12 Et si manipuler la norme présageait un acte de corruption?
Gilbert Willy Tio Babena
Préambule
Dans le sillage d’un ensemble de textes que j’ai publié sur le phénomène de la corruption (Tio Babena, 2016, 2017a, 2017b, 2018, 2021), j’aborderai la thématique du dire-vrai dans ce chapitre sous l’angle de la norme morale. Si à l’évidence cette notion paraît relative, elle reste néanmoins essentielle dans la perception de la vérité systémique. Par ricochet, la transgression de celle-ci serait assimilée à un ne-pas-dire-vrai si l’on considère la question sur le plan langagier. Les pratiques corruptives, lorsqu’elles empruntent ce canal, se situent très souvent dans cet entredeux notionnel pour être quasi indétectables. Le but du jeu consiste à user des procédés de manipulation[1] pour faire passer la (tentative de) violation pour la règle. À la manœuvre de cette machination, le participant ou la participante[2] doté·e de l’intention de corruption modifie et oriente discrètement l’attitude comportementale de son interlocuteur ou de son interlocutrice dans l’optique de se disculper d’une accusation de corruption s’il ou elle venait à être démasqué·e. Je ferai remarquer que la vérité est définie par l’institution sociale dans le cadre des pratiques corruptives. Pour réguler l’ordre social, elle pose les balises de la norme et de sa transgression et prévoit des sanctions qui empêchent la dérive du système (Moeschler, 1985, p. 11). Cependant, la sophistication des mécanismes de contrôle, même dans les grandes démocraties, n’enraie pas la corruption qui connaît une mue. Dans la lutte anti-corruption, il serait superficiel d’expliquer la résurgence du phénomène par la simple adoption de nouveaux comportements déviants. En effet, un instrument efficace de lutte contre la corruption conduit à un stade de latence, période durant laquelle il faut intensifier les efforts au risque de voir réapparaître ces derniers. De toute évidence, il faudrait plutôt postuler un changement de stratégies de déploiement de la corruption qui exploite les failles de la frontière séparant la norme et la transgression. C’est ainsi que vous pourriez par exemple, malgré votre intégrité et votre connaissance du système, revêtir le costume de corrupt·eur·rice sans en avoir même conscience. Cela dépend de l’efficacité de la stratégie de manipulation qui est déployée.
En effet, les interactions en situation de corruption (désormais ISC) sont régies par le principe de l’enchâssement actionnel qu’on résumera par l’expression : « X pousse/engage Y à agir par Z » où X désigne le corrupteur ou la corruptrice, Y le ou la corrompu·e et Z la compensation. Cette règle est vraie lorsque vous avez conscience de l’activité à laquelle vous participez. Mais dans l’exemple donné en amont, Z représente – sans toutefois exclure la compensation matérielle ou morale – la stratégie de manipulation mise en œuvre pour dissimuler l’acte de corruption. Autrement dit, la part du ou de la pourvoy·eur·euse de service dans cette négociation voilée est la stratégie déployée tandis que celle du ou de la sollicit·eur·euse est éventuellement ce qu’il ou elle paie indûment et (in)consciemment. Du point de vue du langage, il y a une réécriture des paradigmes : l’acte de corrompre est un ne-pas-dire qui occulte le dire-vrai puisque la transgression est présentée comme la norme et vice versa.
À partir de deux conversations recueillies en situation de corruption, j’étudierai ce jeu de la manipulation à la lumière d’un best-seller de psychologie (Cialdini, 2004). La narratio qui précède l’analyse proprement dite vise à montrer qu’une linguistique menée dans la perspective du développement n’a pas intérêt à se départir de l’engagement du ou de la cherch·eur·euse. Face à la rigidité des cadres déontologique et méthodologique qui prévalent en interactionnisme linguistique, la méthode participative offre une possibilité d’archiver[3] les ISC dans un contexte où la corruption se banalise. Cette démarche, qui relève autant d’une « éthique d’objectivité » que d’une « éthique de subjectivité » (Rabatel, 2013)[4], s’avère bénéfique dans la mesure où
Analyser des conversations auxquelles on a participé présente le gros avantage de réduire la part de reconstitution des données manquantes. Le fait d’avoir accès à certains éléments de l’histoire des interlocuteurs permet de ne pas recourir à des hypothèses pour reconstituer des implicites (Traverso, 2006, p. 3).
L’expérience du corpus
Je proposerai quatre récits auxquels j’entends apporter implicitement une coloration philosophique. Les deux premiers, racontés avec le sarcasme de Garcin (Sartre, 1947, p. 93, Huis clos, scène 5), retracent des itinéraires qui forcent à se mirer dans la vulnérabilité de la nature humaine et dans la laideur de l’(in)action. Avec les deux autres, je fais un clin d’œil à Tahar Ben Jelloun (1994) qui a compris que la corruption plonge l’être humain dans un état d’indigence en le mettant face à deux issues : rompre avec l’intégrité – d’où le verbe co(r)rompre – et tuer son âme ou vivre en personne intègre et se consumer dans la fierté.
L’« enfer, c’est les Autres »
Certes le « moi est haïssable » (Pascal), mais la corruption l’est encore plus. Il faut en avoir été victime pour s’en rendre compte. Au fond, ne sommes-nous pas tous et toutes victimes de ce système parallèle qui enrichit frauduleusement une poignée au détriment de la majorité? Personnellement, j’ai pris conscience de cet état de choses bien après avoir commencé mon travail sur le phénomène.
Quitté tardivement de Banyo pour Tibati, notre taxi-brousse avait dû s’arrêter à Tongo pour un contrôle routier. Quoi de plus normal dans un contexte sécuritaire tendu! Chaque passager·e était en règle, mais le contrôleur avait décidé d’immobiliser le véhicule à cause, disait-il, de ce jeune homme qui ne s’était pas acquitté de la taxe agropastorale. Le seul crime de ce Camerounais était d’avoir déclaré aux autorités, lorsqu’il se faisait établir la carte nationale d’identité, qu’il est un agriculteur. D’ailleurs, s’il avait été berger ou bouvier, cela n’aurait rien changé. Son illettrisme ne l’aurait non plus aidé. Et même avec un niveau d’instruction satisfaisant, l’on n’est pas à l’abri de ce rançonnement camouflé. En réalité, je m’étais habitué à cette scène malgré ma connaissance du phénomène. Mais ce jour était différent. Arrivé à Tibati, je devais prendre un autre taxi-brousse pour me rendre à Ngaoundal où j’espérais rattraper le train en partance pour Yaoundé.
À force de trouver le temps long, j’avais décidé d’agir en conseillant le pauvre paysan de ne point mettre la main dans la poche. Et à ce gendarme, j’avais tout simplement demandé les textes qui l’autorisaient à percevoir une taxe indue. Je venais ainsi de mettre le feu à la poudrière. L’arme en bandoulière, ce contrôleur-gendarme, qui était obligé de relever la tête pour croiser mon regard, avait menacé de me faire rater mon train, de me faire passer la nuit à la belle étoile, et m’avait traité de « petit étudiant insolent » à qui il pouvait faire la classe. Je n’ai pu me sortir de ses griffes que grâce à l’intervention de son collègue, plus modéré. Notre voiture avait alors repris la route. Finalement, j’avais embarqué de justesse pour Yaoundé sans m’imaginer que je serai à nouveau confronté à une situation similaire.
La scène a eu lieu au mois de mai 2018. Le vieil autocar, qui nous avait embarqué·e·s à Banyo à 8 heures, arriva au poste de contrôle de Martap aux alentours de 21 heures. Il pleuvait, la route était boueuse, nous étions épuisé·e·s et avions hâte d’arriver à Ngaoundéré. L’officier qui avait procédé au contrôle du véhicule avait eu l’amabilité de ne pas nous faire descendre. Hélas! Nous devions encore perdre du temps sur place à cause de cet autre passager qui avait eu l’« indélicatesse » de ne pas choisir la bonne profession. Visiblement, c’était un de ces propriétaires de bovins qu’on appelle indifféremment « berger ». Je rongeai mon frein lorsque j’entendis demander la fameuse taxe agropastorale. Néanmoins, j’avais décidé de garder mon calme; une proche m’avait reproché auparavant de vouloir porter le monde sur mon dos. Mais l’insistance du contrôleur finit par faire céder mon frein. Calmement, j’interpellai ce « chef »[5] pour lui demander si la carte nationale d’identité de l’interpellé avait expiré. Sans me répondre, il invita le passager à descendre de l’autocar et à le suivre. Médusé, j’essayais en vain d’appeler les autres passager·e·s à la révolte. Mon voisin de siège ne manqua pas de me rappeler que je voulais me mêler inutilement des affaires d’autrui. Pour être cohérent avec moi-même, je suis allé rejoindre l’équipe de contrôle mixte qui entourait déjà le passager.
Après une identification rapide du chef d’équipe, je lui fis remarquer, sans ambages, mais poliment, que le motif de l’interpellation n’était pas fondé. Alors qu’il prêtait une oreille attentive à ce plaidoyer qui semblait avoir des effets, un officier subalterne se leva subitement, me fit face en m’intimant l’ordre d’aller rejoindre le véhicule. La lampe braquée dans mes yeux, je ne pus voir son visage. Je ne sentais plus que sa main sur mon cou lorsqu’elle me poussait violemment. À chaque contact, je ressentais de vrais coups. Chaque mouvement était synchronisé à la question suivante : « Tu viens parler le gros français ici à qui? » Malgré le sol glissant, je résistais en mettant légèrement mes mains en évidence. Il avait certes de la force dans le bras, mais l’argument qui m’amenait à reculer, pour être suffisamment visible des autres passagers restés dans le véhicule, était le balancement incontrôlé de l’arme accrochée à son épaule. Le secours que j’attendais avait fini par arriver : les passagers m’extirpèrent de ses bras, le chef d’équipe maîtrisa son élément et nous fûmes autorisés à reprendre la route en fin de compte. Pour expliquer sa violence, le « chef » prétexta que je voulais arracher son arme. Dans la suite du voyage, la fatigue avait disparu et tout l’autocar parlait maintenant de cet incident comme d’un match de football.
J’ai gardé quelques souvenirs de ces expériences. Il y a d’abord cette femme, elle ouvrait sans cesse sa bible durant le voyage, qui disait aux autres que mon action était une illustration de l’amour du prochain. À un collègue qui avait voulu savoir ma réaction si je m’étais fait tirer dessus, je répondis que la seule chose qui resterait à faire aurait été de conduire mon corps à destination. Tout l’autocar avait ri de cette réponse alors qu’elle venait du fond du cœur. Arrivés à destination, l’agriculteur et le bouvier, chacun à sa manière, m’avaient adressé des remerciements sincères. Leur histoire peut sembler banale, mais l’on ne pourrait véritablement estimer les difficultés qu’ils avaient rencontrées dans leur voyage qu’au travers de sa propre expérience.
L’Homme rompu
La nuit du 03 mars 2014, je me suis repassé en boucle les événements qui se sont déroulés entre 18h05 et 18h45. Partagé entre la colère de ne pouvoir bénéficier d’un service honnête et la joie d’avoir échappé à une extorsion d’argent, j’étais davantage intrigué par un moment de l’échange (lignes 4-5) ci-dessous que je venais d’avoir avec l’infirmier-chef d’un hôpital public du Cameroun.
Ce que je n’arrivais pas à comprendre c’était, d’une part, ma disposition à négocier ce qu’il qualifiait indirectement de « principe » de la grille tarifaire. D’autre part, il y avait cette question qui me taraudait l’esprit pendant l’extraction du bout de coton : l’infirmier-chef me portait-il en estime pour me proposer une remise sur un « prix ministériel »? Près d’un an plus tard, c’est-à-dire le 29 avril 2015, alors que j’essayais de me faire établir une attestation de distance dans un département du Cameroun, j’étais confronté une fois de plus à ces cris de conscience sans jamais faire de rapprochement.
Cette fois-là, même si je savais que c’était un service que je demandais de bon droit, j’avais été envahi, les instants d’après la conversation, par un sentiment d’ingratitude vis-à-vis d’un « frère » (ligne 21 de la séquence 2) qui m’offrait son aide dans une contrée étrangère que je foulais pour la première fois. Ce « frère » qui disait se compromettre avait réussi à me laisser dans la gêne et la culpabilité. Pourquoi ne ferais-je pas des concessions même si je sais pertinemment – et il sait déjà que je le sais puisque je le lui ai fait savoir (lignes 15-16) – que l’attestation de distance nécessite juste l’apposition des timbres sans frais supplémentaires? Il semble bien que toute personne confrontée à une situation de corruption se pose des questions plus ou moins semblables. Pour peu qu’on puisse avoir encore une conscience-juge, il ne serait pas étonnant d’avoir la même attitude à chaque situation sans jamais comprendre pourquoi on finit toujours par collaborer aux pratiques corruptives quand bien même on s’était promis de ne plus se laisser prendre. À la lecture du livre de Robert Cialdini (2004), j’ai pu apporter des éclairages à ce mystère en appliquant les outils qu’il présente au matériau linguistique.
Le jeu de la manipulation ou comment transformer la transgression en norme
Quelle que soit la forme employée, l’on remarquera que la manipulation dans les ISC est essentiellement rattachée au principe de réciprocité qui est traduit dans ce travail par l’enchâssement actionnel. Aussi remarquera-t-on qu’elle peut être combinée à d’autres règles : le contraste, la similarité, la déférence dirigée… Plus la combinaison est complexe, moins la cible du manipulateur ou de la manipulatrice a de la chance de s’en tirer avec toutes ses ailes. Dans les points suivants, je tâcherai de me placer à la fenêtre de l’analyste pour voir mon hologramme (L2) passer dans la rue[6].
Concessions réciproques et contraste
Le fonctionnement du principe de réciprocité est à rapprocher de l’étude pionnière de Marcel Mauss (1923) sur le don dans les sociétés autochtones dites encore « primitives ». La pratique du Potlatch[7], réception qu’une tribu offre à une autre, donne une explication de la manière dont les obligations sont contractées dans les sociétés modernes. Trois obligations sont régies par le don : l’obligation de donner, l’obligation de recevoir et l’obligation de rendre. La recherche psychologique montre que la manipulation s’opère au sein de ce système qui explique le principe de réciprocité :
La règle est qu’il faut s’efforcer de payer de retour les avantages reçus d’autrui. Si quelqu’un nous rend service, nous devons lui rendre service à notre tour; si un ami nous envoie un cadeau pour notre anniversaire, nous n’oublierons pas de faire de même pour le sien; si nous recevons une invitation, nous devons la rendre. Par la seule vertu de la règle de réciprocité, nous voilà obligés à tout cela, cadeaux, invitations, services, et le reste. Il est considéré comme normal que le fait de recevoir crée une dette (Cialdini, 2004, p. 38).
Il est question de placer le sujet dans une situation dans laquelle il contracte une obligation qui le rend redevable. Une fois pris dans ce filet, il devient difficile pour celui-ci d’afficher une attitude de refus, car la « règle possède une force suffisante pour produire une réponse positive à une requête qui, sans ce sentiment d’obligation provoqué, aurait été repoussée » (Cialdini, ibid., p. 42). Cette force est davantage puissante lorsqu’elle est combinée à d’autres armes d’influence. La transaction de corruption, parce qu’elle suppose un échange de bons procédés, implique une réciprocité. Mais il faut se garder de croire que toute ISC comporte ipso facto une stratégie de manipulation. Toutefois, la manipulation dans les ISC procède par une subtilité avec laquelle l’agent chargé de gérer le pouvoir discrétionnaire tente de faire passer la déviation pour la norme. L’interlocut·eur·rice peut prendre conscience de ce fait et mettre en œuvre une résistance, mais cela n’y changera pas grand-chose puisqu’en arrière-plan du programme manipulatoire s’effectue une guerre symbolique ayant directement des répercussions sur les faces (Tio Babena, 2017b).
La manipulation dans la séquence « Le bout de coton dans l’oreille gauche » conjugue deux procédés : les concessions réciproques et la règle de contraste. Avec le premier procédé, la « concession » du corrupteur[8] appelle celle de son co-parleur. Le second, quant à lui, consiste à proposer d’abord un élément d’une valeur élevée; suite à l’hésitation de l’interlocut·eur·rice, on propose ensuite un élément d’une valeur moindre, tout en restant dans le même paradigme, pour influencer la perception de celui ou de celle à qui on fait la proposition et l’orienter décidément vers la seconde proposition. Quel que soit le choix du sujet, le corrupteur manipulateur ou la corruptrice manipulatrice en sort vainqueur·e si son interlocut·eur·rice s’en tient à l’une des propositions sans apporter de modification.
Il y a un principe de la perception humaine, le principe de contraste, qui affecte la façon dont nous voyons la différence entre deux choses, présentées l’une après l’autre. Pour simplifier, disons que si le deuxième objet est différent du premier, nous aurons tendance à le voir plus différent qu’il ne l’est en réalité. Ainsi, si nous soulevons d’abord un objet léger, puis un objet lourd, nous trouverons le deuxième objet plus lourd que si nous n’avions pas soulevé le premier objet. Le principe de contraste est bien établi dans le domaine et s’applique à toutes les formes de perception (Cialdini, ibid., p. 28-29).
D’entrée de jeu, la première intervention de L5 (lignes 2-3) invite à faire une remarque préliminaire. Si on reprend à notre compte l’hypothèse de Jacques Moeschler et Nina de Spengler (1982, p. 7) selon laquelle « la concession constitue une réaction verbale ou réponse à un discours d’un autre locuteur », on présupposera que L5 a fait une autocommunication intérieure qui, sur le plan externe, est une anticipation puisque L2 n’a rien dit qui puisse justifier qu’il réponde à une intervention du genre « Combien cela me coûtera? » Comme on le verra, il amorce sa stratégie de manipulation en jouant sur la maxime de quantité.
En effet, la locution « en principe » implique une concession qui peut être explicite ou implicite comme l’illustre le dialogue suivant :
– Liras-tu la thèse de cet auteur pour ton état de la question?
– En principe! (Mais j’aimerais d’abord commencer par ses articles.)
Si cet exemple est suffisant pour montrer que cette locution introduit ou laisse supposer l’usage d’un marqueur concessif, il y a lieu de penser que l’entrée en matière de L5 transgresse volontairement la loi d’informativité en créant une incomplétude étant donné que L2 n’a pas préalablement produit et assumé une intervention. La concessive 2-3 donne du poids à ce qu’Oswald Ducrot appelle la loi d’intérêt qu’on supposera respectée par L5 et L2, car « Parler d’un sujet X à un interlocuteur Y, cela peut revenir, dans certaines circonstances, à dire, sur le mode de l’implicite, que Y s’intéresse à X. Et inversement, pour l’auditeur Y, laisser le locuteur parler de X, cela peut s’interpréter comme l’aveu d’un intérêt pour X » (Ducrot, 1972, p. 9).
Après l’anticipation, la stratégie de manipulation de L5 procède par une captation de l’attention de l’interlocut·eur·rice : la question 4-5 de L2 vise à déterminer les informations cachées derrière la concession. La loi d’intérêt traduit ainsi l’intention informative qu’il y a un intérêt à discuter du coût de l’opération d’extraction du coton. La locution « en principe » est un brouilleur que nous allons momentanément mettre de côté pour mettre en évidence les deux déductions de cette ISC. L’intervention 6-7 se décompose dans un premier temps ainsi qu’il suit :
(1)
La question qui se pose à présent est celle de savoir à quelle proposition appartient la locution « en principe ». Elle doit, en fait, s’analyser dans le cadre du système communicatif de la pensée corruptrice ou PC (Tio Babena, 2016). Si le principe dont parle L5 est celui de la voix-norme, i.e. celle qui traduit la norme (Tio Babena, ibid.), alors cette locution appartiendra à (1a), mais s’il s’agit d’un détournement du pouvoir discrétionnaire elle appartiendra plutôt à (1b). Dans la première hypothèse, au stade 2-3 de la conversation, la locution devrait impliquer deux hypothèses possibles non-r’ ou non-r avec des valeurs absolues x ou y : une valeur x après réduction (4 000 francs par exemple) ou une valeur y après augmentation (7000 francs par exemple). La question 4-5 vise à préciser la concession qui, parce qu’elle comporte quatre (04) éléments, est de type argumentatif :
(2) « en principe » dans la logique de la voix-norme : concession argumentative
p = en principe c’est 6 500 francs (prix du texte ministériel selon L5)
r = tu (L2) devais payer 6 500 francs
q = le ministère de la santé a revu les prix des soins
non-r = le nouveau prix est à présent de x (non-r’ si 4 000 francs; valeur après réduction) ou de y (non-r » si 7 000 francs; valeur après augmentation).
Pour cette possibilité, l’intervention 2-3 aurait d’abord argumenté pour la conclusion r, mais l’annulerait par un argument plus fort q, lequel imposerait alors la conclusion non-r : le contexte habituel est p implique r; cependant le nouveau contexte pose p mais q, donc non-r (parcours de relation indirecte) ou p mais non-r, parce que q (parcours de relation directe)[9].
En réalité, la locution « en principe » de la séquence « Le bout de coton dans l’oreille gauche » s’explique plutôt par la voix-altérante, i.e. celle qui porte la PC (Tio Babena, ibid.), traduite par non-q. En ce sens, elle pose une relation factuelle de causalité contrairement à la voix-norme qui explique – en mettant en relation les énoncés à valeur argumentative – la raison pour laquelle il y a eu modification du prix habituel des soins. « La concession logique s’oppose à la concession argumentative en ce que d’une part la relation d’inférence n’est pas la relation d’argumentation, et d’autre part les termes mis en relation ont un statut sémantique différent » (Moeschler et de Spengler, ibid., p. 15).
Dans ce sillage, la locution concessive « en principe » fonctionne de la même manière que « bien que ». De l’intervention 6-7, il est dès lors possible de déduire la relation d’inférence et de contradiction ci-après :
(3) « en principe » dans la logique de la voix-altérante : concession logique « p mais non-q »;
(i) p (en principe c’est 6 500 francs; prix du texte ministériel selon L5) « implique » non-q (L5 a revu le prix ministériel);
(ii) q (tu as obligation de payer le prix fixé par le ministère de la santé) sera en relation de contradiction avec non-q (« impliqué » par p).
La concession logique confirme une fois de plus que la voix-altérante contredit la voix-norme en raison de leur différence dans le processus de médiation des voix intervenant dans la communication de la PC (Tio Babena, 2016). La concession logique, assumée par l’initiateur de la PC, est marquée par le fait que la valeur du nouveau prix est relative alors que celle-ci est absolue avec la concession argumentative. En d’autres termes, L5 propose à L2 d’estimer – sans perdre de vue qu’il aurait normalement dépensé 6500 francs – ce qu’il pourrait donner en fonction de sa bourse. Mathématiquement, c’est une valeur comprise entre ]0 ; 6 500 francs][10]. À la réciprocité concessive, vient se superposer le principe de contraste puisque L5 présente le prix, soi-disant, « normatif » qui semble exorbitant (prix « normal » = 6 500 francs) avant d’amener L2 à percevoir les avantages qu’il a à faire des concessions, selon son gré, en payant une somme inférieure ou égale à la première (prix revu à la baisse ≤ 6 500 francs). La subtilité ici réside dans le fait de faire croire à l’interlocuteur ou l’interlocutrice que les intentions du locuteur ou de la locutrice sont conformes à la loi de sincérité tant en ce qui concerne le « véritable » prix qu’à sa volonté d’aider le ou la demand·eur·euse de service; sinon, pourquoi s’évertuerait-on à donner, « preuve » à l’appui (texte ministériel), les « informations exactes » à celui-ci ou celle-ci? On verra ci-dessous que la même loi est engagée lorsque cette régulation manipulatoire combine la concession, la similarité et le contraste.
Similarité, concession et contraste
Nous aimons, écrit Robert Cialdini, ce qui nous ressemble. Ce fait semble rester vrai, que la ressemblance réside dans les opinions, la personnalité, le milieu, ou le mode de vie. Par conséquent, ceux qui veulent qu’on les aime pour persuader plus facilement peuvent atteindre cet objectif en paraissant semblables à nous. Ils disposent pour ce faire d’un large éventail de moyens. […]
Une autre façon de manipuler la similarité afin d’augmenter la sympathie est de prétendre avoir des points communs avec la personne qu’on veut persuader (Cialdini, 2004, p. 243-244).
Contrairement aux événements de la séquence « Le bout de coton dans l’oreille gauche », ceux de « L’attestation de distance » avaient plus d’effet sur moi. La gêne n’était plus seulement tributaire de ma disposition à négocier, mais également d’une forte charge émotionnelle. Je peux le dire aujourd’hui, les sentiments d’ingratitude et de trahison qui m’avaient taraudé l’esprit n’étaient que la résultante d’une stratégie manipulatoire dont la force était générée par l’association successive de la similarité, de la concession et du contraste. La première arme de persuasion engage particulièrement les émotions tandis que les deux autres touchent au domaine de la raison.
En effet, la similarité, telle que définie ci-dessus, joue sur les ressemblances. C’est elle qui crée l’attachement à la personne au point de faire oublier son rôle dans la négociation de la tâche. Vraisemblablement, le participant LDé de « L’attestation de distance » a opté pour une stratégie assimilée à la duperie plutôt qu’à la vente de ses services, de sa signature notamment. La période où s’est déroulée la séquence coïncidait avec les affectations de nouveaux fonctionnaires; il est donc normal que LDé devine le but de la visite de L2 (ligne 3) puisqu’il avait déjà reçu des demand·eur·euse·s du même type. En effet, l’illégalité des pratiques corruptives engendre quelques irrégularités dans l’attitude comportementale des participants pourvus d’une intention de corruption. L’une d’elles peut être l’insertion des thèmes hors propos dans l’ordre de l’enchaînement des événements d’une activité conversationnelle. C’est ainsi qu’il faut interpréter les interventions des lignes 5 à 13. Il serait toutefois hasardeux de dire trivialement qu’il s’agit d’une conversation dans une conversation parce qu’elle n’intègre pas directement la tâche principale de l’interaction. Dans le cadre de l’ISC, cependant, le passage 5-13 est un préliminaire, une manière de préparer le terrain à l’énonciation de la PC.
Considérée linéairement, la pensée corruptrice ne peut pas encore être déduite de l’intervention 14. Cette dernière est en principe la suite conventionnelle de la réponse 4 de L2. Mais le locuteur LDé fait volontairement une digression durant laquelle il établit une relation qu’on interprétera pour l’instant, en considérant le segment 5-13, comme une relation de proximité. Indirectement, il met en place une sympathie, macro-principe englobant la similarité, ayant pour fonction de créer un climat favorable dans la négociation. En ce sens, la sympathie joue le rôle d’adoucisseur étant donné que le prix de 5000 francs (ligne 14) est directement perçu comme un acte menaçant pour qui connaît la réglementation. Cela est justement le cas de L2 qui marque immédiatement son opposition par l’intervention 15-16, désarmant LDé et dévoilant ainsi sa face cachée. Pour ce dernier, ne pas réagir revient à admettre qu’il est un corrompu-corrupteur. Puisqu’il faut sauver la face et se défendre, il revient à la charge en faisant usage d’armes plus efficaces qu’un principe général de sympathie. L’intervention 17-23 est employée à cet effet.
D’abord, la justification. Elle est présentée sous le modèle d’une concession argumentative selon l’approche énonciative, i.e. un « mouvement argumentatif complexe visant à présenter un argument (qu’il soit assumé par le locuteur ou attribuable à un interlocuteur) pour une certaine conclusion, et conjointement à présenter un autre argument plus fort pour une conclusion inverse » (Moeschler et de Spengler, 1982, p. 10).
Même en l’absence du connecteur argumentatif « mais », omis dans le cas d’espèce, la concession argumentative s’articule autour des propositions suivantes :
(1)
p = votre ami a payé 2 000 francs pour l’établissement de l’attestation de distance;
r = c’est le délégué des travaux publics, incompétent en la matière, qui l’a signée;
q = seul le délégué des transports, spécialiste de ce cadre réglementaire, est habilité à signer une attestation de distance;
non-r = l’attestation de distance coûte 5 000 francs.
L’argument q vient invalider l’argument p. La force de celui-ci est due au fait qu’il laisse planer le doute sur l’authenticité de l’attestation de distance de l’ami de L2 en invalidant les compétences du délégué des travaux publics.
Ensuite, la similarité. Elle donne l’impression d’apparaître longtemps après le début de l’ISC. Or, elle était établie bien avant (lignes 5-13), mais seul LDé en avait connaissance puisqu’il la tenait secrète. Le recul de l’analyste m’amène toutefois à faire deux remarques sur cette similarité. Première remarque : il est fort probable que le passage 5-13 sert uniquement à l’établissement d’une sympathie visant à atténuer l’impolitesse relative affichée par LDé en 3; en ce sens, celle-ci justifie l’acte menaçant commis envers la face négative de L2 (ligne 14). Seconde remarque : si les questions 6, 8 et 11-12 ont réellement pour but de vérifier la parenté ethnique entre les deux participants, alors le non-aveu de la découverte faite par L2 est assurément stratégique. En fait, il est plus facile de causer du tort à quelqu’un avec qui on n’a aucune attache qu’à quelqu’un qui nous est proche. Au regard de son intention, LDé n’avait pas intérêt à dire à L2, à ce niveau de l’échange, qu’ils appartiennent au même groupe ethnique. Une chose est néanmoins certaine, quel que soit le cas, LDé utilise la loi d’intérêt à ses fins.
Poursuivons l’analyse dans la logique du participant LDé. En rappelant la parenté après la justification (ligne 21), ce dernier réactive la similarité mise volontairement en latence : cela n’est pas difficile puisqu’il s’agit d’un intégrant de la sympathie en tant qu’arme d’influence (Cialdini, op. cit.) Contrairement au corrupteur de la séquence « Le bout de coton dans l’oreille gauche » qui a laissé dans l’implicite les raisons pour lesquelles il réaménageait le « prix ministériel », le participant LDé dispose d’un levier solide expliquant la dérogation du prix « officiel » de 5000 francs qu’il a donné en 14. De la similarité aux concessions réciproques, il n’y a plus qu’un pas. Et dans les deux stratégies, on lit une intention manifeste d’afficher le respect de la loi de sincérité. Voici initialement les deux raisonnements présentés dans cette ISC :
(2)
L’autre différence entre le corrompu-corrupteur du « bout de coton » et LDé est qu’il ne feint pas de vouloir respecter le cadre normatif. Il affiche clairement son intention au moyen d’une concession logique dont les constituants sont les suivants :
(3) voix-altérante : concession logique « p mais non-q »;
(i) p (le prix « officiel » de l’attestation de distance est de 5 000 francs selon LDé) « implique » non-q (LDé demande à L2 de payer 2 000 francs pour l’attestation de distance);
(ii) q (la réglementation exige que L2 paie 5 000 francs) sera en relation de contradiction avec non-q (« impliqué » par p).
Voilà clairement posées les deux premières armes destinées à faire plier l’échine à L2. En affaiblissant la résistance 15-16 de L2, LDé a du même coup réanimé le principe de similarité (en latence) qu’il a directement récupéré pour en faire une concession réciproque contrastant avec les données de la voix-norme.
Enfin, le contraste. En comparaison avec les résultats ci-dessus, il ressort que les concessions opérées dans le principe de réciprocité vont de pair avec le contraste. À partir de quel référentiel le ou la pourvoy·eur·euse de service fait-il ou elle une concession? – L’acte concessif, répondra-t-on, consiste en un jeu d’organisation et de réappropriation des éléments constitutifs du système normatif. Le participant initiant la PC peut décider soit d’amplifier la valeur de la norme, soit de compliquer les procédures menant à la satisfaction du service demandé, soit d’octroyer un prix à un service non payant. Par cette machination, il augmente la pesée rattachée à l’objet de la transaction. C’est dans un tel environnement que LDé formule, implicitement ou explicitement, sa proposition tout en prenant le soin de crypter l’énonciation de la PC. Pour le sujet L2, il devient évident – en vertu de la volonté affichée de LDé de se conformer aux recommandations des lois de sincérité et de quantité – que la somme de 2 000 francs est une bonne affaire contrairement au prix « officiel » de 5 000 francs (principe de contraste). Et s’il lui arrivait encore d’avoir des doutes, la concession logique orientera son jugement vers le choix le plus avantageux. La similarité, quant à elle, vise à détruire les derniers remparts de son intégrité en lui rappelant qu’une telle concession suppose que son « frère » (LDé) le porte en estime.
De l’autorité dans le programme manipulatoire
La place qu’occupe l’autorité dans la psychologie de la manipulation diffère quelque peu de l’usage qui en est fait en interactionnisme. Ce dernier se limite à la détermination des places alors que la psychologie va plus loin en montrant comment des interactant·e·s peuvent utiliser la position que la situation leur confère pour réguler le comportement de l’autre. Essayons de résumer l’expérience de Stanley Milgram, rapportée par Robert Cialdini (2004), pour en apprécier le fonctionnement.
En effet, Stanley Milgram assigne des rôles à deux volontaires dans son expérience : un enseignant et un élève. Attaché à des électrodes par un scientifique en chef et son assistant, l’élève recevra des décharges électriques, extrêmement douloureuses, mais sans risque de lésions permanentes, actionnées par l’enseignant allant de 75 à 450 volts; 15 volts sont ajoutés à la charge de départ à chaque mauvaise réponse. Il ressort que 65 % des enseignants sanctionnaient l’élève, joué en réalité par un comédien[11], jusqu’à la charge maximale en dépit du fait que celui-ci demandait l’arrêt de l’expérience en poussant des cris épouvantables et même après l’aveu de sa faiblesse cardiaque. Malgré les craintes de risque d’accident exprimées par l’assistant du scientifique, les supplications et l’inertie de la victime, les 65 % des sujets-enseignants, devenus hésitants, allaient quand même jusqu’au bout de l’expérience à cause de la confiance qu’ils accordaient au superviseur de l’expérience. Les résultats de Milgram, confirmés par des faits, ne dévoilent pas le sadisme de la nature humaine, mais le « sentiment de déférence envers l’autorité, qui existe au fond de nous » (Cialdini, ibid., p. 297) : le responsable de l’expérience est compétent – le plus compétent des deux scientifiques –, il sait ce qu’il fait; donc s’il nous demande d’appuyer en dépit d’un danger de mort, on appuie parce qu’il n’y a pas de risque qu’il nous fasse tuer quelqu’un.
L’utilisation de la déférence dirigée dans un programme de manipulation est certes difficile à percevoir dans les ISC, mais on peut tenter une explication par le questionnement. – Qu’est-ce qui fait par exemple qu’en dépit du témoignage fiable sur le coût de l’établissement d’une attestation de distance j’ai été envahi par le doute après l’intervention 17-23 de LDé? – Ce n’est pas uniquement à cause de l’appareil argumentatif et des trois stratégies de manipulation qui ont été associées. Sans nier la force de ces procédés, mentionnons l’effet de la déférence sur ma personne. Quelle compétence aurais-je pu avoir à cet instant pour consolider le démenti amorcé à partir de la ligne 14? Le témoignage d’un ami, qui de plus était absent, n’aurait jamais été suffisant pour me donner raison. Ma présence dans ce bureau n’était-elle pas la preuve conventionnelle de la reconnaissance que LDé était le garant du pouvoir discrétionnaire que lui a confié l’État? On voit très bien que l’institutionnalisation de certaines interactions humaines présuppose une hiérarchisation de la relation interpersonnelle. Les personnes corrompues peuvent utiliser ce privilège pour servir leur but corruptif.
Pour les routiniers et les routinières des pratiques corruptives, on pourrait faire l’hypothèse qu’une observation minutieuse du matériau conversationnel révélerait des traces des attributs de l’autorité dans le programme de manipulation. La transgression du code rituel apparaît ainsi comme un excellent moyen de diriger le comportement du ou de la demand·eur·euse de service. On remarquera que LDé ne répond pas à la salutation qui lui est adressée. – Peut-être s’agit-il d’une manière d’informer son interlocuteur qu’il peut se passer des civilités? – Dans quelle optique, ajoutera-t-on pour rétorquer? Ce comportement ne témoigne sûrement pas de son ardeur à traiter les dossiers avec célérité puisqu’il se permet de perdre du temps, en changeant de thème de conversation (lignes 5-13), après l’introduction du thème principal (ligne 3). Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il contrôle l’échange en raison de sa position haute dans l’interaction. Il peut ne pas répondre à une salutation sans courir le risque d’être sanctionné et dispose par ailleurs du pouvoir de sanction sur toute personne qui s’introduirait dans son bureau sans respecter ce rituel; il est aussi à noter qu’il a le pouvoir de proposer une place assise. Le passage de la sphère publique à la sphère privée (lignes 5-13) est l’indice qui fournit le plus d’informations sur l’apport de la force de l’autorité dans son programme de manipulation.
L’acte d’interroger dans « L’attestation de distance » a des implications taxémiques que l’on ne saurait apprécier en dehors de ce que Erving Goffman (1988) appelle l’« ordre de l’interaction ». En effet, même si cette situation tolère une déviation frappante à l’instar de celle du questionneur LDé, elle ne saurait admettre une inversion de cet ordre. L’autorité du questionneur se mesure aux conflits qui surviendraient en cas d’inversion de ce dernier. Imaginons un tant soit peu que l’usager L2, en entrant dans le bureau, remarque une distinction accrochée sur le mur qui porte le nom de LDé, le dialogue équivaudrait à peu près à ceci :
-
- L2 : Bonjour, monsieur, je suis venu déposer mon dossier pour l’attestation de distance.
- LDé : C’est pour les frais de relève?
- L2 : Oui monsieur! (Qui a remarqué la distinction sur le mur.) Monsieur Untel, c’est vous?
- LDé : Oui! Pourquoi?
- L2 : C’est un nom d’où?…
L’incongruité de la deuxième question (intervention 5) de L2 dans cet échange fictif semble plus accrue que celle de la première (intervention 3). La réaction en 4 de LDé ne serait pas qu’un questionnement sur la curiosité de L2, mais une manière très indirecte de signaler un début de renversement de l’ordre social, lequel se trouve confirmé en 5. L’intervention 5 peut être comparée au refus de rendre la politesse de LDé – observé à la ligne 3 de la séquence réelle. Cependant, l’infraction de « L’attestation de distance » est rémissible contrairement à celle de l’exemple construit qui sera purement considérée comme une faute. La réécriture de l’ordre de la séquence « L’attestation de distance » donne un aperçu des prérogatives rattachées à la position de LDé. Je considère que cette autorité est exploitée dans le programme manipulatoire de ce dernier parce qu’il use des privilèges que celle-ci lui accorde pour instaurer une similarité entre lui et L2. L’apport de la déférence dans la manipulation est bien souvent implicite, mais il peut arriver que l’initiateur ou l’initriatrice de la PC éprouve le besoin de rappeler explicitement son pouvoir lorsqu’il ou elle a des difficultés à persuader son co-parleur ou sa co-parleuse.
Perspective : la connaissance dictionnairique en question
À l’occasion d’un séminaire de Master auquel j’ai été invité à présenter une communication orale[12], j’ai découvert, quelques minutes avant mon exposé et par un heureux hasard, la « justice cognitive » proposée par Shiv Visvanathan (2016). Bien que la définition qui m’avait été donnée ne me permettait pas de cerner la puissance de la notion, j’ai néanmoins pris le risque de l’employer à la fin de ma présentation, non sans avouer mon ignorance et mon intérêt pour cette trouvaille. Fort heureusement, la petite touche d’humour (qui a fait rire l’assistance) avec laquelle j’ai formulé mon aveu a servi de levier à Léonie Métangmo-Tatou[13] qui en a profité pour apporter des clarifications.
L’intégration du verbe « cadeauter » dans le millésime 2019 du Petit Larousse m’a amené à faire un rapprochement avec cette découverte. C’est une justice qui a été rendue à tou(te)s les apprenant(e)s/personnes à qui j’ai toujours recommandé, laissant malgré moi cette image de pédagogue puriste, la formule périphrastique « faire cadeau ». Outre l’insertion des mots nouveaux[14] et la revitalisation d’un vocabulaire dit vieillissant (« enchifrènement » réintroduit par Le Petit Larousse), il semble dorénavant nécessaire de marquer davantage certains items linguistiques de la diversité de savoirs qu’ils revêtent puisque la langue française représente un commun partagé (Visvanathan, ibid. p. 48).
En revenant au sujet de ce texte, je souhaiterais succinctement relever que les principaux dictionnaires[15] du monde francophone donnent des définitions qui ne prennent pas toujours en compte la pluralité des expériences de la corruption, du moins dans son fonctionnement. La démarche euristique que j’ai adoptée dans mes travaux sur le phénomène m’a forcé à relever, pour ce qui est du verbe corrompre, des insuffisances susceptibles de créer des malentendus interculturels lorsqu’elles n’induisent pas simplement une exclusion du savoir de certaines communautés francophones sur cette pratique. C’est une réflexion qui pourrait être approfondie ailleurs, mais pour l’instant je ne me contenterai que des remarques d’ordre général.
À travers les mots, les dictionnaires proposent un voyage dans le temps. C’est un parcours que Léonie Métangmo-Tatou (2001) passe en revue dans son étude sur la cryptonymie du lexique de la corruption au Cameroun. Certes, il serait difficile que les ouvrages de référence de langue française intègrent toutes les particularités linguistiques d’un mot, mais ils pourraient néanmoins considérer la transversalité des procédés et réalités sémantiques. Pour une raison évidente, l’argot franco-camerounais (suivre un dossier », donner la cola, faire un geste, donner le gombo, etc.) ne pourrait être assimilé au français d’Afrique, un zonage politique qui est malheureusement repris dans la pratique lexicologique en dépit de la diversité anthropologique et culturelle de ce continent. À défaut de considérer les spécificités linguistiques territoriales, il importe aujourd’hui d’enrichir les dictionnaires[16] de ces savoirs particuliers qui, dans une certaine mesure, sont souvent essentiels et transversaux au peuple qui utilise cet héritage partagé. Indépendamment du facteur temporel, on sait par exemple que le lexique de la corruption est marqué par une tendance à la cryptonymie[17] (Métangmo-Tatou, ibid.), une information qu’on ne retrouve ni à l’entrée corruption ni dans la définition du verbe corrompre.
Par ailleurs, la connaissance dictionnairique semble incomplète sur les spécificités d’une communication en situation de corruption. En effet, lorsque la transgression est présentée comme une vérité normative, celle-ci pourrait devenir indécelable. Les analyses ci-dessus ont montré que le jeu de la manipulation régule, dans certains cas, le fonctionnement d’une ISC. Il consiste à provoquer un sentiment de dette qui vise à astreindre l’interlocuteur au remboursement. Une fois la dette – ou son sentiment – contractée, le sujet, sous emprise, fait montre d’une disposition à négocier. Il peut arriver que celui-ci résiste, mais cela s’avère bien difficile quand le principe de réciprocité est combiné à d’autres armes d’influence (contraste, similarité, autorité). Dans le programme manipulatoire, le contraste joue sur la perception de la valeur des propositions présentées et la similarité est responsable de l’attendrissement du sujet. L’initiateur ou l’initiatrice de la PC procède à une utilisation rationnelle des maximes conversationnelles. Il ou elle maîtrise les règles qu’il faut respecter ou violer pour faire passer la transgression pour la norme : c’est une réalité qui est pour l’instant absente de certains dictionnaires.
Références
Ben Jelloun, T. (1994). L’Homme rompu. Seuil.
Blanche-Benveniste, C. (2010). Approches de la langue parlée en français (nouvelle édition réactualisée à partir de la version publiée en 1997). Ophrys.
Cialdini, R. (2004). Influence et manipulation. L’art de la persuasion (1984 pour la première édition). First-Gründ.
Ducrot, O. (1972). Dire et ne pas dire. Principes de sémantique linguistique. Hermann.
Goffman, E. (1988). L’ordre de l’interaction. In Y. Winkin (Éd.), & M. Hamad & F. Reumaux (Trad.), Les Moments leurs hommes (p. 186‑230). Minuit.
Lapassade, G. (1991). L’Ethnosociologie. Méridiens, Klincksieck.
Marc, E. (2008). Connaissance de la vérité et vérité de la connaissance. Gestalt, 1(34), 11‑28.
Mauss, M. (1923). Essai sur le don. Forme et raisons de l’échange dans les sociétés archaïques. L’Année sociologique, seconde série(tome 1), 30‑186.
Métangmo-Tatou, L. (2001). Lorsque la cola n’est plus le fruit du colatier. Cryptonymie et évolution diachronique du lexique de la corruption au Cameroun. Le Français en Afrique, 15, 169‑182.
Moeschler, J. (1985). Argumentation et conversation. Éléments pour une analyse pragmatique. Hatier-CREDIF.
Moeschler, J., & de Spengler, N. (1982). La concession ou la réfutation. Approches argumentative et conversationnelle. Cahiers de linguistique française, 4, 7‑36.
Rabatel, A. (2013). L’engagement du chercheur, entre « éthique d’objectivité » et « éthique de subjectivité ». Argumentation et analyse du discours, 11. https://doi.org/10.4000/aad.1526
Sartre, J.-P. (1947). Huis clos suivi de Les Mouches. Gallimard.
Tio Babena, G. W. (2016). Pensée corruptrice : Guerre des places ou guerre des voix ? In G. Rolland-Lozachmeur (Éd.), Les Mots en guerre. Les discours polémiques : Aspects sémantiques, stylistiques, énonciatifs et argumentatifs (p. 135‑154). PUR.
Tio Babena, G. W. (2017a). Communiquer la corruption : Les déclinaisons de l’acte de corrompre. Langues & usages, 1, 102‑122.
Tio Babena, G. W. (2017b). Offense et réparation dans la communication de la corruption. In Analyse de discours et d’œuvres à la croisée des disciplines (L. Bălă (dir.), p. 171‑192). EUE.
Tio Babena, G. W. (2018). Corruption et morale. Penser un modèle linguistique holistique. Interstudia, 23, 62‑75.
Tio Babena, G. W. (2021). Ouverture et clôture des interactions en situation de corruption : stratégies et enjeux. Recherches en langue française, 2(3), 261‑293.
Traverso, V. (2006). La Conversation familière. Analyse pragmatique des interactions. Presses Universitaires de Lyon.
Visvanathan, S. (2016). La quête de justice cognitive (Traduction de The Search for Cognitive Justice, 2009). In F. Piron, S. Regulus, & M. S. Dibounje Madiba (Éds.), Justice cognitive, libre accès et savoirs locaux. Pour une science ouverte juste, au service du développement local durable (p. 45‑56). Éditions science et bien commun.
Annexes
a) Extrait du carnet médical (Le bout de coton dans l’oreille gauche)
b) Attestation de distance
- Robert Cialdini, Influence et manipulation. L’art de persuasion, (titre original : Influence. The Psychology of Persuasion, 1984), Paris, First-Gründ, 2004. Cet ouvrage de psychologie est écrit dans une langue très accessible, probablement pour des raisons de large diffusion, mais non moins scientifique. ↵
- Je me passerai quelquefois de la féminisation lorsqu’il s’agit des concepts, des réalités métalinguistiques. ↵
- Voir Georges Lapassade (1991, p. 17). ↵
- Pour aller plus loin, on consultera également Edmond Marc (2008). ↵
- Appellatif donné à un militaire, à un gendarme, à un policier, à un vigile… pour traduire une certaine déférence (à la loi et à sa personne). ↵
- Dans le sillage du préambule et de la réflexion d’Edmond Marc (2008) convoquée ci-dessus, je prendrai le contrepied de la célèbre formule d’Auguste Comte sur la question du sujet-objet : « On ne peut pas se mettre à la fenêtre pour se regarder passer dans la rue ». ↵
- L’auteur rapporte que les verbes « nourrir » et « consommer » peuvent être des synonymes du mot "potlatch". ↵
- Si on voulait approfondir, on dira qu’il est un corrompu instigateur (Tio Babena, 2018). ↵
- Voir Jacques Moeschler et Nina de Spengler (1982, p. 24) pour les deux structures du « mais » concessif dans le carré argumentatif. ↵
- Lire : exclu 0, inclus 6500 francs. ↵
- Le générateur de décharge était également un faux; l’enseignant est le seul à l’ignorer. ↵
- « Plagiat et recherche scientifique », communication présentée dans le cadre du séminaire de recherche de master (code et intitulé de l’UE : ML 330 – Méthodologie de la recherche en langue et épistémologie) dirigé par la professeure Léonie Métangmo-Tatou, département de français, Campus Numérique Francophone, Université de Ngaoundéré, 21 avril 2018. ↵
- Je tiens à la remercier pour cette invitation. ↵
- Pour consulter la liste des nouveaux mots, le lecteur pourrait suivre le lien suivant : http://fr.euronews.com/2018/05/15/francophonie-les-nouveaux-mots-des-dicos-2019. Date de la dernière consultation : 23/07/2018. ↵
- Les observations qui suivront concernent Le Petit Robert, Le Petit Larousse et Le Nouveau Littré. ↵
- Le Dictionnaire des francophones est à saluer : https://www.dictionnairedesfrancophones.org/. C’est le début d’une action concrète qui répond au besoin de justice cognitive que j’évoque. ↵
- Dans le film Une Femme pas comme les autres d’Abdoulaye Dao (2009), le policier Pierre dit ceci à un chauffeur de taxi qu’il a interpellé : « Tu as pissé? » (sous-titré : « Did you pay anything? ») Cet exemple tiré de l’argot franco-burkinabé confirme la thèse de la cryptonymie. ↵