Préambule – Arrivera-t-on jamais à dire le vrai?
Hady Ba
Je remercie les propriétaires de « La Villa » de m’avoir permis d’y séjourner au mois de novembre 2015. À mon arrivée dans cette maison numérique, j’ai essayé de ne pas faire trop de trous aux murs en accrochant mes tableaux et de ne pas mettre de décoration trop extravagante, peut-être un ou deux masques africains… J’étais certain que si j’exagérais, ma colocataire Morwena m’aurait ramené dans le droit chemin. Merci à Morwena Coquelin de m’avoir chaperonné durant ce séjour. En 2015, nous étions ainsi censés dire le vrai dans cette Villa! Redoutable promesse. Si même Nietzsche est devenu fou par excès de vérité, quel risque n’avions-nous pas pris à séjourner dans cette maison numérique!
Seuil écrit le 12 novembre 2015 et réactualisé le 4 novembre 2021 par Hady Ba, en colocation avec Morwenna Coquelin, dans les « Espaces réflexifs » dits « La Villa ».
Y arrive-t-on jamais, à dire le vrai[1]? Peut-on déjà, ne serait-ce que connaître le vrai? Il me semble que Nietzsche avait un aphorisme sur la plus ou moins grande capacité des gens à supporter la vérité. Quelle quantité de vérité sommes-nous capables de supporter sans littéralement en mourir? Une interprétation romantique de la folie de Nietzsche serait qu’il est devenu fou d’avoir été trop (longtemps) lucide.
À supposer qu’on connaisse le vrai, à qui peut-on le dire? La vérité est censée être objective et neutre. N’importe qui devrait donc pouvoir la découvrir et la transmettre. Une des fascinantes questions que j’aimerais aborder est celle de la réception différenciée du vrai selon qui le prononce. Le comité Nobel « oublie » parfois de récompenser une femme pour attribuer le mérite de ses découvertes à des mâles et couronner ces derniers. Il y a là, me semble-t-il, une révélation d’une des caractéristiques pragmatiques du vrai : on ne peut véritablement l’entendre de la bouche d’un subalterne. La vérité sort certes de la bouche des enfants (Vincent, 2013), mais les adultes peuvent-ils recevoir cette vérité? Ici au Sénégal, un proverbe dit que le jeune qui a les mains propres peut manger avec les ainé·e·s. Il faut donc que les vieilles et les vieux décident de la propreté des mains jeunes avant qu’elles ne puissent plonger dans la calebasse. Je m’intéresse à celui qui est devenu, à notre époque, la figure par excellence du diseur ou de la diseuse de vrai : le whistleblower. Je vais comparer le whistleblower old school, Daniel Ellsberg au geeky whistleblower qu’est Ed. Snowden.
Mais avant tout ça, il me faut saluer ma tribu. Grandir, c’est réaliser que, que cela nous plaise ou non, nous appartenons à une tribu. Il convient de l’identifier, de lui être loyal autant que possible et au besoin d’en être consciemment le fou ou le marginal. Ma tribu est celle des coupeurs et coupeuses de cheveux en quatre qui utilisent la logique pour ce faire : les philosophes de l’engeance analytique. Commençons donc d’abord par voir comment ils et elles disent le vrai.
Nous autres philosophes aimons bien définir les choses. Si nous n’avons pas une bonne définition de ce dont nous parlons, nous ne nous sentons pas vraiment le droit d’en parler. Longtemps, nous avons cru que la vérité échappait à cet impératif de définition. La vérité saute aux yeux. Quiconque la voit la reconnaît. Elle sort de la bouche des enfants. Dans une de ses plus célèbres lettres à Mersenne, Descartes écrit, à propos d’un texte que ce dernier lui avait transmis :
Il [l’auteur] examine ce que c’est que la Vérité; et pour moi je n’en ai jamais douté, me semblant que c’est une notion si transcendantalement claire qu’il est impossible de l’ignorer : en effet, on a bien des moyens pour examiner une balance avant que de s’en servir, mais on n’en aurait point pour apprendre ce que c’est que la vérité, si on ne la connaissait de nature. Car quelle raison aurions-nous de consentir à ce qui nous l’apprendrait, si nous ne savions qu’il fut vrai, c’est-à-dire si nous ne connaissions la vérité? […] Et je crois le même de plusieurs autres choses, qui sont fort simples et se connaissent naturellement […] en sorte que, lorsqu’on veut définir ces choses, on les obscurcit et on s’embarrasse (Descartes, Lettre à Mersenne du 16 octobre 1639).
La vérité fait donc partie, selon Descartes, des notions primitives; des choses que nous connaissons tellement intimement que non seulement il est superflu d’essayer de les définir, mais en plus une telle définition ne ferait que nous égarer. Il est certes superflu d’allumer une torche en plein soleil. Le vrai selon Descartes, c’est l’évident. De la même manière qu’il nous est impossible de ne pas voir quelque chose qui se trouverait en plein soleil et qui, pour ainsi dire, nous saute aux yeux; il nous est également impossible de ne pas voir la vérité. Cela ne signifie pas que nous connaissons nécessairement la vérité. Ce que nous dit plutôt Descartes – et avec lui presque toute la tradition philosophique qui le précède – c’est que lorsqu’un porteur ou une porteuse de vérité nous la montre, nous ne pouvons ne pas la voir. Elle nous devient évidente.
Si tel est le cas, la question de savoir qui peut dire le vrai est oiseuse. Une fois dite, la vérité s’impose à quiconque l’entend. Cet impérialisme du vrai est dû à son caractère objectif, c’est-à-dire qu’il est en droit à la fois universel et indépendant. Il est universel parce qu’il commande l’assentiment de tout le monde. Il est indépendant en ce sens que sa valeur n’est pas influencée par celle de son énonciateur ou de son énonciatrice. Mais la vérité est-elle vraiment objective?
Le modèle cartésien est fondamentalement mathématique. C’est des mathématiques que viendra la subversion de cette notion de vérité absolue, objective et évidente. Les géométries non-euclidiennes auront le mérite de montrer que le critère de l’évidence n’est pas opérant. Si des systèmes géométriques totalement contre-intuitifs sont « vrais », alors le vrai ne peut plus correspondre à l’évident, au réel et à l’objectif. L’on retourne donc à la vieille dichotomie entre vérités de raisonnement et vérités de fait. La vérité est soit accord de la pensée avec elle-même, soit accord de la pensée avec la réalité. Elle est soit cohérence, soit correspondance.
Dans l’un et l’autre cas, le critère de l’évidence est-il opérant? Il ne fait guère de doute que la vérité paraît évidente à celui ou à celle qui croit la posséder. Mais cette vérité sautera-t-elle aux yeux de celui ou de celle à qui il la transmet? Rien n’est moins sûr, pour que la vérité s’impose à l’interlocuteur ou à l’interlocutrice, encore faut-il qu’il ou elle partage les mêmes notions de cohérence et de correspondance que celui ou celle qui lui transmet cette vérité. Ces deux notions semblent évidentes, à la limite de l’indéfinissable, tout comme la notion de vérité semblait indéfinissable à Descartes. L’un des enseignements du siècle dernier est que ces évidences n’en sont pas. Bertrand Russell, opposant science et religion affirme que l’une des différences majeures entre ces deux est que la science a renoncé à la recherche de vérités absolues pour se contenter de vérités provisoires alors que la religion se veut infaillible. Pis encore, la science accepte que sa définition de la vérité soit celle d’une vérité que Russell lui-même qualifie de « technique » et dont il nous dit qu’elle est la seule à même de nous faire progresser dans l’investigation du Réel. D’une certaine manière donc, toute vérité est construite. Si tel est le cas, y a-t-il le moindre sens à essayer de dire le vrai comme nous voulons le faire dans ce livre dont la fabrication a débuté dans La Villa? « La vérité est un mensonge coagulé », affirme Nietzsche. La coagulation, c’est évidemment quand nous faisons de la vérité technique une vérité absolue. Voir que la vérité n’est pas évidente, qu’elle est tributaire d’un ensemble de schèmes conceptuels, c’est justement avoir une conception dynamique et critique de la vérité qui en fait non pas quelque chose de coagulé, mais un sang frais qui vivifie toute communauté qui essaie de tenir ensemble la recherche de la vérité objective et l’autocritique de ses propres convictions. Dire le vrai, c’est donc simplement essayer d’identifier certains facteurs de cette coagulation. Cette tâche est loin d’être évidente.
Références
Descartes, R. 1639. Lettre à Mersenne du 16 octobre 1639.
Vincent, M. (2013). La vérité sort de la bouche des enfants. Le Sociographe, 44, 104-116. https://doi.org/10.3917/graph.044.0104
- Lire la version « Villa » de ce texte à l’adresse : https://reflexivites.hypotheses.org/7827 ↵