6 Comment te dire?

Conversation musicale avec son double sur le vrai

Hubert de Saussure

Dans cette contribution, je m’engage dans un échange sur le vrai avec mon « double ». Une question anime les échanges : comment dire à l’autre cette vérité qui nous semble pourtant si claire, mais qui peine à prendre forme dans les mots? Pour qu’il n’y ait pas d’équivoque, je tiens à préciser que cet Hubert est un autre que moi. « Lectrice, lecteur, cette lettre est pour toi et si je t’ai prénommé·e Hubert, c’est que cet Hu-lu-bert-lu-là existe et qu’il m’aide à réfléchir un peu », écrivais-je alors alors sur un mur de La Villa[1].

De l’autre côté du miroir, Hubert parle à Hubert…

Hubert,

Tu connais mon dilettantisme et surtout mon inclination à l’évitement. Ainsi avait-elle été saugrenue mon intention de rejoindre la villa réflexive, même en catimini, et qui plus est, pour un sujet comme toujours exigeant : « dire le vrai ». Alors, te voilà prévenu, je partagerai quelques truismes et autres hors sujets, tous, objets de mes papillonnages. Non pas que je préfère le silence ou le mensonge, même s’il m’arrive d’y contribuer, mais les à-côtés mis en regard questionnent aussi, à leurs manières. Alors un écart et… le chemin se dérobe sous mes pas. Me voici glissant dans le puits. Inutile de résister, de s’agripper aux parois, la pente est trop raide. À quoi bon d’ailleurs.

Si le sous-sol de la villa était assez sombre, à l’étage, rien de tel. La lumière du salon était celle des salles d’étude. Les livres laissés par les précédent·e·s locataires étaient précieux et nombreux. À côté du Retour à Reims d’Eribon laissé par Caroline en partant, j’en avais déposé un à mon tour, dès mon arrivée, En finir avec Eddy Bellegueule d’Édouard Louis. Cet Eddy Bellegueule, dont le dire assure une renaissance, était déposé là discrètement pour ne plus y revenir, car j’avais préféré apporter de la musique. Comme tu sais, je passe plus de temps à lire des partitions qu’à dévorer de la littérature, plus de temps à écrire des notes avec des têtes, des hampes et des durées, qu’à en noircir avec des lettres capitales ou minuscules. Donc, apporter de la musique… et une bouteille de tokay promise à Noémie[2]. Le temps d’un mois de mai 2015, nous avions partagé les lieux et, comme elle, c’était pour moi la toute première fois. J’avais d’abord investi la cave, la galerie des masques[3]. Pour me rassurer, j’avais pris tout simplement avec moi des sons et des voix qui me touchent et me suivent régulièrement; des enregistrements pris sur l’étagère familière, le livret et la partition du Château de Barbe-Bleue de Béla Balázs et Béla Bartók.

Pour ce (se) « dire le vrai », cette œuvre s’est facilement imposée : dans ce château froid et obscur, où résonnent de profonds soupirs, les murs suintent des larmes de sang; il y a ces sept grandes portes noires fermées, qu’une à une Judith ouvrit pour faire entrer le soleil et le vent; sept clefs et sept portes dont chacune révélera son secret malgré les mises en garde d’un Barbe-Bleue résigné.

Alors, imagines-tu? Un Barbe-Bleue qui résonne sous les voûtes solitaires de la cave avec, pour prologue, l’avertissement énigmatique d’un regös, ce barde chaman* d’une Hongrie perdue.

Sorti, sortilège
Où donc le cacherais-je?
Eut-il lieu** dehors ou dedans***?
Ce vieux récit, qui le comprend,
Seigneurs et gentes dames ?

On chante, et je vous vois,
Vous qui me voyez, moi.
Le rideau devant nos yeux se lève,
Sur la vérité? sur le rêve?
Seigneurs et gentes dames ?

[…]

Ce conte, c’est le nôtre,
Le mien comme le vôtre.
D’où qu’il vienne, il nous émerveille.
Ouvrons bien grandes nos oreilles,
Seigneurs et gentes dames.

*À propos du langage et de la magie : « Dans certaines sociétés, […] le langage a le pouvoir de rendre vrai ce qu’il affirme être vrai. […] La narration elle-même possède un certain pouvoir : répéter le mythe, c’est y participer […] De plus, l’arrangement rythmique des mots, les allitérations, les assonances, les rimes, de savantes combinaisons destinées à charmer et à bercer l’oreille, concourent à activer les pouvoirs du langage, tout comme le recours à une musique d’accompagnement. Ses propres instruments une fois découverts, il est bien peu de chose que la volonté n’aspire à accomplir grâce à la magie » (Greene, 1989, p. 65).
**Hol volt, hol nem est l’équivalent de notre Il était une fois et qui, traduit littéralement, correspond à la formule traditionnellement utilisée en ouverture des contes hongrois : Il était une fois, une fois il n’était pas.
***P. Unwin et C. Lamarque, dont je reprends la traduction, traduisent kint-e vagy bent? par dehors ou dedans? dans la première strophe et par sur la vérité? sur le rêve? dans la deuxième. Dans les différentes traductions que j’ai pu lire, c’est la proposition dehors ou dedans? qui est généralement retenue dans chacun des cas.

Cette incantation renvoie à un monde lointain dans lequel le conte – dans la perspective d’une révélation – nous délivre un secret. Un secret qui nous est dévoilé, porte après porte.

Devrons-nous répondre aux questions? Où sommes-nous? À quoi assistons-nous? Est-ce dehors ou bien dedans? Dans le réel ou dans le rêve? Les questions posées par le barde tiennent du tour de bonimenteur ou de la bonimenteuse : faire diversion en portant l’attention de l’auditoire sur la main gauche pendant que l’autre main opère la manipulation. Oyez oyez bonnes gens, soyez attentives et attentifs, mais surtout croyez à mon histoire. Nous sommes au théâtre. Un théâtre du merveilleux et de l’effroi. Je suis dupé, je le sais et je suis consentant avec volupté. Je veux être, et à distance, et à proximité, tout à la fois. Je sais que tu me racontes des histoires, mais je veux aussi que le merveilleux et l’effroi soufflent sur ma nuque. Hubert, je te convie à goûter ce prologue dit par Tamás Jordán, le regös (barde), dans la version dirigée par György Selmeczi en 2005 .

D’abord parce que cette langue m’est étrangère, j’en goûte l’exotisme mystérieux[4]. Puis ce prologue sonne aussi à mes oreilles comme une parole rendue érotique par le pouvoir physique de la voix, le grain de la voix, « le corps anonyme de l’acteur dans mon oreille : ça granule, ça grésille, ça caresse, ça rape, ça coupe : ça jouit » (Barthes, 1973, p. 105). Pour prolonger le plaisir, jouissons encore mon ami, à l’écoute de cet autre grain au pouvoir d’envoûtement, celui de la voix impavide d’Alain Cuny disant Épitaphe de Gérard de Nerval  .

Avec ces deux voix résonnantes, je réalise combien le dire donne toute la force du saisissement au dit : « Premiers accords du drame… déjà monte la flamme… » (le barde), « Nous sommes arrivés. Regarde : voici le château de Barbe-Bleue » (premières paroles chantées après le prologue, Barbe-Bleue à Judith).

Avant de m’éclipser sur la pointe des pieds à l’ouverture de la première porte, je te laisse savourer cet extrait du Château de Barbe-Bleue de Balázs et Bartók, avec Willard White, Béatrice Uria-Monzon et l’Orchestre de l’Opéra national de Paris sous la direction musicale de Gustav Kuhn, dans une mise en scène d’Alex Ollé et Carlos Padrissa de La Fura dels Baus, au Palais Garnier en 2007.

Je t’embrasse bien affectueusement.

À toi.

La vérité : ce qui est à côté. Un moine demandait à Tchao-Tcheou : « Quel est l’unique et dernier mot de la vérité ? » […] Le maître répliqua : « Oui. » Je n’entends pas dans cette réponse l’idée banale selon laquelle un vague parti pris d’acquiescement général est le secret philosophique de la vérité. J’entends que le maître, opposant bizarrement un adverbe à un pronom, oui à quel, répond à côté ; il fait une réponse de sourd, de la même sorte que celle qu’il fit à un autre moine qui lui demandait : « Toutes choses, dit-on, sont réductibles à l’Un ; mais à quoi, l’Un est-il réductible ? » Et Tchao-Tcheou répondit : « Quand j’étais dans le district de Tching, je me suis fait faire une robe qui pesait sept kin » (Barthes, 1977, p. 273).

La voix venue de l’envers

Hubert,

Voulant croire à une invitation de ta part, je me suis permis d’entrer par une porte dérobée. Oh, je n’ai pas vu la cave et n’ai fait qu’apercevoir Noémie dans la galerie; l’espace était étrange et l’on y voyait double puis triple puis y perdions l’esprit dans un délicieux vertige. Maintenant, je ne sais trop où je suis, ce qui m’est assez agréable à vrai dire. Et puis, je me rassure en notant que les murs sont secs.

Mais revenons Hubert à tes propos. Ainsi nourris-tu une relation ambiguë avec ce barde. Que parles-tu de théâtre, de bonimenteur, de bonimenteuse et de duperie? Nous ne cessons de nous duper nous-mêmes en s’entichant et s’attachant à de prétendues vérités bien estimables, confortables, mais discutables. La fiction ne serait-elle pas bien au contraire un remède au déni, un dissolvant de la duperie. Je sens bien que nous partagerions le même avis si j’étais plus clair; mais enfin, j’ai pour excuse d’être dans une pièce sombre et pour cette raison même, de peiner à trouver mes mots.

Puisqu’il s’agit de dire la vérité, ma dernière lecture m’apparaît bien opportune. J’ai apporté l’ouvrage, et le laisserai en partant près du pot de fleurs, en espérant que quelqu’un s’en empare avant qu’il ne pleuve. Cet ouvrage est Braises de Sándor Márai[5]. J’avais d’abord pensé revenir sur ces pages où l’auteur cherche à savoir, sans trop savoir comment[6]. Il dit en effet quelque part :

There is such a thing as factual truth. This and this happened. […] And yet, sometimes facts are no more than pitiful consequences, because guilt does not reside in our acts but in the intentions that give rise to our acts. Everything turns on our intentions.

Rien de bien nouveau, confesse-t-il aussitôt. Mais l’apparent renversement quelques pages plus tard est édifiant.

At the very end, one’s answers to the questions the world has posed with such relentlesness are to be found in the facts of one’s life. Questions such as: Who are you?… What did you actually want?… What could you actually achieve? At what points were you loyal or disloyal or brave or a coward? And one answers as best one can, honestly or dishonestly; that’s not so important. What’s important is that finally one answers with one’s life.

Les actes ne sont-ils que de pitiful consequences pour au final être ce qui constitue la réponse la plus significative aux questions qui nous sont posées? Je sais bien que je joue avec les mots; il y a actes et actes, petites mesquineries et grandes escroqueries, défis insignifiants et exploits légendaires, infime bonne action et la dévotion d’une vie. Et puis, si certains actes singuliers sont souvent déterminés par les contingences de notre monde, la prétendue stabilité de notre caractère devrait toutefois, dans la durée et en dépit de ces contingences, pouvoir imprimer quelque marque de fabrique à notre existence. Mais en recherchant ces pages, je suis tombé sur cet autre fait qui m’a marqué. Sans trop en dire, en voici l’essentiel : lors de leur voyage de noces qui durera un an, l’épouse entreprend la rédaction d’un carnet, intime, mais dont elle offrira à son mari la possibilité de le lire à chaque instant. Le carnet sera à cet escient laissé en un lieu connu de l’épouse et de l’époux. J’ai instinctivement pensé que l’initiative était bien plus envoûtante qu’effrayante.

For your see, this confidential little book which we do not discuss – we are each a little ashamed in front of the other about this silent confidence we share – is like a declaration of love that repeats itself again and again. Such things are hard to discuss .

Cette double conversation doit être délicieuse sinon source de schizophrénie partagée par deux acteurs, de quadriphonie en quelque sorte. Mais l’auteur de rompre le charme aussitôt :

[…] it was only later, much later, […] that I understood that one only prepares oneself so consciously to confess, to hew to the utmost honesty, if one knows that one day there will actually be something that requires confession […]. Later I understood that someone who flees into honesty like that fears something, fears that her life will fill with something that can no longer be shared, a genuine secret, indescribable, unutterable.

Fuir dans l’honnêteté en se révélant, dire le vrai et se préparer ainsi à trahir. Aussi préféré-je me taire et te quitter ici à petits pas, sur le côté, comme tu le faisais tantôt.

Je t’embrasse,

Hubert

Un arrière-goût de bois, de terre et de tanin****

****Le titre de cette section est extrait d’un texte de Gÿorgy Ligeti trouvé dans le programme du concert du lundi 7 novembre 1994 au festival d’Automne à Paris, à propos de la pièce pour alto seul Hora Lungâ. Hora Lungâ, évoque l’esprit de la musique populaire roumaine qui a fortement marqué mon enfance en Transylvanie, avec la musique populaire hongroise et celle des Tsiganes. Je ne compose cependant pas de folklore, et n’introduis pas de citations folkloristes : il s’agit plutôt d’allusions. Hora Lungâ signifie littéralement « danse lente ». Dans la tradition roumaine, il ne s’agit cependant pas de danse, mais de chansons populaires (dans la province la plus septentrionale du pays, celle du massif des Maramures, au cœur des Carpathes), nostalgiques et mélancoliques, à l’ornementation riche, qui ont une similitude frappante avec le cante jondo d’Andalousie et les musiques populaires du Radjasthan. Il est difficile de dire si ce phénomène est lié aux migrations tsiganes, ou s’il s’agit d’une ancienne tradition indo-européenne, diatonique et mélodique. Ce mouvement est intégralement joué sur la corde de do. [La corde grave de do donne à l’alto une âpreté singulière, compacte, un peu rauque, avec un arrière-goût de bois, de terre et de tanin.] J’utilise ici les intervalles naturels (une tierce majeure juste, une septième mineure juste, ainsi qu’une onzième harmonique).

Je titube, me retiens et m’adosse au mur proche. Mes bras s’y agrippent. Mes paumes cherchent un soutien, mais je crois que mon corps tout entier, englouti par la muraille mouvante, s’enfonce et s’enfonce. Je n’ai pas besoin de tourner la tête pour savoir que je suis seul dans cette salle muette. Noémie aura sans doute rejoint sa chambre à l’étage, à moins qu’un voile magique ne me la rende invisible. Je ne perçois que le souffle de l’air dans mes poumons – je respire fort –, que le battement de mon cœur et le sang qui glisse et file dans les veines et les artères. Un long sifflement dans le crâne. La chambre sourde se referme. Mon corps devient plus bruyant que jamais; un corps sonore; un corps qui disparaît enfin dans cette paroi constellée de dièdres, comme des sons qui s’écrasent dans de la neige vierge. Un grondement tellurique s’approche et me happe de sa gueule grande ouverte. Me voici maintenant mâchonné dans un marmonnement haletant et joyeux.

T’ai-je raconté, cher Hubert? Nous avons, avec Noémie, mis les voiles vers un ailleurs invisible. Le tokay n’a pas suffi. Nous avons tournoyé comme des toupies, crié, exulté. Nous avons agité nos sonnailles et grelots aux chevilles, et le tonnerre a craché. Nous avons fait rugir les rhombes et les esprits ont hurlé. Nous avons ri, ri, mais ri. La mine suante et défaite, nous avons posé sur nos têtes des masques de carnaval. Une crinière à longue barbe hirsute de ficelle sombre sur celle de Noémie, des yeux tubulaires et un museau cabossé sur la mienne. Comme tous ces désordres de la nuit t’auraient plu. Un flûtiste, ou bien alors un hautboïste, caché, jouait une mélodie en mode phrygien; tu sais, ce mode qui « rend les hommes enthousiastes » (Aristote, La Politique ), ce mode si éloigné de ces « molles » harmoniques ioniennes ou lydiennes « faites pour les buveurs » (Platon, La République ). Ô mélodies phrygiennes qui conviennent si bien aux chants orgiastiques, précipitez nous cul par-dessus tête au fond du puits de lumière! Rythmes lancinants, ruptures et convulsions tétaniques. Nos danses avaient-elles le pouvoir de faire pleuvoir ou de faire germer le grain?

[V]oici que l’obscurité s’écarte et que VIVRE devient, sous la forme d’un âpre ascétisme allégorique, la conquête des pouvoirs extraordinaires dont nous nous sentons profusément traversés mais que nous n’exprimons qu’incomplètement faute de loyauté, de discernement cruel et de persévérance.

Compagnons pathétiques qui murmurez à peine, allez la lampe éteinte et rendez les bijoux. Un mystère nouveau chante dans vos os. Développez votre étrangeté légitime (Char, 1962, p. 71).

Au petit matin, des odeurs de terre humide au printemps, la lumière de l’aube et son chant à sa suite :

Din zori de zi si joc bărbătesc (mélodie de l’aube, suivie d’une danse virile)
Gheorghe Tisalia, jouant de la flûte tilincă, enregistré à Rozavlea dans la région de Maramures. Din zori de zi appartient aux mélodies de l’aube pour les rituels des morts.

Notre entrée dans ce château de Barbe-Bleue aurait dû éveiller nos soupçons. Te souviens-tu de cette mélodie distribuée aux cordes graves en ouverture? Bartók nous racontait qu’il l’avait collectée auprès de paysan·ne·s. Cet air sombre, lorsque nous passâmes le seuil, t’en souviens-tu? Tendons l’oreille, cette descente pentatonique empruntée à « une authentique ancienne musique populaire hongroise » est bel et bien propice à pénétrer dans l’obscurité des mondes enfouis.

Premières mesures du Château de Barbe-Bleue de Béla Bartók (Photographie de Yann Sallou )

Sur sa gamme pentatonique fa# – mi – do# – si – la, la ligne mélodique reprend les tétracordes phrygiens[7] propices aux enthousiasmes et aux orgies. À ce mode, ici défectif, ne manquent que les ré# et sol# pour entrer dans la transe.

À l’image d’un Balázs qui créa son livret, nous dit-il, « dans le langage et les rythmes des anciennes ballades populaires hongroises de Székely » (Bartók, 2001, p. 83), Bartók trouva dans la musique paysanne récoltée par ses soins « un point de départ idéal pour une renaissance musicale » (ibid.). L’authentique musique populaire nichée dans les campagnes sera pour Bartók une matière sonore à renouveler le langage, à façonner une identité face à la domination de l’Empire austro-hongrois, à construire une authenticité.

Dès le début de notre exploration de la musique paysanne hongroise, nous étions plutôt surpris de l’absence presque totale des gammes majeures et mineures usuelles, notamment dans les mélodies populaires qui nous apparaissaient comme authentiques. À leur place, nous trouvions les cinq modes les plus courants dans la musique savante médiévale et, à côté d’eux, d’autres qui étaient absolument inconnus dans la musique modale, ainsi que des échelles dotées de caractéristiques qui semblaient orientales. […]

Nous étions très attirés par les traits archaïques de ce style et, lorsque nous avons cédé à son influence, nous sommes remontés jusqu’au sixième ou septième siècle. […] On pourrait démontrer que ce vieux style rural a plus de quinze cents ans (Bartók, 2006, p. 297 et 302).

Dans le cadre de ses recherches ethnomusicologiques, Béla Bartók sillonna la Transylvanie de 1910 à 1912 et en rapporta des enregistrements de chants et danses collectés dans les campagnes.

Les musiques de cet enregistrement sont à l’origine de ses Danses populaires roumaines (d’abord hongroises puis devenues roumaines en 1918) écrites pour piano, puis pour orchestre de chambre. Dans la version qui suit, certaines danses de Bartók alternent avec les airs d’origine interprétés sur instruments de tradition populaire.

Mais le costume de concert que vient d’endosser la musique « authentique », nous fait perdre maintenant les vertus performatives liées à sa fonction. La ronde fut plaisante, mais déjà nous quittons notre ailleurs englouti.

 Dis-moi, n’irons-nous plus au bois, aux champs et au cimetière en chantant?

Comment te dire? – Attends, laisse-moi te le dire en chanson…

Idejöttem, mert szeretlek. / Je t’ai suivi parce que je t’aime

Itt vagyok, atied vagyok. / Ici je suis à toi, je suis à toi

Most már vezess mindenhová, / Révèle-moi tous tes secrets,

Most már nyiss ki minden ajtót! / Donne-moi la clé de chaque porte.

Váram sötét töve reszket, / Mon château tremble de toutes parts,

Bús sziklából gyönyör borzong. / Les portes des oubliettes s’entrouvent.

Judit, Judit! Hűs és édes, / Judith, Judith, il est doux le sang

Nyitott sebből vér ha ömlik. / Qui sourd des fraîches blessures[8].

(Judith puis Barbe-Bleue, à l’ouverture de la deuxième porte du Château de Barbe-Bleue de Béla Balázs et Béla Bartók).

Cher Hubert,

Le susurré-je dans le creux de l’oreille? Recto tono ou vocalisé? Le crié-je à la cantonade ou le balbutié-je sur tous les tons?

Après l’adresse parlée du barde au spectateur et à la spectatrice, comment Bartók choisit-il de dire le dit de Balázs? Quelle option le compositeur prend-il pour faire entendre le livret? Quelle place donne-t-il à la fois au chant et aux paroles, à ce qu’ils disent, à ce qu’ils sous-tendent et sous-entendent? Passées les rapides fanfares de trompettes et de cors, « la serrure claque » et…

Ouverture de la deuxième porte du Château de Barbe-Bleue de Béla Balázs et Béla Bartók avec Katalin Kasza (Judith), György Melis (Barbe-Bleue) et l’Orchestre Philharmonique de Budapest sous la direction de János Ferencsik, en 1970

…la porte s’ouvre découvrant une ouverture jaune rougeoyante, sombre, inquiétante. […]

Que vois-tu ?

Des milliers d’armes aiguisées

Des milliers d’armes effrayantes

Ma salle d’armes, Judith.

Pas d’ornementation et de vocalise, pas de performance belcantiste, pas d’acrobatie vocale ou d’explosion de la ligne mélodique, à chaque syllabe une note, à chaque strophe du poème une courte phrase musicale. La figure du chanteur virtuose s’efface pour laisser la place au personnage et dire la vérité du drame. Le travail d’écriture vocale de Bartók s’appuie sur l’octosyllabe de vieilles ballades hongroises repris par le poète, sur la prosodie du magyar et sur ses caractères mélodiques et rythmiques, en « rend(ant) musicale l’inflexion naturelle de la voix »[9]. La prosodie d’un parler « naturel » ajouterait-elle un pouvoir de vérité à la musique?

Cette écriture vocale avec le mot, la phrase et le sens inscrits dans la courbe mélodique est dans l’esprit du récitatif mélodique d’un Pelléas et Mélisande composé, vingt ans plus tôt, par Claude Debussy.

La mort de Pelléas, acte IV de Pelléas et Mélisande de Claude Debussy, par Magdalena Kozena (Mélisande), Jean-François Lapointe (Pelléas) et Laurent Naouri (Golaud) et l’Orchestre national de France sous la direction de Bernard Haitink, dans la mise en scène de Jean-Louis Martinoty

Bartók, qui n’avait pas encore écrit de mélodie pour la voix, reconnaissait dans une lettre au compositeur Frederick Delius, sa difficulté à mettre ce texte en musique. Il trouvera une partie de la réponse dans son étude de la musique paysanne hongroise. Ce travail spécifique sera un des moteurs de sa créativité, autant pour les rythmes que pour les modes. Lorsque l’opéra sera repris des années plus tard en 1924, Béla Bartók demandera qu’un soin particulier soit apporté à l’interprétation des passages « parlando » :

Jusqu’ici, j’ai partout fait l’expérience que les chanteurs veulent exécuter les passages « parlando » […] en rythme fixe (tempo giusto). C’est pourquoi j’attire votre attention sur le fait qu’une telle conception serait complètement fausse, il doit régner de bout en bout une sorte de sprechgesang (Bartók, 1980, p. 47).

Bartók (à moins que ce ne soit le traducteur) utilise ce terme de sprechgesang dans un sens bien différent de celui précisé par Arnold Schoenberg douze ans plus tôt.

L’année suivant l’écriture du Château de Barbe-Bleue, le Pierrot lunaire d’Arnold Schoenberg ouvrira une nouvelle voie avec l’utilisation du sprechgesang, de la « mélodie parlée », ce style de récitation dont il ne s’agit toutefois pas de « parler de manière réaliste et naturelle ». La vérité du Pierrot n’est ni dans le réel, ni dans la nature, mais dans un entre tout autre.

Pierrot lunaire, op. 21 (1912) d’Arnold Schoenberg, mélodrame pour une voix et petit ensemble sur des poèmes d’Albert Giraud traduits par Otto Erich Hartleben, Kiera Duffy (voix), Mathieur Dufour (flûte traversière), J. Lawrie Bloom (clarinettes), Robert Chen (violon et alto), John Sharp (violoncelle) et Pierre-Laurent Aimard (piano) sous la direction de Cristian Macelaru.

Cette œuvre est une commande de la « diseuse » de cabaret berlinois, Albertine Zehne, comédienne et ancienne chanteuse wagnérienne. Un Pierrot écrit sur mesure!
S’il te venait l’idée – ce qui me ravirait – de me raconter tes prochaines lectures en sprechgesang, je te conseille la préface du Pierrot Lunaire, écrite par Schoenberg à l’intention des interprètes. Souviens-toi de ne pas parler de manière réaliste et naturelle et que ton chant ne ressemble pas au chant.

La mélodie indiquée dans la partie vocale à l’aide de notes, sauf quelques exceptions isolées spécialement marquées, n’est pas destinée à être chantée. La tâche de l’exécutant consiste à la transformer en une mélodie parlée en tenant compte de la hauteur de son indiquée. Ceci se fait :

  1. En respectant le rythme avec précision, comme si l’on chantait, c’est-à-dire, sans plus de liberté que dans le cas d’une mélodie chantée.
  2. En étant conscient de la différence entre note chantée et note parlée : alors que, dans le chant, la hauteur de chaque son est maintenue sans changement d’un bout à l’autre du son, dans le Sprechgesang, la hauteur du son, une fois indiquée, est abandonnée pour une montée ou une chute, selon la courbe de la phrase.

Toutefois, l’exécutant doit faire très attention à ne pas adopter une manière chantée de parler. Cela n’est pas du tout mon intention. Il ne faut absolument pas essayer de parler de manière réaliste et naturelle. Bien au contraire, la différence entre la manière ordinaire de parler et celle utilisée dans une forme musicale doit être évidente. En même temps, elle ne doit jamais rappeler le chant.

Près de cinquante ans plus tard, les mots sont éparpillés façon puzzle avec la Sequanza III de Luciano Berio. Un puzzle qui tire ici ses vocalises de l’histoire de l’opéra italien et avant lui des mélismes du chant grégorien; qui tire ses raclements de gorge, halètements et claquements de langue, de la voix archaïque; ses chuchotements, susurrements, murmures et rires, du geste théâtral. Un puzzle et une corporéité de la voix qui mettent de côté la dimension sémantique du langage. Mais quelle théâtralité avec ses « ombres de signification ».

Ravager le texte.

Sequanza III pour voix (1965) de Luciano Berio pour Cathy Berberian (interprète de cet enregistrement).

La voix porte toujours en soi un excès de connotations. Du bruit plus insupportable au chant plus exquis, la voix signifie toujours quelque chose, renvoie toujours à quelque chose d’autre que soi et crée une gamme très vaste d’associations***. Dans Sequenza III, j’ai essayé d’assimiler musicalement beaucoup d’aspects de l’expérience vocale quotidienne, même les plus triviaux, sans renoncer pourtant à des aspects intermédiaires et au chant proprement dit. Pour contrôler un ensemble si vaste de comportements vocaux, il était nécessaire de fragmenter et, au moins en apparence, de ravager le texte, pour en pouvoir récupérer ensuite les fragments sur de différents plans expressifs en les recomposant comme unités musicales et non plus linguistiques. Le texte devait donc être homogène et ouvert aux exigences du projet, qui consiste, dans ses lignes essentielles, à exorciser l’excès de connotations et à le composer en unité musicale. Ceci est le court texte « modulaire » écrit par Markus Kutter pour Sequenza III :

Give me a few words for a woman

to sing a truth allowing us

to build a house without worrying before night comes

Dans Sequenza III, l’accent est mis sur le symbolisme sonore des gestes vocaux et parfois visuels, et sur les « ombres de signification » qui les accompagnent, sur les associations et les conflits qu’ils produisent. Pour cette raison, Sequenza III peut être considérée comme un essai de dramaturgie musicale dont l’histoire, en un sens, est le rapport entre la soliste et sa propre voix (Luciano Berio, en ligne)[10].

***Je ne boude pas mon plaisir en te proposant l’écoute de ∞ extrait de l’album 666 (1972) des Aphrodite’s Child. Irène Papas exulte sur les paroles de Kostas Ferris et la musique de Vangelis. « I was, I am, I am to come, I was ».

En 1993, un des élèves de Luciano Berio, le compositeur Steve Reich crée, avec la vidéaste Beryl Korot, The Cave dont l’ensemble instrumental reprend la prosodie des voix parlées, au plus près, en la soulignant. « L’idée était de faire voir et entendre des gens s’exprimant sur une bande vidéo et simultanément doublée sur scène par les musiciens… »[11]. La parole enregistrée, extraite d’interviews vidéos, est découpée et répétée pour constituer un matériau sonore musical. Elle devient chant. Elle devient même transe et incantation avec la répétition des fragments de phrases en boucle et les trois heures que dure cet opéra.

La musique en « doublure » de la parole

Extrait de The Cave (1993) de Steve Reich et Berryl Korot, par l’Ensemble Modern et Synergy Vocals, sous la direction de Jonathan Stockhammer, en 2011 à Musica Strasbourg

S’inspirant du travail de Steve Reich, Christophe Chassol crée ce qu’il appelle des « ultrascores » ou des « harmonisations du réel ». Après des discours de Barack Obama ou un entretien avec Meredith Monk, Chassol a « harmonisé » le discours de Christiane Taubira du 29 janvier 2013 sur la loi ouvrant le mariage aux couples de même sexe.

Waouh… et glou et glou et glou (dernière gorgée de tokay partagée avec Noémie)

Tra la la la lère. Et hop! Bing! Héhé… Taratata!

Youpiii

Blablabla… Gné? Urf Hummm! Haha…

Patati & patata… ZZZzzzzz Rrrr Zzz

Pschitt Tss

Oupla

Extrait de la partition de Stripsody (1966) de Cathy Berberian. Les illustrations sont de Roberto Zamarin

Tagada tsoin-tsoin

Et pour la chute? Chuuut…

Smack

p.s. Dis, quand viendras-tu faire des bulles, des Wip! des Clip! Crap! des Bang! des Vlop et des Zip! Shebam! Pow! Blop! Wiz!

Ainsi, Serge était-il un admirateur de Cathy.

Références

Barthes, R. (1973). Le Plaisir du texte. Seuil.

Barthes, R. 1977. Fragments d’un discours amoureux. Seuil.

Bartók, B. (1980). Musique de la vie (trad. Philippe Alexandre Autexier). Stock.

Bartók, B. (2006). Conférences de Harvard (1943). Dans Écrits (trad. Peter Szendy). Contrechamps.

Char, R. (1962). Fureur et mystère. Gallimard.

Greene, T. (1989). Poésie et magieVérité poétique et vérité scientifique. PUF.


  1. Ce texte est une version remaniée de trois billets publiés dans Espaces réflexifs: https://reflexivites.hypotheses.org/7054; https://reflexivites.hypotheses.org/7155; https://reflexivites.hypotheses.org/7109[2] Lire « Partir plus léger » de Caroline Muller dans la Villa : http://reflexivites.hypotheses.org/7020
  2. Lire « Un matin d'au-revoir » de Noémie Aulombard dans la Villa : http://reflexivites.hypotheses.org/category/mois-apres-mois/2015/05-mai-2015-n-aulombard
  3. Lire « Le nécessaire mensonge ou dire le vrai sur le mirage de la réalité » de Noémie Aulombard ici-même ou dans la Villa : http://reflexivites.hypotheses.org/7037
  4. Lors de la représentation parisienne de 2007, dans la mise en scène de La Fura dels Baus, le prologue était dit en français par Maurice Bénichou en voix off.
  5. Sándor Márai, A gyertyák csonkig égnek. Je ne dispose que de la traduction anglaise de Carol Brown Janeway. Une tradition française existe.
  6. Je prends garde de ne pas trop en dire afin de ne pas gâcher la lecture de ce texte envoûtant. Que les lecteurs et lectrices me pardonnent si ici j’échoue.
  7. Les deux tétracordes phrygiens (ton, demi-ton, ton) sont reliés deux à deux par un ton.
  8. Traduction de P. Unwin et C. Lamarque. Traduction de P. Unwin et C. Lamarque.
  9. Zoltán Kodály à propos de l’écriture de Bartók pour le Château de Barbe-Bleue.
  10. lucianoberio.org
  11. Citation de Steve Reich extraite du programme de salle du 23 septembre 2011, Musica Strasbourg.

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