5 La figure de l’expert dans les débats télévisés camerounais

Mohamadou Ousmanou

Introduction

Il m’a été donné l’occasion d’observer la scène télévisuelle camerounaise depuis bientôt vingt ans. Au-delà de la multiplication des chaînes de télévision, un certain nombre de faits sont notables au regard de leur contenu : la prolifération des programmes de débats que nous avions déjà signalée (Mohamadou, 2017), l’émergence progressive, puis constante de la figure de l’expert et de l’experte. Ces panels, généralement composés de journalistes et de personnalités politiques, accordent une place de plus en plus importante aux universitaires. La présence de cette catégorie de personnes est tellement récurrente que Ngono parle d’une « monopolisation des débats télévisés par certains acteurs » (2014, p. 14). Ceci est d’autant plus frappant qu’on peut remarquer une forme de circularité d’un certain nombre de spécialistes, d’une chaîne de télévision à une autre, d’une émission à une autre. Dotés d’une parole forte et d’une autorité scientifique, ces personnes sont invitées de façon régulière à ces échanges pour faire valoir le caractère hautement crédible du débat. C’est ce qui explique le rappel de ses titres universitaires, ses publications et même ses diplômes.

Si pour Charaudeau l’instance expert (IE) est « extérieure à l’instance médiatique dont la figure autorité de savoir lui est conférée par une position socio-professionnelle de spécialiste ou de savant » (1998, en ligne, paragr. « L’instance expert »), il faut remarquer que les débats télévisés camerounais qui nous intéressent ne conçoivent pas cette catégorie de protagoniste de la même manière. Cela s’explique par le fait que ces programmes tendent à étendre ce rôle d’expert et d’experte à l’extrême en usant d’un dispositif énonciatif qui a la particularité de mettre en avant un savoir donné comme encyclopédique, produit d’une sorte d’hyper érudition. Cette situation, comme je le montrerai, ne manque pas de générer toutes sortes de confusions : extrapolation, digression, disputes sur la qualité d’expert·e, voire sur le degré d’expertise.

J’envisage la scène télévisuelle comme un espace d’échanges où se lisent des enjeux de positionnements énonciatifs, mais aussi plus largement le lieu de constitution de la crédibilité et de la responsabilité de la parole publique. Une conception de l’interlocution qui conduit à décrire les situations en termes de mouvements dessinant des trajectoires, traçant des trajets, des détours.

L’intérêt pour le discours d’expertise va au-delà d’une préoccupation restreinte au champ purement linguistique : « L’expertise, loin d’être un objet isolé d’autres problématiques peut constituer un excellent analyseur des problèmes à la fois sociaux et scientifiques, techniques et politiques, juridiques et philosophiques, qui irriguent et rythment notre actualité » (Bérard et Crepin, cités par Léglise et Garric, 2012, p. 2). Mon objectif ici est d’esquisser les grandes lignes d’une réflexion en cours de construction. Je ponctuerai mes idées de quelques exemples provenant d’un corpus hétérogène, une partie venant de ma thèse (Mohamadou, 2018), complétés par d’autres enregistrements de réalisation plus récente. Les trois locuteurs de la figure de l’IE[1] sur lesquelles je me fonde seront désignés par les abréviations L1, L2 et L3. Je m’appuierai sur la notion de point de vue (pdv), conçue par Rabatel comme la manière dont un sujet considère l’objet de discours de par « le choix des dénominations, des qualifications, du procès de perception » (2009, p. 27); en même temps, ces marques de pdv mettent en relief l’identité de l’énonciateur ou l’énonciatrice en tant que source énonciative (Morel, 2003). L’enjeu ici est de repérer les variations de positionnement au sein de l’interlocution. Ce qui permet d’apprécier les jeux d’alternance et d’ajustement énonciatif dans une large conception de la scène énonciative télévisuelle balisée et bornée par la mémoire discursive, comme l’attestent les prédiscours, c’est-à-dire cet « un ensemble de cadres prédiscursifs collectifs qui ont un rôle instructionnel pour la production et l’interprétation du sens en discours » (Paveau, 2006, paragr. 11). Je commencerai par une brève description de la scène télévisuelle, puis j’analyserai trois échanges qui me permettront de dégager des figures contrastées de l’expert·e médiatique.

La scène énonciative télévisuelle : variations au sein de l’interlocution

Les débats télévisés se configurent comme une scène où se manifestent, d’une part, une rivalité sur l’accès à la parole et, d’autre part, des positionnements par rapport à l’objet de discours. De manière générale, la scène englobante est celle du discours politique (Maingueneau, 2004). En ce qui concerne les protagonistes, on peut distinguer, d’un côté, des journalistes, et de l’autre, les débatteurs et débatteuses. Dans cette dernière catégorie se rangent des politiques et les universitaires, sachant que les deux peuvent fusionner. Mais le rôle de l’IE est d’abord d’apporter un regard de savant sur l’objet de débat.

Cette instance tient donc un rôle discursif d’analyste pouvant se réclamer des instruments de pensée et d’expertise de sa discipline. Cela lui permet de prendre de la distance vis-à-vis de l’événement, de proposer des explications sur l’origine profonde de celui-ci, et éventuellement de proposer des hypothèses prédictives. –→ Parole démonstrative (Charaudeau, 1998, paragr. 103).

La difficulté, c’est que les positions ne sont pas étanches. Même si l’IE parle par légitimation (« je vous parle en tant que X »), il n’en demeure pas moins que les frontières sont loin d’être nettes. L’analyste pourra bien démêler les fils entre le dire et le sujet proférateur du dire, mais les situations semblent inextricables sur le plan pratique. Sauf si l’on considère le discours comme une activité désincarnée, une idée improbable…

L’expert·e, parce que son discours est adressé aux téléspectateurs et téléspectatrices qu’il ou elle veut éclairer, a un devoir de rendre compte qui n’est pas une contrainte juridique, mais qui est inscrite dans le contrat de communication. La parole publique n’est pas un terrain dépourvu de contraintes. Choisir d’officier en qualité d’expert ou d’experte implique que l’on prenne en compte les attentes, les espoirs, les croyances, les ambitions et les connaissances de l’autre. Au même titre que tout sujet énonciateur, l’énonciateur-expert ou l’énonciatrice-experte doit pouvoir anticiper les réactions des autres, car le discours se construit dans le cadre coénonciatif. On ne saurait envisager une énonciation d’explicitation sous l’angle unique de l’explicateur ou de l’explicatrice, sans perspective coénonciative. Cette contradiction qui consiste à se prévaloir de son érudition pour « éclairer » un public que l’on veut pourtant éloigner des débats est à l’origine d’une sorte de fissure entre les deux pans du dispositif télévisuel. Qu’elle prenne la figure autoritaire, celle d’un savant ou d’une savante hermétique ou encore celle d’un personnage égocentré, l’expertise télévisuelle gagnerait à se sortir d’une forme d’enfermement, car il y va de sa crédibilité, un principe même qui fonde sa relation avec le public qu’elle veut édifier par ses connaissances.

Le discours scientifique étant bâti sur un corps d’hypothèses discutées et renouvelées de façon continue, il est plus que prudent pour l’expert ou l’experte de construire un discours nuancé. Certes, les contraintes médiatiques n’offrent pas toujours la possibilité de développer un raisonnement qui tienne compte de la complexité des faits et des situations, mais le sujet énonciateur est en mesure de moduler son discours parce que l’ajustement intersubjectif fait partie du fonctionnement du discours en interaction. En raison du fait que l’IE peut se tromper, la prudence est un paramètre à prendre en compte. L’exemple le plus emblématique, sur la scène télévisuelle camerounaise, est sans doute l’affaire de la vidéo de l’exécution de deux femmes et leurs enfants[2] qui a donné lieu à une dispute retentissante. Une figure experte connue ayant soutenu de façon péremptoire que la scène ne s’était pas produite sur le sol camerounais a dû revenir sur ses propos après les résultats de l’enquête officielle. Malgré les excuses présentées par l’expert[3], sa crédibilité n’en a pas moins été affectée. Un discours pondéré aurait probablement eu un autre effet. La perception que l’on a de ce discours est nécessairement influencée par l’image qu’en donne l’instance médiatique.

Des deux côtés de l’écran : les représentations liées à la prise en compte de l’autre

En analysant le fonctionnement des débats télévisuels sur le plan strictement communicationnel, on ramène la scène énonciative, selon une vision simplifiée, à un dispositif avec un double pôle : celui des débatteurs et débatteuses d’une part et celui des téléspectateurs et téléspectatrices d’autre part. Cette organisation tend à situer les deux catégories à des niveaux de connaissance non équivalents. La perception englobante de cette instance se justifie, comme le montrent ces propos de Charaudeau, par sa nature d’ensemble disparate :

Parce que s’adresser aux masses, c’est-à-dire à un ensemble d’individus hétérogènes et disparates du point de vue de leur niveau d’abstraction, de leur possibilité de s’informer, de leur capacité à raisonner et de leur expérience de la vie collective, implique que l’on mette en exergue des valeurs qui puissent être partagées et surtout comprises par le plus grand nombre, faute de quoi on se couperait du public (Charaudeau, 2005, p. 75).

En réalité, l’instance téléspectatrice est de nature composite, c’est-à-dire qu’elle renferme une diversité de personnes, aussi bien des érudits ou érudites que des profanes. Par ailleurs, à l’opposé de l’IE qui est clairement identifié, grâce au rituel de présentation en début d’émission, l’instance téléspectatrice (IT) est anonyme. Mais il faut se rendre à l’évidence que cette position ne repose que sur un a priori qui fait de l’énonciateur-expert ou l’énonciatrice-experte celui ou celle qui se positionne au-dessus de l’IT dont on préjuge du « niveau d’abstraction, de leur possibilité de s’informer, de leur capacité à raisonner et de leur expérience de la vie collective » (Charaudeau, ibid.).

L’expert médiatique : une figure multiple et un rapport complexe au dire vrai

Le discours d’expertise est particulièrement contraint. En interrogeant son contenu, on prend la mesure de la complexité de la posture de l’IE dont les ajustements énonciatifs ne résistent pas toujours à l’exigence de crédibilité. C’est la raison pour laquelle le discours d’expertise télévisuelle s’apparente à une production verbale dotée de bornes, c’est-à-dire que l’ensemble de manifestations langagières se déploie dans un cadrage référentiel délimité qui lui est imposé par la scène générique.

La parole du spécialiste est susceptible d’apporter une démonstration sur le pourquoi et le comment de l’événement, mais de crainte qu’elle ne soit pas comprise par le téléspectateur, l’instance médiatique ne lui permet pas de développer longuement son argumentation et ne l’utilise que comme un fragment explicatif venant valider l’hypothèse émise par le questionnement du journaliste (Charaudeau, 1998, paragr. « Le commentaire-analyse »).

Lorsque l’IE sollicitée se pare du manteau politique, la situation se complexifie, car il n’est pas toujours aisé de faire le départ entre ces deux figures. On postule que le positionnement du politique est supposé partisan, tandis que celui de l’expert ou l’experte est supposé distancié. Mais la difficulté demeure toujours. On a vu par exemple que le changement d’opinion chez une figure médiatique iconique est souvent perçu comme suspecte. Aussi les jugements sur sa position antérieure, considérée comme distanciée, tendent-ils à déteindre sur la perception de ses discours postérieurs. Ceci est indubitablement un effet induit sur la crédibilité de son expertise; crédibilité qui est le produit d’une construction effectuée sur l’identité discursive de l’IE (Charaudeau, 2005), en s’appuyant sur son savoir qui lui confère une position d’autorité. Mais pour se stabiliser, cette position, régulièrement mise à l’épreuve du débat, a besoin de cohérence. Dans l’exemple qui suit, l’expert L1, en réaction à des critiques du public, met en avant sa qualité d’érudit[4].

Exemple 1a. vous ne trouverez pas des politologues qui ont travaillé en sociologie politique en relations internationales en études stratégiques en politique publique en économie politique en sociohistoire du politique en théorie politique en philosophie politique en histoire des idées en sociologie de la connaissance et je vous dis ça ce n’est que la partie visible parce que je fais beaucoup d’autres choses mais contrairement à ce que les gens pensent je ne parle pas je ne parle pas maintenant j’entends des gens parler ils ne savent pas de quoi ils parlent et ceux qui savent en rient toujours

En énumérant les domaines de connaissance sur lesquels il revendique une expertise, L1 choisit de mettre en relief sa légitimité. Or, ce qui est l’objet de débat, c’est plutôt sa crédibilité. En effet, la réaction de L1 aux critiques repose essentiellement sur ses qualités d’intellectuel consacré par les institutions du savoir. Ce qui est tout à fait conforme à la situation dans la mesure où ses titres universitaires, ainsi que ses travaux l’attestent. Cependant, cette facette de la personnalité de l’expert·e relève de sa légitimité du droit à la parole. C’est, en l’occurrence, une frange spécifique de l’instance réceptrice qui juge de sa légitimité, celle de ses pairs universitaires. Quant au public, instance hétérogène et non institutionnalisée en ce sens qu’elle ne constitue pas un corps obéissant aux mêmes règles d’organisation et de fonctionnement que les universitaires, il ne regarde pas l’expert sous l’angle de la légitimité, mais davantage sous celui de la crédibilité. C’est ce qui fait dire à Charaudeau (1995) que la légitimité est de l’ordre du décisionnel, tandis que la crédibilité est de l’ordre du délibératoire. C’est là que se noue le dilemme de L1, reconnu institutionnellement, et en même temps mis en cause par une frange du public. S’il est vrai que les deux trajectoires évoluent de façon parallèle, les points de croisement ne manquent pas. En effet, le statut d’universitaire acquis par l’expert est une consécration institutionnelle qui confirme les qualités requises par les règles qui régissent le système universitaire. Pour être crédible, l’expert·e télévisuel·le se fonde souvent sur sa légitimité à discuter de l’objet du discours (réalisation d’une enquête, publication d’ouvrages sur le sujet), mais ce recours n’est pas systématique puisque le champ de ses interventions couvre aussi bien les sujets sur lesquels il ou elle a travaillé que ceux sur lesquels il ou elle n’a pas travaillé. On pourrait donc distinguer, dans le discours de l’expert·e télévisuel·le, une zone de légitimation forte et une zone de légitimation faible. Cette dernière portion de l’espace discursif est sans doute celle qui tend à relier la légitimité de l’expert·e télévisuel·le à sa crédibilité en rappelant surtout que sa présence dans les médias se justifie par la recherche d’une figure qui porte un discours qui va être accepté, qui va être cru.

La légitimité – ou son complément, la légitimation – ne suffisent cependant pas à fonder le droit à la parole. Car encore faut-il que le sujet qui communique, tout investi qu’il pourrait être d’autorité, soit jugé crédible, c’est-à-dire, au fond, apte à dire le vrai, ou, plus exactement, apte à savoir dire le vrai (Charaudeau, 1995, paragr. 52, je souligne).

On voit bien qu’il y a un rapport étroit entre le discours d’expertise et le dire vrai, car l’absence d’une distance nécessaire ou d’une pondération du discours, en l’occurrence, a un impact négatif sur la crédibilité de l’expert·e L1 dans la mesure elle suscite de la suspicion, voire le rejet.

La dernière séquence souligne le fait que le changement de position par L1 serait motivé par des frustrations subies.

Exemple 1b. dire que moi j’ai fait vingt-deux ans à l’université et dans une certaine mesure j’ai été victime de beaucoup de frustrations mais je ne me suis pas particulièrement plaint sur ces frustrations du moins directement je suis resté dans un grade pendant seize ans alors que j’avais les conditions pour changer de grade depuis au moins dix ou onze ans donc

On comprend alors que l’expert·e n’est pas un être aux sentiments éthérés, et son discours n’est pas non plus un objet désincarné. C’est ici que s’observe la nécessité d’une éthique de la subjectivité (Rabatel, 2013), articulée à une éthique de l’objectivité et de la neutralité, en quelque sorte « mise en déroute » par le flottement du positionnement énonciatif. À l’évidence, s’en tenir à la neutralité dans une telle situation est un risque fort probable pouvant conduire à une interprétation erronée du fonctionnement de la communication médiatique. Le cas de L1 donne une idée assez précise de flottement. L’extrait qui suit est antérieur aux exemples 1a et 1b. Il rompt ainsi avec la position de L1 de l’époque.

Exemple 2a. d’abord parce que en gros s’il peut y avoir des intellectuels de pouvoir tous ceux qui sont au pouvoir qui font fonction d’intellectuels de pouvoir n’en sont pas même l’intellectuel de pouvoir a une ligne critique il met simplement son esprit critique au service d’une orientation politique mais quand il estime que cette orientation politique n’est pas suivie de manière sérieuse et crédible par le groupe politique auquel il appartient il le signale et il le signale publiquement en prenant position en s’exprimant oralement par des déclarations publiques en faisant des éditoriaux et des chroniques en écrivant même des essais pour critiquer le fonctionnement réel qui correspond à la gestion du groupe politique auquel il appartient c’est ça un intellectuel même de pouvoir il critique et puis ensuite il dit à ses amis politiques j’ai fait les critiques voici donc les solutions qui peuvent permettre de corriger ce qui m’apparaît comme ne fonctionnant pas dans le cadre de notre gestion

Dès l’entame, on constate la posture énonciative en surplomb adoptée par L1. Je désigne par pdv1 le point de vue énoncé par L1, celui-ci étant lié à pdv2 sous-jacent et avec qui il ou elle entretient un rapport oppositif. L’interprétation de pdv1 se lit de manière assez relativement aisée à partir de la construction concessive (s’il peut y avoir) à laquelle succède la collation tenir lieu de, puis de façon plus tranchée, la négation (tous ceux… n’en sont pas). Ainsi, l’énonciation du pdv1 présente le pdv2, qui reconnaîtrait « l’intellectuel du pouvoir », est simplement mise en doute comme vraie. La dénomination « clerc » tend à instaurer une hiérarchisation entre l’intellectuel critique du système et l’intellectuel dit de pouvoir. La série de reprises anaphoriques renforce cette posture surénonciative : « il met simplement son esprit critique », « quand il estime », « il le signale », « il critique ». Le pdv1 peut être glosé comme suit : « il ne peut y avoir d’intellectuel qui appartienne à la sphère du pouvoir, car son statut y est incompatible ». La suite du propos apporte une justification à cette posture.

Exemple 2b. ceux qui tiennent lieu d’intellectuels de pouvoir en fait ne sont pas des intellectuels ce sont des clercs je ne dirais pas les courtisans parce que c’est désobligeant ce sont des clercs le clerc c’est quoi le clerc dans les ordres politiques et sociaux du moyen-âge en occident c’est quelqu’un qui met son intelligence son savoir ou ce qu’on a va appeler beaucoup plus tard hein disons dix-neuvième vingtième siècle son expertise au service d’un pouvoir ça veut dire qu’il est là pour légitimer le pouvoir rendre ce pouvoir acceptable il peut avoir des compétences intellectuelles il peut avoir les aptitudes intellectuelles mais sa manière d’agir fait qu’il n’est pas un intellectuel il faut donc pas confondre le clerc celui qui fait partie de la cléricature parce que clerc ça renvoie à la fois à cléricature et à clergé faut pas confondre le clerc avec l’intellectuel l’intellectuel peut avoir toutes les sensibilités il peut être conservateur réactionnaire même il peut être réformiste il peut être libéral il peut être radical il peut être révolutionnaire mais il a toujours la fonction critique quand il examine la réalité

La séquence (2b) qui suit est le prolongement du pdv1, avec la particularité du recours à la nomination qui « est un acte de catégorisation, une praxis qui est simultanément sociale et linguistique » (Siblot, 2017, p. 244). En nommant des personnes clercs, L1 opère une catégorisation descriptive et hiérarchisée entre, d’un côté, l’intellectuel·le critique et de l’autre, l’intellectuel·le dit du pouvoir. La visée argumentative est, bien entendu, de faire admettre que le ou la second·e a moins de prestige ou de valeur que le ou la premièr·e. Aussi, en même temps que L1 pose cette distinction et cette classification, il ou elle prend position vis-à-vis de l’intellectuel·le de pouvoir : il ou elle ne serait pas un·e véritable intellectuel·le, le statut d’intellectuel serait incompatible avec l’exercice du pouvoir. L’intérêt que représente l’analyse du pdv chez l’IE est la possibilité d’appréhender et de confronter les postures énonciatives à partir d’une même source locutoire. C’est ainsi que des années plus tard L1 abandonne cette posture critique vis-à-vis du pouvoir. Certes, les enjeux et le contexte sont déterminants pour comprendre ce revirement, mais la production de sens est une activité beaucoup plus complexe qui n’est pas débarrassée de toutes préoccupations de type historiciste.

Aussi la production de sens relève-t-elle d’une relation entre les mots, les discours, le monde, le sujet et autrui : on ne peut l’appréhender qu’en prenant en compte le positionnement du sujet parlant face aux mots et aux discours des autres, lié à une intention référentielle : opérant sur fond de conflit interprétatif, elle s’avère une conquête instable, et rejouable en tous points du dire (Détrie, 2017, p. 317).

L’IE produit donc un discours situé, forcément ancré dans des situations définies et qui font écho à des débats de société. Elle avance des explications sur des évènements que le discours médiatique dévoile à l’IT. Son propos vise à élucider et le discours d’élucidation n’est pas toujours aisé à construire.

Le discours d’expertise, entre explication et herméticité

Par un examen des pdv défendus et des stratégies discursives mises à contribution par l’IE, je propose de décrire trois figures camerounaises récurrentes du discours d’expertise télévisuelle selon les deux postures énonciatives suivantes : la posture autoritaire et la posture du savant. Ce préalable passé, je m’efforcerai à dégager les implications de ces postures sur le plan éthique.

L’expert autoritaire

Dans le débat télévisuel, la prise et le maintien de la parole constituent un enjeu important. L’expert ou l’experte qui se fait autoritaire tend à s’imposer en occupant de manière continue le canal. Ce qui porte un coup aux principes de distribution de la parole, élément faisant partie intégrante du contrat de communication. L’une des figures expertes qui recourent à ce procédé s’appuie sur deux stratégies discursives que sont la promesse et la transgression. Celles-ci fonctionnent suivant une trajectoire oscillant entre deux points : d’un côté, promettre est une ouverture vers l’autre, une prise en compte de sa réaction; donc, une recherche consensuelle; de l’autre, transgresser est une dérogation à la règle de l’alternance des tours de parole. Chacune de ces deux opérations se réalise par des marqueurs discursifs précis. L’exemple que nous analysons met aux prises un universitaire et homme politique (L2) à un autre homme politique (La). Entre les deux, la meneuse du débat tente d’équilibrer les échanges[5]. Interrogé sur la rumeur d’un complot qui viserait le régime en place, L2 qui est membre du parti au pouvoir construit sa réponse en deux temps. Dans un propos qui se rallonge progressivement, L2 anticipe les revendications du droit à la parole en s’engageant auprès des autres de céder la parole. Il y a, dans cet acte, quelque chose de valorisant dans la mesure où le parleur signifie aux autres qu’il tient compte de leur droit à la parole. C’est alors qu’il recourt à un type de marqueurs énonciatifs que nous désignons marqueurs de discours d’atermoiement (MDA). Ces derniers visent à amener l’autre à concéder plus de temps de parole afin de développer son argumentaire. Ce sont les expressions comme « pour chuter », « pour terminer », « je chute par-là », « je sors par-là ». Ces énoncés, qui se caractérisent, pour certains d’entre eux, par leur construction imagée (métaphore du mouvement), sont toujours situés dans un propos long. L’usage des MDA, sans être l’apanage de cet expert télévisuel, constitue l’une des formes de manifestation d’une énonciation autoritaire. Une telle énonciation est généralement égocentrée puisque la relation coénonciative est rompue. C’est là tout le paradoxe : manifester verbalement une prise en compte de l’autre par l’utilisation des MDA d’une part, et lui refuser l’accès à la parole d’autre part. C’est cette oscillation entre la promesse et la transgression qui justifie la présence des MDA, jouant le double rôle d’atténuateur et de dissimulateur stratégique. Cette stratégie énonciative est marquée sur le plan intonatif par un niveau élevé de l’intensité, témoignage de la volonté de garder la parole, et d’une hauteur mélodique basse, voire plate, indice de l’égocentrage du point de vue (Morel et Danon-Boileau, 1998, p. 12). De même, les mouvements corporels, et spécifiquement ceux de la main, participent largement à la confiscation de la parole.

L’expert hermétique ou le discours savant opacifiant

La deuxième figure que je vais décrire concerne le recours à une forme de discours complexe. Il arrive de façon régulière que l’expert·e complexifie son discours. Mais ce qui est perçu à travers le discours est perceptible dans la posture énonciative. Un discours qui se veut savant emprunte non seulement les « fioritures » du savant ou de la savante, mais la personne qui l’énonce adopte aussi l’attitude savante qui va avec. Les effets que peuvent produire de tels discours sont naturellement au minimum de l’incompréhension, voire du rejet. L’herméticité, bien qu’elle ait le pouvoir de séduire certain·e·s, est aussi susceptible de provoquer du rejet. L’exemple qui suit montre comment le discours d’expertise glisse subrepticement vers un discours hermétique. L3 est interrogé par Lb sur l’émission de mandats d’arrêt à l’encontre des personnes accusées de sécession. On peut analyser la réponse de L3 en trois mouvements.

Première séquence discursive (SD 1) : une affirmation de la gravité de la situation

Lb_ politiquement parlant vous comprenez (0.02) vous légitimez ces mandats d’arrêt internationaux émis par le Cameroun (3.14)

L3_ je pense que euh il y a une situation euh sensible (0.38) qui touche la sécurité de l’état (0.49) comme citoyen il est difficile à un citoyen dans le monde de faire comme si (0.18) (0.02) rien ne se passait de grave lorsque l’état était menacé dans son intégrité (0.02) (1.33) il est deux fois plus difficile encore (0.15) lorsque dans un pays comme le Cameroun qui euh rêve d’intégration (1.18) on fasse comme si euh l’action toute action allant ou consistant à désagréger (0.37) (0.41) euh l’état du Cameroun peut être banalisée on ne peut pas banaliser cela (0.18) maintenant il y a des actions judiciaires (0.76) j’ai pas eu la chance d’étudier le droit le professeur euh Owona Nguini nous a donné euh le topo (0.42) euh bien il se trouve que cette question est d’une sensibilité telle que (0.64) la sécurité de l’état étant en jeu (0.25) tout citoyen du Cameroun se sent profondément interpellé

La formulation de la question de Lb oriente vers la validation ou l’invalidation d’un pdv1 : « vous comprenez » et « vous légitimez ». Schématiquement, les deux syntagmes verbaux suggèrent chacun deux chemins marqués par le couple assertion-négation : je comprends vs je ne comprends pas d’une part; je légitime vs je ne légitime pas d’autre part. Une troisième voie n’étant pas exclue, c’est celui que se fraie L3. Ce qui correspond au pdv2. La non-validation du pdv1 suggéré par la question s’accompagne d’une rupture coénonciative due à une pause silencieuse de plus de trois secondes (durée indiquée entre parenthèses), indice d’un changement d’orientation argumentative (Morel et Danon-Boileau, 1998, p. 15). Le propos de L3 se veut pondéré à la fois dans le choix des mots et dans les constructions : « une situation euh sensible », les marques d’hésitation (« euh »), les pauses silencieuses.

Deuxième séquence discursive (SD 2) : du constat de la gravité à l’interpellation sur l’identité nationale

L3_maintenant pour e euh poursuivre ces personnes dont on a entendu des noms (0.2) il faut les avoir identifiés comme camerounais (0.39) (0.45) c’est là que je pose le problème de l’identité (0.54) je ne sais pas si quelqu’un a parmi nous (0.19) ce qu’on appelle chez nous la carte nationale d’identité (0.64) le professeur mbida a la sienne avec lui [rires] (1.16) parce que

Lb_ [rires]

L3_le professeur éric mathias aussi j’ai la mienne elle est un peu loin (0.41) voilà alors la carte d’identité du professeur albert mbida est bilingue (1.17) nous lisons carte nationale d’identité (0.99) et en anglais national identity card (1.97) ça a l’air banal mais nous avons un problème d’identité et d’identification on va poursuivre des gens mais les avons-nous clairement identifiés (0.12) ce que je pose comme problème est peut-être limité à ma chétive personne (0.15) mais lorsque en français on dit carte nationale d’identité (0.86) ça signifie qu’au Cameroun c’est la carte qui est nationale pas l’identité (1.31) l’anglais dit national identity card (0.1) cela signifie que en anglais c’est l’identité qui est nationale pas la carte (0.82) on peut en discuter les linguistes vont nous en parler mais on a là un petit souci d’identification

Lb_ [rires]

L3_ je remets sa carte au professeur albert mbida [rires] (0.35) mais ce que je voudrais dire c’est qu’il se pose le problème de l’identité nationale (0.1) en avons-nous une (0.06) on a un état avons-nous bâti une identité nationale (0.06) la question semble banale mais elle me semble fondamentale (0.33) ceci peut impliquer le civisme l’incivisme (0.87) et non pas justifier mais simplement permettre de (0.51) (0.51) d’expliquer que certains ne se reconnaissent plus tout à fait un espace (0.21) qui ne semble pas garantir un certain nombre de rêves (0.1) d’ambition et peut-être même de prétention (0.5) je pense que la question est globale et il faut l’aborder de manière synthétique (0.11) parce que nous sommes aujourd’hui à rendus à l’obligation de gérer la complexité (0.57) et la complexité nous amène à bâtir une culture des passerelles (0.3) nous le pouvoir est une relation (0.32) ce qui se passe consacre une rupture de relation (0.22) alors quand le pouvoir est menacé on est tenté de le protéger par la puissance la puissance judiciaire la puissance de feu etc. (0.02) je crois que ce qui se passe aujourd’hui dans notre pays (1.0) nous interpelle il y a des camerounais qui ont cinq noms dans leurs papiers (0.02) il y a des camerounais qui votent ailleurs au Cameroun (1.3) il y a des camerounais qui votent pour d’autres pays (0.09)

Lb_au cameroun (0.48)

L3_au cameroun c’est une question (0.09)

Cette deuxième articulation du discours de L3 pose une difficulté quant à son insertion dans l’ensemble de son argumentaire. En fait, cette séquence, sur le plan thématique, semble en décrochage avec la séquence précédente. Cette séquence qui insère une critique dans le discours marque davantage une distance vis-à-vis du pdv1; cette réserve marque une discordance qui se structure en un pdv3 sous-énoncé : « on va poursuivre des gens, mais les avons-nous clairement identifiés », « on a un état avons-nous bâti une identité nationale », entre autres. Si on peut constater que la SD 2 est plus dense que la SD 1, c’est aussi parce que c’est le fragment où se localise la position même de L3 par rapport à l’objet du discours, une position différenciée vis-à-vis de l’instance journalistique (IJ). Par conséquent, SD 1 et SD 3 apparaissent comme des segments périphériques qui encadrent la séquence noyau.

La rupture thématique entre SD 1 et SD 2 d’une part, puis entre SD 2 et SD 3 d’autre part pose moins un problème de cohérence et de cohésion parce que L3 parvient à établir à la fois une relation thématique et formelle entre l’objet de discours posé par le meneur du débat (l’émission du mandat d’arrêt) et l’objet de discours inséré par lui-même (l’identité nationale) par le biais de l’explication de la causalité. Le problème est d’un tout autre ordre : celui de la pertinence, c’est-à-dire du choix, par le sujet-argumentant, d’un argument relativement à la visée argumentative du propos. Ce choix repose en principe sur le contexte d’énonciation qui permet de définir le cadrage le plus approprié, le plus pertinent pour l’objet du discours concerné. À ce titre, SD 2, par rapport au trajet dessiné par SD 1, s’apparente à un détour; autrement dit, une digression. Ainsi, en introduisant des détours sur les trajets de son discours, on prend le risque d’amoindrir la pertinence du propos; et plus la pertinence est faible, plus le propos s’opacifie. Or, l’IE est supposée être l’instance d’élucidation, voire de simplification.

Troisième séquence discursive (SD 3) : le retour à la gravité

L3_l’interpellation sur laquelle j’attire l’attention ne n’exonère pas du tout (0.11) ceux qui veulent mettre des bombes à la scdp parce que ça mettre la ville de Douala à feu et à sang non (0.69) toute sécession est une déclaration de guerre (0.03)

Lb_d’accord (0.71)

L3_il faut éviter que les armes sortent or des armes sont sorties (0.05) à ce qu’il paraît (0.02)

Lb_merci beaucoup

L3_ce n’est pas un problème négligeable

L’argumentation de L3 a ceci de particulier qu’elle tend à ouvrir le débat vers les points les plus extrêmes du sujet. En cela, elle peut être considérée comme un développement digressif. Mais la digression ne signifie pas impertinence. Encore que le concept de pertinence lui-même mérite d’être précisé. Pour poser un avis sur la pertinence d’un développement, il faut nécessairement l’insérer dans son contexte d’énonciation : les paramètres subjectifs, spatiotemporels, modaux et référentiels. Autant le propos s’éloigne du cadre circonscrit par ces facteurs, autant on peut le ressentir comme digressif; donc, moins pertinent pour le contexte. Dans le cas d’espèce, L3 est interrogé sur une question précise : l’émission des mandats d’arrêt à l’égard des personnes accusées de sécession. On peut donc constater que le passage sur la carte nationale d’identité se situe non pas en rupture avec le sujet puisque L3 arrive vers la fin de son propos à établir un lien thématique, mais qu’elle s’éloigne du point central, c’est-à-dire la question posée par Lb. Il y a dans ce cas une stratégie argumentative qui complexifie le raisonnement, mais aussi une posture énonciative de la distance qui a pour effet d’opacifier le discours. Cette posture, sans qu’on ne soit en mesure d’affirmer qu’elle est le propre de l’expert ou l’intellectuel, elle demeure un schéma constant chez cette catégorie de participant·e·s aux débats.

L’expertise encyclopédiste

La troisième figure, qui est liée à la deuxième, se rapporte à l’opportunité de la prise de parole même de l’IE. L’organisation et le fonctionnement des débats télévisés camerounais tendent à « brouiller » le statut de l’IE pour deux raisons principales. D’abord, en faisant intervenir un·e invité·e sur n’importe quel sujet; cela entre en contradiction avec l’un des critères définitionnels mêmes de l’expert ou de l’experte, celui qui le définit comme détenteur ou détentrice d’un domaine de savoir, non pas de tous les savoirs, à défaut de considérer qu’on est expert-e en tout et on peut donner son avis sur tous les sujets. On serait alors à l’âge de l’hégémonie de la panexpertise. On a vu dans l’extrait (1a) cité plus haut que L1 cite les domaines dans lesquels il a travaillé et qui le consacrent comme expert en réaction aux critiques de l’IT.

Le discours d’expertise et l’éthique de responsabilité

La contestation fait donc partie du fonctionnement du système, et l’expert·e ne peut y échapper. Dans le cas de L1, la mise en doute par une partie de l’IT trouve son origine non pas sur la qualité de ses analyses en tant que telle, mais davantage sur le glissement d’un point de vue critique vers un point de vue laudateur d’un même système. C’est donc un saut majeur, une sorte d’acrobatie qui ne peut passer inaperçue. Mais il faut distinguer chez L1 le scientifique et l’expert médiatique populaire. Il est vrai que le fil qui sépare l’expert et le scientifique est ténu d’autant plus que l’expert est très souvent le scientifique qui met ses compétences aux services d’une instance demandeuse qui est, dans notre cas, les chaînes de télévision.

Le rapport au savoir et à la vérité diffère également : le savoir du scientifique peut être en suspens sur un point sans que cela n’entraîne pour lui une déqualification; un expert, en revanche, doit résoudre un suspens; il est censé disposer d’un savoir qui conduit à la production de la vérité (de fait il est supposé dire le vrai) (Petit, 2000, p. 65, je souligne).

Les conditions d’un changement de pdv sont telles que les prises de position situées aux extrémités sont très rapidement perçues comme le fait ou l’indice d’une évolution anormale ou suspecte. Ceci prouve la fragilité d’une expertise scientifique face à l’évolution des mouvements politiques ou des cadres idéologiques. Contrairement aux discours scientifiques qui ont leurs propres dispositifs de réflexion et de discussion institués et institutionnalisés (publications d’articles, d’ouvrages, communications à des colloques, etc.), l’expertise obéit à un fonctionnement autre du fait qu’elle est un discours en réponse à une requête (Nemri, 2015, p. 138) et la personne qui le profère en est le responsable. On a vu des expert·e·s ou des consultant·e·s congédié·e·s pour avoir tenu certains propos. Le scientifique ou la scientifique se trouve donc dans cet entre-deux où sa qualité et ses compétences de chercheur ou chercheuse d’une part, et ses prises de position d’autre part vont en quelque sorte entrer en dissonance. S’il ou elle soumet son travail à l’appréciation de ses pairs, l’expert·e télévisuel·le n’est pas seulement comptable vis-à-vis de son « commanditaire », mais aussi de l’IT à qui il ou elle s’adresse pour expliquer ou justifier telle ou telle prise de position. Selon Rabatel (2013), il y a bien une éthique de la responsabilité qui devra être articulée à une éthique de conviction. La difficulté réside dans le fait que les prises de position conformes à des choix inhérents au chercheur lui-même ou à la chercheuse elle-même : « Le chercheur, comme tout être humain, n’échappe pas aux contradictions, et plus encore celui qui est exposé à la prise de risque de l’engagement » (Rabatel, 2013, paragr. 3).

Représentation schématique de la scène générique de déploiement du discours d’expertise télévisuelle

Le but de cette représentation est avant tout descriptif. Elle vise à établir les sortes de relations entre différents éléments constitutifs du dispositif médiatique télévisuel, scène où se noue le discours d’expertise télévisuelle. Ces relations s’établissent autour de quatre pôles : le savoir (S), l’instance experte (IE), l’instance journalistique (IJ) et l’instance téléspectatrice (IT). L’instance journalistique est censée être l’intermédiaire entre l’instance experte et l’instance téléspectatrice (Charaudeau, 1998), mais l’IE peut se diriger directement à elle sans passer par le journaliste ou la journaliste. Quant au discours d’expertise, il s’oriente suivant deux points d’attraction : une tension vers l’opacification ou l’hermétisme d’une part, et une tension vers la simplification d’autre part. Entre ces deux points, il y a des pondérations possibles. Le rapport au savoir est le dernier aspect que je voudrais évoquer ici. Le savoir rassemble toutes formes de connaissance, et particulièrement celles qui sont convoquées pour débattre sur un sujet spécifique. Considérer que ce savoir est uniquement accessible aux expert·e·s est une méprise aujourd’hui. D’ailleurs, l’IJ, tout comme l’IT à laquelle on destine ce discours, comprennent assurément des personnes qui ont accès à ce savoir. Mon avis est que les débats télévisés camerounais ne mesurent pas suffisamment leur responsabilité dans la construction et la diffusion des discours d’expertise. Pour une éthique de la responsabilité, il faut nécessairement redéfinir la nature des rapports entre les quatre ordres suivants :

  • le rapport entre l’instance journalistique et l’instance experte;
  • le rapport entre l’instance journalistique et l’instance téléspectatrice;
  • le rapport entre l’instance experte et l’instance téléspectatrice;
  • le rapport des trois instances (IJ, IE, IT) au savoir.

Conclusion

Dans cette étude, j’ai voulu montrer que la profération d’un discours dans l’espace public est contrainte par des principes qui, s’ils ne sont pas observés, tendent à le rejeter en le discréditant. Les discours d’expertise qui ont été analysés n’échappent pas à ces règles de construction et de fonctionnement de la communication humaine et médiatique. Le constat qui en découle est que la figure de l’expert·e télévisuel·le pose des difficultés non négligeables. Il convient de tirer des enseignements de cette situation.

Premièrement, l’expertise médiatique est soumise à une éthique de responsabilité qui engage sa crédibilité. Elle est comptable devant le public qu’elle prétend « éclairer », en débarrassant le terme de son côté prétentieux – le discours savant surplombant son destinataire. Ceci est une nécessité, car le public, dans son hétérogénéité, inclut les catégories socioprofessionnelles aptes à interpréter un discours savant. Parler, c’est aussi écouter l’autre et parler pour soi dans un média public ne fait pas partie des qualités attendues d’un·e expert·e, car il y a effectivement des attentes de la part de ceux et celles à qui on adresse ce discours. La contradiction, tout comme la mise en doute, voire le rejet d’une position de l’expert·e montre que le public est sensible à son discours, qu’il vit dans une sorte d’expectative, et même d’espérance vis-à-vis de son quotidien. C’est aussi la preuve qu’il ne se positionne pas dans une relation de coupure avec ce discours comme sa construction savante – recours au technolecte – pourrait laisser croire : le discours d’expertise appartient incontestablement à la sphère publique (Garric et Léglise, 2012).

Deuxièmement, le rôle de l’IJ dans l’encadrement du discours d’expertise est capital. Il y a là aussi une question d’éthique de responsabilité. Parce qu’elle est à l’initiative de la prise de parole de l’expert·e – elle sollicite cette parole et organise sa mise en scène –, l’instance médiatique devrait prendre la juste mesure de la situation en disposant des cadrages de pondération de la parole experte. Le premier, en l’occurrence, concerne le format et le fonctionnement des programmes. Le regroupement des mêmes protagonistes autour d’une table et discutant sur toutes sortes de sujets a montré ses limites. On peut certes avoir son opinion sur n’importe quel sujet, mais parler en spécialiste requiert que l’on soit spécialiste d’un secteur spécifique de la connaissance (Nemri, 2015, p. 137).

Étant donné que chaque discours individuel s’insère dans un ensemble discursif plus vaste, l’expert·e laisse des traces qui vont constituer la mémoire discursive. On se rappellera alors un positionnement antérieur, surtout s’il est en conflit avec le positionnement actuel. Dans le cas d’espèce, l’activation de cette mémoire se justifie par une mise en relation avec des prédiscours, le mode de rattachement à l’intérieur de l’ensemble de positionnements énonciatifs d’un même locuteur, c’est-à-dire la mémoire discursive de type interne (Maingueneau, 2009).

Par ailleurs, cette question mémorielle est aujourd’hui amplifiée du fait de l’émergence du numérique et du web social qui ont favorisé l’accessibilité, la diffusion et l’archivage des discours, en facilitant ainsi leur mise en relation : les échos et les dissonances sont rapidement perçus par un grand nombre de personnes. C’est cette discordance qui est pointée chez l’une des figures emblématiques que j’ai tenté de décrire.

Enfin, le discours d’expertise télévisuelle doit désormais conjuguer avec les contradictions et les contestations qui apportent deux types de changements remarquables : (1) les discours de contradiction et de contestation ne sont plus l’apanage des professionnel·le·s (contre-expertise, critique journalistique) d’autant plus que la prise de parole publique se généralise; (2) et incidemment, l’espace de diffusion de ces discours transcende largement les cadres des médias dits traditionnels (télévision, en l’occurrence) en la faveur de l’essor de nouvelles technologies. L’espace médiatique du discours numérique est particulièrement le champ où s’établissent, de nos jours, des enjeux de crédibilité et de responsabilité; enjeux redéfinis suivant des principes qui échappent quelquefois à certaines règles sociales auxquelles on est habitué·e·s : la dénonciation en ligne, lynchage médiatique, cyberharcèlement, entre autres. L’expertise télévisuelle contemporaine ne saurait alors se départir d’un minimum de sensibilisation au discours numérique pour se prémunir de ses effets non souhaités. Je considère cette réflexion comme une étape dans la vaste problématique relative aux discours médiatiques que je souhaiterais mener. Si les lecteurs et les lectrices veulent bien me permettre cette méditation toute personnelle, je terminerai par cette maxime peule qui souligne la nécessité d’un esprit d’à-propos dans la prise de parole publique :

So a anndaa ko kaalata, yoo heewan ko ndeƴƴataa.

Si tu ne sais pas ce que tu dis, que tu te taises le plus souvent.

(Mammadu Abdul Sek et Aliw Mohammadu, 2009, p. 24).

Références

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Charaudeau, P. (1998). La télévision peut-elle expliquer ? In J. Bourdon et F. Jost (dir.), Penser la télévision. Nathan-Ina. En ligne: http://www.patrick-charaudeau.com/La-television-peut-elle-expliquer.html

Charaudeau, P. (2005). Le discours politique. Les masques du pouvoir. Vuibert.

Détrie, C. (2017). Production de sens. In C. Détrie, P. Siblot, B. Verine et A. Steuckardt (éd.), Termes et concepts pour l’analyse du discours (p. 316-317). Honoré Champion.

Léglise, I. et Garric, N. (éd.). (2012). Discours d’experts et d’expertise. Peter Lang.

Maingueneau, D. (2004). La situation d’énonciation entre langue et discours. In Dix ans de Séminaire de Didactique Universitaire. Recueil anniversaire d’articles (pp. 187-210). Editura Universitaria Craiova. En ligne : http://dominique.maingueneau.pagesperso-orange.fr/texte05.html

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Mammadu, A.-S. et Mohammadu, A. (2009). Payka. Timtimol/KJPF.

Mohamadou, O. (2017). Quand la chute se fait attendre. La gestion du droit à la parole et ses ressorts intonatifs et posturo-mimo-gestules. Langues et usages, 1 (1), 7-22.

Mohamadou, O. (2018). La théorie de l’oral de Mary-Annick Morel : affûtage conceptuel et applicabilité aux débats télévisés camerounais. [Thèse de doctorat]. Université de Ngaoundéré.

Morel, M.-A. et Danon-Boileau, L. (1998). Grammaire de l’intonation. L’exemple du français. Ophrys.

Morel, M.-A. (2003). Fusion / Dissociation des points de vue dans le dialogue oral : intonation et syntaxe discursive. Cahiers de praxématique, 41, 157-190.

Nemri, B. (2015). De la légitimation à la mise à distance : les journalistes face aux experts dans les débats télévisés relatifs au terrorisme islamique‪. Études de communication, 44, 131-150. https://doi.org/10.4000/edc.6319

Ngono, S. (2014). Les enjeux d’acteurs dans les formes d’espaces publics au Cameroun : l’exemple des débats télévisés. [Mémoire de Master]. Université Stendhal de Grenoble 3.

Paveau, M.-A. (2006). Les prédiscours : sens, mémoire, cognition. Presses Sorbonne Nouvelle. Tiré de http://books.openedition.org/psn/722

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Rabatel, A. (2013). L’engagement du chercheur, entre « éthique d’objectivité » et « éthique de subjectivité ». Argumentation et Analyse du Discours, 11. https://doi.org/10.4000/aad.1526

Siblot, P. (2017). Nomination. In C. Détrie, P. Siblot, B. Verine et A. Steuckardt (éd.), Termes et concepts pour l’analyse du discours (p. 244-246). Honoré Champion.

Corpus

1. Émission : Canal presse / Chaîne : Canal 2 international / Date de diffusion : 5 octobre 2014 / Présentation : Carole Yemelong / Panel : Charlemagne Pascal Messanga Nyamding, Denis Kwebo, Roland Tsapi, Abel Elimbi Lobe / URL : https://www.youtube.com/watch?v=Z2LY7VG4Is4

2. Émission : Club d’élites / Chaîne : Vision 4 / Date de diffusion : 12 novembre 2017 / Présentation : Ernest Obama / Panel : Charly Gabriel Mbock, Albert Mbida, Simon Ntonga, Albert Ayomba, Mathias Éric Owona Nguini, Hilaire Kamga / URL : https://www.youtube.com/watch?v=2T9hl1hQB10

3. Émission : Mise au point / Chaîne : sur Mo’Radio / Date de diffusion : 26 mars 2022 / Présentation : Homer Djoma / Invité : Mathias Éric Owona Nguini / URL : https://www.youtube.com/watch?v=7U1Sb1XZyJM


  1. Il s’agit respectivement des universitaires Mathias Éric Owona Nguini, Charlemagne Pascal Messanga Nyamding et Charly Gabriel Mbock. Cela explique l’usage du masculin dans le titre. Dans le corps du texte, le mot « expert » est systématiquement féminisé lorsque les réalités décrites se veulent inclusives.
  2. Sur le récit des faits, on peut se reporter à cet article du Monde en ligne. https://urlz.fr/mDZD
  3. Il dit s’être trompé à cause d’une source qui lui fournit une information inexacte. https://urlz.fr/mDZJ
  4. La transcription orthographique du corpus s’inspire des conventions proposées par Morel et Danon-Boileau (1998), pour l’oral spontané, que j’ai allégées pour simplifier la lecture. Elle a été faite à l’aide du logiciel ELAN (version 6.3) développé par le Max Planck Institute for Psycholinguistics de Nijmegen (Pays-Bas) : https://archive.mpi.nl/tla/elan Les pauses silencieuses entre parenthèses sont données en secondes. Les marques d’hésitation telles que l’interjection « euh », les amorces, les répétitions de mots et les autocorrections sont également notées.
  5. On se reportera à Mohamadou (2017) pour une présentation complète de ce corpus et de son analyse multimodale.

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