7 La bouche amère des enfants
Introduction pour une approche discursive du whistleblowing
Marie-Anne Paveau
J’ai choisi le titre « La bouche amère des enfants » pour faire écho au dicton français « La vérité sort de la bouche des enfants » : l’histoire et la sagesse des nations montrent en effet que les manifestations de la vérité sont bien souvent sous le signe du risque, du danger, voire de l’exclusion ou de la mort, tant pour le diseur ou la diseuse de vérité que pour l’ensemble de l’environnement touché par ce discours[1].
L’expression semblera peut-être surprenante à certain·e·s, mais elle résume ce que j’essaie de saisir depuis le début de mes travaux sur l’éthique du discours, et notamment sur la question du dire vrai : son versant sombre, son prix parfois exorbitant, son aspect scandaleux, briseur d’équilibre et empêcheur de mentir en rond. J’avais esquissé cet aspect dans Langage et morale (Paveau, 2013) et j’aimerais le reprendre ici.
Les enfants de Diogène ou le goût amer de la vérité
Dans un texte sur l’écriture réaliste, Brecht écrit quelques remarques qui sont restées célèbres sur ce qu’il appelle les « difficultés » de la vérité :
Qui veut combattre aujourd’hui le mensonge et l’ignorance, qui veut écrire la vérité, doit surmonter au moins cinq difficultés. Il doit avoir le courage d’écrire la vérité bien que celle-ci soit réprimée de toutes parts; l’intelligence de la reconnaître, bien qu’elle soit dissimulée de toutes parts; l’art de la rendre maniable comme une armée; le jugement lui permettant de choisir ceux dans les mains desquelles elle sera efficace; la ruse pour la diffuser parmi ceux-là. Ces difficultés existent […] également dans les pays où prévaut la liberté bourgeoise (Brecht, 1970 [1934], p. 36).
Dans ces quelques lignes est résumé un discours de sens commun sur la pratique de la vérité, porté entre autres par les discours proverbiaux où les notations négatives pullulent : « Défends la vérité, quand même tu serais seul contre tous », dit-on en Grèce; « La vérité est dans la bouche de la colère, de l’ivresse et de l’enfance », affirmait-on dans le monde latin, idée que l’on retrouve dans le Maroc contemporain : « Ne dit la vérité que l’enfant ou le fou »; « Qui dit la vérité, se fait exiler », dit la sagesse turque qui déclare aussi : « Qui dit la vérité doit avoir un pied à l’étrier »; « Dis la vérité à Dieu, mais donne de l’argent au juge », conseille la prudence russe; « La vérité n’est bonne à rien quand elle découvre les fautes d’autrui », avertit la doxa algérienne. La valeur de la vérité dans la vie sociale et la pratique discursive n’est donc pas tout à fait en accord avec sa valorisation morale : si le dire vrai est un bien dans le principe, c’est souvent une erreur dans la réalité.
Une figure emblématique de ce que la vérité peut avoir de négatif est Diogène (cf. QR ci-contre), le parrèsiaste, champion de la franchise risquée et du franc-parler dévastateur. La parrêsia, explique Foucault qui y consacre son dernier cours au collège de France en 1984 (Foucault, 2009; Chaumon, 2009), consiste à dire une vérité qui menace la relation avec l’autre; la vérité de la parrêsia est risquée, et requiert donc du courage :
La parrêsia est donc, en deux mots, le courage de la vérité chez celui qui parle et prend le risque de dire, en dépit de tout, toute la vérité qu’il pense, mais c’est aussi le courage de l’interlocuteur qui accepte de recevoir comme vraie la vérité blessante qu’il entend (Foucault, 2009, p. 14).
Ce sont de ces diseurs et diseuses de vérités risquées (Paveau, 2010), des vérités pas bonnes à dire, au goût amer, de celles qui poussent à fuir à cheval, que je veux parler. Enfants, fous et folles, colériques ou adultes conscient·e·s et réalistes, ils ou elles sont les enfants de Diogène, perpétuant dans le monde moderne la parrêsia antique. Je reviendrai sur le whistleblower, figure sur laquelle les discours ont évolué ces dernières années sous l’impulsion du destin de « stars » hypermédiatisées comme Julian Assange, Chelsea Manning et, bien sûr Edward Snowden.
Survivre à la vérité dite. La résistance du whistleblower
Je retourne constamment à la figure du whistleblower, découverte il y a des années à l’époque où je travaillais sur le manuscrit de Langage et morale. J’y ai consacré une section dans cet ouvrage, plusieurs passages d’articles et plusieurs billets sur La Pensée du discours. Le ou la whistleblower me fascine et recueille toute mon empathie à cause de cette droiture presque brutale qui l’amène à briser l’ordre du discours social dominant, de la forme d’héroïsme qu’il ou elle assume en déclenchant sa profonde solitude face au plus grand nombre et parce que son désir de vérité l’amène le plus souvent à des souffrances importantes, parfois fatales. Ce·tte « diseur·se de vérité » suscite mon intérêt de linguiste, car le discours qu’il ou elle produit possède des caractéristiques sociodiscursives particulières et relativement inédites. De plus, la linguistique ne s’intéresse pas beaucoup aux figures du locuteur, et il reste encore beaucoup à inventer pour décrire les gens qui parlent sous l’angle de la fonction sociale de leur prise de parole.
Évolutions
Depuis mes premiers travaux, la figure a évolué, ce que montrent les discours qui, à la fois, portent sur cette figure de locuteur ou de locutrice et émanent d’elles. On est passé, me semble-t-il, d’un phénomène inédit, inouï, causant une sorte de malaise à peu près partout (dans son entourage proche, dans les milieux où il donne le coup de sifflet, dans les médias, dans l’opinion publique) à une figure désormais installée, si ce n’est reconnu parfois, dans le paysage social. C’est que, depuis la fin des années 2000 où les whistleblowers, même devenus célèbres, s’appelaient encore Sherron Watkins, Joe Darby, Jeffrey Wigand, Erin Brokovich, et agissaient à un niveau local ou national, sont arrivés Julian Assange, Chelsea Manning, Edward Snowden, autrices et auteurs d’une action avec un impact large, assez violent et international. À l’isolement des quatre premiers, se sont substitués la célébrité et les appuis internationaux et parfois populaires des trois suivant·e·s, ainsi que la mise en scène efficace de leur action dans les médias, par l’intermédiaire de journalistes notamment, et l’on pense bien sûr à Glenn Greenwald.
Whistleblowing aux États-Unis, délation en France
Je ne cite que des États-Uniens et ne mentionne que le contexte anglophone, ce qui n’est pas un hasard. C’est qu’en France, le regard porté sur le whistleblower n’est pas le même, comme l’expliquent très bien Sandra Charreire-Petit et Julien Cusin dans l’un des rares articles sur le whistleblowing en français, « Whistleblowing et résilience : analyse d’une trajectoire individuelle ».
La dimension culturelle et la perception distincte de l’alerte selon les contextes ajoutent à la complexité, mais aussi à la richesse, du processus étudié. En France, le terme de whistleblowing est très vite associé à la délation et renvoie aux heures sombres de l’occupation durant la Seconde Guerre mondiale. Selon de Bry (2008), la dénonciation y est généralement perçue comme un acte de trahison particulièrement infamant et le vocable associé à une telle action revêt une connotation très négative : on parle ainsi de « rapporteur », de « cafteur » ou encore de « mouchard ». En définitive, tout oppose, d’un côté, le « quasi-héros » américain, qui contribue à la performance de l’organisation et à la préservation des intérêts de celle-ci, et de l’autre, le « délateur » français, qui fait preuve de déloyauté envers son employeur·e et ses collègues. Cela pourrait expliquer que les Français·es soient aussi réticent·e·s à « souffler dans le sifflet » et n’adhèrent pas à la culture de l’alerte, encore plus lorsqu’il s’agit de dénoncer un·e collègue de travail (Larue, 2007) – (Charreire-Petit et Cusin, 2013, p. 143).
De plus, il existe une figure française, le lanceur ou la lanceuse d’alerte, qui, sans être équivalent au whistleblower, occupe sans doute l’espace du discours de vérités pas bonnes à dire dans le discours social en France. De ce fait la réception du whistleblowing en France est brouillée, et cette figure est moins présente.
Une émergence : le discours de survie du whistleblower
Je ne sais pas si les figures très médiatisées et, de fait, héroïsées, de Assange, Manning et Snowden, sont responsables de cette évolution, mais il se trouve qu’un discours émergent est actuellement repérable : celui de l’aide à la survie du whistleblower. Il ou elle doit se doter de moyens de survie, car les menaces qu’il ou elle encourt sont extrêmement importantes. C. Fred Alford avait intitulé son ouvrage de 2001 Whistleblowers: Broken Lives and Organizational Power (Alford, 2001). « Broken lives ». Ce n’est pas une clause de style, car, statistiquement, la majorité d’entre elles et eux sont brisé·e·s, effectivement : isolé·e·s, détruit·e·s, malades, voire mort·e·s. Ils ou elles rencontrent une résistance très forte, et parfois insurmontable, celle du système social :
La plupart du temps d’ailleurs, le whistleblower ne résiste pas pour son propre intérêt, il résiste pour changer le système qu’il estime, momentanément et partiellement au moins, défaillant ou menacé. Le système social résiste alors à son tour, et expose à des représailles le whistleblower qui veut le faire évoluer (Charreire-Petit et Cusin, 2013, p. 147).
Je remarque que, la réalité des risques de représailles une fois reconnue, les procédures de résistance à la résistance du système social émergent, et tout particulièrement sous la forme de guides de survie. En voici un petit échantillon :
Tous ces ouvrages sont récents, publiés ces dernières années. Ce sont des ouvrages empathiques qui ressortissent à un genre de discours altruiste. Ils manifestent l’intégration de la figure du whistleblower dans le répertoire des locuteurs et locutrices contemporain·e·s, ainsi que la reconnaissance des dangers que leurs coups de sifflet leur font courir. Comme toujours, le discours est à la fois indice d’évolution et cause de cette évolution. Le discours de survie, publié et diffusé, nous dit que le temps du secret d’État est peut-être en train de passer et que la détention des pouvoirs du logos par les oligarchies rencontre désormais de sérieuses résistances, toutes assignées à résidence et emprisonnées qu’elles soient encore. Guides de survie, mais également arts de la résistance.
Narcissisme contre narcissisme : le whistleblower et la répression d’État
Geoffroy de Lagasnerie a publié en 2015 un ouvrage sur ce qui lui semble une nouveauté remarquable dans l’espace politique international : les formes de résistance inventées par Julian Assange, Chelsea Manning et Edward Snowden contre la toute-puissance informationnelle et les pouvoirs de surveillance des États. J’étais donc très curieuse de lire L’Art de la révolte, sous-titré Snowden, Assange, Manning, et de voir comment y étaient décrits et analysés « mes » diseurs et diseuses de vérité (Paveau, 2010, 2014), pris par ce désir de parrêsia reformulé dans la modernité par Foucault dans Le Courage de la vérité (Foucault, 2009).
Les trois figures, deux États-Uniens et un Australien, relèvent en effet du whistleblowing tel qu’il est thématisé dans les mondes anglophones et tout particulièrement aux États-Unis et en Australie. En fait le terme de whistleblower n’est curieusement pas mentionné par Lagasnerie, ni cette riche et désormais ancienne tradition politico-énonciative états-unienne et, plus largement anglophone, qui consiste, pour un·e insider, à révéler les dysfonctionnements dangereux d’une entreprise ou d’un organisme; tradition qui implique également les suites de cette révélation, correspondant généralement au dispositif : menaces, sanctions et représailles, et, dans le meilleur des cas, protection associative, médiatique ou légale. On trouve dans l’ouvrage quelques mentions de lanceur d’alerte, qui semble avoir été définitivement lexicalisé comme traduction de whistleblower (assimilation un peu malheureuse, car elle efface la singularité culturelle des deux types d’énonciation, aux formes culturelles et fonctions sociales différentes). Mais l’angle de Geoffroy de Lagasnerie, essentiellement politique, est différent : ce qui l’intéresse, et j’y reviendrai dans un prochain travail, c’est la nouveauté du type de parole publique résistante qu’emblématisent selon lui Assange, Manning et Snowden. Il se penche en particulier sur ce changement important que constitue selon lui la possibilité de l’énonciation anonyme, donc collective, qui se substitue à la voix individuelle promue jusqu’à présent par les formes reconnues de révolte et d’insoumission.
Il consacre au début de l’ouvrage un bref passage aux raisons pour lesquelles les sanctions prises envers les auteurs de la diffusion de documents confidentiels sont aussi violentes, et parfois, on le sait pour les whistleblowers, fatales. Il y propose une explication qui insiste sur le narcissisme des hommes et femmes de pouvoir et la jouissance que leur procure la détention d’informations non partagées :
Avant de poursuivre, on pourrait souligner que, à bien des égards, l’hostilité véhémente des États et la réaction quasi hystérique des gouvernants à Wikileaks s’expliquent par la blessure narcissique que l’activité de cette organisation inflige aux hommes et aux femmes d’État. On ne mesure sans doute pas à quel point découle, pour ces derniers, une sorte de jouissance du fait d’avoir accès à des informations dont le public, ainsi constitué en masse ignorante, est privé : c’est toute une image de soi comme être privilégié, lucide, qui a accès à ce qui est rare, à ce dont les citoyens ordinaires sont exclus, qui structure le rapport à eux-mêmes de celles et ceux qui sont intégrés dans l’appareil d’État. C’est l’une des rémunérations symboliques les plus fortes que l’État procure à celles et ceux qui le servent. Or l’action de Wikileaks a pour conséquence de ruiner ce privilège de classe. Toute la doctrine de ce site vise à déposséder les membres de l’État de ce qui est peut-être le plus précieux pour eux socialement : la capacité de regarder les autres comme ignorants. Aussi est-ce à leurs yeux une agression insupportable qui est ici accomplie, d’où la violence de leurs réactions. Au fond, cela n’est pas si différent de la réaction de la bourgeoisie aux politiques qui encouragent l’accès des classes populaires aux musées, aux concerts de musique classique, c’est-à-dire à des espaces qui lui étaient auparavant symboliquement réservés. Être dépossédé du monopole de l’accès à des biens rares constitue l’un des phénomènes de la vie sociale qui suscitent les affects les plus violents (Lagasnerie, 2015, p. 43-44).
Cette analyse entre tout à fait en écho avec ma réflexion sur le « narcissisme moralisé » des whistleblowers, notion que j’emprunte à C. Fred Alford (2007), se manifestant en particulièrement à travers cet apparent paradoxe du « choiceless choice » (Paveau, 2013). On pourrait dire que le diseur ou la diseuse de vérité oppose son narcissisme éthique à celui de pure jouissance, du pouvoir. Et le narcissisme, considéré comme mode de construction, d’acceptation et d’amitié avec soi, et non, dans son sens commun, comme simple autocontemplation, est un de nos ressorts les plus puissants, car il s’agit profondément d’un ressort d’existence.
Dans le face-à-face entre le/la parrèsiaste et le pouvoir, c’est narcissisme contre narcissisme, si l’on peut dire, le premier ou la première entamant profondément le second, justement du fait de son extraordinaire pugnacité. Au bout de cette lutte, gagnée par le pouvoir qui a, lui, des policièr·e·s et des prisons, le diseur ou la diseuse de vérité reste la bouche amère.
Références
Alford, C. F. (2001). Whistleblowers: Broken Lives and Organizational Power. Cornell University Press.
Alford, C. F. (2007). Whistleblower Narratives: The Experience of Choiceless Choice. Social Research: An international Quartely, 74(1), 223-248.
Brecht, B. (1970) [1934]. Cinq difficultés pour écrire la vérité. Dans Bertolt Brecht, Écrits sur la littérature et l’art 2. Sur le réalisme, (trad. André Gisselbrecht). L’Arche.
Charreire-Petit, S. & Cusin, J. (2013). Whistleblowing et résilience : Analyse d’une trajectoire individuelle. M@n@gement, 16, 142-175. En ligne : https://doi.org/10.3917/mana.162.0142
Chaumon, F. (2009). Michel Foucault, Le courage de la vérité. Essaim, 23, 151-154. En ligne : https://doi.org/10.3917/ess.023.0151
Foucault, M. (2009). Le Courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II, Cours au collège de France 1984. Gallimard, Seuil.
Lagasnerie (de), G. (2015). L’Art de la révolte. Snowden, Assange, Manning. Fayard.
Paveau, M.-A. (2013). Langage et morale. Une éthique des vertus discursives. Lambert-Lucas.
Paveau M.-A. (2014). Les diseurs de vérité ou de l’éthique énonciative. Parrèsiastes, messagers, whistleblowers, lanceurs d’alerte. Pratiques : linguistique, littérature, didactique, 163-164. En ligne : https://doi.org/10.4000/pratiques.2267
Paveau, M.-A. (2010). Les diseurs de vérité 2. Le parrèsiaste ou le courage de la vérité. La Pensée du discours [carnet de recherche]. En ligne : http://penseedudiscours.hypotheses.org/1557
Crédits photo
Supporters of whistleblower Edward J. Snowden at a New York City rally in June 2013. © Tony Savino/Corbis, photo publiée sur How Stuff Works, http://people.howstuffworks.com/10-whistleblowers-and-the-horrors-they-exposed.htm
The Book of moralities of Jacques Legrand. « How the state of poverty is agreeable ». « Diogène et Crates » by Unknow, circa 1490, Licensed under Public Domain via Wikimedia Commons, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Ms297-folio99recto_-_Diogène_et_Crates.jpg#/media/File:Ms297-folio99recto_-_Diogène_et_Crates.jpg
Steve Rhodes, 2013, « A society is only as good as it treats its dissidents #freebrad #bradleymanning #wikileaks », compte de l’auteur sur Flickr, CC, https://www.flickr.com/photos/ari/9412623902/in/photolist-fkLaa1
- Ce texte est une version remaniée de mes réflexions publiées dans Espaces réflexifs : https://reflexivites.hypotheses.org/7752; https://reflexivites.hypotheses.org/7749; https://reflexivites.hypotheses.org/7796 ↵