de bord, observation participante, photographies, captation audio, analyse d’objets quotidiens de la vie paysanne).

Grâce à une bourse de la Fondation Guggenheim, il s’inscrit au doctorat à l’Université de Floride sous la direction de Smith. Sa thèse de doctorat, soutenue en 1955, paraît en espagnol en 1957 sous le titre : El Hombre y la Tierra en Boyacá. Bases socio-históricas para una reforma agraria (L’homme et la terre à Boyacá. Bases socio-historiques pour une réforme agraire). Cette étude étonne encore aujourd’hui par son ampleur sociologique, démographique et historique. Mobilisant une diversité de sources primaires et secondaires, Fals Borda étudie le passage d’un régime colonial à un régime républicain de gestion de la terre avec les défis et les bouleversements qui accompagnent ces transformations : conflits territoriaux entre familles paysannes et municipalités, usage de la terre, parcellisation des haciendas et « minifundización[4] » (Ocampo Lopez, 2009 : 21).

En 1958, en raison de son expertise du milieu rural et des enjeux agricoles, il est embauché, à son retour en Colombie en tant que vice-ministre au Ministère de l’Agriculture sur le dossier de la réforme agraire au sein du gouvernement nouvellement élu du Frente National (Front National). Il y travaillera deux années en collaboration avec quatre ministres successifs. Le gouvernement du Front National (1958-1974) est un régime de coalition bipartite entre les deux partis politiques – Libéral et Conservateur – qui s’affrontaient traditionnellement jusqu’alors pour le pouvoir. Cette coalition s’est formée pour surmonter la situation de guerre civile qui ensanglantait le pays depuis les années 1940 et avait conduit à l’instauration d’un gouvernement militaire en 1953. Le programme politique du Front National visait la transformation de la société grâce à des réformes institutionnelles destinées à rompre avec les structures traditionnelles de la société.

Cette même année 1958, Fals Borda est invité par le recteur de l’Université Nationale de Colombie à devenir le premier directeur du Département de sociologie nouvellement créé. Il est rejoint par Camilo Torres, un prêtre qui a suivi des études de sociologie à l’Université Catholique de Louvain en Belgique. Dans l’entretien avec Cendales, (Torres & Torres, 2005), Fals Borda raconte que Camilo Torres et lui ont rédigé un document de présentation de la sociologie pour aller recruter des élèves dans les couloirs de l’université lors de la rentrée universitaire en 1958. Ils commencent leur première session d’enseignement avec 21 élèves, dans le cadre d’un enseignement orienté vers l’apprentissage des méthodes de terrain (entrevues, étude d’archives, histoire orale). Avec d’autres enseignant-e-s, dont Eduardo Umaña Luna et María Cristina Salazar, ils forment une génération de professionnel-le-s de la sociologie outillé-e-s pour entreprendre des études scientifiques sur les réalités locales. María Cristina Salazar, diplômée de l’Université catholique de Washington et première Colombienne titulaire d’un doctorat en sociologie, arrive en 1962 à l’appel de Camilo Torres. Elle écrira par la suite une étude remarquée sur l’exploitation des enfants (Salazar, 2006) et se mariera avec Fals Borda en 1968. De 1958 à 1960, Fals Borda mène de front ses emplois à l’Université et au Ministère de l’Agriculture et utilise des fonds du ministère pour éditer les premières monographies du Département de sociologie. En 1961, il est nommé doyen de la nouvelle Faculté de sociologie, la première en Amérique latine, et quitte le ministère. Le nouveau bâtiment qui accueille la Faculté[5] est inauguré à l’occasion de la VIIe édition du Congrès latino-américain de sociologie en 1964. L’organisation et la participation à ces congrès nationaux et internationaux contribuent à institutionnaliser la discipline en Colombie : en 1962, Fals Borda contribue à créer l’Association colombienne de sociologie et s’implique activement dans l’organisation des deux premières éditions du Congrès national de sociologie en 1963 et 1967 tout en participant à la coordination de la Revista Latinoamericana de Sociología (Revue Latinoaméricaine de Sociologie) lancée en 1965.

Avec son collègue Eduardo Umaña Luna de la Faculté de sociologie et Germán Guzmán Campos, un prêtre qui a participé à une commission gouvernementale sur la violence, Fals Borda entame des travaux sur la violence qui aboutissent à la publication, en 1962 de La violencia en Colombia. Estudio de un proceso social (La Violence en Colombie. Étude d’un processus social). Dans cet ouvrage, les auteurs analysent les nombreux témoignages et documents recueillis par Guzmán Campos lors de la commission gouvernementale. Leur ouvrage a pour vocation de présenter une étude scientifique objective des conflits et des sources de la violence en Colombie durant les années 1940 et 1950. Cet ouvrage témoigne, selon Pereira (2009), d’un positionnement critique par rapport au gouvernement du Front National qui avait commandité la recherche et de l’autonomisation des sciences sociales par rapport à la sphère politique. Pour Ocampo López, c’est le livre dont l’impact sur la société colombienne a été le plus important au XXe siècle (2009). À sa parution, le livre est critiqué de toutes parts par l’Église, la police, l’armée et le Front National qui se renvoient la responsabilité des 300 000 morts évoqués dans le livre.

Cette première période de la vie intellectuelle de Fals Borda est caractérisée par le développement d’une sociologie moderne à la recherche d’une objectivité dans l’étude des problèmes sociaux. Ainsi qu’il le déclare lui-même, il reproduisait alors le modèle des sciences de la nature qui était son « cadre de référence » : « Il était obligatoire d’être précis, très objectif, très neutre, d’imiter les physiciens qui nous étaient présentés comme les scientifiques idéals. » (Cendales, Torres & Torres, 2005 : 23). Fals Borda partage à cette époque, comme les autres intellectuel-le-s colombien-ne-s formé-e-s en Europe et aux États-Unis, des présupposés idéologiques marqués par une vision marxiste et développementaliste qui fait du développement économique une étape nécessaire des progrès sociaux. Il est alors encore porté par le « puissant optimisme démocrate-libéral[6]» (Pereira, 2009 :  217) qui l’a notamment conduit à travailler au ministère de l’Agriculture. Par ailleurs, la sociologie mise en œuvre par Fals Borda est, dès les débuts, marquée par une dimension appliquée qui a pour but d’éclairer des situations complexes (la réforme agraire, la violence) et d’améliorer la capacité de décision du gouvernement et des communautés.

Comme relevé dans la section précédente, c’est également à partir de cette période qu’il amorce, avec son collègue Torres, une réflexion critique sur les sciences sociales occidentales et leur prétention d’objectivité.

Sociologie engagée

Le milieu des années 1960 et les années 70 sont marqués par un changement d’orientation vers une sociologie engagée. Fals Borda contribue à créer le Programa Latinoamericano para el Desarrollo (Programme Latinoaméricain pour le Développement) (1964-1969), qui est adjoint à la Faculté de sociologie, et dont la mission est de former des spécialistes de la transformation sociale. Les critiques s’accumulent rapidement envers le Front National, perçu par une partie des groupes les plus défavorisés de la société – organisations paysannes, classes ouvrières, étudiant-e-s –, comme une coalition de statu quo en faveur des élites en place. Ces critiques témoignent de la rupture entre communautés rurales et urbaines, et entre courants nationalistes développementalistes et nationalistes révolutionnaires (Ocampo Lopez, 2009). La voie du nationalisme révolutionnaire, marquée par l’action radicale, violente ou non violente selon les factions qui la composent, pour créer de nouvelles structures sociales est empruntée par son collègue Camilo Torres qui part à la rencontre des classes populaires dans une tournée nationale organisée sur les places publiques en 1964. Dans un discours célèbre, Torres énonce qu’il est « révolutionnaire en tant que Colombien, en tant que sociologue, en tant que chrétien et en tant que prêtre »[7]. Il quitte l’Université en 1965, rejoint l’Armée de libération nationale et meurt au combat à 37 ans en février 1966. C’est un choc pour Fals Borda, qui débute alors de nouveaux travaux sur la violence, les frustrations sociales et l’incapacité de l’État à y répondre adéquatement, qui aboutissent à la publication de l’ouvrage La subversión en Colombia. Visión del Cambio Social en la Historia (La subversion en Colombie. Vision du changement social dans l’histoire) en 1967. Une édition augmentée paraît l’année suivante en même temps qu’une traduction en anglais aux éditions de l’Université de Columbia (Subversion and social change in Colombia).

Dans ce livre, dédié à Camilo Torres, Fals Borda change d’orientation politique et épistémologique : il renonce à fonder une sociologie objective et libre de valeurs. Selon sa nouvelle vision, puisque les analystes sont membres de la société où se produisent les changements qu’ils et elles étudient, ils et elles doivent prendre position et assumer la responsabilité de montrer les possibles de sortie de la crise dans une perspective de plus grande justice sociale. Malgré cette volonté de jouer un rôle de sociologue public, ce livre est marqué par le manque de contenu empirique et la présence de concepts et théories sociologiques sur le pouvoir, l’État et le changement social qui le rendent difficile à comprendre pour le commun des mortel-le-s. Oscillant entre une lecture marxiste et fonctionnaliste de la situation, il analyse les forces de déracinement social des communautés traditionnelles, ainsi que les utopies subversives produites par les groupes anti-élites qui, une fois diffusées plus largement dans la société, perdent leur potentiel subversif.

Ce livre ouvre néanmoins plusieurs pistes de travail systématisées et approfondies dans le développement de la recherche-action participative : l’analyse de la violence doit s’inscrire dans le temps long; la compréhension du phénomène doit passer par la mise en valeur des groupes sociaux invisibilisés par les discours hégémoniques (les femmes, les travailleurs et travailleuses, les paysan-ne-s, les autochtones), de leur manière de voir le monde et des actions qu’ils mettent en œuvre pour surmonter les conflits; les connaissances produites doivent servir à réduire les conflits qu’elles expliquent (Sanchez, 2015).

Les travaux qu’il réalise et la posture qu’il adopte dans l’espace public le conduisent à se défaire progressivement de sa formation classique anglo-saxonne au profit des pensées latino-américaines où l’objectivité et la neutralité n’occupent pas une place centrale, et à développer la réflexion sur une science qui soit proprement colombienne et au service de ses idéaux de justice sociale (Cataño, 2008). La création du Conseil Latinoaméricain de sciences sociales (CLASCO) à laquelle il contribue en 1967 et dont la mission est de favoriser les échanges entre les universitaires en sciences sociales et les mouvements sociaux d’Amérique du Sud va également dans ce sens.

Fals Borda fait alors partie, avec d’autres collègues tels que Estanislao Zuleta, Eduardo Umaña, Mario Arrubla et Germán Guzmán, d’une génération d’universitaires dont le travail est marqué par un engagement radical au sens d’« une orientation politique qui défend une démocratisation profonde de la société et du pouvoir sans sortir des cadres du libéralisme démocratique qui plonge ses racines dans la Révolution française et dans les idées des Lumières; ce libéralisme est lié, en Colombie, à la tradition radicale du XIXe siècle » (Pereira, 2009 : 226). Avec d’autres, ses travaux ont permis, au cours des années 1960, de consolider le rôle de la sociologie comme fer de lance des sciences sociales en Colombie, marquée par l’influence des sociologues dans l’espace public et les débats nationaux.

Naissance de la RAP

Dans le climat révolutionnaire des milieux universitaires de l’époque, porté par des groupes critiques du gouvernement et de l’impérialisme américain, Fals Borda semble suspect à plusieurs égards (origine protestante, formation intellectuelle aux États-Unis, subventions de fondations américaines, premières analyses marquées par un cadre théorique fonctionnaliste conservateur et liens avec le premier gouvernement du Front National). Il démissionne pour protester, selon sa propre explication, contre la « routine universitaire et le manque de soutien envers ce que nous pensions que nous devions étudier et transformer » (Cendales, Torres & Torres, 2005 : 28) et accepte un poste de directeur d’études à l’Institut de recherche sur le développement social des Nations Unies (UNRISD) à Genève où il arrive en 1968. Débute alors une période de retrait de l’Université qui durera 18 ans. À l’UNRISD, il rédige un rapport sur les coopératives en milieu rural qui fait état d’initiatives dans 13 pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine (Fals Borda, 1971), dont il tire un livre publié l’année suivante en espagnol sous le titre El reformismo por dentro de América Latina (1972). À Genève, il échange avec d’autres intellectuel-le-s colombien-ne-s et latino-américain-e-s, dont Paulo Freire, et maintient son appui aux mobilisations paysannes colombiennes. En 1970, il fait partie du noyau fondateur de la Fundación Rosca[8] de Investigación y Acción Social (la Fondation Cercle de recherche et d’action sociale) une organisation non gouvernementale financée par l’Église presbytérienne américaine et le gouvernement des Pays-Bas, dont il est le directeur de 1970 à 1975. La Rosca est une organisation à caractère scientifique et politique, dont l’objectif est de soutenir les revendications des travailleurs et travailleuses des zones rurales et urbaines (Pereira, 2009).

La création de la Rosca marque une prise de distance de Fals Borda vis-à-vis de l’État et des conventions universitaires et le début d’une créativité méthodologique et théorique qui va être à l’origine de la formalisation de la recherche-action participative. Les travaux de la Rosca reflètent le souhait, de la part de plusieurs chercheurs et chercheuses, d’adresser les résultats des enquêtes sociales aux personnes concernées par les projets et parfois impliquées dans les recherches à titre d’informatrices et non aux élites et aux professionnel-le-s du changement social. Plus important encore, les groupes et mouvements sociaux doivent participer à l’élaboration des connaissances scientifiques, qui sont construites dans un dialogue entre les savoirs scientifiques et ceux des sujets de la recherche et mises au service des causes populaires comme l’exposent Fals Borda et ses collègues dans Causa popular, ciencia popular. Una metodología del conocimiento científico a través de la acción (Cause populaire, science populaire. Une méthodologie de connaissance scientifique à travers l’action) (Bonilla, Castillo, Fals Borda et Libreros, 1972).

De retour en Colombie en 1970, Fals Borda et ses collaborateurs et collaboratrices de la Rosca expérimentent ainsi diverses formes de recherche appelées « participation insertion » dans un premier temps, puis « recherche-action participative » selon la formule trouvée par Fals Borda. La Rosca a notamment contribué, d’une part, grâce à ces méthodes participatives de recherche, à une réappropriation critique de l’histoire par les groupes sociaux les plus exclus et à dynamiser les luttes pour la récupération des terres du fait du retour systématique des résultats de recherche vers les groupes. D’autre part, ce groupe a contribué à sortir de l’oubli des savoirs historiques et populaires de ces groupes (Negrete Barrera, 2008).

En parallèle, Fals Borda contribue à fonder la revue Alternativa, en 1973, avec Enrique Santos Calderón, Gabriel García Márquez, Arturo Alape et Antonio Caballero, ainsi que la maison d’édition Punta de Lanza. Il poursuit ses recherches sur la situation agraire et les bouleversements de la société rurale colombienne (1975, 1976) et dirige, pour un temps, la Fundación para el Análisis de la Realidad Colombiana (FUNDARCO – Fondation pour l’analyse de la réalité colombienne).

La recherche-action participative reflète la tonalité politique, scientifique et subversive de la posture de Fals Borda durant ces années : il souhaite alors éveiller les consciences populaires tout en participant à des actions sociales transformatrices de la réalité. Il sera d’ailleurs accusé d’avoir collaboré avec le mouvement révolutionnaire M-19 et emprisonné avec sa femme, María Cristina Salazar, en 1979, en vertu de l’État de sécurité ordonné par le gouvernement de l’époque (Pereira, 2009 : 237)[9]. Ce changement de posture en impliquait d’autres dans la méthode de recherche, dans le langage employé et dans l’écriture puisqu’il ne s’adressait plus à ses pair-e-s universitaires, mais à des hommes et des femmes sans diplôme universitaire dans l’idée de faire avancer la révolution socialiste en Colombie. Selon Cataño, ses textes sont alors lus à l’université dans les cours les plus engagés, mais ses pair-e-s les jugent trop schématiques et idéologiques (2008 : 558). Malgré cela, truffés de notes de bas de page, de références internationales, de concepts des sciences sociales, ils sont jugés difficiles d’accès pour le grand public.

En 1977, il participe à l’organisation du premier Symposium mondial de recherche-action participative (RAP) qui a lieu à Carthagène et devient une plateforme d’échange avec des interlocuteurs et interlocutrices du monde entier sur la méthode qu’il a expérimentée et systématisée au cours des dernières années. Le texte « Por la praxis. El problema de cómo investigar la realidad para transformarla » issu de ce symposium présente un bilan de ses expériences de RAP et jette les bases épistémologiques de cette approche.

En 1979 paraît sous le titre Mompox y Loba le premier tome de Historia doble de la Costa, une œuvre intellectuelle qui va l’occuper durant la première partie de la décennie de 1980 (El presidente Nieto, en 1981, Resistencia en el San Jorge, en 1984 et Retorno a la tierra, 1986). L’écriture de cette œuvre majeure s’appuie sur la recherche-action participative et sur l’expérimentation d’une forme d’écriture qui vise à sortir des tensions liées aux codes de l’écriture scientifique qui peuvent, par leur hermétisme, faire obstacle à leur compréhension par les sujets de la recherche. Il opte ainsi pour une écriture à deux voix : sur la page de gauche, il produit un récit descriptif, qui colle aux données empiriques, aux évènements de la vie quotidienne et aux interactions ordinaires; sur la page de droite, il livre une interprétation scientifique à la croisée de la sociologie et de l’histoire, ancrée dans des références, concepts et précisions méthodologiques. Cette façon de faire ouvre la possibilité, pour les sujets de la recherche, de livrer leur propre interprétation du matériel recueilli par Fals Borda.

En 1988, il revient à l’Université Nationale de Colombie dans l’Institut d’études politiques et de relations internationales. Les années 1990 sont marquées par son engagement dans la vie politique colombienne et sa participation aux travaux de création d’une Assemblée nationale constituante, et par la poursuite d’échanges internationaux sur le thème de la recherche-action participative. Il meurt le 12 août 2008 à Bogota, âgé de 82 ans, alors qu’il était attelé à une nouvelle édition de son livre La Subversión en Colombia. Visión del Cambio Social en la Historia paru pour la première fois en 1967.

Créativité conceptuelle

Orlando Fals Borda a défriché de nouveaux horizons en sciences sociales, contribuant notamment à renouveler les liens entre théorie et pratique et entre réflexion et corporéité, deux domaines qu’il ne perçoit pas comme autonomes. Cette capacité à ouvrir de nouveaux espaces intellectuels s’accompagne d’une créativité conceptuelle marquée par l’importation de concepts d’un champ à un autre et l’attribution d’un nouveau sens. Une fois ses distances prises avec le fonctionnalisme, il développe progressivement une pensée hétérodoxe, soutenue par une capacité de lecture et de synthèse d’œuvres comme celles de Pitrim Sorokin, Karl Marx, Max Weber, Karl Mannheim, José Carlos Mariátegui, Charles Wright Mills, des auteurs et des autrices de la théorie de la dépendance, et de théoricien-ne-s anarchistes tel-le-s que Gustav Landauer. Le retour sur plusieurs des concepts clés au cœur de son œuvre permet également d’expliciter nos choix de traduction pour la présente anthologie.

Recherche-action participative

Lorsque Fals Borda propose le terme de recherche-action participative (RAP), il existe déjà plusieurs termes tels que recherche-action et recherche participative. Les membres de La Rosca utilisent également « étude-action », « participation-intervention », « insertion activation » des groupes sociaux et « recherche militante » (Bonilla et al., 1972 : prologue, p. 22 et 29), mais c’est le terme de RAP qui va faire florès. Signalons d’emblée que Fals Borda n’est pas le créateur de toute la démarche de RAP, puisqu’il s’agit d’un travail collectif réalisé en dialogue avec d’autres collaborateurs et collaboratrices latino-américain-e-s et du reste du monde. Néanmoins, il en est un des plus éminents fondateurs, à la fois théoricien éloquent et praticien aguerri. À cela, il faut ajouter qu’il s’inscrit dans la tradition émancipatrice de la RAP, qu’on retrouve notamment en Amérique latine, mais pas exclusivement, qui a pour finalité de contribuer à l’avènement d’une plus grande justice sociale et de libérer les groupes les plus exclus des relations d’oppression qu’ils subissent en combinant des activités de recherche, d’éducation et d’action (Fals Borda, 1979b)[10]. En cela, cette tradition se distingue de versions de la RAP qui ne mettent pas la question du pouvoir, de la justice sociale et de la démocratie au centre de leur démarche et la réduisent à une méthode favorisant le changement organisationnel par le partenariat de recherche avec des groupes sociaux.

Dans la perspective de Fals Borda, la RAP n’est pas une simple méthode : elle est une proposition épistémologique et politique forte dont la prétention est de s’inscrire en rupture avec le paradigme positiviste en sciences sociales. Il s’agit, tout d’abord, d’une proposition épistémologique dans la mesure où il s’agit de rompre avec la position d’extériorité des chercheurs et chercheuses en sciences sociales qui étudient les phénomènes sociaux comme des choses et les personnes comme des objets de recherche. Dans cette proposition, la personne qui mène les recherches fait partie des réalités qu’elle documente : elle est une actrice engagée qui doit elle-même s’analyser et être analysée. Le processus de recherche devient alors une expérience dialogique et de confiance mutuelle sujet-sujet.

Pour qu’un tel processus puisse advenir, il importe que les chercheurs et les chercheuses partagent une expérience de vie avec les communautés avec lesquelles ils et elles travaillent en collaboration. La dimension engagée de l’action est fondamentale et peut conduire les chercheurs et chercheuses, par exemple, à des opérations d’occupation des terres. Dans cette perspective, production des savoirs et action sont des activités intimement liées et qui se nourrissent mutuellement dans la mesure où les savoirs produits s’éprouvent dans la pratique, l’informent et l’expliquent, afin de renforcer l’action de ces groupes et leur émancipation des oppressions (Hall, 1992). Fals Borda et ses collègues de La Rosca écrivent que cette posture implique que les chercheurs et chercheuses se laissent « « exproprier » de leurs connaissances techniques et outils (…) pour dynamiser le processus historique » des groupes populaires qui sont visés par et impliqués dans les recherches (Bonilla et al., 1972 : 48). Un autre trait de la proposition épistémologique de la RAP est de considérer que les membres des groupes les plus exclus de la société possèdent des connaissances valides sur le monde qui les entoure. Même s’ils n’ont pas été scolarisés, il est possible – en utilisant des méthodes d’animation issues de l’éducation populaire – de les faire participer le plus directement possible au processus de recherche.

La RAP est, en deuxième lieu, un projet éminemment politique ayant pour objectif de renouer avec une expérience commune, perdue en raison des bouleversements sociaux liés à l’ordre mondial : colonisation, rapports de dépendance Nord-Sud et domination des élites locales. Elle n’est pas à comprendre comme une volonté nostalgique de retour en arrière, mais comme un processus pour se reconnecter à l’expérience du vivre ensemble et aller à la rencontre des différentes parties de soi pour devenir un être « sentipensant », c’est-à-dire un être empathique dont l’intelligence est reliée au cœur (Sánchez Lopera, 2008).

Les réflexions de Fals Borda sur la RAP découlent notamment de ses travaux sur la décolonisation des sciences sociales, de son positionnement de sociologue engagé et de ses expériences de sociologue en milieu rural. Le développement de la RAP représente néanmoins un changement dans la mesure où il adressait auparavant les résultats de ses recherches aux élites ou aux professionnel-le-s du changement social. Avec la RAP, ce sont désormais les personnes les plus exclues qui en sont les destinataires afin qu’elles prennent conscience des tensions auxquelles elles sont soumises. Plus encore, la RAP vise à ce qu’elles deviennent parties prenantes de la production des connaissances qui doivent alimenter des actions d’émancipation des rapports d’oppression.

La première année d’expérimentation sur le terrain avec des groupes de paysan-ne-s et d’autochtones des zones côtières atlantique et pacifique de la Colombie est racontée par quatre membres de La Rosca, dont Fals Borda, dans Cause populaire, science populaire paru en 1972 (Bonilla et al., 1972). Les « chercheurs et chercheuses militant-e-s » de La Rosca travaillent en alliance avec ces groupes dans le but d’élaborer une histoire des mouvements sociaux et de ressusciter des formes anciennes d’action militante en mettant la science « à leur service » (1972 : prologue). Ils et elles sont, par exemple, interpellé-e-s par un regroupement de familles paysannes de la gauche démocratique (Asociación Nacional de Usuarios Campesinos – ANUC– Línea Sincelejo) fondé en 1968. Cette association réalisait des occupations de terre pour dénoncer les politiques gouvernementales et l’échec de la réforme agraire au début des années 1970. Avec elles, Fals Borda et ses collègues débutent un projet de reconstitution de l’histoire des coopératives paysannes autonomes des années 1920 (les baluartes) et essaient de les réintroduire en travaillant avec des groupes de paysan-ne-s sur des terres occupées. Ils et elles appellent cette combinaison d’histoire et d’action politique la « récupération critique » (recuperación crítica) (1972 : 51). Dans cet ouvrage, la posture qui domine est celle de l’utilisation de la science au profit des causes populaires et l’une des tâches essentielles est de « restituter » les résultats des recherches pour améliorer « la clarté et l’efficacité de leur action » (1972 : 45).

Rappaport a travaillé sur les archives et les notes de Fals Borda (2017) afin de savoir dans quelle mesure et par quels processus les travaux de La Rosca étaient participatifs. Grâce à cet exercice, elle s’est aperçue que Fals Borda et d’autres chercheurs et chercheuses de la Rosca considéraient que les paysan-ne-s avec lesquel-le-s ils et elles travaillent n’étaient pas suffisamment éduqué-e-s pour participer à la production des connaissances scientifiques au sens conventionnel du terme. Leur but n’était pas de former les paysan-ne-s à l’enquête sociologique, mais bien – par le moyen de méthodes créatives – de les impliquer dans le processus de recherche. C’est particulièrement clair, selon Rappaport, dans l’élaboration de bandes dessinées réalisées avec un artiste local et des paysan-ne-s, dont certains leaders de l’ANUC, dans le but de conserver la mémoire des luttes passées et soutenir les luttes paysannes en créant des héros et héroïnes auxquel-le-s ils et elles pouvaient s’identifier. S’appuyant sur des récits réalisés par des paysan-ne-s, des activistes ainsi que des chercheurs et chercheuses, le dessinateur proposait des esquisses qui étaient par la suite discutées avec les participant-e-s (discussions, coupes, ajouts, etc.). Dans cette démarche, l’autorat est collectif et le produit final résulte d’un processus de co-interprétation de la réalité.

Engagement

Fals Borda lui-même, dans le seul texte qui soit paru de lui en français, met le doigt sur l’enjeu de la traduction du terme espagnol de compromiso qui, en français, renvoie à deux sens distincts : le compromis et l’engagement (Fals Borda, 1970). Selon lui, c’est bien la notion d’engagement qui est la plus fidèle à sa pensée, qu’il définit, à la suite de Sartre, comme :

l’action ou l’attitude de l’intellectuel qui, en prenant conscience de son appartenance à la société et au monde de son temps, renonce à une position de simple spectateur et met sa pensée ou son art au service d’une cause. En période de crise sociale, cette cause est, par définition, une transformation significative de la société qui permet de dépasser la crise de façon décisive en créant une société supérieure à celle qui est en place. (1970 : 190)

En août 1967, au IIe Congrès National de la sociologie qui se tient à Bogota, Fals Borda prononce un discours inaugural intitulé « Vers une sociologie engagée » (Hacia una sociología comprometida) dans lequel il rend hommage à son collègue Torres qui a travaillé à l’indépendance intellectuelle de la sociologie colombienne. Dans son discours, Fals Borda propose une sociologie qui répond aux canons de production de la recherche en sciences sociales tout en s’engageant « activement en faveur de l’effort national révolutionnaire » et qu’il qualifie de « science rebelle et subversive » (cité dans Herrera Farfán et López Guzmán, 2014 : 63). Il précise sa position dans une conférence qu’il réalise la même année dans un colloque à l’Université de Munster (Allemagne) et qu’il intitule Ciencia y compromiso: problemas metodológicos del libro La subversión en Colombia (Fals Borda, 2011 [1967]). Dans cette conférence, il avance que le choix des sujets d’étude témoigne des valeurs des sociologues : le choix des sujets les plus délicats de la société seraient le signe d’une position progressiste face à d’autres choix traduisant le conservatisme intellectuel de certain-e-s chercheurs et chercheuses.

Ces textes témoignent de la distance que Fals Borda prend, au cours des années 1960, vis-à-vis des prétentions d’objectivité et de recherche de l’équilibre social au cœur du fonctionnalisme américain auquel il a été formé lors de ses études aux États-Unis. Ses années de sociologue au contact des réalités rurales, le contexte politique latino-américain marqué par des élans révolutionnaires, ses échanges avec des collègues latino-américain-e-s ayant d’autres formations intellectuelles ont rapidement fait évoluer sa position relativement à la posture du chercheur en sciences sociales vers l’idée que la science sans engagement social visant à transformer les conditions de vie des plus marginalisés ne mérite pas qu’on s’y investisse. Les années 1960-1970 sont en effet marquées par l’émergence de deux mouvements de libération qui proviennent du Brésil et se répandent en Amérique latine et dans le reste du monde : la théologie de la libération (du Brésilien Leonardo Boff et du Péruvien Gustavo Gutierrez) et la pédagogie de l’émancipation (Paulo Freire). Au cœur de ces deux mouvements se trouve l’idée que l’analyse des réalités vécues par les membres des groupes qui les vivent (même ceux et celles qui ne savent ni lire ni écrire) est une étape nécessaire de leur émancipation (Cataño, 2008).

Sentipensant

Dans le prologue à l’anthologie ayant pour titre Orlando Fals Borda, Una sociología sentipensante para América Latina (Fals Borda, 2015), éditée par Víctor Manuel Moncayo, celui-ci rappelle que ce terme aurait pour origine les échanges de Fals Borda avec les pêcheurs de San Martín de la Loba qui utilisaient ce mot pour insister sur l’importance de penser avec le cœur et de sentir avec la tête[11]. On trouve ce terme dans les tomes de Historia doble de la Costa dans lesquels Fals Borda décrit le mode de vie et l’univers symbolique des pêcheurs de la côte qui ne divisent pas le monde entre raison, émotions/cœur, esprit et corps. Cette vision intégrée du monde est illustrée, selon Fals Borda, par le mythe de l’homme-tortue (homme-hicotée), véritable trait d’union entre les animaux humains et les animaux non humains, et symbole de la culture lacustre de ces pêcheurs. Cataño, quant à lui, retrace son origine jusqu’aux discussions de Fals Borda avec des paysan-ne-s de Mompox (momposinos) sur la transe qui est une expérience à la frontière de la pensée et de la sensation (2008 : 558). Dans la même veine, l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano emploie le mot de sentipensant dans son livre El Libro de los abrazos pour « définir le langage qui dit la vérité » (1989 : 89) employé par les pêcheurs de la côte colombienne qu’il qualifie de « sages docteurs d’éthique et de morale ».

À plusieurs reprises dans des entretiens et dans des textes, Fals Borda qualifie la RAP de « philosophie de vie » qui n’est pas réductible à un ensemble de méthodes et les participant-e-s au processus de RAP, d’« êtres sentipensants » (1999 : 82). Sentipensant renvoie également à une aptitude, un état d’être empathique qui permet de vivre et en même temps de comprendre les expériences ou les récits des interviewé-e-s. Cette aptitude a été mise en œuvre par Fals Borda et ses collègues de La Rosca de recherche et d’action sociale, comme le montre l’analyse des travaux de ce groupe par Rappaport (2017). Pour Rappaport, la démarche mise en œuvre par Fals Borda dans certains de ses travaux visait à recueillir un matériel empirique diversifié pour, en s’appuyant sur ses qualités empathiques, « imaginer des expériences historiques en se plaçant en tant que témoin dans des paramètres historiques donnés » et mettre en scène des dialogues réalistes entre des personnes (2017 : 11).

Subversion

Il n’est pas surprenant de retrouver régulièrement le thème de la subversion chez ce penseur qui a œuvré en faveur de la libération intellectuelle, politique et économique des peuples de l’Amérique latine. Selon Pereira Fernández, Fals Borda fait un usage sociologique de ce concept dans La Subversion en Colombia. El Cambio Social en la Historia où il la définit avec une connotation positive comme « une situation qui révèle les contradiction d’un ordre social quand les nouvelles utopies de changement social entrent en conflit avec les éléments traditionnels de l’ordre dominant » (2009 : 229).  Dans la suite de son œuvre, Fals Borda conçoit la subversion comme « le droit des peuples à lutter pour leur propre liberté et autonomie » et aussi comme une « période de transition qui peut apporter avec elle des changements, des développements ou des révolutions » (ibid.) Cette subversion est portée par différentes personnes avec lesquels Fals Borda entrera en contact tout au long de son parcours : les intellectuel-le-s, les anti-élites, les partis révolutionnaires/guerilleros, les paysan-ne-s et les étudiant-e-s.

Vivencia

En espagnol, vivencia est le terme utilisé par le philosophe José Ortega y Gasset pour traduire le terme d’erlebnis utilisé dans la philosophie phénoménologique allemande. Sauf à une reprise dans le texte De Carthagène à Ballarat où il indique le terme allemand « erfahrung » entre parenthèses, le contexte ne permet pas toujours de savoir comment traduire ce terme en français.

En allemand, le concept d’« expérience » peut être exprimé par deux mots distincts : erlebnis et erfahrung. Erfahrung est traditionnellement utilisé pour désigner l’expérience et le savoir acquis par le biais de cette expérience, comme dans la phrase : « Elle a beaucoup d’expérience dans ce domaine ».

Erlebnis est un terme plus récent. Il apparaît sous la plume du philosophe Hegel et contient la racine « leben » (vie), d’où le choix des philosophes français comme Maurice Merleau-Ponty, qui importent la phénoménologie en France au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, de le traduire par « expérience vécue » (terme utilisé également comme sous-titre du tome 2 du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir). Le verbe « erleben » signifie « passer à travers », « s’en sortir », « survivre », ce qui lui donne une connotation plus passive que celle de erfahrung. Par extension, il désigne les impressions, sensations et souvenirs qui se rattachent à cette expérience (Hoerger, 2016).

Raïzal

À plusieurs reprises dans ses textes, Fals Borda utilise l’adjectif « raizal » ou « raizales » (comme dans « impulsions raïzales[12] », « créateurs raïzales »). Le peuple Raïzal est formé par une communauté de protestant-e-s afro-caribéen-ne-s. Cette communauté vit dans l’archipel de San Andrés, Providencia et Santa Catalina qui fait partie de la Colombie. C’est l’un des peuples (avec les peuples autochtones continentaux, les afrodescendant-e-s et les palenquero(a)s) auprès desquels travaille Fals Borda. Par extension, le terme est utilisé comme un adjectif par Fals Borda pour désigner les réalités culturelles (et coloniales) locales et propres à l’Amérique latine. Dans le recueil El socialismo raizal y la Gran Colombia Bolivariana. Investigación Acción Participativa (2008), il utilise l’expression « socialisme raïzal » pour se référer à la possibilité d’un nouveau socialisme ancré dans les valeurs historiques des peuples de Colombie (notamment le lien respectueux à la nature, les valeurs de solidarité et de collectivité locale) par distinction avec le socialisme européen qui méconnaît les réalités de l’Amérique latine. Si l’on suit Pereira Fernández (2009), ses origines familiales chrétiennes et humanistes, sa propre formation intellectuelle et ses études de sociologie rurale au contact de groupes de paysan-ne-s et de pêcheurs et pêcheuses colombien-ne-s l’ont amené à défendre les valeurs collectives autochtones et raïzales menacée par un capitalisme immoral. Pereira Fernández qualifie de « romantisme anticapitaliste » la position de Fals Borda définie comme la volonté de « retour à la terre », qui est le titre du quatrième tome d’Histoire double de la côte (1986), guidé par les valeurs d’une société socialiste pluraliste, et non comme une position anti-moderne.

Le terme raïzal est proche, mais bien distinct de celui de « raíces » « racines » également utilisé par Fals Borda dans un sens plus classique (les racines du problème ou les racines familiales, par exemple).

Héritages

Les textes choisis et présentés dans cette anthologie témoignent du statut de précurseur, en Amérique latine, de la critique du colonialisme intellectuel et de la libération des sciences sociales. Pour Fals Borda, le processus de décolonisation doit concerner les êtres et le savoir et non seulement les structures économiques et l’État, et donc débuter par un travail sur les concepts et les cadres de pensée et d’analyse du monde social mobilisés par les sciences sociales. Pour Mignolo, ce déplacement a des conséquences politiques majeures dans les années 1960 et 1970 puisqu’il renvoie dos à dos les projets capitalistes et ceux qui se prétendent alternatifs au capitalisme, les deux types de projets étant centrés sur l’Occident (Mignolo, 2008).

Par ses travaux, Fals Borda contribue à l’émergence d’une nouvelle épistémologie marquée par l’accent mis sur la relation entre sujets producteurs de connaissance (et non objets de recherche), le rôle politique attribué aux chercheurs-militants et chercheuses-militantes et leur contribution à l’action émancipatrice des groupes sociaux opprimés. Cette nouvelle épistémologie est également ancrée dans l’idée de pluralisme épistémique qui renvoie au caractère pluriel, situé et indéterminé des connaissances, et à l’importance de mobiliser les savoirs détenus par les groupes opprimés dans le processus de recherche. Enfin, cette épistémologie est marquée par un ancrage pragmatiste selon lequel la connaissance n’a de la valeur que dans la mesure où elle permet d’agir sur le réel.

Ces idées vont être approfondies par des universitaires latino-américain-e-s qui s’inscrivent dans le courant de la décolonisation des savoirs (Quijano 2000; Mignolo, 2000 et 2007; Walsh, 2005; Escobar, 2007; Castro-Gómez et Grosfoguel, 2007; Mejía 2016; Merçon, 2018). L’importance de l’alliance entre mouvements sociaux, décolonisation des savoirs et démocratisation des sociétés est également centrale dans l’œuvre du sociologue portugais de Sousa Santos et de son projet d’épistémologies du Sud (2016).

Redécouvrir l’héritage de Fals Borda nous oblige cependant à être vigilants : 1) face à la RAP qui a été et est toujours mobilisée par des groupes ou des institutions, notamment des agences de développement, avec d’autres finalités que celles qui figuraient à l’origine dans ce courant et qui peuvent maintenir les hiérarchies locales et internationales (Billies et al., 2010; Rappaport, 2017); 2) face au discours du tout participatif qui saisit les institutions publiques notamment et les sciences sociales, et face à l’essentialisation ou la « romantisation » des savoir détenus par les membres des groupes marginalisés (Casas-Cortés, Osterweil et Powell, 2008 : 48).

Même si Fals Borda est conscient de certaines tensions liées à la position qu’il défend, il n’en reste pas moins qu’il endosse la croyance que les chercheurs et chercheuses peuvent construire une science qui sert à appuyer les luttes révolutionnaires de groupes auxquels ils et elles n’appartiennent pas. Comme le souligne Mignolo, cette position est difficilement défendable puisque dénoncer le colonialisme intellectuel et établir des alliances de bonne volonté avec des groupes autochtones et paysans ne conduit pas nécessairement à décoloniser les relations entre chercheurs et chercheuses et membres des groupes opprimés (2002 : 73). L’alliance des chercheurs et chercheuses avec les membres de ces groupes, comme les autochtones, est toujours un projet d’actualité, mais il a pris des formes différentes au cours des 20 dernières années, notamment grâce aux courants des études autochtones. Je pense ici en particulier aux travaux fondateurs de Nancy Tuhiwai Smith (1999) sur la décolonisation des méthodologies (voir aussi Rigney, 1999; Battiste, 2013). Ces travaux insistent sur le fait que les chercheurs et chercheuses doivent provenir des groupes opprimés ou, tout au moins, que les recherches participatives avec des membres de groupes opprimés doivent aboutir à l’élaboration de nouveaux codes d’éthique qui visent à reconnaître la co-propriété des données, la participation à toutes les étapes de la recherche, la reconnaissance en tant que co-auteurs et co-autrices des documents ainsi que la participation à la diffusion des résultats de recherche, enjeux qui n’étaient pas d’actualité dans les décennies fondatrices de la recherche-action participative et qui dessinent de nouvelles avenues d’expérimentation.


  1. Ce recueil, publié en 1970 (Fals Borda, 1970b), porte le nom d’un article de 1968. Il sera réimprimé à plusieurs reprises et réédité avec d’autres textes dans Ciencia propia y colonialismo intelectual. Nuevos Rumbos (Nouvelles directions) en 1988.
  2. La théorie de la dépendance explique que l’enrichissement des pays du Nord global se fait au détriment des pays du Sud. Par conséquent, le développement de ces pays doit passer par leur émancipation économique vis-à-vis des pays du Nord. On la trouve particulièrement bien formulée dans Le développement inégal de Samir Amin (1973).
  3. Les éléments biographiques et historiques contenus dans cette section proviennent essentiellement d’un long entretien qu’il a réalisé trois ans avant sa mort (Cendales, Torres & Torres, 2005) et d’articles de type biographique rédigés par des spécialistes de son œuvre (voir notamment Sánchez Lopera, 2008; Cataño, 2008; Ocampo Lopez, 2009; Pereira, 2009).
  4. Ce terme désigne, dans les régions rurales des Andes, un processus d’accession à de petites parcelles de terre, souvent érodées et improductives.
  5. Cet édifice est en partie financé par le programme USAID ce qui, en plus de ses études aux États-Unis et de subventions de recherche reçues par des fondations américaines comme Ford et Rockefeller, alimentera plus tard des soupçons de la part de groupes d’étudiant-e-s que Fals Borda soit un agent de l’impérialisme américain.
  6. Pereira explique également cet optimisme libéral par son éducation protestante et le consensus politique qui dominait la vie politique américaine lors de ses études aux États-Unis, puis le gouvernement du Front National (Pereira, 2004).
  7. « Message aux communistes », paru dans Frente Unido (Bogota, le 2 septembre 1965). Texte disponible en ligne : http://www.filosofia.org/ave/001/a230.htm.
  8. Selon Parra Escobar (1983) le terme rosca, utilisé en Colombie de manière péjorative pour se référer aux cercles de concentration de pouvoir et d’influence, est repris par Fals Borda dans le sens catalan de « cercle », en référence à ses propres racines catalanes.
  9. Il sort après plusieurs semaines sans aucune charge retenue contre lui : sa femme passera quant à elle un an et demi en prison, accusée de recel, dans l’une de ses propriétés, d’armes volées par le M-19.
  10. Pereira qualifie la position de Fals Borda de « radicalement basiste » au sens où il privilégie les opinions, savoirs et aspirations des classes populaires sur toute autre théorique ou groupes sociaux (2009 : 242). Ocampo Lopez désigne la proposition de la RAP comme une « philosophie de vie altruiste qui vise à obtenir des résultats utiles et fiables afin d’améliorer les situations collectives, surtout du point de vue des classes populaires » (2009 : 32).
  11. Ce paragraphe n’est pas féminisé afin de ne pas effacer la division du travail et les rapports sociaux de sexe entre hommes et femmes.
  12. Le « ï » utilisé dans la traduction française du terme vise à conserver la prononciation originale.